Mes travaux portent sur les non-publics de la culture et leur fabrication institutionnelle, à savoir leur production par les institutions chargées des politiques culturelles les concernant. Pour explorer cette question, je me place dans l’optique initiée par Pascale Ancel et Alain Pessin (2004) en sociologie de l’art et caractérisée par la remise en question de la frontière entre publics et non-publics. L’objectif de cette contribution est d’expliciter les choix méthodologiques que j’ai faits en enquêtant, dans une ville de la banlieue parisienne, sur des expositions photographiques en extérieur. Ces choix consistent à : 1) analyser les non-publics de ces expositions à travers des mises en présence institutionnelles avec des objets culturels autres ; 2) mener une enquête ethnographique pour saisir ces mises en présence ; 3) focaliser l’enquête sur les migrants visés par des politiques publiques d’intégration.
Mots clés. — Non-publics, fabrication institutionnelle, dispositif de médiation, mise en présence, enquête ethnographique, migrants.
Investigate the non-public culture : which research posture for which methodological device ?
My work focuses on non-public cultures and their institutional production, namely the production of the institutions responsible for those cultural policies affecting them. To explore this question, I put myself into the perspective initiated in the sociology of art by Pascale Ancel and Alain Pessin (2004) and characterized by questioning the boundary between public and non-public. The objective of this article is to explain the methodological choices I made in investigating photographic exhibitions outdoors, in a town in the Paris suburbs. These choices include : analyzing the non-public of these exhibitions through its institutional presence with other cultural objects ; conduct an ethnographic survey to capture this presence ; focus the survey on migrants covered by public integration policies.
Keywords. — Non-public, institutional manufacturing, mediation device, encounter, ethnographic investigation, migrants.
En sociologie de la culture, la relation aux œuvres est traditionnellement expliquée par la référence au capital culturel sous ses différentes formes (incorporée, objectivée, institutionnalisée) (Bourdieu, 1979 : 3). Des corrélations sont établies entre niveaux de capital culturel et fréquentation des équipements, l’absence de pratique culturelle – associée à « l’absence du sentiment de cette absence » (Bourdieu, Darbel, 1969 [1966] : 69) – étant ramenée à un capital culturel faible. S’appuyant sur l’enquête Pratiques culturelles des Français, Olivier Donnat et Sylvie Octobre (2001 : 184) distinguent le « “ non-public absolu ” » de deux autres groupes : les « publics habitués » et les « publics potentiels ». Les premiers ont une fréquentation des équipements « diversifiée et régulière », les derniers nourrissent un « intérêt » pour tel ou tel domaine ou thème sans pour autant mettre la culture au centre de leurs modes de vie ; le « “non-public absolu ” » est, lui, composé de personnes qui « ont toujours eu un niveau de participation à la vie culturelle très faible, voire inexistant ».
Un modèle alternatif émerge dans les années 2000 en sociologie de l’art (Ancel, Pessin, 2004). D’une part, la frontière entre public(s) et non-public(s) est remise en question ; le principal argument est de dire qu’on peut être « à la fois » public et non-public s’agissant d’objets culturels différents ou d’un même objet à des moments différents. On peut être, explique Martine Azam (2004 : 69), public de théâtre et non-public de bande dessinée, comme on peut être public d’art contemporain, ne plus l’être, le redevenir, etc. D’autre part, l’absence de pratique culturelle elle-même est appréhendée en termes d’interactions et de dispositifs ; elle apparaît, autrement dit, comme le résultat à l’instant t d’interactions entre des groupes d’acteurs et l’effet non recherché de dispositifs visant au départ à faciliter la pratique considérée. Mary Léontsini (2004 : 173) a pu montrer comment des enjeux de pouvoir entre bibliothécaires, enseignants et élèves éloignent ces derniers des bibliothèques scolaires, l’école fabriquant alors des « non-lecteurs ».
Les non-publics « ne peuvent, écrivent Pascale Ancel et Alain Pessin (2004 : 7), être considérés comme des oubliés de la culture, simplement écartés des dispositifs culturels » ; ils sont, au contraire, « produits par d’autres dispositifs qu’il convient d’examiner ». C’est très précisément sous l’angle de cette fabrication, en particulier institutionnelle, que je les aborde, à savoir en tant qu’ils sont produits par les institutions chargées de mettre en œuvre sur un territoire donné les politiques culturelles les concernant. Alors que des dispositifs de médiation sont institutionnellement mis en place pour créer du « lien », du « contact » (Caune, 1999 : 7), du rapprochement entre des publics et des œuvres – des publics pensés comme éloignés de la culture et des œuvres de la culture légitime ou construite comme telle –, comment se fait-il que certains de ces dispositifs produisent au contraire de l’absence, des réticences et résistances ?
Pour répondre à cette question, je me place au niveau des collectivités territoriales. Dans le contexte de la décentralisation culturelle définie en 1982-1983, les quinze dernières années sont marquées en France – c’est ce qui rend ce choix de focale intéressant – par l’investissement croissant de ces instances dans le secteur culturel (Saez, 2009 : 8). Certains territoires concentrent, en outre, des politiques culturelles émanant de plusieurs collectivités à la fois. C’est le cas pour mon terrain d’enquête à Fleury-la-Rivière [1], ville de l’ancienne ‘ceinture rouge’ de Paris ayant conservé, sans interruption depuis les années 1950, une municipalité communiste. Cette ville mène une politique culturelle qui vise à combattre les « obstacles symboliques », c’est-à-dire le sentiment d’une partie de la population – les « non-publics » [2] justement – d’être « exclue » ou « non concernée » par la programmation culturelle. Fleury accueille également depuis 2004 des expositions photographiques en extérieur organisées, dans le cadre d’un festival environnemental annuel, par son Conseil général.
L’objectif de cette contribution est d’expliciter les choix méthodologiques que j’ai faits pour étudier, avec la posture de recherche initiée par Pascale Ancel et Alain Pessin, les non-publics de ces expositions photographiques. Ces choix consistent à : 1) analyser des mises en présence institutionnelles des non-publics des expositions avec des objets culturels autres, 2) réaliser une enquête ethnographique pour saisir ces mises en présence, et 3) opérer un focus sur les populations migrantes qui y participent. Une précision s’impose tout de suite : ces trois aspects, correspondant aux trois parties de la contribution, ne sont distingués ici que pour les besoins de la présentation ; leur articulation a sous-tendu en réalité l’ensemble du travail de terrain que j’ai effectué.
Tels que définis par Pascale Ancel et Alain Pessin, les non-publics d’un objet culturel peuvent être – pour repartir de là – publics d’autres objets. Mon premier choix a été d’aborder les non-publics des expositions photographiques en extérieur en tant que publics – « consommateurs en actes » (Pasquier, 2003 : 109) – d’autres objets : à travers des situations de mise en présence institutionnelle d’habitants de Fleury ne visitant pas ces expositions [3] avec des objets culturels autres (théâtre, cinéma, etc.). Je suis partie de l’idée que l’absence dans les expositions étudiées est explicable par les mises en présence dont les habitants font l’objet par ailleurs. L’enjeu est alors de comprendre ce qui, aux différents niveaux des médiations mises en place, est susceptible de nourrir des représentations pouvant creuser ou multiplier par la suite chez les participants des postures de méfiance, rejet, évitement. Pour ce faire, je m’intéresse d’une part, aux discours et aux pratiques des personnes elles-mêmes et d’autre part, aux œuvres (forme et contenu), à la façon dont elles sont présentées (scénographie), aux discours institutionnels (sur la culture, etc.) ou encore aux modalités concrètes de la mise en présence (utilisation de la contrainte par exemple).
La réception des œuvres est notamment appréhendée comme une « adresse » et les dispositifs de médiation eux-mêmes en tant qu’ils posent, construisent ou figurent socialement ceux auxquels ils « s’adressent » (Servais, 2015). On touche ici à la question de l’assignation de places ; Christine Servais – pour qui le rapport aux œuvres est un rapport politique (engageant, justement, un rapport de places) – rattache cette question à celle, plus large, de la distribution des ordres « politique » et « policier » tels que définis par Jacques Rancière dans La Mésentente (1995). Selon ce dernier, l’ordre policier est celui qui assure le maintien de chacun à sa place et à sa fonction ; l’ordre politique permet, lui, l’émergence sur la scène publique de ceux qui, n’ayant pas de « part », ne sont pas reconnus comme légitimes à y paraître et à discuter le bien commun ou même tout simplement comme doués de logos. Ce que je cherche à montrer c’est, au fond, comment des « agencements d’objets, de mots et de personnes » qui sont censés « [faire] médiation » (Esquenazi, 2009 [2003] : 81) se retrouvent au final à confirmer ou à reconduire l’ordre policier : à figer les acteurs à des places données et à naturaliser des rapports qui sont clairement en leur défaveur.
Étudier – je disais – des non-publics en situation de publics : mon propos n’est pas d’affirmer pour autant qu’un processus de constitution des publics s’enclenche systématiquement dans les situations retenues. En sociologie des publics, ces derniers se caractérisent par un sentiment d’appartenance à des collectifs constitués autour d’objets ou d’événements précis (Dayan, 1992 : 156 ; Céfaï, Pasquier, 2003 : 21 ; Pasquier, 2003 : 112 ; « il n’y a, relève Jean-Pierre Esquenazi (2009 [2003] : 3), public que de quelque chose ». Or, si des « collectifs ponctuels » (Soulez, 2004 : 115) sont susceptibles d’émerger au cours des mises en présence que j’étudie, ils semblent plus liés à la situation de médiation dans son ensemble qu’aux œuvres proposées. Ce sont les interactions avec d’autres groupes d’acteurs (comédiens, hôtesses d’accueil, agents de sécurité, etc.) – les logiques d’interaction plus précisément – qui poussent à l’occasion les participants aux sorties à se constituer en « nous » face à un « ils » perçu comme hostile. La situation de médiation se retrouve alors entièrement recadrée ; les enquêtés la vivent dans le registre, non de la mise en présence, mais de la « subordination partagée » (Scott, 1990 [2009] : 22).
Mon travail ne se limite pas, cependant, aux seuls effets de tension, rejet, écrasement des mises en présence avec les œuvres. Il cherche également à rendre compte d’occurrences comportant une résistance à l’ordre établi et une contestation du « rapport de places » (Flahaut, 1978 : 58) suggéré par les dispositifs de médiation. Je tiens pour acquise l’idée qu’une marge de manœuvre, même étroite, subsiste pour les acteurs ; « s’adresser » signifie ainsi, comme le note Christine Servais (2015), « que ce qui est dit puisse toujours ne pas être entendu ou, pour être plus précise, doive toujours pouvoir ne pas être entendu, sans quoi au fond rien ne serait jamais dit hors du sens convenu et la possibilité même d’une émancipation […] serait interdite ». Pour que le rapport de places suggéré devienne effectif, il faut à mon sens que les acteurs le ratifient ou qu’ils y adhèrent à un moment donné d’une façon ou d’une autre, y compris a minima [4]. Or, dans l’absolu, ils peuvent aussi – il est vrai – se mobiliser et réclamer une redistribution des places et des prérogatives qui leur sont associées, dont tout d’abord le droit de parole ouvrant potentiellement sur une maîtrise de la scène énonciative et sociale.
Ce cas de figure où les acteurs se font, écrit Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé (Servais, 2015), « un corps voué à autre chose qu’à la domination », représente, de fait, le « mode mineur » (Piette, 1998 : 276) – les marges, la déviance – de ce qui se joue sur mon terrain. Il n’y survient, en d’autres termes, que de manière tout à fait exceptionnelle. Le cadre des sorties, marqué par des relations très particulières entre organisateurs et participants (registre scolaire, logique d’échange [5], etc.), bloque généralement l’expression du discours de résistance. Ce dernier est, en outre, assimilé par les deux groupes à une critique des sorties et au-delà, à une remise en cause des compétences professionnelles des travailleurs sociaux qui les organisent. En même temps, leurs responsables sont dans la pratique évalués aussi par la Direction de la culture – et alors même que leurs structures sont rattachées à des directions autres –, à leur capacité à faire vivre des initiatives dans le domaine de la culture. Tout cela finit par nourrir dans ce milieu de travail un certain consensus sur la nécessité de construire discursivement les sorties comme ‘réussies’, ce qui en situation implique déjà de minimiser ou de requalifier les incidents pouvant accréditer la thèse contraire.
Enfin, résister à l’imposition de place semble obéir à des normes précises que la suite de l’enquête devra s’attacher à déterminer. À titre d’exemple, la phrase « Qui elle est pour parler comme ça aux gens ? », entendue après une sortie en bateau-mouche – le groupe avait été malmené par la guide –, ne nie pas, fondamentalement, le principe de l’assignation de places : elle affirme au contraire, en filigrane, l’existence de positions reconnues comme socialement légitimes à y procéder. Les situations de résistance sont ainsi traversées – on pourrait dire – par un soupçon d’usurpation de statut qui pèse sur la personne (ou le groupe) à l’origine du processus. Les actes de résistance semblent ensuite se produire plus fréquemment à l’extérieur des équipements. Si ces derniers sont perçus comme des lieux de mise à l’épreuve ou de mise en échec, leurs jardins par exemple apparaissent, eux, comme plus neutres. Leurs effets d’inhibition sur l’action et l’initiative personnelles sont par conséquent moindres, et cela d’autant plus lorsque les acteurs ont face à eux des groupes avec lesquels ils se sentent une certaine proximité sociale et culturelle (les agents de sécurité notamment).
Pour saisir l’accomplissement pratique des mises en présence, j’ai procédé ensuite – deuxième choix – à une enquête ethnographique au sens où Stéphane Beaud et Florence Weber entendent celle-ci (1998 [1997]) [6]. J’ai suivi, en immersion et sur un temps long (un an et demi), des groupes pris en charge par un centre social et une association proposant des cours de français [7]. Les acteurs institutionnels se connaissent tous plus ou moins car on est à l’échelle d’une ville ; quant aux usagers, certains fréquentent les deux structures citées, les activités de l’association étant en partie hébergées dans les locaux du centre social [8]. L’observation a concerné dans un premier temps un grand nombre de situations (fêtes, réunions, etc.), ce qui m’a permis de délimiter mon objet de recherche tel que décrit précédemment (avec l’accent sur les sorties culturelles contraintes), mais aussi de m’installer progressivement dans des relations de proximité avec les enquêtés. De manière plus générale, mon positionnement sur le terrain a été celui de ce que Patricia et Peter Adler appellent un « membre périphérique » (Rémy, 2009 : 36). La proximité évoquée a ainsi fait pendant au souci de ne pas participer au cœur des activités étudiées (choix des sorties), tout comme de rappeler sans cesse à mes interlocuteurs les raisons de ma présence avec eux (réaliser une étude, etc.).
S’il peut susciter des attitudes ambivalentes, ce type de positionnement est aussi, me semble-t-il, le plus facile à assumer au plan éthique. Ayant explicité encore et encore avec les intéressés le cadre de la relation d’enquête, l’ethnographe a une certaine légitimité à considérer que la parole qu’il recueille a été produite en connaissance de cause : que les acteurs sont conscients, en s’exprimant, de l’usage qui en sera fait. Au sujet de cette parole, il serait par ailleurs plus pertinent sans doute de parler de coproduction pour souligner le fait qu’elle est énoncée dans le cadre d’interactions auxquelles le chercheur participe à un degré ou à un autre (interactant, tiers). Loin des logiques expérimentales, ce dernier y engage des images de soi et de sa pratique professionnelle auxquelles ses interlocuteurs ne manquent pas de le renvoyer par la suite. Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier (2010 [1999] : 86) soulignent le « risque de saisie d’artefacts » qu’encourt l’ethnographe ; j’ai pour ma part fait le choix d’essayer d’objectiver les perturbations liées à ma présence : de les aborder en tant qu’« instruments de connaissance » (Jounin, Chauvin, 2010 : 161), c’est-à-dire sous l’angle de ce qu’elles communiquent sur le milieu étudié [9].
Ce travail d’observation a, par ailleurs, été ponctué d’entretiens de type « compréhensif » [10] (Kaufmann, 1996 : 8) avec les différents groupes d’acteurs. Les entretiens menés avec les habitants ont d’abord visé à recueillir des récits de vie pour y rapporter les discours et pratiques que je relevais. Ces micro-récits ne se sont pas bornés aux parcours de vie des personnes ; dans la perspective suggérée par Daniel Bertaux (1997 : 35-47) [11], ils ont systématiquement inclus les situations de réception partagées depuis mon installation sur le terrain. Ce qui m’a permis non seulement de confronter discours et pratiques et de demander aux enquêtés d’expliciter les normes convoquées ici et là, mais aussi de voir dans quel registre les différentes situations sont catégorisées après coup. Quant aux entretiens institutionnels, leur but a été de constituer un corpus explicitant les positions des acteurs (socio)culturels municipaux et partant, les décalages éventuels entre volontés de dire et de faire d’un côté, effets de réception de l’autre. Les enquêtés ont ainsi été questionnés sur la teneur de la politique menée (actions, objectifs, etc.), puis, au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête – plusieurs entretiens avec chacun ont généralement été réalisés –, sur les mises en présence concrètes qu’ils organisaient. Ce premier corpus a par la suite été complété par des discours produits au sein des institutions elles-mêmes (projets de service et d’équipements, rapports d’activité, etc.).
L’anthropologie herméneutique considère que, face à son terrain, l’observateur produit toujours des interprétations ; pour Clifford Geertz (1998 [1973] : 12) par exemple, la distinction entre description et interprétation n’a aucune pertinence, l’une incorporant déjà l’autre sous la forme des points de vue recueillis sur le terrain. A l’opposé de cette position, Catherine Rémy (2009 : 18-20) défend une méthode d’écriture basée sur la description « mince » [12] et une large place faite à celle-ci dans le texte final ; c’est tout à fait la perspective que j’adopte dans ce travail sur les non-publics. Les séances d’observation constituent pour moi des moments de prise de notes intense : de description la plus neutre possible, la moins chargée de mes propres commentaires, des séquences d’activités auxquelles je participe [13] – une fréquentation dans la durée des groupes a eu pour effet de banaliser cette pratique. Des extraits du journal de terrain sont ensuite insérés dans les textes tirés de l’enquête [14], l’analyse s’appuyant de manière serrée sur les retranscriptions faites sur le vif avec une focalisation sur le « détail particulier » (Piette, 1996 : 144). Cette façon de faire permet – et c’est ce qui fait son intérêt majeur – de ne pas occulter ou effacer les données empiriques, jamais brutes de surcroît – le chercheur découpe des traits sur des cours d’actions –, au profit des interprétations du chercheur.
Que trouve-t-on dans ces descriptions minces ? Il s’agit de deux types de données : d’un côté, des gestes, postures, attitudes, etc. ; de l’autre, des dialogues entre les acteurs eux-mêmes ou entre ces derniers et l’ethnographe – pour les dialogues, la dimension non-verbale des échanges est également prise en compte. Ces données permettent de comprendre l’engagement pratique des acteurs dans les situations étudiées, les registres des relations qu’ils nouent avec les œuvres ou encore les contextes normatifs qui régissent leurs comportements et les interactions dans lesquels ils sont pris. Les discours produits faisant l’objet d’analyses très minutieuses sous l’angle de l’énonciation mise en œuvre, ils ont toujours été retranscrits avec un grand souci de précision. À la marge, j’ai aussi eu l’occasion de recourir à l’enregistrement audio pour des situations de parole publique (débats entre comédiens et publics). L’analyse des conversations s’est alors avérée particulièrement féconde pour rendre compte de ce qui intéresse ce travail, à savoir le jeu des places prises ou assignées et le déploiement des relations de domination dont le propre est en l’occurrence de ne pas s’afficher frontalement comme telles.
Mon troisième choix a, pour finir, été de me concentrer sur un cas exemplaire : celui des migrants visés par des politiques publiques d’intégration. Dans son étude d’Agnès, Harold Garfinkel (2007 [1967] : 164) décrit le travail que le transsexuel effectue quotidiennement pour « accompli[r] son statut de femme » et se garantir « les droits et obligations attachés au statut de femme adulte » qu’il revendique. Ce travail d’apprentissage et d’exhibition contrôlée des « attributs conventionnels de la femme naturelle, normale » (manières de se conduire, etc.) aboutit finalement à expliciter ces derniers, à les rendre visibles. Il opère ce que Catherine Rémy (2009 : 3) appelle un « effet loupe », de « grossissement » sur ces attributs eux-mêmes et le travail d’institution de la sexualité. C’est très exactement un effet de ce type que j’espérais saisir en me tournant vers les migrants. Il n’est donc guère question ici de poser un lien univoque – et idéologique – entre migrants et non-publics ; j’ai simplement fait l’hypothèse qu’un focus sur les premiers fonctionnerait comme un révélateur pour la question des non-publics et de leur fabrication institutionnelle.
Il permet, en effet, de traiter cette question dans un cadre où les acteurs font l’objet d’une « pression assimilatrice » (D’Iribarne, 2009 : 20). Dans le modèle d’intégration anglo-saxon, les individus apparaissent, souligne Philippe D’Iribarne, comme « semblables » dans l’espace public (registres politique et juridique) et « dissemblables » dans la sphère privée (registres économique, social et culturel). Dans le modèle français qui nous retient ici, l’étranger est au contraire appelé à devenir pleinement un semblable, c’est-à-dire à incorporer les manières d’être, de penser, d’agir du pays d’accueil pour, à terme, réussir à produire un comportement prévisible pour la société des semblables : un comportement de « membre » au sens de Ray Birdwhistell (Winkin, 1996 : 14). Chacun étant par ailleurs traité aussi, de manière diffuse, dans l’espace public selon son statut social – statut lié aux titres scolaires, mais aussi à l’origine, etc. –, le privé devient dans la perspective retranscrite « ce qui ne se remarque pas en public » (D’Iribarne, 2009 : 20). La « pression assimilatrice » évoquée s’exerce alors au nom de l’idée que c’est en coupant avec des traditions communautaires que l’on prend place, véritablement, dans le corps social.
Cette pression se traduit sur mon terrain dans l’injonction à se cultiver qui émane de la Direction de la culture et que, dans le fonctionnement institué à Fleury, les structures du secteur social se retrouvent à devoir relayer auprès de la population. Ce qui marque d’emblée dans les discours des acteurs culturels municipaux, c’est le glissement entre les acceptions sociologique et anthropologique de la culture [15]. Le souci de montrer un patrimoine des œuvres issu du monde des arts et des industries culturelles s’articule ainsi avec une volonté souvent explicite d’éduquer les personnes prises en charge, voire de peser sur des aspects relevant de modes de vie qui sont, de ce fait, posés comme amendables. On le voit très bien dans le choix des spectacles proposés aux structures médiatrices, spectacles dont les thématiques puisent systématiquement dans des registres graves et marqués : le mariage forcé, le voile, l’immigration clandestine. La difficulté de positionnement pour ces structures est liée au fait que le refus d’un spectacle donné risquerait d’entraîner, selon les responsables, des situations d’isolement institutionnel – une mise en quarantaine des structures –, à savoir leur exclusion d’activités culturelles prisées par les habitants (spectacles de cirque par exemple). La Direction de la culture pourrait – c’est la crainte de mes interlocuteurs – cesser de leur fournir des invitations gratuites pour ces activités.
Notons enfin qu’au sein des structures étudiées, la pression assimilatrice se prolonge par une infantilisation des usagers. Ces derniers ne sont pas toujours informés du contenu des spectacles, voire même du fait que par exemple, les cours de français seront remplacés par des activités autres. Pour contrer les postures d’évitement, les bénévoles de l’association attendent leurs élèves dans les salles de cours et les accompagnent ensuite elles-mêmes dans la salle de spectacle surtout lorsque celle-ci est située à proximité. « Voilà, c’est des adultes, explique pour sa part une responsable de centre social. C’est des adultes, ils sont capables de rester une heure, même si ça les barbe, on sait jamais. Même si ça les barbe, ils sont capables de rester une heure tranquilles, bon… ». Est abordée ici, explicitement, la question de la contrainte comme violence, certes, symbolique, mais exercée d’abord sur les corps, des corps dont les institutions disposent à leur guise et qui apparaissent comme piégés dans les situations de réception auxquelles ils participent. L’évocation spontanée et récurrente de cette dimension par les acteurs institutionnels au cours d’échanges de toutes sortes (formels et informels, en présence de tiers ou seul(e) à seule avec la chercheure) laisse à penser qu’on a là une norme ou en tout cas une pratique banalisée et perçue comme allant de soi dans ce milieu socioprofessionnel.
Pour conclure, il est possible – on voit – d’enquêter sur les non-publics des expositions photographiques en extérieur, ceux à qui elles sont a priori destinées et qui ne les fréquentent pas, et sur leur fabrication institutionnelle. Il faut pour cela, tout d’abord, aller au bout des propositions théoriques de Pascale Ancel et Alain Pessin et analyser les non-publics des expositions considérées en tant que publics d’autres objets culturels : à travers des mises en présence institutionnelles permettant de voir ce qui nourrit les postures d’évitement, de rejet, de méfiance. Il faut ensuite mener une enquête ethnographique et rendre compte de l’accomplissement pratique des mises en présence, des enjeux de domination sous-jacents et des effets de violence induits. On peut enfin centrer l’enquête sur les migrants visés par des politiques publiques d’intégration en faisant l’hypothèse que ce groupe, soumis par ailleurs dans le contexte français à une pression assimilatrice, serait à même d’opérer un « effet loupe » sur la question qui m’intéresse.
Pour la suite de l’enquête, il est à mon sens impératif de se donner les moyens d’une comparaison internationale, européenne notamment. C’est à ce niveau, en effet, qu’il faut poser aujourd’hui la question des non-publics : la ramener – pour résumer le propos de ces pages – au politique en expliquant les postures évoquées (rejet, etc.), non par un manque ou une lacune, mais par des logiques de domination qui dépassent le champ de la culture au sens sociologique du terme. Le cas des migrants permettra alors d’articuler la réflexion sur les politiques culturelles à une réflexion sur les politiques sociales (celles qui visent l’intégration) et les institutions les mettant en œuvre. Mon projet n’est pas de réaliser une comparaison terme à terme entre plusieurs terrains ; il s’agit plutôt de mettre mes propositions théoriques à l’épreuve de nouveaux contextes sociopolitiques et historiques (en faisant notamment varier le modèle d’intégration) et d’élaborer une méthode pour dégager une pluralité de formes pour l’objet de recherche construit.
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[1] Le nom de la ville a été changé afin de préserver l’anonymat des enquêtés.
[2] Ce terme ne fait l’objet d’aucune définition explicite par la Direction de la culture, qui se contente d’affirmer dans son projet de service la nécessité de « considérer différemment » cette partie de la population « longtemps laissée pour compte par les acteurs culturels ». La rhétorique utilisée suggère néanmoins qu’il est appliqué aux seules classes populaires ; dans l’optique de P. Ancel et A. Pessin, il s’agit au contraire d’une notion trans-classes.
[3] Pour accéder à ces personnes, je suis passée – et j’y reviendrai – par des structures du secteur social organisant entre autres des sorties culturelles.
[4] En parlant des classes populaires anglaises étudiées par Richard Hoggart, Jean-Claude Passeron évoque bien une adhésion « à éclipses » aux contenus médiatiques (Hoggart, 1970 [1957] : 23), proche de ce que Albert Piette (1996 : 171) décrit, en reprenant le terme à P. Veyne, comme une « capacité “léthargique” » […] à adhérer, en deçà de la conscience, à plusieurs niveaux de vérité ».
[5] L’échange est entendu ici au sens d’Alain Testard (2001 : 720) ; pour ce dernier, nous sommes dans le registre de l’échange (et non du don) à chaque fois que le donateur – celui qui se défait d’un bien – est légitime à attendre ou à exiger une contrepartie.
[6] L’enquête ethnographique se caractérise – les manuels de méthodologie s’accordent sur ce point – par une présence « prolongée » du chercheur dans le milieu qu’il étudie (Beaud, Weber, 1998 [1997] : 8 ; Peretz, 1998 : 4 ; Copans, 1998 : 13 ; Arborio, Fournier, 2010 [1999] : 25 ; Céfaï, 1999 : 7). Pour Stéphane Beaud et Florence Weber, il faut, de plus, « enquêter sur un milieu d’interconnaissance » ; si les enquêtés sont choisis selon des « critères abstraits », il s’agit simplement, soulignent les auteurs, d’entretiens ou d’observations « qualitatives » (1997 : 15).
[7] Il s’agit de cours aussi bien de français langue étrangère que d’alphabétisation ; les personnes prises en charge ont souvent été peu scolarisées dans leurs pays d’origine.
[8] De manière plus ponctuelle, l’attention s’est également portée sur le deuxième centre social de Fleury accueillant lui aussi l’association citée, ainsi que des événements organisés par la Direction de la culture. Si ce centre n’a pas été étudié au même titre que les deux autres structures, c’est simplement parce que, mis en service six mois avant le début de mon enquête, il ne disposait pas véritablement de public en propre.
[9] Au cours de la première année de terrain, je n’ai quasiment jamais entendu les habitants évoquer la violence que les sorties occasionnaient, violence cependant palpable dans les notes prises in situ. Une des rares fois où ce type de discours a été produit devant moi c’est par un groupe qui venait d’apprendre mon origine immigrée ; j’en ai déduit qu’il était réservé à l’échange ‘entre membres’.
[10] L’objectif de ce type d’entretien est de rendre compte de la perspective emic, celle des acteurs. L’échantillon constitué est par conséquent qualitatif, l’enjeu étant non pas d’atteindre la représentativité, mais de capter le plus possible de points de vue, perceptions, représentations autour de l’objet de recherche construit.
[11] Il existe, écrit Daniel Bertaux (2010 [1997] : 35), « du récit de vie dès lors qu’un sujet raconte à une autre personne, chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue ». C’est la forme narrative du discours produit et la situation d’interlocution qui caractérisent donc le récit de vie dans la vision minimaliste dont je me revendique.
[12] Les expressions « description mince » et « description épaisse » sont celles qu’utilise Vincent Descombes (1998 : 8) dans sa discussion de l’étude de Clifford Geertz. Ce dernier désigne, lui, comme « dense » une description contenant à la fois les faits eux-mêmes et l’interprétation qu’en donne le chercheur (Geertz, 1973 : 73).
[13] Je défends – on l’aura compris – l’idée qu’il n’existe pas d’observation non participante. L’ethnographe participe toujours dans la mesure où il est sans cesse sous le regard des acteurs et que sa présence est susceptible d’influer sur ce qui se passe ; les questions qui se posent pour lui sont celles de savoir jusqu’où il va participer et quelles sont les formes que cette participation peut prendre. Pour une position différente, on peut lire l’article de Raymond Gold (2003 [1958]) sur les « jeux de rôles sur le terrain ».
[14] On peut consulter sur ce point les textes les plus récents (Ghebaur, 2014a ; 2014b ; 2015).
[15] Sur les différentes acceptions du terme culture, se reporter par exemple aux travaux de Michel de Certeau (1993 [1974] : 94) et Denys Cuche (2010 [1996] : 167-168).
Ghebaur Cosmina, « Enquêter sur les non-publics de la culture : quelle posture de recherche pour quel dispositif méthodologique ? », dans revue ¿ Interrogations ?, N°24. Public, non-public : questions de méthodologie, juin 2017 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Enqueter-sur-les-non-publics-de-la (Consulté le 22 décembre 2024).