Toute étude portant sur les Tsiganes doit certainement rencontrer à un moment donné ce problème de définition du sujet lui-même. Comment pourrait-il en être autrement puisque tous les critères permettant de définir qui est Tsigane de qui ne l’est pas font défaut ?
Nous pouvons qualifier le premier discours de « discours nationaliste rom ». « Nationaliste » non pas en tant que principe politique qui affirme la coïncidence entre les limites ethniques et les limites politiques (celles de l’Etat), ce qui présuppose qu’existe déjà une unité nationale [2]. Mais « nationaliste » en tant qu’étape antérieure à ce nationalisme-là, c’est-à-dire justement la volonté de faire émerger une unité nationale encore absente. Le terme « rom » fut choisit dans les années 70 par l’Union Romani Internationale pour désigner le peuple tsigane dans une perspective politique de reconnaissance nationale.
Le discours nationaliste rom s’est d’abord développé dans un contexte singulier qui présentait une contradiction nécessaire : dans la période de transition politique qui suivit la chute du communisme, d’un côté les jeunes Etats post-socialistes d’Europe centrale eurent à redéfinir leur unité nationale, de l’autre la question des minorités réapparaissait sur le devant de la scène politique après une longue période d’absence, sinon de censure. Dans ce contexte propice aux crispations nationalistes, les Tsiganes font l’objet de discriminations à la fois locales (agressions raciales, relégation dans des logements insalubres et isolés, chômage, etc.) mais aussi à une échelle nationale. On peut évoquer sur ce point les soupçons qui pesèrent sur la loi concernant l’acquisition et la perte de la citoyenneté tchèque de 1992 d’avoir été élaborée de telle manière à écarter le plus grand nombre de Tsiganes. Certainement pour répondre aux inquiétudes des voisins ouest européens, le droit des minorités fut réintégré en force avec une position stratégique : un des principes de la protection des minorités est l’internationalisation de cette protection, ce qui permet de traiter certains problèmes comme dépassant les affaires internes des Etats. Sous l’influence d’institutions et d’associations internationales venues s’implanter dans cette région de l’Europe désormais accessible, se développe l’idée d’une protection commune à l’ensemble des Tsiganes. Mais limité juridiquement, car le droit des minorités est peu contraignant, le discours se développera essentiellement dans un registre de valorisation culturelle, d’affirmation de l’identité tsigane, et de revendication en matière de multiculturalisme.
Le discours nationaliste rom se développe dans un premier temps dans les réseaux internationaux et il faudra attendre la fin des années 90 pour observer des aboutissements concrets en République tchèque. L’attention soudaine que portera le gouvernement à ce discours intervient après une longue série de scandales que vient couronner en 1997 l’affaire de l’exode de Tsiganes tchèques et slovaques vers l’Angleterre et le Canada. Les plaintes venant des associations des droits de l’homme sont alors plus nombreuses et des bruits courent que la situation des Tsiganes en République tchèque, devenue problématique et surtout visible, pourrait troubler la légitimité d’une future adhésion à l’Union européenne. En août 1997, le gouvernement met en place une Commission interministérielle pour les affaires de la communauté rom [3], et en avril 1999, le gouvernement entérine sa conception de la politique gouvernementale pour la communauté rom visant à son intégration sociale. Le texte gouvernemental insiste sur la qualification de « minorité ethnique », définit l’objectif comme étant l’intégration dans une « société multiculturelle », et avance des solutions en termes de « discrimination positive » [4]. L’objectif est le suivant : « Plus les Roms se sentirons Roms, plus ils seront des citoyens émancipés et responsables » [5]. Reste à savoir maintenant qu’est-ce que se sentir Rom ? Et à cette question nombreux sont ceux qui prétendent y répondre.
Un tel appel d’offre, soutenu par les organisations non gouvernementales (ONG) internationales et leurs financements, favorisa l’émergence d’un grand nombre d’acteurs associatifs, politiques, médiatiques, d’événements (festival de musique Khamoro, etc.), de journaux, etc. C’est dans ce contexte que naît le Musée de la culture rom de Brno, l’un des principaux acteurs du discours nationaliste. L’évocation de ce musée nous permettra d’apprécier à la fois le principe, l’enjeu, mais aussi les limites de ce discours. La grande fresque murale qui recouvre la devanture du musée annonce déjà la tonalité « folklorique » : des femmes en robe colorée dansent sur un chemin qui serpente, une verdine [6] et ses chevaux, des hommes qui jouent de l’accordéon et du violon, etc. Le musée a une grande responsabilité celle de « reconstruire » la culture tsigane détruite sous le communisme. Bien entendu, et le musée ne s’en cache pas, il est difficile de parler d’une seule culture tsigane. Mais comme tout projet national les différences et la nuance n’ont pas leur place. Le but étant bien évidemment de faire émerger une unité nationale affective avec des indices simples mais efficaces tels que le drapeau, l’hymne, la langue, le folklore, l’histoire, etc. Ainsi, comme toute activité muséographique, le musée participe à ce que Eric Hobsbawm appelle l’« invention de la tradition » [7] : le costume, la musique, l’habitat, tout y est « traditionnel » et tout se donne une apparence d’avoir toujours existé. Le public visé étant principalement non-tsigane, le but pour le musée, qui est financé par le Ministère de la culture, est de présenter une image positive des Tsiganes. D’où un certain exotisme qui ressort de l’ensemble de la production.
Si le phénomène d’effervescence pour la question des Tsiganes à la fin des années 90 fut taxé parfois d’ « ethnobuisness » ou de « gypsy industry » [8] au regard par trop financièrement intéressé de certains, on ne peut en aucun cas imputer de telles critiques au Musée de la culture rom dont la sincérité à l’égard du discours nationaliste rom est difficilement contestable. Néanmoins, la réalisation de ce discours dans des productions concrètes conduit nécessairement à la « fétichisation » [9] de l’identité tsigane et ce plus que tout autre projet national, car les autres critères permettant de signifier une appartenance commune tsigane font, nous l’avons vu, cruellement défaut. Bien entendu, cet aspect n’est pas passé inaperçu et sa critique sévère a favorisé l’émergence d’un second discours en tous points opposés.
Si le discours nationaliste rom reçoit un intérêt important en République tchèque à la fin des années 90, force est de constater qu’aujourd’hui il séduit beaucoup moins. C’est un discours en tout point opposé, c’est-à-dire individualiste et mobilisant des variables explicatives sociales et économiques, qui s’est imposé ces dernières années pour envisager la question des Tsiganes en République tchèque. Comment la situation s’est-elle renversée ?
People in Need / PIN est une ONG sociale et humanitaire tchèque qui s’articule autour de quatre secteurs d’activité : les droits de l’homme, le développement, l’éducation et surtout l’intégration sociale. PIN parle des Tsiganes mais du « bout des lèvres » forcée d’admettre que la grande majorité de son public en République tchèque recoupe cette dimension culturelle. Car, contrairement au Musée de la culture rom qui affirme l’identité rom, elle cherche à séparer l’individu de ce référent culturel et collectif embarrassant. En effet, dans sa vision de l’intégration sociale, l’élément problématique c’est précisément le « groupe culturel », et ce pour deux grandes raisons : 1) Le groupe stigmatise l’individu au détriment de ses qualités personnelles ; l’identité groupale prime sur l’identité individuelle. Un individu sera perçu a priori comme faiseur de trouble ou oisif parce qu’il est avant tout identifié comme appartenant au groupe tsigane. 2) Le groupe a une influence négative sur les personnes. D’après PIN, ce sont uniquement les facteurs sociaux et économiques qui ont contribué ces quinze dernières années à regrouper les Tsiganes entre eux dans des ghettos. Le seul élément culturel que concède PIN à ces habitants est une « culture de la pauvreté ». D’après cette vision de l’intégration, le groupe représente un obstacle, PIN promeut donc une démarche individuelle contre le collectif. Ce collectif est symbolisé par le ghetto, soit quelque chose de négatif où subsistent certes quelques traces d’une culture d’origine mais en grande partie transformée par la pauvreté. Contrairement au musée qui parle de « culture rom », mobilisant pour ce faire des éléments positifs, l’ONG au contraire parle de « culture de la pauvreté ». Ce changement de perspective à des conséquences dans la réalité des personnes, car on ne s’adresse pas à des « Roms » mais à des « clients » qu’il s’agit d’intégrer.
Ces deux acteurs, que sont le Musée de la culture rom et l’ONG PIN, illustrent parfaitement les deux discours que l’on peut tenir à l’égard des Tsiganes en République tchèque et certainement ailleurs. La constellation des autres acteurs se regroupe nécessairement autour de ces deux pôles qui agissent comme des champs de force. Pourquoi ? Parce que l’identité tsigane, comme nous l’avons vu, est au cœur d’enjeux de définition et comme tout enjeu identitaire, on retrouve les deux positions passionnelles, c’est-à-dire celles qui créent de l’émulation : d’un coté l’identité que l’on « fétichise », de l’autre l’identité que l’on nie. Les positions intermédiaires peuvent exister mais suscitent un intérêt bien moindre, et ont donc une espérance de vie plus précaire dans le champ. 1) Par « fétichisation » comprenons l’opération qui conduit à représenter une identité comme une réalité éternelle et immuable ; une réalité substantielle ; et comme une réalité unique [12]. Nous avons vu qu’elle s’opérait par la production d’objets, de lieux, d’actes, de signes, de symboles, etc. : l’hymne national, le drapeau national, l’histoire nationale, la langue nationale, etc. 2) Par « négation », entendons la réaction agressive à l’égard de tout ce qui prétend être différent. Le concept de « culture de la pauvreté » et son utilisation dans le champ de la « question tsigane » en République tchèque est à cet égard révélateur. On retrouve ici la volonté de considérer les individus uniquement à partir de leurs différences sociales et économiques.
Ainsi on peut comprendre la nécessité et le désir de dépasser cette contradiction. Ce qui consisterait non pas à nier cette identité, ni à la fétichiser, mais plutôt à la concevoir dans une perspective dynamique et non plus immuable, en interaction et non plus substantielle. Le concept « d’ethnic boundaries » de Frederik Barth est à cet égard intéressant. D’après cet anthropologue, l’ethnicité n’est pas une chose que l’on possède mais est au contraire un processus de « dichotomisation entre membres et outsiders » qui s’exprime et se valide précisément dans l’interaction sociale. L’idée centrale de Barth est que l’existence des groupes ethniques dépend de « l’entretien de leurs frontières » [13].
Ainsi en déplaçant l’objet de la recherche sur une frontière on se donne les moyens de rompre avec le mythe des « propriétés essentielles » ou de la « niche culturelle ». La question est alors de savoir comment cette frontière entre Tsigane et non-tsigane ou entre gadjé [14] et non-gadjé est entretenue dans des situations d’interaction du type que nous avons relevé ? En d’autres termes, comment une telle opposition est produite ? Quelles sont les règles qui régissent par exemple les situations de contact du « client d’origine tsigane » avec le travailleur social de l’ONG PIN ? Existent-ils des contraintes sur les types de rôles que l’« artiste folklorique rom » du musée est autorisé à jouer, et sur les partenaires qu’il peut choisir ? Existe-il une série de marqueurs symboliques pour tracer la frontière entre un public non-gadjo et un public gadjo ?
Ainsi cette démarche répond en premier lieu à un souci de précaution, celui de ne pas reprendre à son issu et donc d’utiliser des « catégories de classement » dont on ne maîtrise pas les enjeux de production [15]. Le choix de ne pas aborder ce terrain d’étude de façon spontanée et de garder une certaine prudence à l’égard d’un objet qui se donne pourtant si facilement à voir, me semble être justifié dans le précédent développement.
Cette démarche est animée aussi par une volonté de dépasser cette contradiction de principe qui est si fondamentalement liée à toutes les questions touchant l’identité. Entre une approche essentialiste, largement critiquée de nos jours, et une approche issue d’un constructivisme trop radical, nous pouvons espérer trouver une résolution qui n’en serait pas pour autant un compromis entre ces deux positions. Puisque dans les deux cas, on a affaire au même phénomène, celui de la négation de la différence : arrangée d’un coté, refusée de l’autre. Ce qui finalement ne rompt pas avec l’histoire des Tsiganes en Europe qui, rappelons-le, se caractérise précisément par leur négation [16].
[1] Le romani est la langue officielle tsigane.
[2] E. Gellner, Nations et nationalisme, Bibliothèque historique Payot, 1983.
[3] Résolution 581 du 17 septembre 1997.
[4] Décision du 7 avril 1999.
[5] Ibidem.
[6] Roulotte traditionnelle tsigane.
[7] E. Hobsbawm & T. Ranger (dir.), L’invention de la tradition [1983], Editions Amsterdam, Paris, 2006
[8] E. Marouchiakova et V. Popov, « Questions « tsiganes » et communauté internationale », La nouvelle alternative, automne 2001, vol.16, n°55.
[9] A. Bihr, « Quand on entend parler d’identité, faut-il sortir son revolver ? » in L’actualité d’un archaïsme, Editions Page deux, Lausanne, 1999.
[10] O. Lewis, Les enfants de Sanchez, Autobiographie d’une famille mexicaine, Paris, Gallimard, 1972.
[11] Ministère du travail tchèque 2006, source citée par H. Synkova, « Roma nation and excluded individuals : Transformation of European initiatives in Czech Republic » in Anthropology at borders : Power, cultures, memories, Present, 2007.
[12] A. Bihr, op. cit.
[13] F. Barth, Ethnic Groups and Boundaries, The Social Organisation of culture difference, Bergen, Oslo, 1969.
[14] Nom tsigane qui désigne les non-Tsiganes.
[15] P. Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Les éditions de minuit, 1979.
[16] J-P Liégeois, Tsiganes, PCM/ petite collection Maspero, 1983.
Plésiat Mathieu, « Entre nation et négation, les enjeux de l’identité tsigane. Différentes approches du terrain de recherche en République tchèque », dans revue ¿ Interrogations ?, N°4. Formes et figures de la précarité, juin 2007 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Entre-nation-et-negation-les (Consulté le 21 décembre 2024).