On connaît la célèbre thèse weberienne qui définit l’Etat moderne par le monopole de l’exercice de la violence légitime. C’est cette thèse qu’entreprend sinon de contester du moins de nuancer fortement l’ouvrage Janice E. Thompson. D’une part, elle rappelle que pareil monopole ne va pas de soi : il a fait de la part de l’Etat moderne l’objet d’une conquête historique, qui a progressé selon des voies particulièrement tortueuses, avant de devenir un attribut apparemment essentiel de ce type d’Etat. D’autre part, ce monopole n’est pas réservé au seul espace interne à l’Etat (l’espace national ) ; il s’étend aussi à l’espace externe (l’espace international) : il concerne non seulement les rapports entre ressortissants d’un même Etat mais encore les rapports entre les différents Etats eux-mêmes. L’exercice légitime de la violence cesse d’être une affaire privée aussi bien entre les Etats qu’au sein des Etats pour devenir une affaire entièrement et exclusivement publique.
Dans le long processus, pluriséculaire, qui mène de la forme féodale (non-étatique) du pouvoir politique à sa forme capitaliste (étatique), il y a eu, de ce point de vue, manifestement deux phases. Dans un premier temps (en gros du XIVe au XVIIe siècle), essentiellement parce que les jeunes Etats en cours de construction ne disposent pas encore de l’assise matérielle (fiscale) mais aussi idéologique (le concept de souveraineté) nécessaire, ils doivent recourir à l’enrôlement ou à l’instrumentation périodiques d’agents privés : des mercenaires sur terre et des corsaires sur mer, sans compter les armées et flottes de guerre privées des compagnies commerciales. Ces différents agents privés se voient confier, par délégation, l’exercice au nom du souverain d’une violence publique dont ils font d’ailleurs souvent aussi un usage privé : ils la détournent ou la mettent au service de leurs intérêts privés.
A partir du XIVe siècle, pour étoffer des armées permanentes encore bien insuffisance en quantité et qualité et les autonomiser par rapport aux pratiques féodales consistant à battre le ban et l’arrière ban, les jeunes Etats monarchiques en voie de constitution se mettent à faire appel, lors des conflits qui peuvent les opposer, à des troupes mercenaires, imitant en cela l’exemple des cités-Etats italiennes. Pratiques qui va non seulement perdurer mais s’amplifier au cours des trois siècles suivants, conduisant au développement d’un mercenariat de grande envergure sur l’ensemble du continent européen, de véritables armées professionnelles permanentes se constituant sous la conduites d’un capitaine et se vendant au plus offrant, les Suisses et les Ecossais s’en faisant notamment une spécialité. Le point culminant de ce type de pratique sera sans doute atteint à l’occasion de la guerre de Trente Ans.
C’est pour la même raison que, avec un temps de retard, à partir du XVIe siècle, les Etats européens vont recourir au service armé de pirates pour pallier les insuffisances voire l’inexistence des marines nationales. En les dotant de lettres de marque, les souverains, notamment britanniques et français, ont fait de ces brigands des mers des corsaires à leurs service, entretenant même de véritables ports corsaires (Dunkerque et Saint-Malo en France, Guernesey en Grande-Bretagne) pour piller le commerce maritime de leurs ennemis et infliger des dommages à leur flotte, commerciale ou militaire. Lesquels corsaires ne se sont évidemment pas privés de profiter de cette autorisation d’exercer la violence en haute mer pour satisfaire d’abord leurs intérêts privés, quelquefois au détriment de celui de leur maître souverain.
Ce n’est que dans un second temps, en gros à partir du XVIIe et surtout du XVIIIe siècle, que les Etats européens, en se renforçant, parviennent à se réserver – à réserver à leurs seules forces régulières – le monopole de l’exercice légitime de la violence entre eux, en mettant fin au recours à des acteurs privés. Ils vont simultanément y être incités pour deux raisons. La première a été le caractère en bonne partie incontrôlable (par les Etats et les souverains à leur tête) de l’exercice privé de la violence publique et, par conséquent, son caractère souvent contre-productif. Par exemple, lorsque mercenaires et surtout corsaires continuaient à se livraient à des exactions à l’encontre d’un Etat hier ennemi mais avec lequel la paix avait été signée, cette dernière risquait, de ce fait, d’être remise en question ; ou encore, lorsqu’ils s’en prenaient à des Etats neutres ou alliés, les Etats qui les employaient risquaient d’être entraînés malgré eux dans de nouveaux conflits. A quoi s’est ajouté une raison d’ordre principiel : au fur et à mesure où progressait l’idée de souveraineté étatique, chaque Etat risquait d’être tenu pour responsable des actes de guerre privés de certains de ses ressortissants (par exemples des régiments de mercenaires ou des compagnies commerciales), alors même que ces actes n’étaient pas ordonnés par eux ni effectués à leur bénéficie. En définitive, l’une et l’autre raison conduisaient à souligner le caractère contradictoire d’une violence à finalité publique exercée par des agents privé. Il convenait que la violence publique soit le monopole d’agents publics.
Le processus a été relativement continu et s’est produit sans heurt majeur en ce qui concerne le mercenariat. Celui-ci recule partout en Europe à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle au fur et à mesure où s’étoffent les armées nationales, bien que les principaux Etats européens continuent à faire appel encore à des mercenaires tout le long du siècle suivant.
Le processus a été plus lent, plus chaotique et plus conflictuel en ce qui concerne l’instrumentation de la piraterie sous forme de la course. Certes, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, tous les Etats européens durcissent la répression des actes de piraterie. Mais, d’une part la constitution des marines nationales a été plus longue, parce que plus coûteuse, que celle des armées terrestres régulières ; et que, par conséquent, le recours au service de corsaires a été encore longtemps nécessaire : Napoléon fait encore appel aux corsaires maloins contre le Royaume-Uni. Et ce n’est qu’en 1856, par le traité de Paris, que les Etats européens renoncent officiellement à l’emploi de corsaires, après de multiples autres traités passés depuis le milieu du XVIIe siècle qui étaient restés lettres mortes.
D’autre part – mais cette seconde raison est en partie liée à la précédente – en bien des endroits (les Antilles mais aussi l’océan Indien), comme nous l’avons vu, la piraterie avait su s’organiser en de véritables contre-sociétés capables de tenir tête aux marines nationales. D’ailleurs celles-ci ne parvinrent quelquefois à mettre fin à leurs activités qu’en les enrôlant purement et simplement ! C’est par exemple le cas en 1718, lorsque Woodes Roger élimine deux à trois milles pirates des Bahamas, en proposant à plusieurs centaines d’entre eux une amnistie contre leur enrôlement dans la Navy ! Autre manière de continuer à profiter leurs services et savoir-faire, tout en étant capables de les contrôler.
En conclusion, il apparaît que le monopole étatique de la violence légitime, qui passe communément pour un trait de l’Etat moderne, a été précédé et en partie préparé par une première phase au cours de laquelle les Etats modernes en voie de constitution ont délégué à des agents privés l’exercice de la violence externe, avant de procéder dans une seconde phase à la monopolisation de cette violence ; et que cette monopolisation a surtout résulté des contraintes inhérentes à leurs rapports réciproques. Parmi ces contraintes figure notamment la reconnaissance réciproque par les Etats de leur souveraineté territoriale, qui a précisément eu pour contrepartie leur capacité à contrôler et interdire à leurs ressortissants l’exercice de toute violence externe.
* Mercenaires, pirates et souverains : la construction de l’Etat et la violence extraterritoriale dans la prime Europe moderne.
Bihr Alain, « Janice E. Thomson, Mercenaries, Pirates and Sovereigns : State-building and Extraterritorial Violence in Early Modern Europe », dans revue ¿ Interrogations ?, N°2. La construction de l’individualité, juin 2006 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Janice-E-Thomson-Mercenaries (Consulté le 31 octobre 2024).