L’auteur, anthropologue, s’appuie sur son expérience de chargée de cours en sciences humaines et sociales (anthropologie/ethnologie et sociologie) dans huit Instituts de Formation en Soins Infirmiers de plusieurs régions françaises pendant plus de trois ans. Elle y questionne la place réservée aux sciences humaines dans ces établissements réformés depuis 2009, l’investissement (ou non) des formatrices dans ce champ disciplinaire, leur lecture du nouveau référentiel mais aussi les difficultés à transmettre ces disciplines au regard des attentes respectives et des contraintes organisationnelles. Elle analyse la perception des étudiants face à ce bagage théorique à visée pratique (le futur infirmier étant défini par le référentiel comme un « praticien réflexif »), la réflexivité des formateurs, et apporte une réflexion sur sa propre expérience de transmission des savoirs anthropologiques dans ce champ professionnel.
Mots-clés : anthropologie – universitarisation - soignants - formation - réflexivité
The humanities and social sciences in professional training submitted to “universitarization” : the case of Nursing Training Institutes
The author, anthropologist, relies on her experience as a lecturer in humanities and social sciences (especially anthropology, ethnology and sociology) in Nursing Training Schools of several French regions for more than three years. She questions the place reserved to the humanities in these institutions reformed since 2009, the investment (or not) by the trainers in this disciplinary field, their interpretation of the new program and also, the difficulties to transmit these disciplines in terms of their respective expectations and organizational constraints. She then analyzes the perception of students facing this theoretical knowledge with practical aim (the future nurse being defined by the repository as a “reflective practitioner”), reflexivity of trainers, and provides a reflection on her own experience of transmission of anthropological knowledge in this professional field.
Keywords : anthropology – universitarization - nursing - training - reflexivity
Anthropologue, j’effectue depuis plus de trois ans des vacations dans huit Instituts de Formation en Soins Infirmiers (IFSI) de plusieurs régions françaises pour y dispenser des cours d’anthropologie/ethnologie et de sociologie. Ces cours s’inscrivent depuis 2009 dans la réforme d’’universitarisation’ de cette formation, liée à une réingénierie des diplômes avec leur intégration au système LMD (Licence, Master, Doctorat) permettant aux étudiants d’accéder au grade licence [1] conditionné par l’obtention du diplôme d’État. Cette réforme s’explique en partie par la revendication du personnel infirmier d’une reconnaissance sociale de leurs compétences par la validation d’un « bac plus 3 », d’une revalorisation salariale mais aussi d’une profonde évolution du système de santé. De la servante à l’auxiliaire du médecin à la reconnaissance de la professionnelle au rôle propre, bien des évolutions ont ponctué la reconnaissance et la professionnalisation de l’infirmière (Magnon, 2006) jusqu’à la création d’un ordre infirmier. Il ne manquait plus que l’entrée à l’université. Mais cette universitarisation, néologisme couramment employé (Bourdoncle, 2007), est source d’une certaine ambiguïté : la mise en place rapide de la réforme [2] a eu lieu sans qu’un réel partenariat avec l’université ait été préalablement construit. De grandes disparités régionales existent donc entre établissements et persistent en 2013.
Si le rattachement à l’université est obligatoire pour l’obtention du grade de licence, elle peut se faire sous différentes formes. Un cadrage national exposé dans la Circulaire interministérielle du 9 juillet 2009 amène les IFSI d’une même région ou académie à se regrouper pour former un Groupement de Coopération Sanitaire (GCS) afin d’établir une convention avec les universités de référence disposant d’une formation en santé [3]. La répartition des temps d’enseignement entre l’université et les IFSI a fait l’objet d’une recommandation ministérielle devant servir de base de négociation (par exemple, les enseignements contributifs sont censés être réalisés par les universitaires tandis que les formateurs réalisent les enseignements cœur de métier). Les IFSI sont sous la responsabilité de l’État qui détermine les conditions d’accès à la formation, le nombre d’étudiants des promotions, le programme, l’organisation et les modalités d’évaluation et de la Région qui à la charge du fonctionnement et de l’équipement de ces instituts, surtout active sur le plan financier. Ce dernier point est central car les budgets accordés par les régions n’ont pas été augmentés alors que les établissements doivent, pour répondre au cahier des charges, faire appel à des universitaires [4] et les payer en conséquence. De manière commune, la pénurie d’enseignants universitaires en IFSI (éloignement géographique, rémunération peu attractive, méconnaissance du champ de la formation professionnelle ou désintérêt, etc.) a entraîné une labellisation d’intervenants sur dossier (formateurs, intervenants occasionnels, etc.). La rémunération des intervenants (universitaires ou labélisés) pose problème car les budgets des IFSI ne permettent pas toujours de rémunérer l’enseignant selon le tarif universitaire. Aussi, il n’est pas rare que certaines formatrices (l’emploi du féminin se justifie car ce sont principalement des femmes tout comme majoritairement les étudiants sont des étudiantes [5]) assurent des cours contributifs même si elles n’ont pas de compétences particulières dans la discipline [6] en question, d’autres attendent d’être habilitées par l’université. Le contenu des conventions précise les conditions (matérielles, pédagogiques) de la réalisation d’enseignements universitaires en partenariat avec les IFSI, notamment pour les cours de SHS, droit, sciences biologiques et médicales.
Cette réforme a entraîné l’adoption et la mise en place d’un référentiel par compétences (au nombre de 10, exprimées en terme de capacités) et une organisation en unités d’enseignements capitalisables en crédits européens (180 ECTS) sur les six semestres de la formation en alternance (cours et stages). La formation reste professionnelle et les objectifs principaux sont de placer l’étudiant dans une dynamique de transférabilité des connaissances et des ressources dans des contextes de soins. La capacité réflexive [7] devient capitale : l’étudiant doit développer une capacité d’analyse envers sa propre pratique et être capable de mobiliser des savoirs dans les situations de soin afin d’acquérir une autonomie dans sa pratique. L’étudiant doit acquérir des compétences : il doit être capable de mobiliser ses ressources externes et personnelles en situation de soins. L’étudiant doit devenir un « praticien réflexif », expression datée, qui a connu un grand succès dans la formation des maîtres, dont les travaux de Donald Schön dans le domaine de la formation professionnelle des années quatre-vingt ont bien analysé les enjeux. Ce dernier avait déjà distingué la réflexion dans l’action, qui permet à un sujet de penser en toute conscience lors du déroulement de son action (et de réagir en cas de situation imprévue) et la réflexion sur l’action, dans laquelle le sujet analyse et évalue son action. Le référentiel souligne l’importance de la réflexivité de la future infirmière initiée par ailleurs à la démarche de recherche. Il entraîne donc une réingénierie de la formation, modifie le travail pédagogique des formateurs avec l’approche par compétences [8] qui met en avant l’apprentissage en situation. Ces derniers se doivent d’élaborer des conditions propices à l’intégration de ces compétences par les étudiantes qui doivent être transférables dans des situations de soins.
Cet article a donc pour cadre une recherche personnelle née de la diversité des applications du référentiel et de ses exigences dans les IFSI fréquentés par l’auteur (chercheuse par ailleurs spécialisée dans le champ religieux) mais aussi de certains invariants concernant la place de l’anthropologie sociale et culturelle [9] (et aussi d’autres SHS) dans le dispositif de formation, en présentant à la fois les enjeux pour l’établissement, les formatrices, l’intervenante et les étudiantes qui finalement interrogent tour à tour la notion de réflexivité. Ethnologue de formation, j’ai utilisé une méthodologie qualitative classique privilégiant les entretiens informels et l’observation in situ (ce qui se passe avant, pendant et après le cours, les repas pris en commun avec les formatrices et parfois avec la direction, les échanges de courriers, les pauses café, les échanges et les réunions plus formelles pour la planification des cours et des évaluations, etc.) pendant une période échelonnée sur trois années (2009-2012).
Ce référentiel vise donc l’harmonisation des formations mais dans les faits, les établissements conservent une marge de manœuvre et l’organisation des unités d’enseignements, les enseignements dispensés et les critères d’évaluation des étudiantes sont finalement variables. Auparavant, le programme en vigueur de 1992 (Thouvenin, 2005) faisait apparaître la notion d’infirmière polyvalente pouvant réaliser les soins en prenant en compte les dimensions biopsychosociales de la personne soignée. Les sciences humaines y avaient déjà leur place mais d’une manière moins structurée qu’aujourd’hui car elles étaient souvent laissées à l’appréciation de la direction ou des formatrices. On retrouve encore cette tendance malgré le nouveau cahier des charges qui contraint les établissements à faire appel préférentiellement à des universitaires pour dispenser ces cours. Le volume horaire des enseignements relevant des sciences humaines et sociales (SHS) est relativement important et s’explique de plusieurs manières : il rend compte d’une évolution importante du champ infirmier, de sa volonté d’accéder à un savoir propre (les « sciences infirmières ») par l’acquisition de savoirs universitaires qui permet de valoriser le champ professionnel et s’inscrit dans la revalorisation de la profession et sa volonté d’autonomisation. Chaque IFSI s’approprie néanmoins ce nouveau programme et il existe une disparité en termes d’organisation des semestres, des contenus des enseignements et des procédés d’évaluation dans les établissements d’une même région chapeautés par la même université. Notons aussi que le référentiel est discutable quant à l’organisation des enseignements. Par exemple, dans l’unité d’enseignement 1.1. « Psychologie, sociologie, anthropologie » du premier semestre (40 heures de cours magistraux-CM, 15 heures de travaux dirigés-TD et 20 heures de travaux pratiques-TP), la majorité des heures concerne la psychologie clinique, cognitive et analytique alors que la psychologie sociale n’est pas toujours valorisée. L’influence et la suprématie de la psychologie en IFSI se retrouvent d’ailleurs dans les manuels spécialisés dans le paramédical où la place des autres sciences humaines reste marginale. Les sciences humaines et sociales reviennent en deuxième année mais sous d’autres formes (notamment avec la méthodologie de recherche pour le travail de fin d’études [10]), elles peuvent également être remobilisées, selon les demandes, dans le cadre d’autres unités d’enseignements. Ces disciplines sont contributives puisqu’elles ne font pas parties des savoirs constitutifs des compétences infirmières.
Concernant l’anthropologie (l’ethnologie) et la sociologie, ces disciplines sont enseignées au deuxième semestre (au sein de l’unité d’enseignement 1.1. S2 intitulée : Psychologie, sociologie, anthropologie) et ne représentent que 25 heures de CM, 10 heures de TD et 15 heures de TP. Il existe donc une profonde inadéquation entre d’une part le programme officiel, les objectifs visés (listés ci-après) et les heures effectives d’enseignements. Les objectifs sont définis ainsi par le référentiel :
Depuis 2009, huit établissements m’ont recrutée (de manière temporaire) pour dispenser des enseignements en anthropologie (ethnologie) et sociologie. Il existe de profonds écarts entre le programme officiel, sa compréhension et son organisation par les formatrices, leurs attentes, les enseignements délivrés et les pratiques effectives. Comme je l’ai rappelé, mes enseignements ont été construits pour la formation infirmière. Les cours d’anthropologie (et ethnologie) sont centrés sur la démarche anthropologique : après une introduction sur l’histoire de la discipline et son objet, je souligne son utilité pour la profession infirmière. Je travaille alors sur des thématiques explicitement liées ou non au champ de la santé (anthropologie de la santé, du corps, des rites funéraires, de la naissance, de l’alimentation, du handicap, de la famille, du religieux, etc.). Les concepts anthropologiques sont ainsi développés en utilisant des exemples pris sur différents terrains dont le terrain hospitalier (par exemple, les rites funéraires, les préjugés culturels et leurs incidences sur la pratique soignante, etc.). Dans les cours de sociologie, après avoir présenté son histoire, ses objectifs, ses méthodes et certains auteurs, j’explore certains concepts du référentiel (socialisation, lien social, dynamique de groupe, pouvoir, exclusion) à partir de situations concrètes du champ hospitalier (les relations interprofessionnelles, l’exercice du pouvoir, la délégation des tâches, le genre et la division du travail, etc.).
Très souvent et comme il est recommandé dans les établissements, les universitaires dispensent des cours magistraux, aux formatrices de prendre en charge les travaux dirigés. Cette répartition des enseignements est parfois source de tensions et suscite des difficultés éthiques à la fois pour les formatrices, l’intervenant mais aussi pour les étudiantes : effectivement, cela suppose que les formatrices soient formées à l’anthropologie et qu’elles assistent aux cours, ce qui est rarissime. Surgissent alors plusieurs questions : que font ces formatrices en TD ? Quels liens font-elles avec les cours magistraux auxquels elles n’ont pas assisté ? Quelle posture doit tenir l’intervenant ? Comment s’y prennent-elles pour assurer une évaluation et sa correction ? À plusieurs reprises, j’ai été confrontée à ces situations. Plusieurs formatrices devaient assurer les TD en anthropologie, champ qu’elles ne maîtrisaient pas. Elles décidaient alors de réaliser des TD sur des théories en soins infirmiers sans liens avec mes cours. Dans d’autres cas, elles décidaient de s’aider de manuels de sciences humaines conçus pour la formation infirmière mais dont la partie concernant l’anthropologie reste très succincte, parfois orientée vers une posture culturaliste, entraînant des difficultés pour les étudiantes à établir les liens entre le CM et le TD.
Dans un IFSI de Bourgogne où je réalise un volume horaire important, lors d’une réunion avec la direction et trois formatrices [14] afin d’élaborer l’unité d’enseignement concernant l’anthropologie, l’ethnologie et la sociologie, les formatrices étaient résignées : elles soulignaient leur impossibilité d’assurer les TD (par incompétence) alors que la directrice les sommait d’assister aux cours afin de s’approprier les connaissances pour les réinvestir en TD, « cela fait parti du travail de formateur » soulignait-elle. Les formatrices qui désertaient le champ n’étaient donc pas en accord avec l’évolution même du métier de formateur telle que l’envisageait la directrice. La surcharge de travail liée à l’application du nouveau programme ne faisait qu’exacerber les tensions. Pour une histoire de logiques professionnelles mais aussi de coût financier (les formatrices souhaitaient que je prenne en charge les TD), il m’était impossible de le faire. Dans bien des cas, je devais assurer l’évaluation de l’unité d’enseignement et sa correction. Dans d’autres cas, la correction n’était pas assurée par mes soins mais par les formatrices (qui n’avaient pas assisté aux cours) et, même, si je transmettais un guide de correction, il était très difficile pour elles de faire une correction raisonnée. Aussi, je me retrouvais dans des situations embarrassantes d’un point de vue éthique par rapport aux étudiantes. Parfois, les formatrices m’ont demandé de me charger des TD (elles avaient obtenu l’aval de la direction). Dans un autre IFSI, une formatrice a assisté à plusieurs de mes cours et nous avons pu réaliser ensemble un TD fécond en partant de situations de stage amenées par les étudiantes. D’une manière générale, en trois ans, deux formatrices ont assisté à l’intégralité de mes cours en anthropologie, l’une d’elle a réalisé les TD en me demandant de valider sa démarche et a élaboré son évaluation en me demandant mon avis. Cette formatrice ne faisait pas l’économie de critiques de ses collègues de l’IFSI mais aussi des autres établissements sur la question de la présence aux cours. Alors que majoritairement, les formatrices soulignent le manque de temps pour assister aux cours, cette formatrice, qui se donnait la peine de le faire, avec une charge de travail égale à ses collègues, considère le comportement de ces dernières « d’inadmissible ». La nécessité d’assister aux cours, de s’approprier le contenu afin de réaliser les TD et les évaluations, fait partie pour elle de leur mission : « Il en va de la légitimité même du métier de formateur. En plus, ces formatrices sont les premières à râler après l’universitarisation, elles ont peur de perdre leur travail alors qu’elles ne font rien pour évoluer alors que la formation évolue ».
Ces tensions s’inscrivent dans le cadre de l’application du nouveau référentiel réalisé péniblement en 2009 dans l’urgence, donnant lieu à une restructuration de la formation et une transformation dans la manière de guider pédagogiquement les étudiantes mais aussi à un changement dans les objectifs de la formation. Le référentiel partage et divise les formatrices : j’ai entendu nombre de fois ces critiques des savoirs universitaires : « On va en faire des intellectuels » ; « Je n’aimerais pas me faire soigner par ces nouveaux » ; « J’ai peur des futures infirmières » ; « Elles n’apprennent pas à soigner » ; « Trop de théories, trop de connaissances alors qu’on est en formation professionnelle, il faut arrêter ! » ; « On leur apprend à penser, à réfléchir, c’est bien, mais pour poser une sonde urinaire, ce n’est pas ce qu’il faut ! » ? Cette opposition entre savoirs théoriques et savoirs pratiques est très présente et, même si elle n’est pas nouvelle, elle est renforcée par l’universitarisation. Effectivement, le rapport au savoir diffère : d’un côté un savoir universitaire qui va privilégier les connaissances fondamentales par la recherche, sa conservation, sa valorisation et sa transmission et de l’autre, un savoir lié à l’action, un savoir pragmatique, professionnel. Si les infirmières ont longtemps été reléguées au statut d’exécutantes, la reconnaissance de leur capacité d’analyse et de réflexion est un des enjeux de la professionnalisation et de l’autonomisation de leur profession.
Cela étant, le rapport aux différents types de savoir divise les formatrices. Pour certaines, le nouveau référentiel est synonyme d’opportunité et d’évolution de la profession, et, même s’il demande des ajustements, il donne la possibilité aux étudiantes d’approfondir leur champ de connaissances afin d’avoir une approche globale du soin, et aussi, il permet une reconnaissance de statut, de diplôme et donc de reconnaissances salariales. Les exigences du référentiel ont d’ailleurs poussé une minorité de formatrices (9 sur 53 dans quatre IFSI en 2012) à s’inscrire en master afin de pouvoir former les étudiantes de manière plus sereine (« être plus crédible »). Jusqu’à maintenant, les formatrices sont des cadres de santé qui ont été formés dix mois dans un Institut de Formation de Cadres de Santé (IFCS), certaines ont le statut de faisant fonction [15]. Ces inscriptions se font à titre individuel (ce qui pose problème par rapport à la prise en charge financière et temporelle) et, même si ces formations n’ont pas de caractère obligatoire, elles sont vivement recommandées dans certains IFSI [16]. Finalement, l’universitarisation entraîne de nouvelles représentations et de nouveaux comportements de la part des formatrices : une certaine peur de travailler avec les universitaires « ces intellectuels » à qui elles attribuent un savoir supérieur alors que pour d’autres, il s’agit d’une évolution de la profession permettant la reconnaissance du travail infirmier sur un autre plan que professionnel ; certaines redoutent aussi de perdre leur place « d’être absorbés, mangés par l’université » ; « à terme, il n’y aura plus de formateurs, la fac de médecine va récupérer la formation » (propos de plusieurs formatrices, 2009-2011) et s’interrogent sur leurs propres compétences pédagogiques, leur qualification et ont quelques craintes de l’impact de la réforme sur leur métier [17]. Plusieurs s’interrogent sur la légitimité même de leur statut : « les étudiantes vont avoir le grade licence et moi je n’ai pas de diplôme universitaire, je pense donc faire un master » (formatrice âgée de 38 ans exerçant depuis 6 ans dans le même IFSI) alors que d’autres, plutôt critiques envers la réforme, sont dans des postures de résistance : « Il est hors de question que je m’inscrive à un master, on a toujours réussi à former des infirmiers, ce n’est pas un diplôme qui va changer cela, c’est peut-être même le contraire quand je vois le niveau de certaines étudiantes en pratique. Catastrophique. Et puis de toute façon, il me reste trois ans à faire avant la retraite » (formatrice, 52 ans, œuvrant dans le même institut depuis 13 ans). Cette division reflète aussi des stratégies d’investissement de la profession différentes selon les profils de chaque formatrice, leurs compétences, leur sens de la pédagogie, leur stratégie professionnelle [18], etc.
Une formatrice travaillant en IFSI depuis 4 ans me dira : « On demande aux étudiants d’avoir une posture réflexive, il serait aussi temps que nous, les formateurs, on soit aussi dans cette posture-là. ». La notion de réflexivité est sujette à des définitions multiples parmi les formatrices mais souvent, c’est « l’analyse de la pratique » qui définit la posture réflexive. D’autres qualificatifs sont revenus : « c’est se questionner, réfléchir sur une situation donnée », « faire des liens avec les savoirs théoriques et les savoirs pratiques, en prenant du recul », « réfléchir à ce que l’on fait, pourquoi et comment on le fait, être dans l’analyse ». Anne-Marie Ladagec souligne que le « modèle du praticien réflexif est ambitieux et exigeant. Il pose de nombreuses questions, dont celle de savoir si tous les individus sont capables d’acquérir cette posture réflexive » (Lagadec, 2011). Les liens que sont supposés faire les étudiantes entre savoirs théoriques et savoirs pratiques nécessitent qu’ils soient préalablement acquis pour les formatrices.
Concernant les enseignements contributifs, dans certains IFSI, quelques formatrices (souvent deux ou trois) sont responsables du pôle SHS, par intérêt ou par hasard [19]. Ce sont avec elles que je planifie les cours, les évaluations, etc. Parmi celles qui gèrent l’unité par hasard, il n’existe aucune interaction sur le contenu des cours, ni sur leurs attentes : ces formatrices désertent ce champ disciplinaire et il n’y a parfois aucune coordination pédagogique, ce qui est valable pour d’autres enseignements contributifs où les formatrices n’ont pas de compétences pour imposer « des consignes pédagogiques qui guideraient des apports en lien avec les situations de travail et les compétences » (Nagels & Alglave, 2011). Aude Girier, sociologue étudiant la formation infirmière et la place de la sociologie dans le nouveau référentiel, a souligné les difficultés de son enseignement pointant le manque de concertation de coordination pédagogique entre l’universitaire et les formateurs, ce qui questionne la cohabitation entre deux types de savoirs, deux institutions aux logiques différenciées (Girier, 2012 : 38-42).
Dans une minorité d’instituts, les cours que j’ai créés pour la formation ont été bien reçus et ont pu être dispensés selon une logique de progression raisonnée selon un format (volume horaire) satisfaisant. Dans une majorité d’autres instituts, la demande était ponctuelle et d’un autre ordre : il s’agissait de remplir le quota d’heures universitaires laissées vacantes, sans aucune logique avec les autres enseignements dispensés [20]. J’étais alors obligée de signifier aux formatrices responsables qu’il était nécessaire d’avoir une planification raisonnée mais mes requêtes n’étaient pas toujours entendues. Parfois, les demandes pouvaient paraître insolites : « Vous pouvez faire l’anthropologie des cultures ? » ; « Vous parlez des différentes cultures quand vous faites l’anthropologie ? » ; « Vous pouvez parler des Roms ? ». La méconnaissance disciplinaire entraîne certains quiproquos avec l’intervenant mais aussi avec les étudiantes qui parfois ne trouvent pas de réponses auprès des formatrices sur le champ concerné. Comme le mentionne Zahia Kessar, on retrouve dans plusieurs établissements cette attente concernant l’anthropologie : « Le demandeur se représente l’anthropologie comme un savoir sur les autres cultures dont on peut attendre des solutions, voire des recettes pour modifier les comportements dans le sens d’une normalisation, la culture étant considérée comme ce qui fait obstacle à la réalisation des soins. » (Kessar, 2000). Françoise Loux écrivait, concernant l’application de l’anthropologie aux formations soignantes, sur les dangers d’une « sensibilisation » à d’autres cultures, pouvant conduire à « rechercher des recettes pour savoir comment se comporter à l’égard de telle ou telle pratique qui déconcerte ou même effraie ». Elle poursuivait par : « l’ethnologie ne peut ni ne doit donner des recettes » (Loux, 1998 : 37).
En 2012, une formatrice, dont le départ en retraite était imminent, qui a eu une activité professionnelle en Afrique de l’Ouest a mobilisé son expérience comme introduction à mes cours d’anthropologie. N’ayant pas assisté à sa rapide présentation, elle m’a signifié avoir sensibilisé les étudiantes aux refus de soins de certains patients, le rapport à l’hygiène et aux modes de vie locaux. Sa lecture de l’anthropologie était tournée vers le savoir sur l’Autre, cet Autre qui pose problème quant à la réalisation des soins : « C’est vrai, ce n’est pas facile sur place de comprendre pourquoi une femme refuse une césarienne, pourquoi une autre refuse tel traitement, etc. ». Si une bonne partie des formatrices rencontrées ont effectivement une telle représentation de l’anthropologie, certaines, dont les plus intéressées, témoignent de la richesse de la réflexion anthropologique qui permet à l’étudiante d’élargir son champ de connaissances mais aussi de faire un travail sur soi-même afin d’éviter les postures ethnocentriques.
La réflexivité fait partie intégrante du bagage méthodologique de l’ethnologue (Ghasarian, 2002). Même si le terme connaît de multiples définitions dans notre champ disciplinaire, de la mise à distance envers ses propres modèles culturels à la réflexivité comme réflexion sur les conditions de construction d’un savoir anthropologique qui prend en compte la subjectivité du chercheur, elle appartient désormais au service de la production des savoirs. Mon expérience me confronte à la manière dont la réflexivité des sciences et humaines et sociales peut être transmise et dans quelle mesure elle participe à la posture réflexive attendue de la future soignante.
Le nombre d’étudiantes dans les promotions de première année au sein desquelles j’enseigne est variable : cinquante à Beaune, soixante-dix à Mâcon, cent dix à Bourg, âgées de 18 ans à 53 ans, majoritairement des filles comme déjà souligné. Une majorité d’étudiantes intègre la première année de la formation après avoir obtenu un baccalauréat (qui reste le diplôme le plus élevé). Une proportion importante (environ 38 %) a commencé des études universitaires (notamment une première année de médecine ou de biologie) ou une classe préparatoire à l’entrée en formation [21]. Majoritairement donc, les étudiantes ont plus de 19 ans. Environ 6 % d’entre elles détiennent une licence, exceptionnellement un master et 25 % ont déjà eu une activité professionnelle (dans le secteur la santé en tant qu’agents de soins hospitaliers ou aides soignants par exemple) même s’il y a toujours de véritables reconversions [22].
L’apport théorique des sciences humaines et sociales concentré lors des premiers semestres n’est pas toujours le bienvenu, à la fois pour les formatrices, les étudiantes mais aussi pour les intervenants, non seulement à cause de la maturité des étudiantes mais aussi par leur manque d’expérience (professionnelle). J’ai eu une fois l’occasion d’enseigner à des étudiantes qui n’avaient pas encore réalisé de stage (une promotion très jeune de cinquante-huit étudiantes dont deux connaissaient le monde soignant) d’où la difficulté à faire des liens avec la pratique professionnelle et l’incompréhension de certaines par rapport aux liens avec le métier d’infirmier. Ces liens sont pourtant au cœur des débats entre formatrices et étudiantes lorsqu’il s’agit des sciences contributives. Certaines les jugent indispensables mais pas nécessaires, d’autres incontournables, d’autres encore doutent de leur utilité concrète. Les échecs dans ces unités-là posent d’ailleurs question : certaines étudiantes échouent alors qu’elles réussissent dans les unités « cœur de métier » et valident leur stage. Les CAC (Commission d’Accréditations des Crédits) permettent alors, entre autres, de pouvoir attribuer des points manquants à des étudiantes qui réussissent par ailleurs mais qui connaissent des difficultés dans certaines disciplines contributives [23]. Cette possibilité peut amener à voir ces disciplines comme annexes et finalement peu investies par les étudiantes. La question des liens est récurrente : « On ne voit pas toujours le lien ». Il est évident qu’après avoir introduit les disciplines en question, il est nécessaire d’entrer dans des thématiques en lien avec le monde soignant (naissance, rites funéraires, alimentation, pratiques de soins, représentations de la maladie, rapport au corps, etc.). L’intervenant se doit d’être pragmatique et ne doit pas s’égarer dans des développements abstraits qui éloignent de fait son auditoire. Mais, même en prenant ces mesures, l’intervenant ne peut faire l’économie, dans chaque promotion, d’étudiantes pour qui seul le savoir biomédical prime. L’approche anthropologique n’est alors pour elles qu’une manière de relativiser des choses qui ne peuvent pas l’être à leurs yeux. Par exemple, rappeler que le modèle biomédical n’est qu’un modèle parmi d’autres et que la médecine occidentale n’est pas la seule médecine savante du monde suscite des critiques ou des moues boudeuses [24].
Cela étant, mes cours d’anthropologie ont entraîné certains retours inattendus : « Je voulais vous remercier pour vos cours, je ne pensais qu’en venant là, j’apprendrai autant de choses, ça ouvre l’esprit, c’est génial » ; « Je ne pensais pas découvrir autant de choses ! » ; « En plus de se remettre en question et apprendre des autres, on apprend je trouve à un être un meilleur être humain ». À plusieurs reprises, j’ai également rencontré certaines étudiantes de troisième année déçues de ne plus avoir de cours d’anthropologie (« Là, on en aurait besoin, on a de la matière »). Les cours étant comprimés au deuxième semestre, il est regrettable qu’ils ne puissent plus être remobilisés ensuite. Néanmoins, plusieurs étudiantes ont choisi pour leur travail de fin d’études une optique socioanthropologique. Il m’est cependant impossible de participer au jury d’examen (question de moyens et d’organisation) et je ne peux donc pas guider les étudiantes qui ont opté pour une telle orientation.
L’exotisme attaché à l’anthropologie affecte les représentations des étudiantes : lorsque je leur demande au préalable ce qu’elles attendent des cours d’anthropologie, les réponses sont souvent orientées vers les rites et pratiques de l’Autre, des « étrangers », des « ethnies ». Pour certaines, les liens sont difficiles, d’autres envisagent les cours comme une manière de consolider leur culture générale, d’autres encore se montrent très intéressés et pertinents dans l’échange. La présence d’une diversité culturelle et sociale (variable dans les IFSI fréquentés) chez les étudiantes favorise la richesse des échanges. Revendiquant l’interaction avec les étudiantes (surtout lorsque la taille de la promotion le permet), les échanges peuvent parfois être vifs. C’est aussi un aspect de l’anthropologie appliquée au monde soignant (valable pour d’autres « mondes ») : aller à contre-courant du sens commun, briser les idées reçues, procéder à un travail de déconstruction de ce qui paraît naturel, normal, entraîne la résistance de certaines étudiantes : ces dernières ont parfois de la difficulté à reconnaître la diversité culturelle et sociale et se complaisaient dans une attitude ethnocentrique, qu’elles revendiquent d’ailleurs.
Les préjugés culturels et autres stéréotypes que j’analyse en cours en utilisant des exemples dans le milieu soignant peuvent susciter certains désaccords : « Ces gens ne sont pas comme nous » dit un étudiant à propos des Musulmans, il s’attire des regards désapprobateurs et les critiques d’autres étudiantes. À l’intervenant alors de déconstruire les mots employés « ces gens » et « nous » pour permettre de complexifier la réflexion de l’étudiant sans être dans le jugement de valeur. L’acquisition d’une posture réflexive chez l’étudiante passe d’abord vers un mode du discours qui n’est plus sur le registre du jugement (registre le plus rencontré). Les questions autour des rites et des pratiques de personnes immigrées suscitent des commentaires et souvent, l’orientation culturaliste est privilégiée par les étudiantes bien que certaines rappellent qu’elles sont toutes porteuses de bagages culturels différents et que le patient n’est pas le seul à relever d’une culture particulière, elles aussi. Il s’agit alors de confronter les étudiantes aux situations concrètes du milieu soignant pour les sensibiliser aux préjugés et aux stéréotypes, véritables obstacles à la relation avec le patient dans un contexte institutionnel particulier avec ses codes et ses contraintes. Aussi, les phénomènes d’étiquetage et de catégorisation (« le syndrome méditerranéen » [25]) interpellent les étudiantes qui n’hésitent pas à témoigner de leurs expériences personnelles, parfois difficiles [26].
L’anthropologie permet finalement de sensibiliser les étudiantes à la connaissance de leurs propres référents culturels, personnels et professionnels pour les amener à s’abstenir de jugements de valeur hâtifs devant certaines pratiques qui leur paraissent étranges, problématiques ou inadmissibles. Dans notre société, bien des pratiques et des théories nous semblent naturelles et nous imposent des normes que l’on considère légitimes, normales, justes. Ces normes peuvent concerner l’hygiène, la religion, la santé, la maladie, les rites funéraires, la famille, l’hygiène, la pudeur, etc. Il est alors pertinent de faire un détour historique dans sa propre société et ne pas seulement se concentrer sur l’Autre. C’est alors à la fois un regard éloigné et proche qui est privilégié pour transmettre la démarche anthropologique aux futurs soignants. Zahia Kessar soulignait qu’il était préférable de « mobiliser la réflexion des soignants sur la façon de répondre collectivement au problème du patient, c’est-à-dire sur leur propre fonctionnement, que de répondre en termes d’informations, qui ne peuvent être que générales, sur la culture du patient » (Kessar, 2000). La culture n’est qu’un élément parmi d’autres et le patient ne doit jamais être réduit à sa culture.
Dans les faits, la posture des soignants oscille entre uniformisation des soins (en vertu du principe universaliste) et la prise en compte de la singularité de chaque patient (prise en charge de sa culture, religion, etc.). « Jusqu’où peut-on aller pour s’adapter au patient ? », question émise par des étudiantes qui révèle une tension qui peut émaner de ces deux injonctions, pour certaines, contradictoires. Le même soin pour tous et en même temps, « chaque patient est unique, je ne dois pas faire de différence mais je dois prendre en compte sa culture, sa religion » (étudiante, 2012). De manière assez caricaturale, les étudiantes rapportent des faits qu’ils n’ont pas forcément vécus mais qu’ils entendent dans les médias : « Une musulmane ne voulait pas enlever son voile pour se faire opérer » ; « Une musulmane refuse de se faire soigner par un homme », puis d’ajouter : « C’est culturel alors on fait comment ? ». Derrière le culturel, une majorité d’étudiantes ne fait pas de différence entre ce qui relève de la culture et d’autres sphères (sociales, politiques), ce qui entraîne des postures figées et des incompréhensions. Derrière certains discours accusateurs, on voit pointer quelques dangers de l’instrumentalisation de l’anthropologie pouvant aider à imposer ses propres valeurs grâce à la connaissance des autres cultures.
Dans un autre registre, la routine de l’institution hospitalière est aussi créatrice de « violence banalisée » comme le souligne David Le Breton, qui insiste sur le nombre de malentendus interculturels liés au décalage « des attentes mutuelles, liées à la méconnaissance des valeurs fondatrices de l’identité de l’Autre, à la négation du rapport intime à son corps et à l’absence de négociation préalable entre les partenaires de l’échange » (Le Breton, 1995). La connaissance de l’institution hospitalière, de ses codes internes et de son histoire mais aussi des différentes logiques professionnelles qui s’y affrontent, des politiques institutionnelles et leurs effets, ainsi que l’approche de la laïcité et ses applications pratiques dans les institutions publiques sont nécessaires pour appréhender les interactions soignants-soignés. Or, le temps manque et il est parfois difficile de mener une réflexion de fond.
La démarche anthropologique invite les futurs soignants à renforcer leur posture réflexive, les sensibiliser à l’écoute, l’observation et la réflexion. Loin d’en faire des ethnologues ou des soignants capables de connaître une liste déterminée de rites et de pratiques, il est souhaitable de les amener à la conscience de la variété culturelle et de son impact sur les patients mais aussi sur les soignants. Ainsi, les incompréhensions liées à l’hygiène, à l’alimentation, à l’expression de la douleur, au rôle de la famille, au traitement et à sa perception, etc., peuvent être mieux appréhendées, parfois surmontées. La prépondérance des discours ethnocentriques et culturalistes entraîne la persistance des modèles de catégorisation du ’bon’ et ’mauvais’ malade par rapport à des normes toutes relatives. Déconstruire cette perception de l’Autre, être conscient de son propre héritage culturel pour pouvoir aborder la diversité des attitudes culturelles et sociales envers le corps, la maladie, la santé, la douleur, la famille, etc., est à mon sens le principal objectif de l’initiation à l’anthropologie des futurs soignants.
Dans un contexte de réforme, d’ajustements et de réorganisation des Instituts de Formation en Soins Infirmiers, les enseignements des sciences humaines et sociales entraînent des lectures différenciées selon les attentes et la lecture du référentiel réalisées par les formatrices et les moyens mis à leurs dispositions (politiques institutionnelles, moyens financiers, proximité avec une université). Les sciences humaines n’ont pas toutes la même place dans le référentiel et cette place est variable d’institut en institut, ce qui impacte l’enseignement de certaines disciplines. Ces savoirs font l’objet de réappropriations par les acteurs et sont investis différemment selon les étudiantes et les formatrices. Comment les étudiantes peuvent-elles remobiliser les connaissances acquises en cours et les transférer dans des situations professionnelles si la coordination pédagogique entre l’universitaire et les formatrices n’est pas assurée ? Comment la posture d’un « praticien réflexif » peut-elle émerger si les enseignements dispensés sont compartimentés ? La présence de l’universitaire n’est pas toujours introduite. Sa principale difficulté est de construire des cours pragmatiques en lien avec des pratiques soignantes concrètes afin que de capter l’intérêt de l’auditoire. Mais jusqu’où peut aller l’anthropologue pour former aux « savoirs être » sans avoir lui-même l’expérience du soin ? Les nombreuses publications sur l’anthropologie du soin et sur l’anthropologie hospitalière sont évidemment incontournables, les expériences personnelles peuvent aussi être mobilisées, mais il est parfois nécessaire d’aller plus loin, notamment par le biais d’entretiens avec du personnel soignant et par l’observation. Néanmoins, ce ne sont pas les compétences de l’anthropologue dans le domaine du soin qui sont ici essentielles, c’est surtout sa capacité à enseigner de manière différente qu’au sein de l’université, de manière pragmatique, en s’aidant à la fois des données existantes dans le champ de l’anthropologie du soin mais aussi des situations professionnelles apportées par les étudiantes [27] afin de pouvoir répondre aux objectifs ambitieux du référentiel : comprendre-agir-transférer.
Arrêté du 31 juillet 2009 relatif au Diplôme d’État d’Infirmier.
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[1] Ce grade n’est pas l’équivalent du diplôme de licence. Aussi, les filières en master dans les cursus de soins infirmiers et santé publique sont récents et peu nombreux et il n’existe pas encore de doctorat en soins infirmiers.
[2] La version du texte législatif de référence a été connue en mai 2009, le texte définitif a été publié au journal officiel en août 2009 pour une mise en œuvre en septembre 2009. La pertinence du terme universitarisation est discutée. Le terme partenariat pourrait mieux convenir. Cf. Schweyer (2008).
[3] Il existe deux conventions, une constitutive du GCS-IFSI et une, tripartite, entre la Région, l’université et le GCS.
[4] Un enseignant universitaire est un membre (statutaire ou non) du personnel de l’université coordonatrice ou d’une autre université.
[5] En 2009, au niveau national, 86% des inscrits en IFSI étaient des filles. La profession infirmière est essentiellement féminine, 88%, (Barlet, Cavillon, 2011).
[6] Cela peut aussi être le cas d’un psychologue qui enseigne l’anthropologie ou la sociologie.
[7] Dans l’annexe III du référentiel, on lit : « L’étudiant est amené à devenir un praticien autonome, responsable et réflexif, c’est-à-dire un professionnel capable d’analyser toute situation de santé, de prendre des décisions dans les limites de son rôle et de mener des interventions seul et en équipe pluriprofessionnelle. »
[8] Concernant le référentiel de compétences, lire Coudray & Gay (2009).
[9] Afin de faciliter la lecture, j’utilise le terme anthropologie mais il s’agit uniquement d’anthropologie sociale et culturelle, synonyme d’ethnologie en France.
[10] La méthodologie est enseignée en deuxième année. Le travail de fin d’études (« initiation à la démarche de recherche ») prend des formes variées selon les instituts.
[11] Le culturalisme ici ne renvoie pas explicitement à l’école culturaliste américaine même si certains de ses apports sont mobilisés. Ici, la demande culturelle essentialise la culture, d’où un glissement vers la généralisation et la surinterprétation.
[12] Ils ne sont pas considérés comme des enseignements valorisants de la part de bien des enseignants en poste. Ils peuvent être perçus comme un ’enseignement au rabais’.
[13] « L’obligation est faite à l’infirmier de soigner en respectant l’homme dans son intégrité, sa différence, ses mœurs et ses coutumes ». Référentiel infirmier.
[14] Elles sont treize au total dont deux hommes (le féminin pluriel est ici retenu pour désigner le groupe des formateurs afin de mieux refléter cette dimension genrée).
[15] Elles ont alors deux années pour passer leur concours de cadre dans un IFCS.
[16] Les formations universitaires des formatrices posent question : certains IFCS ont inclus dans leur formation initiale une formation universitaire permettant de valider 60 ECTS, soit le master 1 mais pour valider le master dans sa totalité, il faut 120 ECTS. Il est question de demander aux cadres un master pour devenir formateurs.
[17] Concernant l’impact de l’universitarisation sur le métier de formateur, lire les travaux d’Élisabeth Noël-Hureaux (2012).
[18] Sur le métier de cadre de santé, lire Sliwka & Dechamps (2007).
[19] Liée à l’organisation de l’institut par rapport à l’encadrement des unités d’enseignement et leur responsabilité.
[20] Un effet « saupoudrage » comme le souligne Slimane Touhami dans son expérience de vacataire en anthropologie dans des instituts de travail social ( Touhami, 2009).
[21] L’enseignant occasionnel ne dispose pas de données sur les origines socio-économiques des étudiantes (pas de fiches individuelles). Cela étant, mon expérience de membre du jury pour les oraux du concours infirmier depuis quatre ans m’apporte des informations précieuses. Grâce aux renseignements de trois IFSI, j’ai aussi pu établir quelques statistiques. Les statistiques nationales soulignent que pour la rentrée 2009, 34% des étudiantes étaient enfants d’un chef de famille employé et 24,9% enfants d’un chef de famille cadre ou d’une profession intellectuelle supérieure contre 9,8% d’enfants d’ouvriers (DRESS, 2011).
[22] Par exemple, certains viennent du travail social, des arts et du spectacle, de l’industrie.
[23] La CAC (à laquelle je siège dans un IFSI de Rhône-Alpes) permet effectivement, au regard du parcours de l’étudiant et de son évolution positive, d’accorder les crédits manquants pour les unités d’enseignement des semestres 1 à 5, les critères d’évaluation étant variables d’instituts en instituts.
[24] Françoise Loux le notait déjà : « Pour certaines élèves de première année, plus rien n’existe que le savoir médical auquel elles aspirent, et mes propos d’anthropologues apparaissent dérisoires... » (Loux, 1998 : 101).
[25] Il renvoie à des réactions face à la douleur communément dévalorisées par le personnel soignant français (plaintes exagérées, simulation, expressions théâtrales, cris). Loin d’être de nature pathologique, il renvoie à une représentation complexe élaborée par les soignants rendant compte des « perceptions négatives de la différence » (Vega, 2000 : 105-107). Plusieurs étudiantes l’ont entendu, certaines m’ont signifié qu’il était parfois noté sur le dossier du patient par le médecin.
[26] Je pense à une étudiante, ancienne aide soignante, d’origine antillaise, âgée d’une quarantaine d’années qui, lorsqu’il était question de préjugés culturels et de racisme a raconté son expérience de stage : en rentrant dans une chambre d’un patient âgé, ce dernier l’a insulté « Ne me touche pas sale négresse ». Elle est allée sur-le-champ trouver le cadre référent qui s’est empressé de l’accompagner dans la chambre du patient, sermonnant ce dernier, l’obligeant à des excuses. Cet exemple avait suscité beaucoup d’émotions au sein de la promotion.
[27] Zahia Kessar souligne que la formation suppose d’autres compétences que la formation universitaire en anthropologie. Elle parle de « pratique “clinique” » pour rendre compte du travail de construction de sens à partir de ce qui est apporté par les professionnels sur des situations professionnelles, avec eux (Kessar, 2000 : 112).
Campergue Cécile, « Les sciences humaines et sociales en formation professionnelle « universitarisée » : le cas des Instituts de Formation en Soins Infirmiers », dans revue ¿ Interrogations ?, N°18. Implication et réflexivité – I. Entre composante de recherche et injonction statutaire, juin 2014 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Les-sciences-humaines-et-sociales (Consulté le 31 octobre 2024).