Nous tenterons dans cet article, et à partir de notre travail de thèse, de montrer qu’il existe des actes d’appropriation de l’actualité. Ces passages dans le texte de l’actualité nous montrent que nous lisons, quelles que soient notre provenance et notre position culturelle et sociale, le texte-actualité selon le Soi. Nous nous regardons à travers l’autre, comme nous regardons l’autre à travers Soi. Mais cet appropriation, cet écart fait sur le texte reçu de l’actualité n’en cache pas moins une contrainte, celle de devoir s’informer, du besoin de se
« tenir au courant », sous la forme d’une injonction non verbalisée, non explicable. Double paradoxe, regard de Soi par l’Autre, pratique, lieu de création mais aussi de contrainte, nous essayerons de résoudre ces questions par leur mise en perspective avec une autre recherché portant sur la transmission des objets souvenirs du travail au sein de l’unité familiale. Un second terrain qui introduira les notions du temps, du corps et des changements culturels)
In this article, according to my memoire research, I will try to show that there are some acts which make people appropriate themselves the news. These quotations of texts show that we read news according to who we are, whatever our social and culturl situation may be. We look to ourselves through our perception of the others, as we look to the other according to our perception of ourselves. But this appropriation, this discrepancy between the text we read and our reality hides a constraint, the constraint of informing ourselves, the need to knew about ’what’s going on’. This is a non verbal injonction, and it is also unexplainable. We will try to solve this double paradox (looking to oneself through the other, a practice, a moment of creation but of constraint also) but putting these questions in perspective with another research, dealing with the transmission of the objects - remembrance of work inside the familila unity. A second field which will introduce the notions of time, body and cultural change.
« Lorsqu’il nous arrive de faire allusion à leurs œuvres (Apollinaire et Jules Romains), nous prenons la responsabilité de rêver anonymement à l’intérieur de ce qu’ils ont écrit ou peint, en privilégiant, par exemple, d’une façon délibérée tel détail ou telle phrase qui n’avait pas en soi (si cette expression à un sens) l’importance que nous lui accordions. Nous avons marché dans leurs œuvres comme on peut marcher à l’intérieur d’une ville. » [1]
L’espace possible que nous ouvre Pierre Sansot, dans les pas de Michel de Certeau, c’est cet espace sous forme d’acte, d’acte de passage où il serait possible de rêver anonymement à l’intérieur d’un texte. N’est-ce pas même l’acte essentiel de toute réception ? Faire de l’œuvre Son œuvre, y créer des lieux et des non-lieux, des tours et détours, se créer des espaces dans l’espace, du multivoque dans l’univoque, des textes dans le texte qui sont aussi les moyens de le prendre à bras le corps. Prendre par corps, car comme nous le rappelle Pierre Sansot, nos actes de réception, actes de passages dans le texte sont des pas, même s’ils ne sont que des pas silencieux. Ils résonnent comme une production éphémère, non visible, non sensible mais qui n’en sont pas moins et pour autant des actes de création. Actes de création permettant de rendre perméable, saisissable, ce que l’autre nous offre ou nous impose, ce que l’autre soumet à notre perception.
J’aimerais à travers cet article montrer qu’il existe ce même espace chez ceux qui parcourent l’actualité. J’aimerais ici tout d’abord décrire cette création d’un autre texte dans le texte, de son propre texte dans ce que j’appelle le texte-actualité. Et puis tenter d’analyser ce texte dans le texte, d’y lire ce qu’il pourrait nous enseigner sur le social.
Il y a donc tout d’abord un texte. Dont la nature peut être multiple. Le texte de notre étude est ce que nous appelons le texte-actualité. Ce qu’il y a de commun à tout texte, c’est qu’il est un espace. L’espace du texte est donc traçable, objectivable, soumis à une frontière, une définition, l’espace du texte est donc un lieu, un possible sens univoque. Un lieu que l’on pourrait penser saisissable si l’on s’élève, si l’on devient topographe. Il suffirait alors de saisir le champ, définir, quantifier le texte et ses lieux de passages, des types de consommation en fonction de catégories, d’appartenances sociales. Il suffirait alors de définir un lieu avec son sens et ses fonctionnalités. Ce serait Voir le texte d’en haut, comme voir la ville d’en haut, se muer en regard céleste, celui qui a l’illusion de la globalité du texte et de ce qui s’y déroule. Etre celui qui préjuge du sens du texte et de la lecture du texte. Mais voilà le simulacre théorique, selon Michel de Certeau. L’auteur nous offre donc un autre cadre théorique de recherche que nous utilisons ici, celui des arts de faire et, plus précisément, ce que Michel de Certeau définit dans L’invention du quotidien comme les rhétoriques habitantes.
Car, en face de ce texte, se font les rhétoriques habitantes, ces actes de réappropriation, d’interprétation du texte-actualité. Voici l’objet premier de notre recherche, ces actes de passages, silencieux, invisibles, ne laissant pas de traces, cette multitude de passages qui redessinent, redéfinissent, recréent le texte. Les actes d’appropriation, de lecture, d’interprétation du texte-actualité :
« …Quand on voit les informations, ce qui se passe en Irak…bon ben c’est toujours pareil, je vais encore venir au négatif…les gamins qui crèvent de faim…les gamins qui sont pas soignés… pas que les gamins hein !, les gens en général, c’est vrai qu’un gosse attendrit plus qu’un mec de quarante ans, ça c’est clair mais bon quand on se dit, ils ont bombardé, c’est des villages civils qui prennent et tout bon ben ça nous concerne quand même ! C’est quand même pas logique… quelque part ça nous dérange quand même, c’est peut-être pas normal ? Si les politiques veulent se taper sur la gueule, ils se débrouillent, ils sont pas obligés de s’en prendre au peuple quoi ! Alors ça oui, moi ça me révolte, je comprends pas qu’on puisse arriver à des choses pareilles… » (Colette, mère de famille, ouvrière sans emploi, 44 ans)
Le texte-actualité est ici parcouru par une mère de famille au chômage. C’est ce Soi, ce rôle social de mère de famille (sans emploi) que nous retrouvons dans ce récit de parcours de l’actualité. L’Irak devient les « gamins qui crèvent de faim », « le peuple, les civils bombardés qui subissent les politiques ». Voici les lieux, le « se reconnaître » de Bergson, qui ont fait que l’on est passé par cette rue de l’actualité. Nous sommes donc ici dans l’élision et l’asyndète, dans les rhétoriques habitantes. Cette rue du texte-actualité devient la souffrance des enfants et des civils. Souffrance et peur d’une mère pour ses enfants, souffrance et peur d’une mère par rapport au monde politique qui l’entoure. Alors, on se regarde soi et sa vision du monde comme guide de nos pas dans l’espace-actualité : « Je vais encore en venir au négatif… », traces de ce qui a été « l’actualité des derniers temps », ce serait du négatif (disparitions d’enfants, plans sociaux, clonage, la marée noire, l’Irak). Le texte-actualité est alors parcouru, coupé puis recollé selon le trait, l’itinéraire du négatif, et dans cet itinéraire qui relie les différentes rues (thèmes, événements) de l’actualité, chaque rue est exprimée, grossie selon l’expression de la mère et de l’ouvrière au chômage pour qui l’on est « dans un monde où tout bascule, tout va mal, tout… où il y a aussi l’avenir de nos enfants qui nous… travaille… ».
Sur l’ensemble de notre terrain spécifique à l’actualité, et ce quels que soient les cultures de provenance, les temps et les rôles sociaux dans lesquels sont inscrites les personnes lors des entretiens [2], la lecture des rhétoriques habitantes nous amène à ce paradoxe : marcher dans le texte de l’autre, c’est aussi marcher dans le soi, se parcourir. C’est aussi en cela que notre exemple de l’ouvrière au chômage est mis en avant. Ainsi nous parcourons le texte de l’autre, le texte qui nous signifie le monde commun, « la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure la réalité du monde et de nous-mêmes » [3], nous parcourons donc le texte-actualité selon le Soi. Nous actualisons, parcourons les sujets « intéressants » (le terme se retrouve dans l’ensemble des 15 entretiens), laissons dans l’ombre, hors de nos parcours, les autres sujets. Mais entendons bien le Soi (et tout ce qui se cache derrière le mot utilisé par tous les informateurs : l’intérêt) dans ses deux dimensions, le Moi et le Je, le Moi comme l’actualité même de la personne, son rôle social présent, le rôle social dans lequel elle s’inscrit et elle est inscrite par les autres. Et le Je, cette mémoire subjective, ce regard de continuité que nous portons sur nous-même, ces actes constants de réécriture du récit que nous construisons sur nous-même, sur le fil de notre vie (Arlette Farge, 2003). Alors, en fonction de différentes périodes biographiques, les parcours évoluent, changent de lieux d’intérêt, comme parfois même de supports (écrits, images, paroles). Les rhétoriques habitantes nous donnent donc à lire ceci : le temps et la mémoire. Nous parcourons à la fois les lieux de notre être présent comme les lieux de stabilité de cet être. Les parcours de l’actualité sont pris dans des dynamiques à la fois de rupture mais aussi de continuité.
« Ça devient une habitude, mais avant il y avait des articles qui m’intéressaient et il s’avère qu’ils ne m’intéressent plus maintenant, bon j’étais dans le commercial, bien sûr que la concurrence m’intéressait, maintenant je m’intéresse plus du tout… Ca avec le temps aussi…bien que quand il y a un article, je me dis, tiens, qu’est ce qui ce passe…, dès qu’il y a un article, je le lis quand même mais moins de façon approfondie qu’auparavant, mais je le lis quand même, donc oui, je me tiens quand même au courant, c’est vrai ».(Edy, Commercial retraité, 60 ans).
Nous parcourons donc le texte de l’autre, en fonction du Soi, en fonction du temps, en fonction de notre mémoire. Et ce regard réflexif sur le Soi, ce paradoxe du regard sur soi à travers le regard sur l’autre, se fait dans une forme, selon une ratio qui guide ces rhétoriques habitantes.
Il nous faut tout d’abord éprouver la vérité de nos représentations, et nous demander si l’on agit effectivement selon notre éthique. Il faut être et avoir un jugement critique sur l’information, son interprétation par le journaliste et en voir, lire et commenter les conséquences sociales. Cela est clairement et même explicitement formulé, voire revendiqué dans les parcours savants (les personnes étant passées par la culture savante) de l’actualité :
« Oui, oui ! ben, je trouve que c’est ce qui est le plus intéressant et c’est ce qui te permet de comprendre, l’information brute bon ben tu la reçois mais ce qui est intéressant de voir c’est ce que ça déclenche et puis ce que l’analyse, ce que, oui ben c’est ça c’est l’analyse, le côté critique qui m’intéresse puisque… c’est ce qui permet de comprendre des événements après à des échelles différentes… parce que les faits bruts bon ! … savoir que le concorde s’est crashé (rires)… donc oui mais après il faut voir ce que ça déclenche comme mouvement, c’est ça le plus intéressant…. » (Marie, étudiante, Sciences Po Paris, 23 ans).
Mais encore une fois nous pouvons retrouver cette façon d’habiter le texte de l’autre dans le parcours ordinaire :
« …bon ben il y a aussi l’avenir de nos enfants qui nous… travaille donc euh … quand on voit l’évolution euh ! Le monde va pas être très chouette d’ici quelques temps… donc c’est vrai que c’est peut-être aussi pour ça qu’on est intéressé ? » (Colette)
Il faut s’équiper d’un discours pour faire face aux événements. Ainsi il nous semble que ce qui est en jeu dans cette forme de réflexivité, c’est la maîtrise de soi, de ce qu’on est en face de ce qui est ou s’est passé. Ce serait dans un sens avoir prise sur le monde qui nous entoure, mais aussi s’y inscrire, s’y poser comme participant.
Voilà peut-être un élément de réflexion décisif pour répondre à ce paradoxe, à cette problématique du regard porté sur soi dans le texte qui nous montre l’autre. Et alors également un élément décisif à la question centrale que pose cet objet, ce type de connaissance sociale qu’est l’actualité, à savoir dans les termes de Berger et Luckmann,
« l’analyse du rôle de la connaissance dans la dialectique de l’individu et de la société, de l’identité personnelle et de la structure sociale » [4] .
Cette question du rôle de cette connaissance dans la dialectique entre l’individu et la société trouve à mon sens sa réponse dans une dimension présente dans tous les entretiens, ce que nous nommons le besoin d’actualité. Ainsi chaque informateur avoue ne pas pouvoir « se passer d’actualité ». Mais mettre du sens sur ce besoin, cela est quasiment impossible :
« ….J’arrive pas à te dire, oui c’est pas de la curiosité, à moins que ce soit de la curiosité, peut-être de la curiosité, oui ? ! Enfin franchement pas être déconnectée, enfin peut-être que ça revient au même ? Enfin je sais pas vraiment comment l’expliquer ! Oui je pense que c’est un moyen de pas être déconnectée avec les autres ! Et puis j’ai besoin de beaucoup de repères donc euh…(rires)…avec tout ce qui m’entoure…. » (Virginie, assistante de conservation, 32 ans).
Pourquoi ne pas pouvoir se passer d’actualité ?
« Non…non, on ne peut pas se passer, on ne peut pas rester enfermé chez soi sans savoir ce qui se passe à l’extérieur… je crois pas que c’est possible… si j’ai pas d’information, c’est difficile à définir, c’est comme un manque, il y a pas, il me manque quelque chose, … et c’est vrai que c’est assez difficile à définir dans quel état, on est comme en état de manque je crois (rires) … oui on se sent un peu déphasé vis- à-vis des gens, même dans une information locale, par exemple je vais en réunion de comité des fêtes, j’aime bien aussi se retrouver parce que on fait partie d’une vie associative quand même on fait partie de… d’un groupe, on, on doit, on est obligé quand même de se tenir au courant quand même de tout ce qui se passe autour de soi sinon euh c’est pas possible … »…(Jacqueline, agricultrice, 53 ans)
Il y a intériorisation de la contrainte, le terme d’obligation est même utilisé, il y a injonction, ce qui explique que mes informateurs ne peuvent pas mettre du sens sur le pourquoi s’informer, sur le fondement de ce besoin, voici le seul entretien qui arrive à un tel degré de réflexivité sur le besoin de la pratique :
« Ben vis-à-vis de nous même finalement, même nous euh… on serait pas bien… on prend part quand même aux problèmes des gens pas uniquement pour leur envoyer de l’argent ou je sais pas quoi mais on pense à ce qui s’est passé et puis même euh je crois que quand on croise quelqu’un dans la rue ou en allant faire des courses, n’importe où, c’est courant qu’on parle de ce qui s’est passé, vous avez vu, ça ci ça, tout le monde en parle… je pense que c’est aussi une relation avec les autres, c’est en fonction de nous-mêmes puisqu’on a besoin d’être informé de ce qui se passe à l’extérieur mais c’est aussi en fonction, pour avoir, d’avoir une vie sociale logique vis-à-vis des autres… » (Jacqueline)
Partir de soi pour être avec les autres, ou partir de soi pour aller vers les autres, ce passage me semble bien définir cette idée de l’intériorisation du besoin, cette idée de l’autodiscipline, du besoin du lien à l’autre intériorisé comme besoin pour soi dans le partage d’un stock social de connaissances en commun qu’est potentiellement l’actualité. Jacqueline conclut finalement cette réflexion dans cette idée que si l’on ne sait pas « ce qui se passe dans le monde », c’est qu’on ne veut pas le savoir. Il y a donc cette idée d’aller vers, de se mettre dans une discipline d’aller vers l’autre. Mais une autre informatrice donne une autre dimension. C’est elle qui manifeste le plus de distance dans ce besoin, elle peut ne pas suivre, ou pour le dire autrement elle peut décrocher de l’actualité pendant une semaine entière, tout en étant dans ce même manque, dans cette même discipline de devoir s’informer, de regarder l’autre. Mais, et c’est là toute la différence, les deux informatrices ont un rapport à leur environnement social totalement différent. Suivre l’actualité reste un besoin comme dans le premier entretien mais, pour Colette (ouvrière au chômage, 44 ans) :
« Si c’est un besoin parce que je suis curieuse de savoir ce qui se passe et tout mais je pense que si un jour dans le monde il n’y avait plus de télé, plus de radio, il y avait plus rien du tout, je ne sais pas si ça me dérangerait tant que ça… je sais pas, c’est comme ça… je pense que de toute façon dans la vie de tous les jours on est bien obligé, on ne peut pas vivre dans l’ignorance de ce qui se passe à droite ou à gauche ».
Il y a toujours cette idée d’obligation, c’est presque la raison même de la pratique. Mais :
« Nous à notre échelle on n’a pas c’est-à-dire à faire… à part subir… si ça me révolte pourquoi je la regarde ? Parce que de toute façon ça m’intéresse, je veux savoir aussi où on va ! Donc si on regarde pas l’actualité, si on s’informe pas et ben on… on se balance au fond d’un bois et puis on croupit quoi ! …donc je sais bien que je suis très retirée, très casanière, très… mais bon je m’intéresse quand même… » (Colette)
Il faut participer mais le « nous à notre échelle on n’a pas grand-chose à faire » souligne cette idée de dépossession de soi, de participation sans maîtrise de son environnement social. Il y a bien participation mais contrainte, nous dirons plutôt malheureuse dans le sens où elle est plus perçue comme une participation subie et non maîtrisée à un environnement social.
« C’est pas vraiment une participation puisque…faire quoi pour participer ! …c’est d’écouter que tu, c’est pas d’écouter qu’on participe, d’une certaine manière oui mais bon euh… si on prend le mot « participe » au sens propre, c’est pas d’écouter qu’on participe énormément hein ! on sait c’est tout ! …ben si j’ai pas trop le moral, je vais pas m’amuser à…à écouter la misère des autres, bon… mais je pourrais très bien me passer d’actualité. Pas tout le temps ! … parce qu’on peut pas non plus vivre en ermite mais euh… si on avait le choix, je crois que ce serait encore le mieux… » (Colette)
Il me semble que la clé de lecture de ce fait social se trouve ici. Nous sommes en face d’une pratique qui se pose comme une injonction à la maîtrise de son environnement social. Une pratique qui nous inscrit à la fois dans un temps, dans un espace maîtrisé. Il y a des choix, des filtres, de « l’attention oblique » (Richard Hoggart) qui organisent la manière dont nous parcourons, dont nous nous créons un espace-temps à l’intérieur du texte-actualité. Ces parcours peuvent être pensés comme un monde tampon, ce monde d’appropriation, cet espace public privatisé par le biais du temps, de la mémoire, à l’image du quartier dans la définition qu’en donne Pierre Mayol. C’est un monde extérieur redéfini. Selon des frontières qui sont celles du maîtrisable, ce sont aussi les frontières du Soi. Ces « arts de faire » peuvent donc être lus à la fois comme lieu de mise en place de protections, sous la forme de l’exercice, de la réflexivité, face aux événements, face au texte, mais ces parcours, aussi créatifs, réactifs, réflexifs soient-ils, n’en sont pas moins ressentis comme obligés, intériorisés sous la forme d’un besoin. C’est là toute la question que nous pose le texte-actualité.
Nous voici donc encore une fois dans une forme d’ambiguïté, de paradoxe. Mais cette fois-ci, il est question de l’analyse de ce que nous avons pu décrire de la réalité sociale au travers du modèle des marches dans la ville de Michel De Certeau. Que lire, ou plutôt que conclure de ces marches dans le texte-actualité ? Notre question de départ, postulat de recherche, posait la question de l’interprétation du texte-actualité comme soupçon : il s’agissait de questionner le fait de faire porter l’interprétation du sociologue sur l’intention du texte ou sur les effets du texte, en montrant que ce type d’interprétation, qui suppose implicitement ou explicitement que « le téléspectateur n’écrit plus rien sur l’écran de son poste, qu’il est délogé du produit, exclu de la manifestation. Il perd ses droits d’auteur, pour devenir, semble-t-il, un pur récepteur… » [5], pouvait être très vite dépassé dès que l’on allait à la lecture des pratiques de l’actualité, des passages (des « rhétoriques habitantes ») de l’actualité. Le modèle fonctionne et il me semble que nous pouvons montrer que le texte- actualité est effectivement réapproprié, interprété, travaillé, habité. Il n’en est pas moins source de contrainte.
La question de cette contrainte a sa réponse. Ou, tout au moins, peut-on formuler une hypothèse à son sujet. Et ce par le biais d’un second terrain. Ce second terrain que nous utilisons est à la base une commande faite pour une exposition « Objets, passeurs de mémoires… » [6] :
« 22 personnes ont été interrogées, des hommes, des femmes, des couples, de 60 à 84 ans. Les interviews ont été menées au cours de l’été 2003. Chaque interview était filmée et enregistrée (deux cadreurs – un preneur de son – un interviewer et un modérateur). Mis bout à bout, les audiovisuels représenteraient un film d’une trentaine de minutes. Les entretiens ont démarré par des rencontres avec les riverains, des membres d’association, des commerçants. Les témoins avaient en commun d’avoir vécu ou résidé dans la commune et d’avoir connu l’exploitation et la fermeture de la mine (fermeture en 1960). Il était important également que l’on ne limite pas les témoignages au seul monde de la mine. Ainsi les activités professionnelles des personnes interviewées étaient–elles diversifiées : enseignant, sauveteur-mineur, médecin, peintre, cordonnier, ouvrier, ingénieur, commerçant, comédien, photographe, etc. » [7] (La répartition étant équitable entre les personnes de la culture savante et les personnes de la culture ordinaire).
L’objet de l’enquête portait sur la mémoire du travail dans une petite ville belge, Frameries, à travers l’étude de la conservation et de la transmission des objets du travail au sein de l’unité familiale. Nous avons donc étudié une mémoire collective (selon la définition qu’en donne Maurice Halbwachs) mais, encore une fois, dans un cadre théorique d’analyse emprunté à Michel de Certeau. Le marcheur marchait cette fois-ci dans la mémoire, dans le texte-mémoire, et les objets conservés, leurs présentations, les négociations dont ils étaient le théâtre, leurs lieux, leurs histoires étaient la trace de l’écart fait au texte de la mémoire (collective). Mais encore une fois, le modèle de Michel De Certeau qui nous permettait de voir les actes de création, de réappropriation, d’invention du quotidien buter sur une contrainte qui revenait d’entretiens en entretiens (et majoritairement dans les classes populaires).
Ainsi de grands pans de la mémoire collective étudiée, qui prend la forme d’un stock social de connaissance collective, ont la particularité de passer par la parole et par le voir. C’est ce qui semble justement mettre à mal cette mémoire collective, être le lieu d’une contrainte subie par ceux qui portent cette mémoire, surtout dans le fait de ne pas pouvoir aujourd’hui la transmettre. Il manque des yeux pour voir et des oreilles pour entendre cette mémoire collective qui ne demande qu’à se pérenniser dans le temps des générations suivantes. Cette contrainte, ces paroles mises sous silence, et ses gestes non vus, ces gestes non retenus semblent trouver, connaître la source de leurs maux, cette « foutue tv ». C’est ce que nous dit madame Pirez :
« Maintenant on met la musique et…(geste sur la photographie ci-dessus)…on ne sait plus rien dire. Et dans la, à la soirée, dans les familles, on ne sait plus parler, on met la tv, même en mangeant, alors…on ne sait plus rien dire » [8].
La parole médiatique semble remplacer, mettre sous silence à la fois les corps et la parole. C’est tout un stock social de connaissance collectif sur la transformation des choses et de la matière par le corps, par les gestes, par des savoirs qui semblent disparaître :
« Ah ben c’est vu et quand on est jeune on est réceptif et on retient sans l’apprendre si je puis dire. Bon, j’ai vu mon grand père travailler tout simplement ». « Ce qu’on retient étant gamin comme ça, c’est la vision de l’ouvrier, si je puis dire, qui se sert de l’outil. Donc là on fait la liaison entre l’homme qui s’en sert et l’outil lui-même. Et alors étant gamin on pose des questions qui sont quelques fois enfantines bien sûr, mais alors mon grand-père il me disait je fais ça pour ça ou pour ça. C’est comme ça. Je n’ai pas appris pourquoi il fallait mettre la poix sur le fil de chanvre, je n’ai pas appris ça. Mais je l’ai vu faire et j’ai posé la question à mon grand-père « pourquoi il faisait ça ». Et il m’a dit à l’époque, c’est pour que le fil de chanvre soit imperméabilisé et qu’il résiste à l’eau quand la chaussure est dans les flaques d’eau, quoi… Il me racontait tout ça. En plus, il faisait des choses que je voyais ». « C’est pas une information livresque ou autre » (MM. Renard et Lecharlier).
Et la machine, en plus d’être le lieu de cécité de notre voir, est une machine bavarde, pour ne pas dire bruyante…alors elle couvre de son flux nos petites histoires personnelles, familiales, comme autant d’histoires qui supportent la mémoire du travail :
« Et quand les parents, les grands-parents se réunissaient bien sûr ils parlaient de leurs souvenirs, et quand on était enfant on aimait bien ça hein, y’avait pas la télévision, y’avait pas hein pas beaucoup de maisons qui avaient la radio, donc euh, on aimait bien quand on se réunissait toute la famille, voilà » (Mme Gallez)
Tradition orale, mémoire de la parole, liens entre les personnes et les générations qui se perdent, expériences du monde différentes, et c’est toute cette mémoire des gestes et des savoirs qui part au profit d’un autre voir, d’autres formes d’échange, d’autres récits, narrations et discours, etc., comme révélateur peut-être de quelque chose de plus profond, à rattacher également à cette autre contrainte sourde que nous avons formulée sous l’idée de besoin d’actualité.
Nous pourrions voir alors – et c’est la réponse que nous formulons au paradoxe soulevé par le texte-actualité – nous pourrions donc voir le texte-actualité comme un stock social de connaissance au carrefour du Voir et du Temps, qui dirige ses passants sur d’autres terrains (que ceux précédents, et d’autres terrains culturels) que nous allons maintenant évoquer, d’autres terrains et d’autres configurations sociales du Temps et du Voir, comme d’autres configurations sociales du rapport à l’Autre et à Soi.
« Plutôt que de prétendre qu’ils n’ont pas la parole, il serait plus exact de dire qu’on ne les entend pas. » [9]
Nous tissons des liens entre deux objets qui ne sont pas effectivement identiques, la télévision ne recouvre pas le fait social qu’est l’actualité, comme l’actualité ne recouvre pas l’ensemble de ce qu’est « la télévision ». Mais l’arrivée et les « désordres » que provoque ce fait social sont décrits sous la forme de la montée d’un individualisme et d’une coupure avec les autres, dans l’espace et dans le temps (entre les communautés villageoises, de travail, de famille et entre les générations). En face de ces représentations recueillies dans les classes populaires, les classes lieu des cultures du geste et du corps, nous avancions dans la description d’une pratique de l’actualité qui nous montrait le contact à l’autre se faisant à travers le prisme du Soi. Le malaise ressentit pourrait peut-être aussi trouver son explication dans le glissement d’un stock social de connaissance collectif, sur les choses, la matière et le corps, à la généralisation à l’ensemble du social d’un stock social de connaissance de symboles individualisant à la fois dans l’espace et le temps.
Ainsi trois ruptures viennent rythmer les récits biographiques du terrain belge, trois moments, la Seconde Guerre mondiale, l’arrêt des charbonnages (qui se fait encore ressentir 45 ans après avec 35 % chômage, dans le Borinage, le lieu de l’enquête) et la télévision. Trois moments qui signifient que l’avant n’est plus pareil que le maintenant. L’apparition de la télévision n’y échappe pas, mais elle semble liée au corps et au collectif. Ainsi, s’il y a coupure entre le passé et le présent, c’est que la coupure fondamentale est le geste, le travail était manuel, la main était plus présente dans les représentations de M. Bienfait, Mme Stassin, et beaucoup d’autres… il y avait également une place libre pour se raconter soi et le collectif. Aujourd’hui « les jeunes sont fermés, cette saloperie de télévision leur ruine le monde » (M. Laï).
L’homme est ainsi séparé du geste et de son corps. C’est, pour Colette Pétonnet, un double processus qui s’est enclenché : « Au fur et à mesure que l’outil, la mémoire, le savoir quittaient l’individu pour devenir collectifs, toutes sortes d’aspects de l’affectivité qui intéressaient la communauté sont devenus individuels, le divorce étant prononcé à l’ère industrielle. On ne se lave plus pour les autres, mais pour soi, non plus dans des bains publics mais chez soi et non plus dans l’intimité partagée de la cuisine mais dans la sphère strictement privée de la salle de bains » [10]. La main était ce lieu symbolique mais aussi réel de contact et de réunion des corps au groupe social. Elle semble avoir été remplacée par d’autres formes de connaissances sociales. « Ben oui, parce que, j’ai gardé un petit peu des choses des grands-parents, qui me venaient… à point dans un sens parce que, y’avait le sens pratique, avant on voyait ça. Bon y’avait quand même le côté un petit peu sentimental, mais y’avait avant tout le sens pratique hein. »
Aujourd’hui les émotions sont intériorisées et non plus évacuées par la main, le geste et les corps. « Elle n’ont plus à être exprimées publiquement. Un corps social mécanisé, automatisé, n’a plus d’émotions. Elles sont le propre de l’homme qui doit les garder pour lui, sauf à les libérer en imagination par la contemplation de spécialistes ou d’images interposées…Le langage du corps a disparu, il ne nous reste plus que la parole pour communiquer. Elle se libère d’autant plus que la répression pulsionnelle est efficace » [i]. Et,dans ces parties de populations qui travaillent avec leurs mains, « les sentiments ne sont pas traduits en clair, parce que l’on ne se dénude pas en parole » [i]. Une nouvelle configuration sociale s’est mise en place, avec comme conséquence une plus grande interdépendance du corps social, amenant à un plus grand contrôle social de soi et de son espace. Et comme le souligne la citation, nous ne sommes pas tous égaux, culturellement parlant, devant cette généralisation. Ce n’est plus le groupe qui se raconte (dans une dimension communautaire) mais l’individu qui se regarde (à travers le social). Voilà ce qu’il me semble pouvoir lire dans ces parcours de l’actualité faits au travers du prisme du Soi. Nous voici donc plongés dans la distanciation. Nous ne pouvons avoir un rapport distancié aux événements que si nous avons contrôle sur les événements, que nous pouvons les penser, les saisir, les connaître, les maîtriser. « D’une part, il leur est difficile d’entendre leur compréhension et leur maîtrise des événements tant qu’ils ne prennent pas plus de distance vis-à-vis d’eux et ne maîtrisent pas mieux leur manières passionnelles de les vivre. On peut donc observer une relation circulaire entre un faible contrôle des événements et un faible contrôle de soi. » [11].
Nous touchons ici à mon sens à l’injonction principale qui est le moteur de la pratique sociale de l’actualité. Il faut maîtriser de manière rationnelle, non émotionnelle, c’est-à-dire distanciée, non engagée, dans le sens de Norbert Elias, notre environnement social. C’est cette injonction faite à l’individu, intériorisée, non verbalisée, non pensée d’une maîtrise à la fois de son système pulsionnel, donc de son rapport à l’autre individualité, qui le pousse au contrôle (de Soi), qui l’oblige et l’amène également à la maîtrise d’un espace social, et peut- être à la pratique sociale de l’actualité.
L’actualité est, nous semble-t-il, le produit d’une configuration sociale. La pratique, sa ratio est également dictée par cette configuration, celle de l’évacuation de l’émotion, de la mise à distance des corps.
Il y a aussi, à mon sens, tout ceci à lire derrière le « foutue tv », cette façon d’en faire un bouc émissaire est aussi à prendre dans son sens propre, d’individualisation et de distanciation aux corps et aux émotions (collectives) qui étaient les modes de socialisation précédents. Donc encore une fois, à mon sens, voici les vrais termes de l’enjeu sur le débat mis en place à travers les médias et l’actualité. La dimension du corps, par le biais de la dimension du contrôle de soi, de l’obligation de l’intériorisation des sentiments, par la distanciation des corps, tout ceci est à remettre en place, est à relire et à relier à l’ensemble du phénomène social qu’est l’actualité (et peut-être aussi de ce qui est appelé les mass média). Sous la forme d’une injonction généralisée de la culture savante à l’ensemble du corps social.
[1] Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Payot, 2004, collection ‘La petite bibliothèque Payot’, p.33-34.
[2] Quinze entretiens réalisés de 2002 à 2005, dans le cadre d’une recherche de maîtrise sur les étudiants et leur réception de l’actualité, puis, lors du travail de thèse, sur des personnes actives ou retraitées avec comme facteur discriminant la provenance ou le passage dans la culture savante.
[3] Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne,(1961), Paris, Calmann-Lévy, 1983, collection ‘Agora Pocket’,, p.70.
[4] Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction de la réalité sociale (1966), Paris, Armand Colin, 1996, p.252.
[5] Michel de Certeau, L’invention du Quotidien, t.1 Les arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, collection ‘Essais’, p.53.
[6] « Objets, passeurs de mémoires… », Parc d’Aventures Scientifiques, Frameries, Belgique, février 2004.
[7] Christine Bluard, « Tourisme culturel, quelle valorisation de la mémoire ! », colloque de la Fédération des Ecomusées et Musées de Société, Lewarde, 2005.
[8] On a ici affaire à un belgicisme : savoir signifie ici pouvoir.
[9] Colette Pétonnet, On est tous dans le brouillard. Une ethnologie des banlieues, Paris, Galilée, 1985, collection ‘Débats’, p. 324.
[10] Colette Pétonnet, op. cit., p.77.
[i] Id., p.78.
[i] Id., p.80.
[11] Norbert Elias, Engagement et distanciation, Contributions à la sociologie de la connaissance (1983), Paris, Fayard, 1993, collection ‘Pocket Agora’, p.22.
Gamet David, « L’actualité, un lieu d’exercice du rapport à Soi », dans revue ¿ Interrogations ?, N°1 - « L’actualité » : une problématique pour les sciences humaines et sociales ?, décembre 2005 [en ligne], http://revue-interrogations.org/L-actualite-un-lieu-d-exercice-du (Consulté le 31 octobre 2024).