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Déjeans Louise

L’opposition au Mariage pour tous en France : entre retour du religieux et laïcisation de la religion

 




 Résumé

La Manif pour tous, ce mouvement né en 2013 de l’opposition à la loi dite du « Mariage pour tous », rassemble majoritairement des catholiques. Pourtant, les références à cette religion sont mineures dans la communication institutionnelle véhiculée par le mouvement au travers de la construction d’une rhétorique commune, d’ailleurs relayée au sein de l’hémicycle par les députés de l’opposition lors du vote de la loi. À partir de l’analyse de trente-deux entretiens compréhensifs réalisés auprès de sympathisants et militants de la Manif pour tous, on s’interrogera sur ce passage d’une « République du quotidien à une République de l’intime » tel que conceptualisé par Marcel Gauchet : doit-on imputer cette invisibilisation de la croyance catholique désormais vécue sans intransigeance à l’intériorisation par ces manifestants de l’esprit démocratique ? Jusqu’à quel point le concept de laïcisation de la religion est-il ici opérant ?

Mots clés : mobilisation conservatrice, laïcité, catholicisme, homoparentalité, Manif pour tous

 Abstract

The Manif pour tous, a movement born in 2013 of the opposition to the so-called “marriage for all” law, which opens up marriage and adoption to same-sex couples in France, is made up mainly of Catholics. However, references to this religion are minor in the institutional communication conveyed by the movement through the construction of a common rhetoric, moreover relayed within the Parliament by opposing MPs during the vote of the law. Based on the analysis of thirty-two comprehensive interviews with sympathizers and activists of the Manif pour tous, one will wonder about this passage from a “Republic of the daily to a Republic of the intimate” as conceptualized by Marcel Gauchet : should we attribute this invisibility of the Catholic belief now experienced without intransigence to the internalization by these demonstrators of the democratic spirit ? To what extent is the concept of the secularization of religion operating here ?

Keywords : conservative mobilization, secularism, Catholicism, same-sex parenting, Manif pour tous

 Introduction

L’analyse de trente-deux entretiens compréhensifs menés auprès de sympathisants et militants de la Manif pour tous, ce mouvement né de l’opposition à la loi dite du « Mariage pour tous  » ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe en France, a très majoritairement révélé leur fort attachement à la religion catholique. Nous pouvons distinguer au sein de cet échantillon deux personnalités officielles du collectif : le vice-président Albéric Dumont, et l’un de ses anciens porte-parole, Camel Bechikh [1]. Concernant les autres enquêtés, leur engagement contre le Mariage pour tous s’étend de la simple participation aux manifestations jusqu’à l’intégration du service d’ordre de la Manif pour tous, la distribution de tracts, une participation active sur Internet, l’envoi de courriers à des personnalités politiques ou encore l’implication dans des mouvements issus de la Manif pour tous comme les Veilleurs ou les Gavroches notamment. Sur l’ensemble de ces entretiens, vingt-sept personnes se déclarent catholiques et la plupart d’entre elles expliquent pratiquer leur religion. Nous nous sommes avant tout intéressés à leur « déclaration d’appartenance subjective » (Michelat, 1990). Autrement dit, nous avons souhaité, dans le cadre d’une sociologie compréhensive, placer la subjectivité des acteurs au centre de cette analyse sans chercher à valider ou invalider la véracité des propos qui fondent leurs croyances ou bien la conformité de leurs pratiques au regard de la doctrine sociale de l’Église. Nous pouvons cependant avancer quelques éléments permettant d’illustrer globalement la nature de cette pratique religieuse à partir des informations personnelles qu’ils ont acceptés de dévoiler.

La plupart sont par exemple messalisants et quelques-uns se rendent à l’Église plusieurs fois par semaine voire tous les jours. Si la très grande majorité a reçu une éducation religieuse, ils sont nombreux à avoir suivi une formation théologique complémentaire à l’âge adulte. En outre, presque tous témoignent de leur adhésion aux principes de l’Église régissant notamment la morale sexuelle et familiale et beaucoup l’appliquent dans leur vie quotidienne, avec parfois quelques écarts et bien qu’ils en signalent la dureté. Parmi les cinq entretiens restants, une personne se revendique d’un christianisme primitif [2], et une autre se réclame du marcionisme. Anciennement catholique traditionaliste, son adhésion aux thèses révisionnistes l’a progressivement conduit à rejeter l’Ancien Testament. Enfin, les trois derniers entretiens ont été menés d’une part avec deux musulmans pratiquants dont Camel Bechikh, d’autre part avec un couple de personnes se déclarant athées et dont l’histoire les distingue par son caractère d’exemplarité [3].

S’il ne convient évidemment pas de généraliser à l’ensemble des sympathisants et militants de la Manif pour tous cette cartographie de la croyance à partir d’une petite trentaine d’enquêtés – rencontrés au hasard de manifestations et rassemblements organisés par le mouvement ou, dans une moindre mesure par le biais de connaissances éloignées – il est néanmoins désormais admis comme une doxa savante que les catholiques ont occupé une place prééminente dans le mouvement conservateur (Brustier, 2014) [4]. De fait, ce sont des catholiques qui ont, en première ligne, œuvrés à la naissance et à la structuration pérenne de la Manif pour tous (Trémolet de Villers, Stainville, 2013).

Pourtant, le discours médiatique et politique d’opposition véhiculé se trouve, depuis ses débuts, presque entièrement dégagé des références au catholicisme. Albéric Dumont est catholique, mais la question de sa croyance comme les liens qu’elle est susceptible d’avoir avec son engagement dans le collectif ont d’ailleurs été écartés de l’entretien. En revanche, Camel Bechikh a distinctement exprimé son opposition au Mariage pour tous en sa qualité de musulman. Nombreux sont les parlementaires opposés à l’homoparentalité lors des débats sur le vote de la loi qui ont affirmé publiquement leur soutien à la Manif pour tous, mais leurs références à la religion catholique sont également très peu nombreuses en comparaison de la longueur des discussions qui ont alors été engagées dans l’hémicycle. Aussi, c’est l’organisation aconfessionnelle de la Manif pour tous qui a appelé à l’engagement des citoyens contre le projet de loi au travers, notamment, de la mise en place des diverses manifestations d’opposition publique et politique dont elle a uniformisé les signes et le langage. Lors des controverses autour du Pacte civil de solidarité (Pacs), ce sont essentiellement les organisations catholiques qui ont directement joué ce rôle d’intermédiaire entre l’État et le peuple, sans jamais systématiser la construction d’une rhétorique commune. Globalement, la Manif pour tous, comme les mouvements qui sont nés à sa suite mobilisent la rhétorique séculière démocratique pour justifier leur opposition à l’homoparentalité.

On peut néanmoins interroger les fondements de cette posture médiatique et politique. Cette absence du religieux relève-t-elle d’une véritable laïcisation de la croyance (Gauchet, 1998) ? Ou bien procède-t-elle davantage d’une invisibilisation stratégiquement concertée ? Dans La religion dans la démocratie, le philosophe affirme en effet la dissociation entre la religion et l’ordre politique aujourd’hui consommée. La phase libérale et républicaine aurait, depuis le Concordat napoléonien, signée la naissance de la sphère des intérêts privés au sein de laquelle se serait progressivement retranchée la croyance. L’idéal social et démocratique représenté par le principe d’autonomie aurait été atteint et consommé depuis les années 1970. Le principe d’hétéronomie ne semblerait plus à combattre dans la société contemporaine traversée par un mouvement de sécularisation de plus en plus massif. La religion catholique elle-même – et c’est précisément le pan de son analyse qui nous intéresse ici – aurait intériorisée les valeurs de la démocratie parmi lesquelles figure, au premier plan, celle de laïcité.

À l’inverse, on pourrait en effet imaginer qu’un tel discours d’opposition se soit exprimé au sein de l’espace politique et médiatique laïc selon une stratégie d’invisibilisation du religieux qui s’inscrit – ou qui s’adapte – à la tradition française d’une laïcité “stricte” pour assurer la reconnaissance des arguments engagés sans pour autant se départir entièrement de sa dogmatique. Dès lors, dans la perspective où la Manif pour tous peut être interprétée comme une instance de légitimation d’un discours qui s’avère fortement porté par le catholicisme de ses membres, jusqu’à quel point le concept de laïcisation est-il opérant ? Le critère de vérité dans sa dimension universalisante propre à une religion révélée est-il soluble dans la démocratie ?

Il a donc semblé intéressant d’observer quelle posture les sympathisants et militants catholiques de la Manif pour tous interrogés ont adoptée dans leurs discours sur le Mariage pour tous vis à vis de ces problématiques, à la périphérie desquelles figure la question de la laïcité. Ont-ils, eux aussi, fait le choix d’écarter du discours la question du catholicisme ? Si oui, comment ? Si non, quelle place et quelle valeur lui accordent-ils ?

 De la laïcisation de la religion…

Quand la question religieuse se situe aux marges de l’engagement : la mobilisation du registre de “l’expertise personnelle” comme argument d’autorité

Près de la moitié des vingt-sept manifestants catholiques rencontrés n’introduisent la question religieuse qu’à la marge de leur discours sur l’homoparentalité. Leur croyance n’est parfois seulement évoquée qu’après leur en avoir fait la demande explicite. Parmi ces derniers, sept, dont l’actuel vice-président de la Manif pour tous, expliquent distinguer leur foi de leur engagement contre l’homoparentalité. À la manière de la rhétorique employée par le mouvement de l’association, beaucoup usent d’un « savoir expert » pour appuyer leur opposition à cette « réforme de civilisation ». Lors du débat autour du Pacs, Éric Fassin avait déjà mis en avant le rôle des arguments de l’expertise (biologique, psychanalytique, juridique, anthropologique, sociologique, ou encore philosophique) comme stratégie rhétorique efficace à défendre des opinions d’inspiration religieuse sur le terrain politique de la laïcité (Borrillo, Fassin, 2001 : 87-110). Les organisateurs et les députés sympathisants de l’association ont par exemple fortement eu recours à la discipline anthropologique dans le cadre d’un débat public. Par son allure scientifique, la notion d’anthropologie permet notamment d’emmener le débat hors du champ politique et de la question spécifique de la place de l’homosexualité au sein du jeu démocratique, écartant ainsi le soupçon d’homophobie.

Les manifestants rencontrés ne souhaitent pas être rangés dans la catégorie aujourd’hui socialement réprouvée des homophobes. Ils ont conscience que l’Église et ses croyants sont régulièrement accusés d’homophobie, cela occasionnant – ils le déplorent d’ailleurs – la disqualification du message qu’ils souhaitent porter. Pour se prémunir d’une telle incrimination, ils invoquent néanmoins très peu – voire pas – la notion d’anthropologie en comparaison des propos relayés dans les médias et institutionnalisés par les organisateurs de la Manif pour tous, ainsi que ceux entendus au sein de l’hémicycle. Si les hommes d’Église sont familiers de ce terme, il n’en est pas nécessairement de même pour ces laïcs. Les enquêtés s’en tiennent donc le plus souvent à une formulation plus accessible de leurs arguments : ils invoquent alors l’importance des liens biologiques de parenté d’une part et la complémentarité des sexes d’autre part. En somme, ils en appellent au respect de “l’anthropologie humaine”, sans que l’expression “savante” ne soit pour autant prononcée. C’est finalement dans l’espace politique et médiatique, que la notion d’anthropologie sera la plus éprouvée. Cela étant, les manifestants rencontrés ne s’avèrent pas foncièrement étrangers au registre du savoir expert qu’ils mobilisent, moyennant quelques reconfigurations.

Les enquêtés font régulièrement appel à un savoir de l’expérience – que nous qualifierons de familial dans son acception globale – et dont ils seraient d’une certaine manière les spécialistes au quotidien. Ils recentrent ainsi le débat sur leur propre individualité en se posant d’ailleurs à l’occasion en opposition aux discours des scientifiques. L’argument du bon sens vient souvent en renfort de leur argumentation pour disqualifier les propos d’intellectuels issus de diverses disciplines scientifiques – tels que l’anthropologue Maurice Godelier – introduisant une rupture entre une élite déconnectée des impératifs qu’impose la réalité, et le peuple qui serait le sage détenteur de la raison. Ce faisant, ces enquêtés rompent paradoxalement avec le discours institutionnel véhiculé par la Manif pour tous qui n’hésite pas, nous l’avons dit, à recourir aux arguments de l’expertise anthropologique.

Mélanie par exemple, avance son expérience d’enfant adoptée. Quant à Soline, elle condamne en sa qualité de mère la pratique de la gestation pour autrui. Cette dernière s’oppose à la possibilité de légaliser les mères porteuses en France au nom du lien qui unit l’enfant et la femme gestatrice – qu’elle soit ou non la mère biologique de l’enfant. On retrouve en filigrane des propos de ces manifestantes la défense d’une pensée rationnelle, fondée sur le bon sens en opposition aux discours qui dérivent d’une posture savante détachée des contingences du réel. Soline et Mélanie se posent ainsi en dignes détentrices du savoir, celui que leur a offert leur statut de mère et d’enfant adoptée et procédant d’un vécu dont elles ressentent les implications dans leur chair même. Cette corporisation de l’expérience (maternelle ou d’adoption) relaie des émotions spécifiques et leur permet également de situer leurs discours dans le registre normatif en appelant au principe d’évidence. C’est un savoir qui fait naturellement autorité parce que sa particularité est justement de se fonder sur une expérience qu’elles seules détiennent et qui leur semble par essence inénarrable ; c’est en effet ce qu’exprime Soline par l’usage du terme « indicible », et Mélanie par celui d’« indescriptible  » pour rendre compte de ce vécu.

D’ailleurs, les femmes interrogées valorisent souvent très spontanément leur expérience de la maternité. Elles le font notamment pour appuyer des propos visant à dénoncer la pratique de gestation pour autrui ou bien à appuyer l’importance de la complémentarité entre un homme et une femme dans l’éducation d’un enfant. Dans ces deux cas, la considération accordée au critère de la “transmission corporelle [5]” entre la mère et l’enfant est prédominante puisque la gestation pour autrui implique l’acte de mettre au monde le nouveau-né et que la relation entre une mère et son enfant s’avère comporter une part non négligeable de liens biologiques. En comparaison, les hommes interrogés qui s’avèrent avoir des enfants font peu référence à leur paternité pour justifier leur engagement contre l’homoparentalité. La différenciation sexuée qui transparait dans le type d’argumentation employé par ces enquêtés, dont le statut commun est pourtant d’être parent, peut donc être pensée en termes de légitimation du discours. Si les femmes valorisent davantage que les hommes leur expérience parentale, c’est que leur statut de mère bénéficie d’une reconnaissance sociale implicite liée à leur vécu de la grossesse et de l’accouchement.

La manière dont les enquêtés mobilisent leurs arguments contre l’homoparentalité s’inscrit en effet dans la continuité de travaux d’anthropologues qui constatent, dans toutes les sociétés existantes, le renvoi constant des femmes du côté de la nature tandis que les hommes sont associés à la notion de culture (Ortner, 1972 : 5-31 ; Claude-Mathieu, 1973 : 101-113). Soline conceptualise d’ailleurs la maternité comme une expérience éminemment « naturelle  », inexprimablement inscrite dans la chair. C’est la physiologie et l’anatomie des femmes qui seraient responsables de leur rapprochement symbolique d’avec la notion de nature. La conceptualisation de la catégorie féminine s’enracine dans le biologique tandis que la catégorie masculine se voit ancrée dans le culturel. Du côté de la nature, les femmes font surtout l’expérience sensible, corporelle et donc inénarrable de la maternité, mais qui se trouve justement et pour une fois valorisable dans le cadre d’un discours politique, à l’heure de condamner l’institutionnalisation de l’homoparentalité dans la société française. Les hommes invoquent donc dans une moindre mesure leur expérience de père de famille, ou bien sont prolixes à l’égard de celle dont ils ont été en mesure de bénéficier par l’intermédiaire d’une autre femme – la leur généralement – quant à sa propre maternité.

Justement, Pierre qui désire fonder une famille avec sa femme Charlotte fait face à un problème d’infertilité. C’est alors son statut particulier d’homme vivant un parcours d’adoption, qu’il met en avant pour légitimer son opposition à l’homoparentalité au travers de la défense du droit de l’enfant. Dépolitisée, son argumentation se voit issue d’une “expertise” de l’adoption acquise au long cours, grâce à la rencontre avec des professionnels de la parentalité. D’autres enquêtés relatent d’ailleurs des témoignages indirects d’enfants adoptés pour appuyer leurs propos ou parlent du vécu d’enfants qu’ils connaissent dans leur entourage. Ce relai d’expériences indirectes a d’ailleurs été directement favorisé par l’organisation de la Manif pour tous qui a permis, dans le cadre de réunions et de manifestations publiques, le témoignage d’enfants, adoptés par un père et une mère.

Un enquêté, Louis, choisi de centrer son argumentation autour de la pratique de son métier d’avocat. S’il n’oublie pas son statut de père, il valorise essentiellement son expérience professionnelle pour justifier son opposition à l’homoparentalité. On retrouve ainsi, au travers de la mise en avant de connaissances liées à une profession, la mobilisation du savoir de l’expertise. Ses propos traduisent également la possibilité d’une circulation des savoirs où les connaissances de l’expertise (les compétences juridiques) s’allient à celles acquises avec l’expérience personnelle (l’expérience de père). Sans être correctement formalisés par une connaissance théorique fondamentale de la psychanalyse, les propos de Sibille expriment cependant cette interdépendance des savoirs. Pour justifier l’importance que revêt la complémentarité de l’homme et de la femme dans l’éducation d’un enfant, elle expose en effet, comme d’autres, le processus œdipien d’identification des adolescents. Selon ce dernier, l’élection de leur premier choix d’objet se fonde sur le modèle des figures parentales, de sexe différencié. Évidemment, la jeune fille recherchera un homme qui présente des caractéristiques semblables à celles de son père et inversement pour le jeune garçon auprès d’une femme. Cette conclusion se voit alors, selon elle, étayée par son propre vécu familial par l’observation concrète du premier choix amoureux de ses enfants. L’usage que ces enquêtés font de l’idée d’une construction de l’enfant par “identification” trahit l’influence du paradigme psychanalytique sur leur conception d’une éducation réussie.

Pour appuyer leurs propos, les enquêtés utilisent donc globalement le registre de “l’expertise personnelle”, laquelle sous-tend le principe d’évidence pour se fonder en certitude. Cette centration de l’expérience sur l’individu est parfois associée, sans que ces enquêtés en soient d’ailleurs nécessairement conscients, à une expertise vulgarisée comme on a pu l’observer avec l’exemple du recours aux concepts de la psychanalyse. Il n’en va évidemment pas de même lorsque les arguments de la discipline auxquels ils font appel s’avèrent être fondés sur la pratique quotidienne de leur profession. À première vue, cette posture vient corroborer la thèse de la laïcisation de la religion. D’une part, elle concerne surtout les enquêtés dont la dimension religieuse est peu présente dans le discours, voire qui délient la question de leur croyance et leur engagement contre l’homoparentalité. D’autre part, elle rassemble les quelques enquêtés catholiques dont la pratique religieuse semble plus faible. Pour ces derniers, c’est bien ce “savoir de l’expérience” qui, surtout, explique leur opposition à l’endroit de l’homoparentalité. Pour autant, il est aussi mobilisé par des personnes dont la pratique de la religion catholique est plus forte et qui, dans le même temps, n’introduisent que peu la question religieuse dans leurs discours, ce qui peut nous amener à interroger l’idée d’une stratégie argumentative.

La croyance religieuse et l’engagement dans la Manif pour tous : des liaisons ambivalentes

Même lorsqu’ils accordent une place plus importante à la religion catholique au cours de l’entretien, les enquêtés interrogés ne situent généralement pas leur engagement dans la Manif pour tous par le prisme d’un rapport strictement hétéronome à la religion. On retrouve ici les travaux sur le processus social de production de l’individu dans la société moderne et notamment, les analyses développées par Anthony Giddens et Alain Ehrenberg sur les conséquences du processus d’autonomisation du religieux vers les années 1960 et 1970. Anthony Giddens a développé la notion de réflexivité aujourd’hui inhérente à l’action humaine et conduisant à l’intériorisation globale de «  l’injonction à être un individu  » (Ehrenberg, 1991, 1995, 2000). L’individu, autrefois encadré par la communauté dans les sociétés traditionnelles, est aujourd’hui sommé dans nos sociétés modernes de se construire sur plusieurs scènes sociales desquelles il tire une identité plurielle (Lahire, 1998). La démocratie a conduit également à modifier l’acception de l’autorité dont la légitimité depuis le contrat social se fonde désormais sur la confrontation des arguments. Cette crise ontologique est l’une des caractéristiques majeures de la modernité : celle de confier à l’individu la tâche d’être lui-même. Jean Baubérot parle également d’une « réalisation de soi […] moralement obligatoire  ». Cette injonction à être un individu induit en miroir un «  attrait de la “différence” », qui favorise la revendication d’une «  identité spécifique ». Marcel Gauchet tient dans son ouvrage La religion dans la démocratie (1998) la même analyse sur la mise en valeur des particularités individuelles qu’il oppose au contraire au principe d’universalité propre à la société d’Ancien-Régime guidant autrefois la commune construction des identités individuelles.

La distanciation à l’institution religieuse est donc finalement structurelle aux évolutions induites par la modernité. De fait l’individu, même croyant et affilié à une religion donnée par une appartenance traditionnelle et familiale aura tendance, l’âge avançant, à négocier avec elle. La religion est souvent envisagée comme une base de réflexion théorique à partir de laquelle est construit un second niveau d’interprétation, orienté par une pratique concrète de ces mêmes valeurs et adapté à la vie sociale quotidienne du sujet. Cette opération de mise à distance peut se traduire pour l’individu par une modification des principes même d’une religion donnée qui sont tour à tour travaillés, adaptés, reformulés afin de les incorporer à un système propre de valeur. Ce dernier se constitue puis fluctue ensuite tout au long de l’existence selon les évènements biographiques personnels et les apprentissages vécus.

Bien qu’affiliés à l’institution catholique et respectant, pour beaucoup d’entre eux, les prescriptions majeures de la doctrine sociale de l’Église, ces enquêtés n’en sont pas moins des acteurs sociaux à part entière, imprégnés de la norme d’individualisation que promeut l’époque moderne. En ce sens, ils affirment que leur foi et la pratique religieuse qui y est associée relève d’un choix personnel réfléchi ; non de valeurs culturellement héritées et assimilées sans prise de recul. Ils valorisent dans leur discours leur capacité réflexive vis-à-vis de ces grands principes pour lesquels ils ont finalement pris parti et souhaitent ainsi faire la preuve de leur émancipation. Choisie en conscience après l’avoir interrogée, la pratique du catéchisme de l’Église n’est par exemple pas vécue comme étant de nature coercitive et contraignante. Dans cette perspective argumentative, c’est la croyance qui tend à s’aligner sur une posture intellectuelle davantage que l’inverse. La foi intervient selon eux en renfort de convictions déjà opérantes. Elle leur donne consistance et vigueur en se concentrant au sein même de la subjectivité humaine mais ne les prédétermine pas.

Depuis quelques années, Noël se rend par exemple à l’Église tous les jours. Ses convictions à l’endroit de la question homoparentale précèderaient son engagement religieux ; elles n’en seraient donc pas dépendantes. Le centre de gravité définissant un individu à partir des principes liés à sa croyance religieuse se voit donc volontairement renversé. La croyance n’épuise plus ses ressources en la seule institution ecclésiastique mais, nous l’avons observé précédemment s’imprègne de l’expérience individuelle. Ces enquêtés insistent donc souvent notablement sur leur capacité à former une opinion individuelle sur la base d’un esprit critique, en dehors de tout déterminisme religieux. Sophie estime par exemple que son engagement dans la Manif pour tous n’a pas à être motivé par des convictions religieuses. Elle n’a d’ailleurs pas souhaité, contrairement au choix de son mari, se joindre aux groupes de manifestants venant de sa paroisse. Critique vis-à-vis de certains positionnements éthiques de l’Église qu’elle juge trop stricts et catégoriques, elle tient à conserver un jugement personnel et autonome sur la question complexe de l’homoparentalité.

La croyance des manifestants, désormais autonome et privatisée, semble parfois jouer un autre rôle dans le combat contre l’homoparentalité. Cécile explique pendant l’entretien n’avoir participé pour la première fois à la Manif pour tous qu’en 2014, bien après le vote de la loi. Née en Martinique, Cécile habite aujourd’hui à Paris. Bien qu’elle ait reçu une éducation religieuse dans sa famille, sa rencontre personnelle avec le Christ s’avère très récente. Il n’est selon elle pas nécessaire d’être catholique pour défendre la famille mais son « coming-out chrétien » comme elle s’amuse à le qualifier, l’aurait véritablement poussé à manifester. Avant sa conversion, elle jugeait le mouvement trop marqué par l’extrême-droite politique, ce qui l’avait convaincu, au regard de son identité racisée, de ne pas s’investir dans le combat contre l’homoparentalité. Aujourd’hui, elle estime s’être alors donnée une fausse excuse lui permettant de ne pas surmonter sa paresse. Comme elle, Léopoldine explique que sa foi chrétienne ne lui permettait pas de rester chez elle « et de dormir comme ça ». La foi a donc donné à ces deux femmes l’impulsion – manifestement relative au sentiment de devoir – le courage et l’espérance nécessaires au dépassement de leurs blocages respectifs, afin de descendre dans la rue défendre leurs opinions. Cécile et Léopoldine insistent cependant sur le fait qu’elles ne cherchent pas à porter un message spécifiquement catholique. Elles désirent rappeler à la société, parce que leur rapport personnel à Dieu leur intime de le faire, les valeurs familiales et le mode de vie qu’elles estiment être bons pour l’ensemble des citoyens.

Même les enquêtés qui lient la question de leur foi avec leur opposition au Mariage pour tous tiennent souvent à affirmer ne pas avoir manifesté en leur qualité de croyant. En ce sens, l’ensemble des enquêtés a répondu être en accord avec l’orientation aconfessionnelle prise par le mouvement car, selon leurs dires, la croyance catholique n’est pas un prérequis pour défendre la famille. Raphaël affirme par exemple combattre personnellement la reconnaissance de l’homoparentalité pour des raisons catholiques. Mais c’est une problématique qui, néanmoins, concerne toutes les religions, et au-delà tous les français, en dehors de leurs éventuelles croyances individuelles particulières. Raphaël sera d’ailleurs abordé lors d’un rassemblement organisé par Farida Belghoul [6], musulmane pratiquante. Selon l’analyse de Marcel Gauchet, la laïcisation de la religion au contact de la démocratie signerait le passage de l’affirmation de la croyance religieuse à sa « culturalisation  » avec l’avènement de la notion d’identité religieuse. Par respect du principe d’égalité, cette reconfiguration identitaire de la croyance intime à la société la reconnaissance de ses fidèles. Mais les principes dictés par la foi religieuse deviennent secondaires dans le rapport public que les croyants entretiennent envers autrui. Affirmer et revendiquer le respect de son identité de croyant ne signifie pas, dans le même temps, chercher à imposer sa foi à autrui. Autrement dit, la transformation de la croyance en culture se joue dans sa reformulation globale en termes d’identité, laquelle reformulation suppose selon Marcel Gauchet la reconnaissance légitime des diverses religions, au même titre que la sienne propre. « La métamorphose des croyances en identités est la rançon du pluralisme poussé jusqu’au bout, jusqu’au point où toute ambition universaliste et conquérante perd son sens, où aucun prosélytisme n’est plus possible » (Gauchet, 1998 : 97).

 … À ses limites

Si l’ensemble des enquêtés ne semble pas directement considérer leur engagement dans la Manif pour tous comme une démarche catholique militante, en témoigne leur approbation unanime du principe d’aconfessionalité autour duquel est fondé le mouvement, leur approche de la relation entre le politique et le religieux au sein de la société questionne l’efficacité d’une véritable laïcisation de la religion au sens où l’entend Marcel Gauchet.

La critique d’une “laïcité de combat”

Lorsque le thème de la laïcité est évoqué dans les entretiens, les manifestants approuvent unanimement la séparation de l’Église et de l’État, du spirituel et du temporel. Certains font cependant état d’un certain scepticisme à l’évocation du principe de laïcité. Selon Léopoldine par exemple, la France est un pays historiquement catholique dont les institutions et les lois dérivent évidemment. Dans cette perspective, la laïcité est une convention politique arbitraire qu’elle juge irrecevable. Raphaël rejette également et explicitement le principe de laïcité. Il revendique en effet une politique chrétienne dont il ne dira pas formellement si elle s’inscrit dans une tradition monarchique ou démocratique. À première vue, ces discours semblent néanmoins rejouer la guerre des deux France, laquelle opposa, de la période post-révolutionnaire jusqu’à environ la fin de la troisième république, les partisans d’une France laïque à ses détracteurs dont faisait partie, au premier chef, l’autorité pontificale. Pourtant, Raphaël et Léopoldine disent accepter la séparation de l’Église et de l’État. Pourquoi, dès lors, avoir spontanément fait part de leur opposition au principe de laïcité ? Guy Haarscher et Émile Poulat le rappellent tous deux, le principe de laïcité n’a jamais clairement été défini, ni dans la Constitution de 1946, ni dans celle de 1958 (Haarscher, 2011 : 25 ; Poulat, 2001 : 4). Cette indétermination est donc de nature à initier et encourager au sein de la société un débat d’idées à son endroit. Des compréhensions distinctes de ce concept émergent donc légitimement. Parfois aussi, des malentendus.

La moitié des vingt enquêtés avec qui a pu être abordée la question de la laïcité – y compris certains dont l’empreinte catholique sur le discours et/ou l’engagement contre l’homoparentalité se veut faible ou inexistant – critiquent fermement, voire condamnent l’interprétation politique de ce principe tel qu’il s’exerce selon eux aujourd’hui en France. Leurs discours s’inscrivent souvent dans la mise à l’index d’une laïcité républicaine de combat dite “à la française”. Selon ces manifestants, la laïcité française souffrirait d’une déformation de son sens premier. Le glissement sémantique effectué autour du terme consisterait alors en un détournement de son rôle. Le principe de laïcité visait initialement à assurer dans la société l’autonomie et la protection du fait religieux. Aujourd’hui, son utilisation servirait de prétexte pour développer une politique niant l’existence des religions au sein de l’espace public. Soline critique d’ailleurs avec inquiétude un modèle laïc qu’elle estime gouverné par une conception progressiste donnée au sens de l’histoire, caractérisée par une théorie de la sécularisation. Au regard de son expérience de professeur dans l’enseignement secondaire, elle dénonce les conséquences néfastes d’une société gouvernée à l’excès par un principe de rationalité. En cela, elle associera par une relation de causalité la sécularisation de la société avec les attentats dramatiques de 2015 envers les journalistes de Charlie Hebdo à Paris. Selon elle, la France souffrirait de ce que Jean Baubérot qualifie de « crise de la socialisation morale » et dont il situe l’apparition entre 1960 et 1975, pendant la période dite de troisième seuil de laïcisation, relative à celle de postmodernité exposée précédemment (Baubérot, 2013 : 112).

Or, dans ce contexte qui promeut comme norme collective l’auto-détermination de l’individu contemporain hors d’une morale hétéronome supérieure, les jeunes seraient selon Soline particulièrement vulnérables alors qu’ils sont en proie, à cette période sensible de la vie, à des questionnements existentiels. L’interprétation politique stricte donnée au principe de laïcité dans la société et notamment dans le domaine de l’éducation serait de nature à accentuer dangereusement une perte des repères sociaux et moraux qu’elle estime déjà engagée au sein de la société française. Elle déplore ce paradoxe qui institue l’incohérence de l’existence par le déploiement d’une rationalisation systématique du vivant. Avant que ne s’opère et ne s’accélère la sécularisation de la société française, l’inclusion de la religion dans la société permettait d’être orienté et de traverser plus sereinement un espace et un temps ordonnés par des règles à la fois strictes et légitimes car régies par une gouvernance divine. Face à l’expérience contemporaine du vide, elle critique vertement, comme d’autres, un discours laïc « mécaniste », « trop peu rigoureux » et « creux ». Il existe une soif innée de spiritualité chez l’homme qui ne serait pas comblée par le discours laïc désespérément insatisfaisant servi par l’État républicain. Surtout, c’est un discours qui pêche par son inconsistance et peine à intégrer l’ensemble du corps social alors que fait retour une forme renouvelée d’aliénation. La libération intervenue suite à la déconstruction du complexe théologico-politique n’en aurait en effet que l’apparence puisque l’individu se voit désormais sommé d’affirmer son individualité.

Appliquée à la société de manière totalisante, “l’idéologie laïque”, d’inspiration socialiste, viserait la négation des religions et, ultimement, leur destruction. Leurs voix s’élèvent contre un positionnement politique qui, quelles qu’en soient exactement les origines, s’engagerait au-delà de la simple neutralité en faisant preuve de méfiance envers l’expression publique de la croyance religieuse. Telle que mise en évidence dans sa forme la plus radicale, cette version spécifique de la notion de laïcité pourrait presque être interprétée à l’aune d’une philosophie déiste parce qu’elle tend finalement à ériger ce concept politique en religion. Cette posture interprétative est à l’image d’une phrase du député socialiste Nicolas Bays qui, en s’opposant aux propos de monsieur Poisson sur le Mariage pour tous le 7 février 2013 à l’Assemblée nationale lançait : « La laïcité est une religion d’État ! ». Des sympathisants de la Manif pour tous, jugent d’ailleurs négativement cette réification du principe de laïcité.

Sur ce point spécifique, le sociologue Jean Baubérot et le philosophe Étienne Balibar rejoignent la critique de ces enquêtés vis-à-vis de cette pensée politique française de la laïcité. Elle reviendrait selon eux à établir une forme de croyance renouvelée et légitimée par l’État. La laïcité ainsi entendue propose donc une définition politique de l’universalité et fondée sur la juridiction. Dès lors selon Étienne Balibar, la « croyance légitime » d’État ne peut qu’être soumise à la controverse (Balibar, 2010 : 274). C’est là le « paradoxe inhérent à l’institution de l’universel » (Balibar, 2010 : 274). Afin de résister aux divers et légitimes procès qui émergent à son endroit dans le champ de la délibération démocratique, les principes défendus par l’État tendent à être sacralisés [7] ; de telle sorte qu’on ne serait, assez paradoxalement, jamais véritablement sorti de l’articulation entre politique et religieux (Storme, 2014). L’énonciation et la mise en acte de la catégorie de laïcité, représentante de la puissance et de l’identité de l’État, voit donc ses frontières se rigidifier autour du fait religieux. Rita Hermont Belot expose d’ailleurs cette tradition française « qui confine le religieux dans l’image de l’inconciliable et du péril social ; jusqu’à en faire une manière de repoussoir et à renvoyer l’idéal d’unité vers un au-delà des religions historiques, qui les dépasse et les transcende » (Hermon-Belot, 2015 : 227). On sait par ailleurs la thèse de Marcel Gauchet sur l’émergence et la construction de la république démocratique française dissociée du religieux, laquelle aurait, depuis la Révolution, trouvé les conditions de sa légitimité et le fondement de sa puissance dans le rapport antagonique qu’elle entretenait alors avec la religion catholique dominante et, ultimement, avec la religion en général. L’État républicain a donc joué l’efficacité de son autorité sur l’élaboration d’une alternative politique englobante et supérieure à la religion. Si cette « solution républicaine » prétend sublimer la politique, il ne faudrait néanmoins pas la confondre, selon le philosophe, avec une « religion civile » puisqu’elle vise précisément la dissociation d’avec cette dernière (Gauchet, 1998 : 51).

Permanence ou retour de la vocation catholique universaliste ?

La politique aujourd’hui représentée par l’État républicain a-t-elle vraiment « perdu l’objet et l’enjeu qu’elle devait à son affrontement avec la religion » (Gauchet, 1998 : 64) ? Ou bien cette confrontation procède-t-elle seulement d’une reformulation ? Justement, Denis Pelletier aborde dans un ouvrage la question de l’évolution de la pratique du militantisme et des socialisations catholiques en France dont il rappelle le déclin. Aujourd’hui, les catholiques n’en appelleraient pas, ou peu, à leur religion dans l’espace public et politique (Pelletier, 1997 : 49). Pour l’ensemble des enquêtés, la laïcité n’est réellement légitimée qu’en tant que principe de séparation politique des Églises et de l’État. Mais pour les manifestants interrogés, si l’Église catholique de France n’a aucune légitimité à diriger un état, l’interprétation de la laïcité républicaine semble se limiter exclusivement à cette séparation.

De ce point de vue, le fréquent recours argumentatif des enquêtés avec qui a été abordé la notion de laïcité – quelle que soit l’importance qu’ils donnent à la dimension religieuse dans leur discours et leur engagement contre l’homoparentalité – à l’origine historique du terme “laïc” est significatif. Le laïc désignait, dans une société catholique, l’individu qui n’appartenait pas directement au clergé. Ces manifestants, rapportent alors cette définition du laïc à notre contexte républicain et démocratique, considérant que les hommes politiques sont laïcs uniquement parce qu’ils ne sont pas issus de l’institution ecclésiastique. D’une part, ils présupposent donc vivre dans une société fondamentalement catholique. D’autre part, le respect du cadre institutionnel de la laïcité n’implique pas selon eux de vivre, à titre personnel mais également comme citoyen concerné par la vie publique et politique, en dehors des lois évangéliques. En effet s’ils ne critiquent pas l’interprétation stricte du principe de laïcité, ils insistent sur la nécessité de considérer la religion dans l’espace démocratique et/ou rappellent que les lois de la république dérivent du christianisme. Louis explique par exemple ne pas séparer l’exercice de sa profession d’avocat de sa foi en n’acceptant pas, en conscience, un certain nombre de dossiers. Émile Poulat le rappelle, si le principe de laïcité « pluralise le champ des convictions admises à l’existence légitime et au débat public […] De soi, directement, le principe de laïcité ne relativise rien et n’oblige personne à rien relativiser de ce qu’il tient pour l’absolu » (Poulat, 2001 : 7). Dans la continuité de l’analyse de Marcel Gauchet, Antoine affirme par exemple l’envie d’être considéré au sein de l’espace public en tant que catholique. Cependant, cette reconnaissance implique également la prise en compte de ses croyances et opinions religieuses.

Selon Marcel Gauchet, la démocratie confère à la religion « plus que la suprématie, une totale indépendance dans l’ordre terrestre, mais dans des conditions qui n’empêchent aucunement le citoyen en tant que croyant de continuer à cultiver par-devers lui l’idée qu’il veut de ses rapports avec le ciel » (Gauchet, 1998 : 61). Néanmoins, cette privatisation et cette autonomisation du religieux exclut-elle strictement, comme il semble alors l’entendre [8], toute ambition prosélyte et prétention universalisante ? Selon lui en effet, « La Cité de l’homme est l’œuvre de l’homme, à tel point que c’est impiété, désormais, aux yeux du croyant le plus zélé de nos contrées, que de mêler l’idée de Dieu à l’ordre qui nous lie et aux désordres qui nous divisent » (Gauchet, 1998 : 8). En effet, si la tendance dominante semble bien aujourd’hui à une laïcisation de la croyance au sens où l’entend Marcel Gauchet, les discours tenus par les manifestants et l’analyse générale du mouvement contre le Mariage pour tous semblent néanmoins, à certains égards, aller à l’encontre de cette analyse.

Concernant la question spécifique du prosélytisme, après avoir longuement abordé la question de la religion pendant l’entretien, certains enquêtés dont l’empreinte catholique sur le discours et l’engagement contre l’homoparentalité est visible ont par exemple manifesté envers mon agnosticisme déclaré une attitude visant à éveiller curiosité et intérêt pour la foi catholique. Un enquêté m’a invité à participer à la catéchèse ou à divers évènements organisés dans le cadre de ses activités paroissiales. Alors que nous échangions des informations suite à l’entretien, un autre m’a précisé avoir prié pour moi, et mentionné l’espoir que je parvienne finalement à trouver la foi. Aussi douces qu’aient été les expressions de cette posture, reste que ces croyants ont, de fait, cherché à susciter mon adhésion à leur foi.

D’autre part, leur application de la doctrine catholique ne semble pas toujours avoir pour ambition de se cantonner exclusivement à la sphère privée. Dans l’héritage intellectuel de la contre-révolution, Raphaël se réclame par exemple explicitement d’une philosophie thomiste catholique et explique défendre la mise en place d’une politique chrétienne au sein de la société. À première vue, son discours ne semble cependant pas entièrement étranger à l’esprit démocratique car il accepte l’idée de séparer l’État de la religion et surtout, l’État qu’il promeut admet comme légitime l’existence d’autres religions en son sein. Sa doctrine politique ne parait pas rigoriste au point de vouloir brider les autonomies religieuses individuelles. En réalité, le projet de société qu’il souhaiterait mettre en œuvre au travers de l’ordre politique se veut subordonné aux valeurs et aux principes de la doctrine catholique, ces derniers réglant l’existence de l’ensemble des français, quelles que soient leurs confessions. Il souhaite réinstituer la doctrine sociale de l’Église au sein d’une politique française paradoxalement inclusive vis-à-vis des autres religions. On peut objecter à cette idée que la diversité des confessions et opinions existantes en France n’adhère pas aisément aux principes de la doctrine catholique car si le gouvernement qu’il prône n’est certes pas constitué par les clercs de l’Église, c’est bien la foi catholique qui se doit d’inspirer l’ordre politique. Cette contradiction n’apparaît cependant pas pertinente aux yeux de Raphaël, qui inscrit sa définition chrétienne de la politique dans une philosophie dite réaliste. Il part de la réalité des choses, c’est à dire des lois naturelles, pour définir les principes au fondement de la politique chrétienne, dès lors considérée comme l’ordre naturel. Dans cette perspective, la foi catholique n’est nullement nécessaire pour découvrir ces lois et pour y adhérer ; seule la raison demeure maîtresse en ce domaine.

La vocation universelle de la religion catholique fait donc explicitement retour dans les propos de Raphaël car ses principes sont finalement voués à être acceptés par tous. D’ailleurs, lorsque la conception des lois humaines s’extrait trop radicalement de la considération des lois naturelles, des conséquences néfastes en surgissent nécessairement, rappelant à leur promoteur que la réalité a été déniée au profit d’une vision subjectivée, intenable par essence. Pour Raphaël, l’acceptation de la séparation de l’Église et de l’Etat est donc loin d’impliquer, dans le même temps, l’abandon du complexe théologico-politique ; elle suggère davantage l’idée de sa reformulation. C’est une distinction qui est réalisée entre le spirituel et le temporel plutôt qu’une séparation, car la doctrine catholique telle que la conçoit Raphaël se veut le témoin d’une vérité indéfectible.

Affilié au courant traditionnaliste, on pourrait penser que son approche du principe de laïcité au travers la définition chrétienne de la politique puisse se distinguer radicalement de celle des autres manifestants rencontrés. Quelle que soit la place donnée à la question du catholicisme dans leur discours et leur engagement contre l’homoparentalité, beaucoup tiennent pourtant des propos qui, sans être consciemment fondés, comme le fait Raphaël, sur des concepts théoriques et philosophiques, parviennent finalement à des conclusions identiques. Sur les vingt-sept enquêtés se déclarant catholiques, une petite dizaine expliquent par exemple spontanément considérer la politique aconfessionnelle choisie par la Manif pour tous adaptée aux revendications, non spécifiquement catholiques, qui y sont défendues. Pour Cécile, ces exigences quant à la définition de la famille sont tirées de lois universelles, soulignées et vérifiées par l’expérience et donc ultimement, par la science. D’une mauvaise expérience contraceptive, elle en déduit par exemple que la position de condamnation de l’Église catholique sur les méthodes artificielles et/ou chimiques s’inscrivant dans une politique de régulation des naissances est justifiée car elle se conforme à des exigences naturelles. Les prescriptions morales prônées par l’Église catholique se font le relai d’une réalité visible. Elles incarnent la vérité et chacun peut donc les admettre, quelle que soit son affiliation – ou son absence d’affiliation – religieuse. De la même manière, sa réponse concernant ses liens entre son engagement et sa croyance sont exemplaires de la tension qui s’opère entre laïcisation et universalité de la religion au sein de l’espace public démocratique. Elle estime en effet que le message qu’elle souhaite défendre n’a pas à porter, au sein de la société, l’empreinte de sa foi. Plus encore, et inversement, son message est universel donc il n’a pas à être défini par une “chapelle” particulière. Le vice-président de la Manif pour tous, Albéric Dumont mettra également en exergue pendant l’entretien ce caractère d’universalité des convictions catholiques pour expliquer la nécessité de conserver le principe d’aconfessionalité de l’association.

De fait, la notion de vérité portée par le principe de catholicité ne semble donc pas s’épuiser dans la laïcité, ce qui sous-tend de façon quasi structurelle la très grande difficulté à penser le pluralisme religieux. Les organisateurs de la Manif pour tous, comme les enquêtés, n’ont eu de cesse de mettre en avant l’implication des croyants musulmans et juifs au sein du mouvement. Pourtant, la récurrence dans les entretiens de discours racistes, d’ailleurs essentiellement islamophobes, portés à l’encontre de ces derniers, révèle que cette union s’inscrit dans une temporalité limitée, afin de répondre à une stratégie politique. C’est une association qui n’a pas vocation à dépasser le cadre ponctuel du combat contre l’homoparentalité, ce que rappellera par exemple Raphaël quant à ses liens d’affinité avec le mouvement de Farida Belghoul.

 Conclusion

La politique aconfessionnelle de la Manif pour tous n’exclut pas l’ambition universaliste du principe de catholicité, bien qu’elle ne soit pas nécessairement vécue comme telle par les enquêtés et qu’elle ne prenne pas la forme d’un prosélytisme déclaré. Des manifestants usent en effet d’un lexique séculier pour justifier leur engagement dans la Manif pour tous. La plupart de ceux qui n’excluent pas de leur positionnement à l’endroit de l’homoparentalité la dimension catholique valorisent une posture réflexive en dehors de tout déterminisme religieux. Ils défendent alors une argumentation située à un double niveau : le premier, rationnel, intellectuel et de l’expérience rejoint sur un second plan leurs convictions religieuses. Pourtant, les valeurs défendues correspondent idéologiquement à celles de la famille catholique. Le recours aux arguments biologiques et du bon-sens (la loi naturelle) se révèle finalement être une loi catholique universalisante. Par ailleurs, la volonté, fondée sur la notion de vérité, d’ériger en norme cette forme familiale et donc d’imposer à la société une vision du monde particulière, est par définition, une visée dogmatique et universaliste. Or, cette volonté se voit, de fait, portée par des catholiques pratiquants et les enquêtés rencontrés respectent pour la plupart et du mieux qu’ils le peuvent la doctrine catholique dans leur vie quotidienne. La logique universaliste de la religion catholique semble donc inéluctablement faire retour dans les rangs de la Manif pour tous. L’engagement militant des catholiques s’est trouvé massif à cette occasion. Loin d’être un événement ponctuel, il a suscité la création de réseaux militants qui ont aujourd’hui vocation à demeurer pérennes. L’affrontement entre les principes d’autonomie et d’hétéronomie tel que l’entend Marcel Gauchet se voit aujourd’hui réactualisé avec force sur le terrain de la démocratisation de la vie intime et des questions bioéthiques ; ce dont témoignent de façon paroxystique les controverses entourant la question homoparentale depuis 2013.

 Bibliographie

Balibar Étienne (2010), « Laïcité et universalité. Le paradoxe libéral », dans La proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1989-2009, Paris, Presses universitaires de France, pp. 53-89.

Baubérot Jean (2003), Histoire de la laïcité en France, Paris, Presses universitaires de France.

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Lahire Bernard (1998), L’Homme pluriel, Paris, Nathan.

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Storme Tristan (2014), « Le retour du complexe théologico-politique. Exception et laïcité chez Étienne Balibar », Raison publique, n°19, pp. 81-103.

Trémolet de Villers Vincent, Stainville Raphael (2013), Et la France se réveilla. Enquête sur la révolution des valeurs, Paris, Éditions du Toucan.

Notes

[1] Camel Bechikh est le fondateur et le président de Fils de France, une association par l’intermédiaire de laquelle il souhaite diffuser sa vision personnelle de l’Islam en France. Sur la charte disponible sur le site Internet de l’association, il fait par exemple appel à un Islam français et prône le concept d’« acculturation  » plutôt que celui d’« intégration  » pour favoriser une union nationale.

[2] S’il rejette le principe de la trinité et s’éloigne de l’institution ecclésiastique, il affirme néanmoins être proche de la communauté catholique.

[3] Isabelle est une enfant née sous X. C’est d’ailleurs sur ce point des origines personnelles qu’Isabelle et son mari insistent de concert afin de justifier leur combat contre l’homoparentalité. Au titre de cette expérience, ils s’opposent en effet à la “fabrication d’orphelins” que représentent les enfants nés d’une procréation médicalement assistée ou d’une gestation pour autrui, ces derniers n’ayant pas la possibilité de retracer l’entière vérité de leur histoire biologique. Tous deux assimilent donc le cas des procréations médicalement assistées avec tiers donneur ainsi que des gestations pour autrui à celui d’une adoption sous X. Le dialogue qui s’établit pendant l’entretien s’avère parfois source de confusion car ils usent du terme d’« adoption  » pour désigner les configurations familiales homoparentales qui ont fait appel aux procréations médicalement assistées ou aux gestations pour autrui.

[4] Si cette analyse s’attache à appréhender spécifiquement la variable de la croyance, la Manif pour tous ne se cantonne évidemment pas au catholicisme de ses membres mais fait en outre intervenir des enjeux économiques, politiques et sociaux. Par exemple, d’autres personnes que des croyants catholiques se sont jointes à cette mobilisation et, de surcroit, tous les catholiques n’ont pas choisi de manifester contre le Mariage pour tous. Il s’agit là de sujets fondamentaux qui demandent néanmoins un traitement singulier.

[5] Il n’est pas fait état spécifiquement du critère “biologique” car dans le cas de la gestation pour autrui, la mère porteuse n’est pas nécessairement reliée à l’enfant par son matériel génétique. Malgré cette absence de transmission génétique, la majorité des personnes rencontrées estiment qu’elle est – au moins en partie – la mère de l’enfant et condamnent le détachement d’avec cette dernière.

[6] Réunion publique organisée le 24 mai 2014 à Créteil par Farida Belghoul concernant la Journée de Retrait de l’Ecole (JRE) pour protester contre l’ABCD de l’Egalité à l’invitation du collectif Familles 94.

[7] Dès le fondement de la République française, Jean Baubérot parle, lui, du développement d’une « religiosité révolutionnaire » dont on constate certainement, à l’époque moderne, les prolongements (Baubérot, 2003 : 13).

[8] « La prétention à l’universalité est bannie d’entrée. Ce qui compte, c’est l’existence objective d’un donné, la présence d’un héritage, le fait d’une tradition parmi d’autres traditions – les dimensions de l’histoire et de la mémoire acquièrent ici un relief déterminant, à la mesure du retrait de l’universel. » (Gauchet, 1998 : 96).

Articles connexes :



-De la laïcité comme dissensus communis, par Delruelle Edouard

-Finalement la laïcité est aussi une question de “mobilité”, par Le Cornec Ubertini Anne-Hélène

Pour citer l'article


Déjeans Louise, « L’opposition au Mariage pour tous en France : entre retour du religieux et laïcisation de la religion », dans revue ¿ Interrogations ?, N°25. Retour du religieux ?, décembre 2017 [en ligne], http://revue-interrogations.org/L-opposition-au-Mariage-pour-tous (Consulté le 19 avril 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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