Face aux injonctions en compétences numériques qui s’imposent aux archéologues depuis une quarantaine d’années, comme dans de nombreux autres domaines professionnels, l’auteur évoque la possibilité de processus de déni lorsque les archéologues sont contraints d’adopter des dispositifs numériques et de faire évoluer, en conséquence, leurs pratiques professionnelles. Après un rappel des principes généraux d’une “révolution numérique”, située entre vision positiviste et idéologie de la communication, l’auteur en évoque successivement les conséquences sur les nouvelles compétences à acquérir pour les archéologues et sur leurs pratiques liées à l’usage d’outils numériques. Les risques de rejet de ces nouvelles obligations par une partie des archéologues sont explicités. Face à ces processus complexes et multiformes, les institutions de l’archéologie professionnelle doivent apporter des réponses respectueuses des individus dans la diversité de leurs compétences, de leurs pratiques et de leur subjectivité.
Mots-clés : archéologue, compétence numérique, injonction, déni
Digital skills in archaeology : a major challenge and risks of denial
In the face of the digital skills injunctions that have been imposed on archaeologists for some forty years, as in many other professional domains, the author discusses the possibility of denial processes when archaeologists, accordingly, are forced to adopt digital devices and change their professional practices. After recalling the general principles of a “digital revolution” situated between a positivist vision and an ideology of communication, the author successively discusses its consequences on the new skills to be acquired by archaeologists and on their practices linked to the use of digital tools. The risks of rejection of these new obligations by some archaeologists are explained. Faced with these complex and multifaceted processes, professional archaeological institutions must provide responses that respect individuals in the diversity of their skills, practices and subjectivity.
Keywords : archaeologist, digital skill, injunction, denial
À partir d’observations qualitatives faites pendant huit ans dans diverses organisations professionnelles de l’archéologie en France, nous proposons de nous interroger sur la façon dont les archéologues ont intégré l’apparition et le développement du numérique. Ces observations ont été faites de façon empirique, parallèlement à l’implication en tant que praticien sur le terrain d’enquête (dans une posture que l’on peut qualifier de « participation observante [2] »). Une enquête chiffrée menée entre 2011 et 2013, lors d’une phase d’expérimentation de l’introduction de tablettes pour l’enregistrement de terrain au sein de l’Inrap (lnstitut National de Recherches Archéologiques Préventives), principal opérateur d’archéologie préventive en France, a permis de disposer d’éléments précis pour ce type de dispositif [3]. Lors de cette expérimentation, des questionnaires et des carnets de bord ont été renseignés par les personnels volontaires pour tester l’usage de tablettes sur les opérations archéologiques de l’Inrap. Les éléments recueillis ont permis de produire des résultats quantitatifs et qualitatifs sur l’impact de ces nouveaux dispositifs numériques sur les méthodes de travail des archéologues sur le terrain. Les réponses apportées ont permis d’identifier de façon précise les usages effectifs des tablettes selon les domaines d’utilisation (enregistrement de terrain, photos, système d’information géographique à l’échelle de l’opération, etc.). Des tendances ont pu être établies sur les usages observés et futurs de ces outils, sur les profils de leurs utilisateurs et sur la modification des pratiques les plus courantes. Les types d’équipements spécifiquement adaptés aux conditions de travail sur les opérations (tablettes et accessoires, environnement de travail, progiciels, etc.) ou encore le nombre de tablettes par agent ou par équipes ont pu être précisés.
À partir de ces données complétées par de nombreuses observations et retours d’expériences réalisés entre 2010 et 2018 sur l’utilisation du numérique sur les opérations archéologiques de l’Inrap, nous cherchons à questionner les conséquences du numérique sur les archéologues professionnels. Il s’agit en particulier d’interroger l’impact du numérique sur l’évolution des compétences et des pratiques des archéologues, en réponse aux nouvelles demandes et injonctions de leurs organisations d’appartenance et des communautés scientifiques de l’archéologie en général. Nous proposons d’évoquer la diversité des réponses apportées par les archéologues dans leurs discours et leurs actes, dans le large spectre de leurs compétences, de leurs métiers, de leurs parcours académiques et professionnels, mais aussi de leur subjectivité. Face à ces évolutions fortes, profondes et durables, une grande partie des archéologues adoptent des stratégies très diverses, depuis des stratégies conscientes et volontaristes d’adoption du numérique dans l’adaptation des pratiques à ce nouveau contexte technique et sociétal. À l’autre bout du spectre, certains archéologues, même s’ils sont minoritaires [4], se trouvent malgré eux dans des situations difficiles et parfois de souffrance face aux injonctions au numérique, pouvant aller jusqu’à des situations de refus et de rejet, plus ou moins conscients, dont certaines pourraient s’apparenter à un processus de déni.
En France, environ 4000 archéologues font partie d’organisations professionnelles au sein desquelles l’archéologie constitue leur activité quotidienne : services de l’État, Inrap, services de collectivités territoriales, sociétés privées d’archéologie préventive, Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), universités, autres instituts de recherche, etc.). Par la diversité de leurs spécialités, de leurs périodes chronologiques de préférence, de leurs zones d’intervention sur le terrain, les archéologues professionnels présentent des statuts, des parcours académiques et professionnels et des pratiques très variés.
À côté des archéologues professionnels, des archéologues “amateurs”, parfois regroupés dans des associations ou sociétés savantes, exercent cette activité à titre privé. Leur nombre est difficile à évaluer. Ils peuvent disposer de solides compétences en archéologie mais ils ne sont pas insérés dans les organisations professionnelles de l’archéologie évoquées précédemment. Aussi nous ne les avons pas pris en compte dans nos réflexions.
Pour les archéologues professionnels, le recours au numérique dans différentes tâches de travail s’est progressivement imposé depuis une trentaine d’années. Aujourd’hui, comme dans de nombreux autres domaines d’activité, l’usage des techniques numériques en archéologie s’appuie sur l’idée majoritairement admise que celles-ci se traduisent inévitablement par une plus grande rapidité dans l’exécution des tâches de travail sur le terrain et en laboratoire, une diminution de la pénibilité pour de nombreuses activités, une amélioration de la qualité des travaux réalisés ou encore une réutilisation aisée des données numériques produites.
Face à de tels discours dominants, de type positiviste où la technique est considérée forcément comme source de progrès, nous pensons qu’il reste une place pour d’autres points de vue, plus distanciés, qui s’interrogent sur les conséquences de la ’révolution numérique’ en archéologie.
Depuis les années 1950 en archéologie (Giligny, 2011), et plus généralement les années 1970 dans la société (voire notamment Nelson, 1987 [1974]), le développement continu et accéléré du recours à l’informatique a suscité des interrogations et des réflexions sur les conséquences de cette généralisation sur les populations.
L’historien des idées François Cusset rappelle qu’en 1978, un rapport avait été remis au Président Valéry Giscard d’Estaing, L’informatisation de la société, co-signé par Alain Minc et Simon Nora. Dans ce rapport, l’ordinateur et sa “révolution” y sont présentés comme « l’occasion historique d’un nouveau dosage entre l’autorité de l’État et le libre jeu de la société ». Pour leur auteur, l’ordinateur permet d’interroger « “les positions sociales” acquises – sinon même de socialiser l’information tout en gardant le contrôle national de sa “mémoire collective” » (Cusset, 2008 : 36). Face à cette conception d’une informatisation obligée, forcément synonyme de croissance économique, de bonheur sociétal et de bien-être individuel, des auteurs ont commencé, dès les années 1980, à pointer du doigt la dimension idéologique de ce type de discours et de pratiques institutionnelles. Dans leur ouvrage L’explosion de la communication. La naissance d’une nouvelle idéologie, Serge Proulx et Philippe Breton (1989) soulignent les stratégies des grands acteurs des secteurs publics et privés du domaine de la communication, qui ont massivement investi « l’économie de l’attention » des usagers des techniques nouvelles, que ce soit la radio et la télévision jusque dans les années 1960, l’informatique dans les années 1970 et 1980, l’Internet et la téléphonie mobile à partir des années 1990 et enfin les réseaux sociaux depuis les années 2000. Les auteurs décrivent le phénomène d’explosion des moyens de communication engagé depuis le début des années 1980, qui concourt à « des redéfinitions radicales de processus micro et macro-sociaux essentiels ainsi que de nouveaux enchevêtrements liant des dimensions vitales de la construction identitaire des individus, des familles, des groupes, des nations » (Proulx, Laberge, 1995 : 139).
En France, en 2017, le Conseil d’Orientation pour l’Emploi (COE) a publié trois volumes sur l’impact de l’automatisation et de la numérisation sur l’emploi, considéré comme une « révolution technologique » (COE, 2017a, 2017b, 2017c). Dans les recommandations proposées dans la synthèse de cette étude, il est suggéré « non seulement de continuer à améliorer le niveau de qualification, mais aussi d’agir sur les compétences » (t.2 Synthèse : 7). Parce que « les compétences détenues par les plus qualifiés sont en effet plus adaptées à la transformation numérique », il convient de cibler les efforts de transformation sur la montée en compétences professionnelles des populations les moins qualifiées. Mais cet effort ne peut suffire. « Il s’agit de mieux prendre en compte, tout au long de l’échelle des qualifications, les nouveaux besoins en compétences liés à la révolution technologique qui n’étaient jusqu’ici pas prises en compte, ou très partiellement, comme les compétences sociales et situationnelles » (t.2 Synthèse : 7). Ainsi, la montée en compétences numériques générales, techniques ou cognitives, n’est plus le seul objectif à atteindre. Ces compétences doivent être doublées de compétences sociales (capacités au travail en équipe, collaboration ou “intelligence sociale”), et situationnelles (capacité d’adaptation, apprendre à apprendre), qu’on comprend comme des compétences en matière d’interactions sociales et de subjectivité.
Ainsi, cette injonction aux compétences numériques rejoint, en même temps qu’elle la renforce, une « injonction à participer au monde numérique » (Proulx, 2017.) Or, ces deux injonctions s’imposent aux individus d’une façon répétée, durable, et généralisée sans prendre en compte la diversité des profils, la variété dans leurs capacités, et les différences de subjectivité des individus.
Comme toute démarche, participer aux évolutions des pratiques professionnelles comme adopter de nouvelles compétences, suppose de la part des individus de participer au changement d’une situation de telle façon « qu’il[s] puisse[nt] éventuellement modifier cet état des choses par [leurs] gestes contributifs » (Proulx, 2017 : 3). Les individus doivent alors faire preuve d’un engagement au sein de leurs organisations professionnelles mais aussi d’une recherche permanente de sens à leur action. Pour que l’individu puisse participer à l’évolution de ses compétences et de sa place dans les organisations, comme on le lui demande, voire comme on lui impose, il faut « qu’il dispose des ressources, des outils, des moyens pour [qu’il] puisse intervenir de manière significative dans la situation » (ibid.). Mais il faut surtout que l’individu puisse percevoir qu’il sera le bénéficiaire, ou du moins, l’un des bénéficiaires de sa participation à ces changements imposés. Si les participants aux changements qui les concernent, touchant notamment à leurs compétences, ne perçoivent pas qu’ils en sont les premiers bénéficiaires, ils ne pourront pas s’y engager ni y participer de façon durable. Ils vivront alors les changements comme des contraintes, des obligations, des injonctions au service de la seule organisation à laquelle ils appartiennent. La subjectivité des individus est irréductible à celle de l’organisation dans laquelle s’inscrit leur activité professionnelle. Dans quelques cas, les évolutions suggérées, parfois demandées, mais le plus souvent imposées aux individus à propos des nouvelles compétences qu’ils doivent acquérir, peuvent se traduire par des injonctions paradoxales lorsque l’obligation au changement se double d’une injonction à faire le même travail qu’auparavant mais autrement. « Continuez à faire le même travail qu’avant mais en utilisant le numérique ! ». Ce genre d’obligation peut venir heurter et perturber la compréhension, chez certains individus, des modalités de mise en œuvre concrète de ces changements exigés. Comment l’adoption de nouvelles compétences et la maîtrise de nouveaux outils peut-elle leur permettre de faire la même chose qu’auparavant pour exercer leur activité et répondre au travail prescrit alors que les éléments en leur possession et ceux qu’ils doivent adopter (savoirs, savoir-faire, dispositifs techniques, pratiques et stratégies individuelles, repères quotidiens, interactions avec leurs collègues, etc.) ne sont plus les mêmes qu’auparavant ?
Comme cela a été montré, notamment par Bruno et Didier, quand l’esprit des individus est menacé par différentes sources de pression auxquelles ils sont exposés, dont les injonctions en milieu professionnel, l’engagement dans le travail devient une source de souffrance (2013). L’inscription des individus dans le réel est alors mise à mal (Dejours, 2003 ; 2011 ; 2012 ; 2013) parce qu’il leur devient impossible de conjuguer ce qu’ils perçoivent comme des injonctions incompatibles. A partir des célèbres travaux de l’école dite de Palo Alto (Watzlawick et al., 2014 [1981]), des chercheurs ont montré comment, dans la sphère professionnelle, ces situations d’injonctions paradoxales, dites aussi de double-contrainte, qu’elles soient individuelles ou collectives, peuvent générer des situations à risques sociopsychiques pour les individus (Wittezaele et Garcia, 2014). Les logiques concernées ont leurs principes, leurs règles, leurs codes, leurs temporalités respectives, et le choix de l’une au détriment de l’autre peut n’avoir aucun sens pour l’individu qui doit faire ce choix. Le recours à une communication sur la situation psychopathogène peut aider l’individu à sortir progressivement de telles situations. Encore faut-il que l’individu puisse prendre conscience de cet état de fait et qu’existent des lieux et des moments qui permettent l’expression d’une parole pour évoquer de telles situations. Les spécialistes se sont aperçus que le blocage créé par une situation de double contrainte se traduit souvent par un mutisme dans lequel les individus en souffrance se réfugient malgré eux, et dont il leur est très difficile de sortir seuls. Les situations de double contrainte perturbent alors profondément et durablement l’économie psychique des individus qui y sont soumis et qui ne parviennent pas à les régler.
Dans le contexte général de l’émergence du numérique depuis une quarantaine d’années dans de très nombreux secteurs d’activité de la recherche en sciences humaines et sociales, le recours à l’informatique en archéologie s’est progressivement imposé en même temps qu’il a fait évoluer les pratiques et les méthodes des archéologues, de même que les modes de restitution des résultats des analyses et des hypothèses émises sur les découvertes effectuées. Cette évolution des pratiques des archéologues sous l’effet du numérique n’est pas spécifique à ce domaine puisque cet effet est observable dans de très nombreux autres secteurs d’activité, dont les « humanités numériques » (Mounier, 2018). Si l’on tente de le mettre en perspective, on s’aperçoit que le sentiment de décalage entre la formation initiale des actifs d’aujourd’hui, dont l’activité professionnelle est touchée par le numérique, et les exigences de métier n’a rien de spécifique à la profession archéologique. On peut ainsi évoquer l’hypothèse que c’est toute une tranche d’âge, celle des 45-60 ans, et que ce sont probablement tous les métiers qui comprennent des tâches techniques qui sont touchés plus ou moins profondément par ce processus lié au déploiement généralisé du numérique.
S’interroger sur l’usage du numérique et ses conséquences en archéologie est un exercice courant, et déjà ancien, comme l’a montré François Giligny. Cet auteur identifie que, depuis les premiers travaux précurseurs de J-C. Gardin dans les années 1950, chaque décennie a vu l’apparition de nouvelles tendances et tentations dans les applications informatiques en archéologie (systèmes d’information archéologiques, systèmes d’informations géographiques) en liaison avec un contexte théorique et technologique. Il conclut que « [l]es outils informatiques sont non seulement devenus indispensables à la pratique de l’archéologie dans toutes les étapes du processus, ils sont également porteurs de solution aux problèmes cruciaux, notamment de gestion documentaire et de dispersion de l’information, auxquels les archéologues du futur vont devoir faire face » (Giligny, 2011 : 191).
Le développement de la micro-informatique, surtout depuis les années 1990 et 2000, s’est traduit en archéologie par la production de données numériques massives (big data) comme dans de nombreux autres domaines de la recherche. L’explosion de la donnée numérique archéologique impose aujourd’hui des choix dans l’accompagnement de cette évolution sur le plan des techniques mobilisées et de leur intégration dans des méthodes de recherche. Mais elle peut aussi avoir des conséquences sur des individus qui ne sont pas correctement préparés ni formés à cette évolution [5]. De son côté, le grand public est de plus en plus demandeur de restitutions numériques en 2D ou en 3D des données archéologiques, que ce soit pour des besoins ludiques ou des besoins de culture scientifique et technique.
Force est de constater que l’introduction progressive du numérique en archéologie se traduit par des impacts dans tous les domaines d’activité des archéologues, que ce soit pour des activités scientifiques ou des tâches administratives. On peut citer l’exemple de l’enregistrement des observations et des structures archéologiques sur le terrain, communément appelé « enregistrement de terrain » ou « acquisition de données de terrain ». Dans ce domaine, plusieurs types de dispositifs d’enregistrement numérique ont été introduits dans les pratiques des archéologues dès les années 1980 et se développent à une vitesse accrue depuis une dizaine d’années : micro-ordinateurs portables, tablettes, smartphones, appareils photographiques numériques, tachéomètres et appareils GPS pour les levés topographiques, capteurs terrestres ou aéroportés utilisés en géophysique, etc. Dans la phase qui suit le terrain (phase dite du « post-fouille »), notamment en laboratoire, le recours à des moyens informatiques impose aux archéologues de suivre des formations à de nouveaux outils numériques, qui ne cessent d’évoluer. Sans de telles formations, les archéologues risquent de ne plus pouvoir échanger leurs données avec leurs partenaires scientifiques ou de ne plus pouvoir réutiliser leurs propres données de terrain à plusieurs années d’intervalle. Les archéologues sont donc contraints de changer leurs pratiques et de remettre en question, parfois de façon radicale, leur processus de travail et l’enchaînement de leurs tâches de travail. Les interventions des archéologues au cours d’une opération s’effectuent non plus seulement en fonction de leurs compétences dans la détection de sites archéologiques, la lecture de stratigraphies, l’identification de structures ou encore le dégagement de vestiges archéologiques, mais aussi selon leurs “compétences numériques”. Ces dernières deviennent progressivement indispensables à tel point que l’absence de maîtrise de certains de ces outils numériques peut conduire à la mise en échec professionnel du fait d’une carence dans ce nouveau type de compétence.
À titre d’exemple de l’utilisation de dispositifs numériques en archéologie préventive, nous avons pu rendre compte de l’opération de fouille de l’Inrap réalisée entre septembre 2017 et juin 2018 dans les jardins de la cathédrale du Mans (Tufféry et Augry, 2019). Sur cette opération, une tablette numérique et l’application d’enregistrement EDArc [6] ont modifié la répartition traditionnelle du temps consacré à la saisie numérique des données, habituellement réalisée après la phase terrain à partir des enregistrements réalisés sur supports papier pendant la fouille. Ainsi l’utilisation d’EDArc sur le terrain permet de dégager davantage de temps pour le traitement des données après la fouille puisque les données sont produites nativement sous forme numérique dès le terrain. Dès lors, les pratiques et les logiques de travail évoluent, de même que la répartition des tâches ou encore les compétences numériques des agents au sein des équipes. Cette évolution multiple se traduit par des situations très différentes selon les agents. Pour une partie d’entre eux, l’introduction d’outils numériques de travail sur le terrain constitue une opportunité pour faire évoluer leurs pratiques et leurs compétences dans un sens positif. En revanche, pour d’autres agents il s’agit d’une évolution contrainte, qui modifie en profondeur et de façon très rapide leurs manières habituelles d’exercer leur activité et qui peut aller jusqu’à perturber leur identité sociale et professionnelle (Dubar, 1991).
Cette évolution socio-organisationnelle n’est pas spécifique à l’archéologie préventive. Elle est observable dans les autres types d’archéologie, que ce soit l’archéologie programmée, académique et à visée pédagogique. L’évolution des pratiques des archéologues à l’aide du numérique concerne aussi leur mission de valorisation et de diffusion scientifique auprès des publics des résultats scientifiques de leur travail. Le numérique est donc aussi susceptible d’apporter des modifications profondes pour les divers publics des sites archéologiques et des musées archéologiques [7].
Nos propres observations ne sont pas propres à l’archéologie française. Ainsi, depuis une vingtaine d’années, de nombreux auteurs anglo-saxons s’interrogent sur les effets du numérique sur les pratiques des archéologues. Dans son article de 2015 de nature programmatique, « A Manifesto for an Introspective Digital Archaeology », Jeremy Huggett propose de s’intéresser aux effets du numérique sur l’essence même de l’archéologie et d’essayer de comprendre « comment les technologies numériques influencent et modifient notre façon de voir les choses, les relations avec les données, depuis leur création et leur stockage jusqu’à la construction des connaissances sur les sites archéologiques » (Huggett, 2015 : 86). Pour justifier sa proposition, l’auteur soutient qu’à l’heure actuelle, ce domaine est sous-théorisé, sous-représenté et sous-évalué, mais qu’il est indispensable de s’interroger sur les pratiques des archéologues qui tendent à comprendre le passé. « En adoptant une approche explicitement introspective des technologies qui nous entourent, les archéologues numériques peuvent en démêler les influences et parvenir à une meilleure compréhension de leur impact, de leur importance et de leur valeur. Ainsi, une réflexion introspective sur l’archéologie numérique peut contribuer à une meilleure appréciation de la valeur de l’archéologie numérique pour la discipline archéologique, en élevant l’archéologie numérique de son statut de service technique. En même temps, elle offre la perspective d’apporter une perspective archéologique puissante à l’ensemble de l’histoire de l’humanité. La prise en compte de l’influence des technologies numériques dans les humanités et au-delà. » (Huggett, 2015 : 94).
Comme exemple d’une analyse récente de l’utilisation de dispositifs numériques sur une opération d’archéologie programmée, on peut citer la fouille du site de Çatalhöyük en Turquie. Dans un article sur celle-ci (Taylor et al., 2018), les auteurs évoquent notamment la notion de tournant ou virage numérique (« digital turn »). L’article analyse les relations logiques possibles entre l’archéologue comme acteur de l’enregistrement des données, la tablette comme dispositif numérique, les informations et données recueillies sur le site. Le croisement entre ces trois domaines permettrait d’atteindre un degré « d’intégration profonde » (ibid.) de l’un avec l’autre sur le terrain. Mais tout cela ne peut advenir sans conditions ni sans risque. Parmi ces risques, Taylor parle d’enfoncer un « coin numérique » (ibid.) dans le cycle récursif de l’interprétation. Du fait d’une division potentielle du travail liée à l’usage de tablettes ou d’autres dispositifs numériques, il peut survenir aussi une forme « d’élitisme technologique » (ibid.) où les archéologues, qui sont plus experts en technologie, fouillent moins et enregistrent davantage.
Face à la généralisation du numérique, certains archéologues ont pu adapter rapidement leurs pratiques et leurs identités professionnelles, tandis que d’autres l’ont fait avec beaucoup plus de difficultés. Comme dans d’autres domaines d’activité, les capacités individuelles ne sont pas identiques face aux changements dans les métiers et les identités au travail, surtout quand il s’agit de changements contraints. Nous avons pu observer nous-même les différences d’adaptation selon les archéologues face à l’introduction de tablettes numériques à l’Inrap (Tufféry, 2015).
On peut observer en archéologie, comme dans d’autres secteurs, une segmentation des usages par tranches d’âge. L’introduction et le déploiement d’outils numériques s’appuient sur des individus relativement jeunes (moins de 40 ans). Certains sont fortement promoteurs de techniques numériques auprès de leurs collègues, parfois même chargés d’actions de formation à leur égard. Ces archéologues “adeptes du numérique” se connaissent et se reconnaissent entre eux. Ils sont présents sur des forums sur des sites spécialisés sur Internet [8], ils s’échangent leurs derniers travaux lors de manifestations publiques (colloques, séminaires, journées de travail, etc.), ils contribuent au développement d’applications en code ouvert. Ils participent à la constitution et l’animation de nouveaux collectifs, mais ils s’intègrent plus rarement dans des communautés extérieures à l’archéologie (telles que des communautés de développeurs et d’utilisateurs de logiciels open source).
Les comportements et les discours de ces archéologues se nourrissent d’une sorte de “croyance mythique” dans les vertus incontestables du numérique en archéologie. Bien qu’ils ne soient pas des professionnels de l’informatique au sens où ils n’ont pas été formés ni reconnus par des autorités instituées du domaine, ces archéologues, qui revendiquent parfois l’appellation d’’archéomaticiens’ (contraction d’archéologues et d’informaticiens) [9], témoignent d’une capacité de « bricolage intellectuel » au sens où Lévi-Strauss a utilisé cette notion par analogie avec la pensée mythique (Lévi-Strauss, 1990 [1962]). Pouvant être perçus comme les porteurs d’une “pensée magique”, parfois doublée de “pratiques magiques” autour des outils numériques, ces archéologues mettent en scène leurs compétences numériques sur le terrain et en dehors de celui-ci. Au sein des collectifs d’archéologues, ils tiennent une place un peu particulière : Ils deviennent progressivement des “experts numériques” c’est-à-dire des agents d’autorité, reconnus en même temps qu’institués par leurs organisations professionnelles. Ils exercent, ponctuellement ou de façon permanente, leurs compétences numériques de haut niveau auprès de certains de leurs collègues, compétences qu’ils peuvent parfois demander à voir reconnues lors de leurs demandes d’évolution professionnelle.
Face à ces “archéo-magiciens”, certains de leurs collègues expriment plus ou moins ouvertement respect, admiration, consentement, conscient ou non. Ce consentement est parfois volontaire, mais parfois aussi le résultat d’une véritable soumission. Florent Coste, Paul Costey et Lucie Tanguy parlent du « pouvoir où la supériorité d’un individu ou d’un groupe se nourrit de l’inégalité des ressources, d’obstacles empêchant la participation des subordonnés et de jeux d’influence modelant les consciences des acteurs à partir d’une manipulation des mythes » (Coste, Costey et Tangy, 2008 : 9).
Une part importante des archéologues est encline à ressentir ces fortes compétences numériques de haut niveau de certains d’entre eux comme une sorte de pouvoir symbolique que détiennent ceux qui en sont dotés et qu’ils exercent dans et sur le collectif. Ce pouvoir peut être vécu comme une violence symbolique par ceux qui n’en sont pas porteurs. Comme l’a écrit Pierre Bourdieu (1977 : 410) « [l]e pouvoir symbolique comme pouvoir de constituer le donné par renonciation de faire voir et de faire croire, de confirmer ou de transformer la vision du monde et, par là, l’action sur le monde, donc le monde, pouvoir quasi magique qui permet d’obtenir l’équivalent de ce qui est obtenu par la force (physique ou économique), grâce à l’effet spécifique de mobilisation, ne s’exerce que s’il est reconnu, c’est-à-dire méconnu comme arbitraire ».
On peut s’interroger sur les risques liés au rejet du numérique par une partie des agents des organisations professionnelles de l’archéologie. Ces risques sont multiples et les réponses à leur apporter ne doivent pas seulement être individuelles mais aussi collectives.
Nous entendons ici par “rejet du numérique” tout comportement d’un individu qui rencontre des difficultés plus ou moins importantes pour modifier ses pratiques face à l’injonction à utiliser des outils numériques. Ce rejet peut être partiel ou total.
Certains des individus dénués de compétences numériques de haut niveau peuvent se sentir en décalage par rapport à ce qui semble devenir une nouvelle norme en compétences numériques. In fine, ils perçoivent la nouvelle situation comme porteuse du risque de leur mise en échec professionnel. Malgré eux, et parfois aussi malgré leurs collègues les plus adeptes du numérique, ces individus se pensent condamnés à ne jamais pouvoir acquérir ces compétences nouvelles. Certains peuvent se mettre en retrait, adopter le silence et ne pas exprimer leurs interrogations ni leurs craintes face à cette évolution qui se fait sans eux, voire contre eux. Pour ceux qui perçoivent les risques d’un écart incommensurable et définitif entre les compétences numériques de leurs collègues et les leurs, un processus de refus ou de rejet de cette situation peut survenir. Sur le plan psychique, il est fort possible que ces individus s’installent dans des refus de percevoir cette nouvelle réalité dans laquelle ils ne peuvent se projeter et qui leur paraît intolérable et incompatible avec leurs propres compétences et leur propre image d’eux. Il leur est littéralement impossible d’admettre cette autre réalité construite par les experts, sauf à consentir à se soumettre à cette autre réalité.
Pour certains des archéologues les plus en difficulté avec le numérique, nous avons pu observer plusieurs types de comportements de ce type, depuis le rejet conscient et revendiqué jusqu’à des processus de rejet plus inconscients. Dans d’autres cas, les archéologues contraints de devoir se soumettre à l’expertise numérique de leurs collègues rejettent non pas cette expertise et son intérêt pour aboutir au travail prescrit, mais ils refusent l’injonction au numérique qui s’impose à eux. Mais ce que nous avons pu observer dans la grande majorité des cas, c’est plutôt une cohabitation entre pratiques numériques et pratiques non-numériques, une coexistence de tâches de travail utilisant des outils numériques et d’autres tâches où les outils numériques ne sont pas utilisés alors qu’ils pourraient l’être. C’est notamment le cas avec les systèmes d’enregistrement numérique de terrain évoqués ci-dessus. Ainsi, des archéologues peuvent utiliser à la fois des applications informatiques d’enregistrement de données de terrain sur tablettes tout en continuant à utiliser leurs carnets de terrain, qui leur sont personnels et dont une partie des contenus ne peut être directement saisi dans les applications d’enregistrement de données.
Les dispositifs numériques peuvent s’inscrire dans les pratiques de travail plus ou moins rapidement. Dans certains cas, cette évolution s’effectue “en douceur”, de façon maîtrisée, limitée, raisonnée, avec un décalage dans le temps selon les tâches de travail concernées. Dans les cas où l’adoption du numérique est la plus difficile chez certains archéologues, nous avons pu observer que les individus concernés se sentent en quelque sorte en danger face à une situation à laquelle ils pensent ne pas pouvoir répondre. Ils craignent d’être mis en situation d’échec professionnel et parfois de devoir s’en expliquer. Ce sentiment peut devenir tellement anxiogène, pour certains, qu’ils n’ont de cesse de trouver des stratégies de défense. Il s’agit pour eux de trouver tous les moyens possibles pour s’opposer au sentiment d’angoisse. Les sujets élaborent alors des discours pour justifier leur impossibilité à utiliser les outils informatiques comme cela leur avait été demandé : incompatibilité ou manque de puissance de leur ordinateur, manque de formation, changement incessant de versions de logiciels qui implique des changements d’habitudes ou d’incompatibilités de fichiers, etc.
La stratégie discursive de défense individuelle se double parfois d’une stratégie de défense par des tiers (représentants du personnel, collègues, amis dans l’entourage personnel et plus seulement professionnel, autorités symboliques) pour étayer la logique d’opposition ou de contournement de ces sujets. Pour eux, il s’agit de ne pas se laisser imposer des changements dont ils se pensent incapables. Il faut alors construire des discours argumentés, trouver des alliés pour justifier le refus de changer. Il s’agit collectivement d’’anesthésier’ la souffrance. Comme l’a écrit Pascale Molinier « [l]a souffrance est un vécu individuel, éprouvé par le corps propre, et pourtant la lutte contre la souffrance dans le travail peut parfois impliquer une coopération et des règles défensives » (Molinier, 2006 : 194). « Ces stratégies collectives de défense sont ainsi constitutives de formes localisées d’inconscience sociale. Elles ne modifient pas le risque objectif, seule en est transformée la perception. Il s’agit donc d’une maîtrise avant tout symbolique des risques encourus » (ibid.).
D’après ces observations, on peut avancer que les réactions des archéologues les plus “menacés” par les injonctions au numérique démontrent des attitudes empruntant au déni ou à la dénégation. Le déni est un mécanisme de défense du sujet qui refuse de reconnaître la réalité parce que celle-ci lui impose une situation traumatisante, celle de devoir accepter un manque. La réalité n’accède pas en totalité à la conscience du sujet qui peut alors continuer à faire comme si l’expression de cette réalité ne lui était pas parvenue. Ce “déni d’absence” produit ses effets dans le « rapport subjectif à la réalité extérieure » comme l’indique Bernard Penot (2003 : 7), rappelant les travaux de Sigmund Freud sur le déni. Freud avait posé comme condition au processus de symbolisation la capacité du sujet à se représenter le manque. « La “représentation de chose” ne s’y trouve pas soustraite en tant que telle, elle n’est pas effacée comme image, mais c’est son sens qui s’avère indécidable. Cette ambiguïté du déni tient à une suspension du jugement » (ibid.). L’absence de cette représentation du manque se traduit par une « entrave foncière au processus même de constitution de la réalité psychique, à l’inverse de la dénégation qui opère comme temps premier de la reconnaissance mentale (préconsciente) de quelque chose » (Penot dans Marty, 2017 : 126). Dans le cas du déni, « la tâche de penser […] l’impensable, d’articuler l’incompatible » (Lebrun, 2002 : 64), est laissée par le sujet à l’autre. « Mais cela nécessite, de la part de cet “autre” une dépense psychique considérable, au travers d’un vécu souvent pénible » (ibid.). Dans la cure psychanalytique, le fait de penser l’impensable est laissé au thérapeute. Si le sujet ne bénéficie pas d’une cure, et si l’entourage professionnel (un ou plusieurs collègues ou hiérarchie) ne peut assurer cette charge de penser l’impensable du sujet, celui-ci peut alors se replier sur une représentation partielle de la réalité.
Les risques pour les professionnels d’un rejet du numérique ne sont pas propres à l’archéologie préventive. Ainsi, des travaux autour de ladite « fracture numérique » peuvent aussi être éclairants pour cette discipline, en ce qu’ils indiquent mais aussi en ce qu’ils laissent en suspens.
Au sein des organisations professionnelles, l’émergence de différents groupes d’utilisateurs d’outils numériques, certains plus aguerris que d’autres, peut être à l’origine d’une division au sein des collectifs d’agents. Ce qui ressemble à une “fissure” se fait jour, isolant les plus adeptes des nouveaux outils numériques, des plus rétifs. Des groupes se forment, des clans s’instaurent, de nouveaux collectifs se constituent.
Pour des chercheurs et pour certaines organisations professionnelles elles-mêmes, la notion de « fracture numérique » a été largement invoquée. Cette notion, qui reste floue, peut être rapprochée de l’illectronisme, qui désigne « la difficulté à utiliser internet dans la vie de tous les jours […]. Le phénomène concerne un quart des Français. Et près d’un tiers vont jusqu’à renoncer à se connecter » comme l’indique le Consumer Science and Analytics (CSA) Research (2018) dans une enquête réalisée à la demande du Syndicat de la Presse Sociale qui travaille avec l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme. « Bien que le numérique représente un formidable progrès, il peut aussi être discriminatoire, notamment pour les personnes qui ne savent pas utiliser Internet. Tout comme l’illettrisme empêche de s’exprimer à l’écrit, l’illectronisme exclut des modes de communication modernes » (ibid.).
Cette enquête a permis d’identifier plusieurs profils d’usagers :
La fracture numérique apparaît le plus souvent comme un processus qui résulterait de la seule action des agents sociaux. Or, malgré la tentation à appliquer cette notion de fracture numérique aux pratiques des outils numériques en contexte professionnel, on peut se poser la question de la pertinence à mobiliser trop vite cette notion et à lui permettre de justifier des situations établies sans en rechercher les véritables origines. Ne peut-on pas imaginer que la notion de fracture numérique et les menaces qu’elle fait planer sur les agents les moins aguerris aux outils numériques, soit en réalité une invocation pseudo-objective cherchant à masquer des réalités plus complexes en œuvre dans les organisations professionnelles ? Les organisations professionnelles n’ont-elles pas une responsabilité directe et un intérêt à ce que cette notion soit invoquée par différentes formes d’autorité instituée (politiques, économiques, scientifiques) pour entériner une situation dont personne n’aurait à assumer la responsabilité ? Ne pourrait-il pas s’agir d’un processus de déni organisationnel des violences que peuvent générer les injonctions au numérique dans les organisations professionnelles ?
Se former à des outils numériques afin de pouvoir adopter des pratiques numériques est en train de devenir une étape incontournable pour tous les archéologues, faisant naître des formes d’injonction au numérique. Il s’avère que la réaction des archéologues face à ces injonctions numériques, est très variable. Pour certains, cela semble aller de soi, pour d’autres cela demande davantage de temps et d’accompagnement, pour d’autres enfin, cela devient source de difficultés majeures et de risques de distanciation avec ceux d’entre eux qui sont plus à l’aise. Face à ce risque de fracture par le numérique dans les collectifs d’archéologues, on peut se demander si les formes de dénégation ou de déni individuels face aux injonctions numériques que nous avons évoquées ne seraient pas aussi des formes de résistance à la fracturation du collectif.
Pour les organisations professionnelles de l’archéologie, la maîtrise d’une nouvelle compétence, que ce soit une compétence numérique ou une autre, ne peut constituer un objectif en soi. Il ne peut s’agir que d’un moyen pour maîtriser un ou plusieurs outils qui doivent s’inscrire dans des pratiques, en tenant compte de la subjectivité des individus concernés, et du sens que le travail prescrit et le travail réalisé peuvent continuer à avoir pour eux autour des nouveaux outils.
Les organisations et les collectifs de l’archéologie, professionnelle ou autre, gagneraient à s’interroger sur les processus d’injonction en compétences numériques auxquels sont exposés les archéologues et à étudier leurs réactions, leurs pratiques, leurs discours, ceux des plus adeptes comme ceux des plus rétifs d’entre eux. Inviter ainsi les individus et leurs organisations professionnelles à prendre conscience des processus inconscients en œuvre dans le déni et la dénégation dans lesquels ils sont parfois engagés, c’est permettre aux individus de s’engager dans une démarche de nature éthique (Tufféry, à paraître). Face aux risques de désengagement des agents sociaux dans leur activité professionnelle, il s’agit de trouver autour des usages du numérique, comment reconquérir des solidarités mises à mal, tenter de reconstruire des collectifs fragilisés et essayer de construire de nouvelles coopérations, en acceptant de faire des efforts « pour changer sa façon de voir, pour modifier l’horizon de ce qu’on connaît et pour tenter de s’écarter un peu » afin de « penser autrement ce qu’on pensait déjà et d’apercevoir ce qu’on a fait sous un angle différent et sous une lumière plus nette » (Foucault, 1997[1984] : 17). Comme pour tous les autres domaines d’activité professionnelle concernés, les compétences numériques ne doivent pas devenir une forme d’idéal à atteindre en un temps record, mais un moyen pour dessiner de nouvelles formes possibles de travail, tout en tenant compte de la diversité des attentes, des dispositions et des capacités des archéologues à pouvoir s’engager dans l’évolution de leurs pratiques.
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[1] Cet article n’engage que son auteur et aucunement son employeur dans les avis formulés et les hypothèses émises.
[2] Pour une discussion de la notion de « participation observante », voir (Soulé, 2007).
[3] Les principaux chiffres de cette expérimentation et de son protocole de recueil de données sont les suivants :
[4] Le pourcentage de cette frange est difficile à quantifier mais on peut avancer le chiffre de 10 à 15% d’après nos observations
[5] L’étude du recours à des techniques numériques en archéologie a fait l’objet d’importants travaux de recherche récents parmi lesquels le Labex Les passés dans le présent et le projet ReSeed soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche (cf. bibliographie).
[6] Application conçue et développée par la Direction Scientifique et technique et la Direction des Systèmes d’information de l’Inrap.
[7] Notre propos s’intéresse ici à aux archéologues, mais l’étude du numérique en archéologie ne peut s’y limiter. Il apparaît indispensable de l’étendre à tous ceux auxquels s’adressent les archéologues à travers leurs actions de valorisation et de médiation scientifique et culturelle.
[8] Par exemple, le blog Archéologie numérique : https://archnum.hypotheses.org/ (consulté le 3 septembre 2018).
[9] Parmi les archéomaticiens, des sous-groupes existent comme celui des “archéogéomaticiens”, contraction d’archéologue, de géographe et d’informaticien (la géomatique est elle-même le domaine de l’usage d’outils numériques dédiés à la production, l’analyse, la gestion et la représenter de données spatiales).
Tufféry Christophe, « Les compétences numériques en archéologie : un défi majeur et des risques de déni », dans revue ¿ Interrogations ?, N°28. Autour du déni, juin 2019 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Les-competences-numeriques-en (Consulté le 31 octobre 2024).