Le club sportif est traditionnellement perçu comme une école de la citoyenneté. Considéré comme un espace de transmission de valeurs de solidarité, de combativité et de respect de soi, de son corps et des autres, le sport appelle au consensus par son rôle de cohésion sociale tant au niveau micro-local qu’à l’international. Là où les clivages sociaux et politiques divisent, le sport permettrait le rassemblement et l’unification. Pour le sens commun, le sport est également considéré comme le garant des dérives et maux de la société, une zone de protection, un refuge qui préserverait des perturbations induites par la transformation des sociétés. De par la stabilité de ses valeurs universelles issues du dogme olympique, le sport transcenderait alors les problématiques du changement social pour apporter des repères moraux et éducatifs a-historiques transmissibles de générations d’entraineurs en générations de pratiquants.
Dès lors que l’on analyse le sport comme un phénomène social total, la stabilité et l’imperméabilité supposées des valeurs, des pratiques et des modalités d’organisation sont remises en cause. Des chercheurs en sciences sociales ont démontré qu’il existe à la fois des risques de dégradations du jugement moral par le sport [1] et des risques de développement de conduites délinquantes dans le sport [2]. De nombreux scientifiques [3] ont également démontré que les pratiques et les formes organisationnelles ne sont pas en soi des lieux d’éducation, d’intégration et de formation citoyenne. Pour qu’elles le deviennent, des ajustements et des transformations doivent s’opérer au niveau de l’encadrement des publics et de la structuration des activités. Des méthodologies et des compétences seraient nécessaires pour développer des actions éducatives, d’intégration et de socialisation. Le mythe olympique d’un sport intégrateur et éducatif en soi se trouve alors ébranlé au profit d’une approche plurielle, multiforme, plus utilitariste et adaptative où le sport serait lui même intégré à des finalités philosophiques et politiques variables en fonction des contextes et des acteurs. Le sport devient dans ce cas « une éthique floue aux valeurs contradictoires » [4].
Il semble pertinent d’élaborer une recherche qui repère la rencontre entre les références, les mythes et les normes contradictoires du sport avec des pratiques associatives en perpétuel mouvement dans les quartiers populaires français. L’environnement (territorial, social, politique, culturel, sportif et institutionnel) favorise-t-il l’émergence d’innovations ou au contraire bloque-t-il leur développement au sein des clubs ? Y a-t-il un contexte « quartier » favorable ou défavorable au développement des clubs sportifs ? Comment la nouveauté et les problématiques liées au développement des associations sont intégrées et vécues dans les collectifs ?
Nous présenterons dans une première partie en quoi les principes de la théorie enracinée permettent de dépasser le filtre du questionnement précédemment exposé. Ensuite, nous éclairerons la situation des clubs sportifs dans les quartiers populaires en croisant des références scientifiques et les résultats de notre enquête exploratoire. Le concept d’innovation sociale et les premières hypothèses explicatives du phénomène observé émergeront de l’analyse en fin d’article.
Notre travail de thèse s’appuie sur les principes de la théorie enracinée développée par Strauss et Corbin [5]. Pour les auteurs, la théorie scientifiquement prouvée ne part pas de concepts pré-établis mais de l’interaction entre le chercheur et son terrain. C’est le travail de traitement des données empiriques qui fera émerger les concepts et qui permettra de construire progressivement une théorie. La créativité de l’induction n’aura de portée scientifique que si les catégories de pensée qui ont émergé des données sont en retour prouvées ou nuancées par de nouvelles investigations. Ainsi, « l’essence de la théorisation est constituée entre l’élaboration des inductions et des déductions [6] ». Les théories existantes ne serviront pas de modèles d’analyse à appliquer sur de nouveaux terrains pour en estimer leurs portées, mais elles deviendront des guides, des points de repères, des sources d’inspiration pour élaborer de nouveaux concepts et théories. Dés lors, des allers-retours entre la construction des fondations théoriques et la constitution de données empiriques rythmeront la recherche sur toute sa durée.
Nous avons choisi d’entreprendre une analyse comparative à partir de cinq clubs sportifs offrant des situations d’innovation [7] pertinentes. Au regard du foisonnement des associations sportives sur le territoire français et du caractère infini des innovations observables, nous avons sélectionné cinq situations d’innovation à partir d’une typologie des clubs sportifs implantés dans les quartiers populaires élaborée lors de la phase d’enquête exploratoire [8]. Pour chaque situation d’innovation, des entretiens individuels et collectifs avec des acteurs participants à l’innovation (adhérents, parents, partenaires, financeurs, etc.) ont été effectués régulièrement pendant trois ans. Une enquête de terrain [9] a également été réalisée au début et à la fin d’une saison sportive sur chaque club afin de s’imprégner des pratiques collectives quotidiennes des acteurs.
La démarche qualitative permet ainsi de mettre en lumière la situation des clubs sportifs dans les quartiers populaires, notamment dans leurs rapports à l’innovation.
Impulsé par les pouvoirs publics depuis les années 80 en France, un sport-outil [10] s’est développé pour répondre à de nouveaux besoins sociaux, provoquant une déstabilisation du mouvement sportif français. L’État, en partenariat avec les collectivités territoriales a érigé des politiques publiques où le sport est considéré comme instrument d’intervention sociale [11] pour faire face aux violences urbaines et aux malaises des banlieues. Un secteur socio-sportif s’est structuré à travers la rencontre entre des dispositifs étatiques et des missionnaires sportifs [12] qui ont bénéficié d’un espace d’investissement et d’action facilitant leur promotion sociale au sein des quartiers populaires. Afin de préserver un sport-éthique compétitif, le mouvement sportif a adopté une posture de méfiance, voir de défiance, face aux changements culturels qu’induisait l’émergence d’un secteur socio-sportif [13] dans les quartiers.
Aujourd’hui, les clubs sportifs implantés dans les quartiers populaires sont pris dans une contradiction entre les repères moraux et idéologiques du sport-éthique et la dimension adaptative et malléable du sport-outil. Cette tension permanente est source de créativité, de conflits et de perturbations identitaires, de jeux d’acteurs et de controverses, de conflits, d’activation de réseaux et de développements d’alliances inattendues.
A partir de notre enquête exploratoire, nous pouvons dresser une typologie des clubs sportifs implantés dans les quartiers populaires sous l’angle de la nouveauté et du progrès :
L’innovation est un concept, un processus et un usage social. C’est une catégorie de pensée, une réalité multiple et fuyante que l’on retrouve dans l’entreprise, dans les écoles, dans la politique, etc. Le fait de la rejeter place le contestataire dans la catégorie de dissident, de conservateur, de passéiste. Le terme est omniprésent et son utilisation a une connotation positive, tournée vers le progrès et l’efficience. L’innovation, qu’elle soit économique, technique ou sociale semble agir comme par enchantement car elle fédère les imaginaires et les opinions les plus diverses. Elle génère des mythes et masque des réalités.
La sociologie de la traduction [14] a montré que l’innovation n’est ni endogène ni exogène à une organisation mais résulte d’un processus complexe porté par un réseau socio-technique qui a besoin de temps et de controverses pour se stabiliser. Pour notre sujet, l’innovation doit ainsi être considérée comme l’adhésion d’une multitude d’acteurs et d’actants en lien avec le sport et les quartiers populaires. Ainsi vont entrer en scène des élus associatifs et politiques, des usagers, des équipements sportifs, etc. Tous joueront un rôle dans la trajectoire de l’innovation.
Définir le concept d’innovation puis d’innovation sociale, revient à prendre en compte le contexte, le support, tout en plaçant au centre de l’analyse la notion d’incertitude. Ainsi, c’est l’analyse du contexte et de son emploi qui permettra d’en définir la logique interne car l’innovation n’est pas l’innovation du vide : elle porte sur un contenu. Il convient donc, pour dessiner les contours et caractéristiques de l’innovation, de définir ce qui lui est opposé. Trois principaux critères sont à privilégier : la focale d’analyse, la temporalité et la rationalité des acteurs de l’innovation.
Le changement social désigne toute transformation observable sur un temps long qui affecte de façon durable la structure ou le fonctionnement de l’organisation sociale. L’innovation se veut, pour sa part, moins ambitieuse dans la mesure où elle concerne un faisceau limité d’organisations et d’acteurs. La nouveauté est relative (reconnue comme telle par les acteurs) et non absolue. Le changement social est le passage d’un état à un autre qui induit une certaine stabilité, alors que l’innovation renvoie à la perturbation permanente et à l’équilibre instable [15].
Il faut considérer l’invention comme un processus créatif induit par la recherche de réponses nouvelles face à des problèmes ou aspirations émergents. Progressivement et selon les jeux d’acteur, elle sera intégrée à un corps social pour devenir innovation selon un mécanisme d’apprentissage collectif [16] : incitation, appropriation et institutionnalisation de l’innovation. Ce processus tend à élaborer des règles d’organisations temporaires qui seront négociées par les acteurs promoteurs et hostiles à l’innovation.
Il convient de distinguer le projet (une procédure) de l’innovation (un processus) en considérant les difficultés des acteurs à contrôler l’évolution de l’innovation : « La rationalisation de l’innovation s’avère impossible parce que celle-ci repose sur l’incertitude et l’apprentissage, lesquels ne peuvent être gérés selon des procédures et étapes précises » [17]. Inversement, pour orienter l’action, le projet demande intelligibilité, recherche de sens, et formalisation constante des règles de conduite [18].
Nous proposons une définition initiale de l’innovation sociale qui permettra de dégager une focale d’analyse et une temporalité en cohérence avec les terrains étudiés : toute approche, pratique, intervention ou encore tout produit ou service inédits pour les acteurs, s’inscrivant dans des institutions, des organisations ou des communautés et dont la mise en œuvre résout un problème, répond à un besoin ou à une aspiration. Cette définition de l’innovation sociale sera constamment mise en relief avec les notions et concepts de quartier, valeurs, identité et pouvoir.
A cette étape de notre enquête, nous pouvons proposer quatre hypothèses explicatives sur l’émergence des processus d’innovation sociale dans les clubs sportifs.
1. L’innovation sociale redéfinit l’investissement territorial [19] du club sportif et participe à la construction du quartier. Son positionnement identitaire est constamment mis en débat par les acteurs associatifs, oscillant entre des affiliations particularistes territoriales (appartenance au quartier) et des identifications universalistes fédérales (appartenance à une communauté de valeurs olympiques). Le périmètre de recrutement est réinterrogé au regard de la concurrence et de l’identité du club.
2. L’environnement institutionnel et politique local structure le développement des innovations sociales en produisant et en diffusant des normes basées sur la notion de projet. Une injonction technique portée localement par les pouvoirs sportifs et politiques modifie le rapport à l’avenir et interroge le mythe du progrès sportif. Une méthodologie de projet est privilégiée par les pouvoirs publics, orientant le processus d’innovation. Le club se situe entre l’obligation d’innover et l’obligation de traduire techniquement ses projets et ses activités.
3. L’innovation sociale reconfigure les réseaux sociaux du club sous la forme de nouvelles coopérations, à la fois inter-personnelles et inter-institutionnelles. Le capital social associatif devient déterminant dans le processus d’innovation sociale car il limitera ou accélérera la mise en place d’innovation. Le monde connexionniste [20] bouleverse le management associatif et induit une modification des liens internes et externes au club. De nouveaux acteurs peuvent alors émerger lors du processus d’innovation alors que d’autres peuvent s’effacer ou s’éloigner. Des relations concurrentielles ou coopératives vont également soutenir et orienter le processus d’innovation.
4. Dans le club sportif, l’innovation est mise à distance puis assimilée ou rejetée. Elle est un satellite lors des premières phases de son processus, avant d’être intégrée durablement au fonctionnement associatif. Elle peut aussi être rejetée au profit d’anciennes pratiques. Nous interrogeons ici le principe de « destruction-créatrice » développé par l’économiste Schumpeter dans le cadre des innovations industrielles, car nous pensons que des retours à des fonctionnements antérieurs peuvent marquer le processus d’innovation sociale.
La rencontre entre un sport-éthique basé sur la conservation des symboles, des pratiques compétitives et des valeurs olympiques, avec un sport-outil répondant aux besoins sociaux émergents, est génératrice de multiples innovations sociales. Ces dernières s’intègrent, se diffusent ou se confinent dans des territoires socialement et politiquement construits et répondent à des problèmes et aspirations. Il convient alors de saisir les effets de la nouveauté sur les fondations symboliques et historiques de l’organisation sportive en France.
L’ambition scientifique visera à terme à définir une théorie de moyenne portée sur l’innovation sociale dans le sport et les loisirs organisés. La complexité du concept et l’ambiguïté de son usage obligent à prendre des précautions quant au phénomène étudié. C’est la focale d’analyse (extension spatiale et institutionnelle de la nouveauté), la temporalité et les problématiques de la rationalité des acteurs qui permettront de situer l’innovation sociale et d’en comprendre les ressorts.
[1] T. Long, N. Pantaléon, « Étude des relations entre conscience réglementaire et contextes de pratique sportive auprès d’adolescents sportifs », Staps, n° 75, pp. 43-58, 2007/1.
[2] S. Roché, « Plus de sport, plus de délinquance chez les jeunes », Recherches et prévision, n°82, pp. 100-108, 2006.
[3] Voir M. Clément, Sport et Insertion, Paris, PUF, 2000. D. Charrier, Activités physiques et sportives et insertion des jeunes : enjeux éducatifs et pratiques institutionnelles, Paris, La Documentation française, 1997 et W. Gasparini, G. Vieille-Marchiset, Le sport dans les quartiers. Pratiques sociales et politiques publiques, Paris, PUF, 2008.
[4] W. Gasparini, G. Vieille-Marchiset, op. cit., p. 26.
[5] A. Strauss, J. Corbin, Les fondements de la recherche qualitative, Techniques et procédures de développement de la théorie enracinée, Academic Press Fribourg, Res Socialis (Coll.), 2004.
[6] Ibid., p. 42.
[7] Une situation d’innovation est un espace à la fois institutionnel, politique, symbolique et mythique, constitué d’entités plus ou moins stables, plus ou moins convergentes, plus ou moins hétéroclites (objets, sujets, règles) intervenants dans le processus d’innovation.
[8] L’enquête exploratoire est issue d’une recherche-action collective financée par le Comité Interministériel des Villes et piloté par l’Agence Pour l’Education par le Sport, dont les objectifs sont de repérer le pouvoir éducatif et intégrateur des clubs sportifs dans les territoires prioritaires de la Politique de la Ville. Sur 6 régions françaises, 24 clubs sportifs sont étudiés et accompagnés pendant 3 ans sur le développement de projets socio-éducatifs.
[9] S. Beaud, F. Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, la Découverte, 2003.
[10] D. Charrier, J. Jourdan, « Pratiques sportives et jeunes en difficulté : 20 ans d’innovations et d’illusions… et des acquis à capitaliser », in M. Falcoz, M. Koebel (dir.), Intégration par le sport : représentations et réalités, Paris, L’Harmattan, 2005.
[11] W. Gasparini, G. Vieille-Marchiset, op. cit.
[12] D. Charrier, « Ces missionnaires de l’insertion qui font de la résistance », 8ème carrefour de l’Histoire du sport ’Sport et identités’ organisé par l’université de Bordeaux, 1998.
[13] D. Charrier, J. Jourdan, « Insertion par le sport : le choc des cultures », Sport, Europe, Stratégies. Revue européenne de management du sport, 1999.
[14] M. Akrich, M. Callon et B. Latour, Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presses de l’Ecole des Mines, Sciences sociales (Coll.), 2006.
[15] N. Alter, L’innovation ordinaire, Paris, PUF, Quadrige, 2000.
[16] N. Alter, « Quelques principes de l’analyse sociologique de l’innovation », Éducation Permanente, n°134, 1998/1.
[17] N. Alter, « Innovation et organisation : deux légitimités en concurrence », Revue de sociologie française, Volume 34, p. 195, 1993/2.
[18] L. Boltanski, E. Chiappello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[19] S. Sinigaglia-Amadio, Une approche sociologique du travail associatif dans les quartiers dits sensibles. De l’expérience à l’expertise., Thèse de doctorat de sociologie, Metz, 2007.
[20] L. Boltanski, E. Chiappello, op. cit.
Coignet Benjamin, « L’innovation sociale dans le sport. Le cas des clubs sportifs dans les quartiers populaires français », dans revue ¿ Interrogations ?, N°10. La compétence, mai 2010 [en ligne], http://revue-interrogations.org/L-innovation-sociale-dans-le-sport (Consulté le 21 décembre 2024).