Cet article s’inscrit dans une perspective de création-recherche à travers un travail photographique réalisé dans les territoires de l’entre-deux, ces espaces alternatifs ou ces zones intercalaires qui forment des marges inexplorées et laissées pour vides dans la métropole de Vancouver au Canada. Des espaces incertains et informes, souvent interchangeables, qui gravitent dans l’espace urbain contemporain, mais qui demeurent des espaces à saisir intellectuellement. Ce projet photographique se présente ainsi comme une tentative de rendre compte des effets de transformation attribuables à la postmodernité tels qu’ils se révèlent dans un rapport quotidien au paysage passant du lieu au non-lieu : des images qui rendent compte des propriétés pensives de la photographie, proche du « style documentaire » mais où l’artistique et le scientifique se mêlent, créant des images au croisement de différentes lectures plastiques, documentaires, urbanistiques ou sociologiques.
Mots-clés : photographie, espace urbain, non-lieu, entre-deux, artistique, sociologique
This article is part of a Research-Creation perspective from a photographical project carried out in the in-between territories ; these alternative spaces or intercalary zones which form unexplored margins and left as empty in the metropolis of Vancouver in Canada. Negative and uncertain spaces, formless and often interchangeable revolve in contemporary urban space, but also become spaces to be taken up and grasped intellectually. This photography project is presented also as an attempt to make the effects of transformation attributable to postmodernity visible as they are revealed in a daily relationship to the landscape, from place to non-place : images reveal thoughtful properties of photography, as this work is closed to the « style documentaire » genre where the artistic and the scientific are mixed, to create finally images at the crossroads of artistical, documentary, urbanistical or sociological readings.
Keywords : photography, urban space, non-place, in-between, artistic, sociological
« Notre démarche est celle de quelqu’un qui ferait un voyage d’études dans une partie inconnue du monde : il décrit soigneusement ce qui s’offre à lui sur des chemins non encore frayés et qui ne sont pas toujours les plus courts. Il peut avoir l’assurance que ce qu’il énonce c’est ce qui devrait être dit étant donné le temps et les circonstances ; ses descriptions conserveront toujours leur valeur, parce qu’elles sont une expression fidèle de ce qu’il a vu » (Husserl, 2013 : 334).
Né d’un séjour d’étude, en 2007, au sein de l’Université d’art et de design Emily Carr de Vancouver au Canada, cet article s’inscrit dans une démarche à la fois artistique et scientifique, où les images produites permettent différentes lectures plastiques, documentaires, urbanistiques ou sociologiques de l’espace urbain contemporain et ses imaginaires. En tant qu’artiste photographe, c’est à partir d’une pensée fragmentaire de l’espace et du temps due en partie à l’abstraction de l’urbanisation que la question de la représentation et de la lecture de l’espace métropolitain de Vancouver s’est posée. En effet, ce projet d’investigation de plusieurs mois a pris la forme d’un travail photographique en forme d’enquête, réalisée dans les territoires de l’entre-deux de l’anthropocène , puisque le concept d’anthropocène [1] pouvant lui-même être compris comme un appel à faire des enquêtes, ainsi qu’à un effort descriptif et analytique.
La démarche a consisté à parcourir l’espace de la ville, entre l’ouest et l’est, pour capturer photographiquement ces espaces alternatifs ou ces zones intercalaires qui forment des marges inexplorées et laissées pour vides dans l’urbanité ; de véritables ruines contemporaines qui finissent par établir une archéologie du présent. Une démarche artistique mais qui emprunte aussi des méthodes ethnographiques, à l’image d’une enquête de terrain. Durant plusieurs mois, à la cadence de plusieurs jours par semaine, après avoir fait des repérages cartographiques par zone, cette immersion physique a engendré des déplacements, « une manière horizontale de travailler qui correspond au tournant ethnographique dans l’art et dans la critique », puisque c’est en « choisissant un site, qu’on entre dans sa culture, qu’on apprend son langage, qu’on conçoit et qu’on présente un projet, juste pour passer au prochain site où le même cycle est répété » (Foster, 2001 [1996] : 202).
Figure 1. Alexandre Melay, 49.275590, -123.103534, WEST/EAST, 2007.
L’objectif de ce projet photographique intitulé WEST/EAST se présente comme une enquête à la fois artistique et scientifique sur les mutations de l’espace-temps à l’ère de l’anthropocène. L’utilisation de la photographie a permis de rendre compte des effets de transformation attribuables à la postmodernité [2] tels qu’ils se révèlent dans un rapport quotidien au paysage passant du lieu au non-lieu [3] (fig. 1). Le résultat fait de ces images photographiques une tentative d’un retour au réel permettant d’en produire une représentation à visée documentaire et réflexive. Même si les titres des photographies sont dotés de coordonnées GPS permettant leur localisation géographique, la série photographique interroge bien paradoxalement, ces lieux communs qui gravitent dans ces zones incertaines et informes souvent interchangeables et qui finissent par devenir des espaces à prendre ou à saisir intellectuellement. Mais comment le médium photographique, en tant que simple support, peut se transformer en un outil de pensée et de communication ? Un objet visuel peut-il également avoir de la valeur scientifique ? À ce propos, nous mettons notre propre démarche en dialogue avec les travaux qui l’ont inspirée, tout en montrant que les modes scientifique et artistique de connaissance du réel portent chacun une contribution spécifique, mais qu’ils apparaissent en définitive indissociables. Pour cela, nous nous attellerons, dans un premier temps, à définir les interstices de ces communs urbains, pour ensuite prouver que l’image photographique produit une théâtralisation et une dramatisation esthétiques de l’espace urbain, dont découle une tension narrative. Après quoi, il s’agira d’analyser à travers les photographies la tension spatiale à laquelle s’ajoute une tension sociale. Enfin, à l’esthétisation, nous montrerons que s’instaure un véritable sens à l’espace, puisqu’au-delà de sa seule représentation esthétique, la photographie se transforme en une « image document » aux propriétés pensives, qui la rend autonome et réflexive, s’affirmant alors comme ayant une fonctionnalité, une utilité, en reconfigurant le sensible, et en lui permettant dès lors de faire réapprendre à penser l’espace urbain – le réel.
L’anthropocène repose sur l’idée d’une ère définie par l’impact de l’homme sur la planète, et où l’espèce humaine est devenue un agent transformateur important, qui a provoqué des changements géologiques majeurs et irréversibles (Alexandre et al., 2020). Une époque qui a engendré des phénomènes territorialisés [4] et la création d’artefacts [5] formant des paysages identiques, médiocres et sans âme ; des espaces anonymes sans qualités spécifiques et non identifiables de toutes sortes à « cet emplacement sans emplacement » (Virilio, 1984a : 19) : des « espèces d’espaces » (2000 [1974]) pour paraphraser Georges Perec, des espaces intermédiaires ou intercalaires qui s’immiscent dans les interstices [6] urbains, et comme dans l’image #2, où un pont, une construction en béton armé, traverse un espace naturel sauvage, séparant l’espace en deux zones distinctes.
Figure 2. Alexandre Melay, 49.257994, -122.965131, WEST/EAST, 2007.
Ces zones alternatives d’une extrême banalité, en marge des métropoles ou situées en zone périurbaine, hors des schémas dominants, sont considérées comme décalées, périphériques, alternatives ou marginales par rapport à des centres supposés. C’est ce que montrent les différentes images de la série WEST/EAST en explorant les logiques de mise à l’écart et la production de frontières (fig. 3) : des friches industrielles délabrées, des intersections, des routes de banlieue, des terrains vagues, des tabliers d’autoroutes, des parkings abandonnés ; tous peuvent être ainsi qualifiés de « non-lieux » comme définis par Marc Augé dans son ouvrage Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité : « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu » (1992 : 100).
Figure 3. Alexandre Melay, 49.276868, -123099646, WEST/EAST, 2007.
En effet, ce que l’auteur qualifie de « non-lieux » de la « surmodernité » ce sont ces espaces résiduels et de transit produits par les changements socioéconomiques, l’urbanisme moderniste du début du XXe siècle et une société basée sur une nouvelle mobilité. Car c’est bien la circulation accrue des personnes et la communication accélérée des informations qui transforment ces espaces en « non-lieu de la vitesse » (Virilio, 1984b : 124), où l’individu tend à disparaître, ne restant alors qu’un décor immobile, suspendu dans le temps et dans l’espace, remplacé par des infrastructures inhospitalières (fig. 4). Ces non-lieux s’opposent au système de référence que Marc Augé désigne par le terme de « lieu anthropologique » et qui résulte d’une « construction concrète et symbolique de l’espace qui ne saurait à elle seule rendre compte des vicissitudes et des contradictions de la vie sociale, mais à laquelle se réfèrent tous ceux à qui elle assigne une place, si humble ou modeste soit-elle » (1992 : 68), et à partir de quoi se forment les identités personnelles, où s’organisent les relations et où se maintient une « stabilité minimale » par un attachement aux sites et aux repères matérialisés qui permettent de vivre encore dans l’histoire sans devoir s’astreindre à la connaître.
Figure 4. Alexandre Melay, 49.313446, -123.115269, WEST/EAST, 2007.
À l’inverse, les non-lieux qui proviennent de l’anthropocène, producteur de ces lieux communs, se définissent davantage comme des espaces en évolution, en transformation, en mutation ; des espaces qui ne se définissent pas par des positions, mais bien par des trajectoires. Ce que nous montre la photographie #5, avec au premier plan, un terrain en chantier (fig. 5), avec la présence de gravats, de clôtures, de matériaux de construction ; autant d’éléments qui ne construisent pas de références communes à un groupe, mais qui sont composés par des structures non fixes et généralement momentanées, occasionnelles, transitoires, constituant des espaces « morcelés » (Héran, 2011) et « émiettés » (Charmes, 2011). Ce que Michel Foucault qualifie d’ailleurs d’« espaces autres », une marque formidable de notre époque, puisque « l’époque actuelle serait plutôt l’époque de l’espace » (1967) avec une prédominance de l’espace sur l’histoire dans la conception moderne du monde : « Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé » (Foucault, 2001 : 1571). L’expérience de ces non-lieux semble être ainsi indissociable du phénomène de la triple accélération du monde (Augé, 1992 : 141), de l’histoire et du rétrécissement de la planète ; de toute la richesse d’une réalité spatiale, celle de l’expérience du paysage anthropocène, dans laquelle l’articulation espace-temps façonne une cartographie mentale, qui est elle-même le produit d’une expérience concrète, celle du photographe qui a pratiqué avec son propre corps les tensions de ces « espaces autres » ; puisque c’est bien à partir du corps, du vécu et de l’exploration de ces non-lieux, que se perçoivent et se vivent l’espace et le temps réels.
Figure 5. Alexandre Melay, 49.270227, -123.110121, WEST/EAST, 2007.
Devenus des ruines anachroniques, entachés par le retard de leur évolution dans le temps, ces espaces bouleversés transforment le paysage en un vestige obsolète, retardataire, et presque sauvage au milieu de la civilisation urbaine rationalisée : de véritables « ruines instantanées » (Bégout, 2013). C’est en partie en réponse à cette approche critique des lieux de la mondialisation, ou produits par la mondialisation, que Michel Lussault a théorisé les « hyper-lieux [7] » (2017), des espaces abandonnés, délaissés, perçus comme sans qualités, disqualifiés, peu visibles, souvent à l’écart, comme le montre la scène principale de la photographie #6, un terrain huilé à l’abandon auquel s’ajoute la présence de reste de gravats, avec en arrière-plan l’apparition des gratte-ciel de la skyline de la ville, un espace générique au statut incertain, plus ou moins aménagé, qui fait de lui un lieu peu stabilisé en attente d’être probablement bâti ; d’où une incertitude quant à la qualification due à ses usages imprévus, qui peut être durable, mais qui reste le plus souvent éphémère et intermittente (fig. 6). En ce sens, cela renvoie aux travaux menés par Michel Foucault sur l’« hétérotopie » ; car même si, selon l’auteur, les hétérotopies « inquiètent », « il faut entendre ce mot au plus près de son étymologie : les choses y sont couchées, “posées”, “disposées” dans des sites à ce point différents qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil, de définir au-dessous des uns et des autres un lieu commun » (1966 : 9), « ce sont, parmi tous ces emplacements, certains d’entre eux qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis » (2001 : 1574).
Figure 6. Alexandre Melay, 49.270151, -123.110238, WEST/EAST, 2007.
Ces images d’intersections, d’espaces périphériques, de zones mortes et énigmatiques participent aussi à une tentative de présenter les processus d’une dramatisation esthétique qui affectent l’urbanité contemporaine : favorisée par les plans, les échelles, les nuances différentes, l’image photographique devient le lieu d’une théâtralisation du paysage ; les prises de vues marquées par l’abstraction géométrique de l’urbanité découpent l’espace en parties et en échelles contrastantes : des paysages paradoxaux à la fois virtuels et réels comme symbole de notre vie fragmentée et matérialisée (Bauman, 2005). La vision de ces non-lieux devient alors des énigmes : ce sont des espaces réels où l’on coexiste ou cohabite sans y vivre ensemble, mais qui sont toutefois des lieux pour ceux qui y travaillent ou lorsque, parfois, un hasard y fonde une histoire fortuite : « Les lieux sont des histoires fragmentaires et repliées, des passés volés à la lisibilité par autrui, des temps empilés qui peuvent se déplier, mais qui sont là plutôt comme des récits en attente et restent à l’état de rébus, enfin des symbolisations enkystées dans la douleur ou le plaisir du corps » (De Certeau, 1990a : 163). Ces non-lieux n’existent jamais sous une forme pure, mais ce sont des espaces, dans lesquels selon nos attitudes, des lieux s’y recomposent, des relations s’y reconstituent, des récits s’y réécrivent. En ce sens, il s’agit d’une forme de la simultanéité, la même que définit Henri Lefebvre : « La forme urbaine est celle d’une unité spatiotemporelle déterminée. Le principe formel de cette unité, la forme de cette forme si l’on veut, a pour nom “simultanéité” – simultanéité des événements, des perceptions, des éléments d’un ensemble concret dans le “réel”, simultanéité aussi comme rassemblement et mobilisation toujours possibles des corps dans l’élan révolutionnaire » (2000 : 206 ; 96-97).
Des espaces transitoires et fonctionnels, mais aussi des espaces d’errance, en suspens, où règnent l’immobilité, l’absence, mais qui figurent comme des espaces de solitude habitables. En ce sens, ces non-lieux peuvent être considérés comme des « hétérotopies » dans la définition donnée par Foucault : ce sont des lieux en négatif ou en marge de la société, se laissant toutefois pénétrer, ils s’ouvrent et se ferment, communiquent et s’isolent. Aussi, ils sont souvent des espaces d’illusion ou de perfection, dotés de leur propre temporalité, des « hétérochronies ». Les hétérotopies désignent des espaces intemporels et contradictoires, mouvants et statiques, accessibles et fermés, éternels et contingents, libérateurs et oppresseurs que Foucault définit suivant six grands principes [8].
Figure 7. Alexandre Melay, 49.279680, -122.922212, WEST/EAST, 2007.
Ces paysages de territoires à la marge deviennent dès lors un support dramatique et le sujet principal de la prise de vue, un lieu de théâtralisation qui met en évidence une réflexion sur l’esthétique et la poésie du paysage urbain, puisque les photographies retiennent la leçon du paysage romantique en le déportant vers le contemporain (fig. 7). Certaines photographies de la série WEST/EAST témoignent des transformations de la métropole enregistrées à des instants de son évolution, dans sa progression et dans son hyper état de construction comme notamment avant les Jeux olympiques d’hiver en 2010 : période où la ville est éventrée, comme le montre la photographie #8, où les tours nouvellement construites semblent attendre les futurs édifices qui peupleront encore et toujours l’espace, car Vancouver a toujours été liée au Real Estate (Donaldson, 2019). La ville ne montre pas de véritable respect envers son propre héritage, puisqu’elle s’est livrée rapidement « aux forces du consumérisme mondial » (Francis, 2021 : 5), en acceptant un processus de déconstruction-construction outrancier causant la disparition d’édifices à l’architecture emblématique des années 1940 et 1950 au profit de très hauts immeubles à l’aspect futuriste sans que l’on sache s’ils demeureront provisoires ou non, et ce, tout simplement, parce que les urbanistes de cette métropole aiment à recycler continuellement l’espace. Dans la grande métropole de Vancouver, seules les terres au rebut témoignent de chantiers passés, comme une ombre régnant continuellement sur la ville, et même si Vancouver fut une ville de pionniers et d’immigrés, elle a cependant toujours avancé d’un pas irrégulier vers la postmodernité, en devenant une ‘ville de verre’ opulente, une City of Glass (Coupland, 2000).
Figure 8. Alexandre Melay, 49.270227, -123.110121, WEST/EAST, 2007.
Née il y a environ cent vingt-cinq ans, Vancouver est une ville sans véritable passé, lui permettant d’être en invention et transformation permanentes. En quelques jours, les premières constructions ont débuté sur un territoire presque vide, suivies par des périodes de croissance rapide dans les années 1960, puis de nouveau dans les années 1980 en vue de l’Exposition universelle qui modifia l’apparence du centre de la ville (Francis, 2021). Les nombreuses démolitions pour préparer le site où s’est déroulée l’Expo’86 furent aussi marquées par la vente de plusieurs centaines d’actes de propriétés du centre-ville à un seul investisseur de Hong Kong qui a construit, selon les mots de l’historien Daniel Francis, « un petit village de tours de condos et de monster houses [9] » (Francis, 2021 : 214), ce qui accéléra profondément l’incursion de zones suburbaines dans la métropole. Plusieurs violents affrontements contre la poussée du capitalisme excessif sur le développement de la ville ont favorisé des pratiques militantes concernant le conflit opposant la ville et son milieu naturel. À la fin des années 1980, grâce au « vancouverisme », la ville fut fière d’être devenue une métropole mondiale, symbole de la ville postmoderne (Delany, 1994). Le « vancouverisme » caractérise une tendance développée par plusieurs urbanistes qui mirent l’accent sur « un équilibre entre la conservation du patrimoine et le renouvellement urbain avec une empreinte environnementale durable » (Francis, 2021 : 217). Cependant, aujourd’hui l’histoire semble se répéter, les démolitions laissent place à des quartiers futuristes qui surgissent comme par enchantement, transformant au fil des années, la nouvelle skyline de la ville dominée par des gratte-ciel à l’architecture innovante et à l’orientation écologique, devenue un modèle d’urbanisme postindustriel en croissance exponentielle (Berelowitz, 2005). L’image photographique permet ici de solidifier et de contrôler aussi les évolutions du paysage, car Vancouver est une ville qui est en éveil constant et aux contrastes permanents. Dans une telle métropole, il suffit de s’absenter quelques semaines pour qu’au retour, la « physiologie urbaine » (Raulin, 2001 : 177) soit complètement transformée. L’espace de la ville et de sa région métropolitaine reflète la croissance rapide de cette province à la fin du XXe siècle et devient le laboratoire d’un espace urbain anthropique. Les photographies témoignent de ces phénomènes de mutation, de ces mouvements, de ces transitions qui caractérisent l’environnement urbain, entre « assemblage et désassemblage incessant, mise et remise en jeu » (Nancy, 1999 : 83) suivant des rythmes variés. L’image photographique devient alors le moyen de visualiser les abstractions du capitalisme qui transforme la ville, avec ses nombreux projets de démolition et de construction. Une transformation qui révèle aussi les abstractions du capitalisme symbolisées par les fondations très profondes nécessaires à la construction de ces tours gigantesques aux murs de grilles et de verre. Mais il s’agit aussi d’une tentative de montrer ce que l’on oublie de voir, ces espaces ignorés que l’on traverse : le paysage se modifie et les non-lieux aussi. On se rend compte dans les photographies que certains espaces reprennent vie en redevenant lieux, alors que d’autres restent délibérément des non-lieux ; que ces espaces aux fonctions incertaines et aux temporalités changeantes en fonction de leurs modalités d’intégration ou de rejet dans l’espace urbain nécessitent d’en saisir l’évolution dans le temps, à travers des contextes sociaux, historiques ou culturels : « un espace produit se décrypte, se lit. Il implique un processus signifiant. Et même s’il n’y a pas un code général de l’espace, inhérent au langage et aux langues, peut-être des codes particuliers s’établirent-ils au cours de l’histoire, entraînant des effets divers » (Lefebvre, 2000 : 26).
Figure 9. Alexandre Melay, 49.250758, -122.993797, WEST/EAST, 2007.
Ces images photographiques donnent au paysage un statut particulier, celui de faire de la frange urbaine représentée un « personnage » à part entière, et celui vers lequel converge toute la tension narrative. Un sentiment de vide et de perte se déroule dans les photographies, non seulement à cause d’une absence de présence humaine, mais aussi à cause de l’absence de motif apparent qui fait de ces paysages désolés, des espaces des possibles hébergeant une vérité ou une fiction. De même, l’atmosphère souvent nuageuse de la région rend les scènes comme suspendues dans le temps. Le cadrage des prises de vues favorise aussi des scènes latentes, silencieuses, presque immobiles, resserrées sur des éléments précis, des indices de lectures. La photographie #9 a été capturée en périphérie de la métropole : un terrain vague adossé à une zone résidentielle, dont les seuls témoins sont des débris, des tas de gravats, ainsi que des traces de passages recouverts de graviers. Ce qui interroge, ce sont les différentes lignes de fuite qui convergent toutes vers le milieu de l’image, où un élément métallique se dresse, un poteau bleu qui attire le regard ; qu’indique-t-il ? Est-il un marqueur, un indice, un repère ? Que s’est-il passé sur ce terrain, à cet endroit excentré ? L’espace interroge dans la mesure où l’on ne connaît pas son passé ni son avenir d’ailleurs, ce qui en fait l’un des ces nouveaux espaces identitaires déshumanisés représentant une mise à nu de la réalité quotidienne de « récits urbains » (De Certeau, 1990b : 203). L’image illustre le statut que l’espace y tient comme sujet et non plus comme simple décor. Car nombreux sont ces espaces photographiés qui prennent part à un récit suggéré avec de nombreux signifiants. L’image invite dès lors à plusieurs réactions sur ce qu’elle montre et sur ce qu’elle exprime en proposant alors de donner un sens à l’espace. En fait, de le comprendre, d’en déceler ses énigmes cachées, de lui arracher ses secrets, puisque comme le rappelle Georges Perec : « les lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut [en faire] la conquête » (Perec, 2000 [1974] : 179). Une énigme cachée qui est aussi présente dans la photographie #10, une image divisée en trois parties, avec en arrière-plan les pentes enneigés des montagnes du North Shore, contrastant avec la ville de Burnaby, et la présence de plusieurs habitations d’une zone pavillonnaire, désignant une frontière avec le terrain vague adjacent dont on devine qu’il est en attente. Mais en attente de quoi exactement ? Seul indice de lecture, la vaste étendue herbeuse et boueuse marquée à certains endroits d’une matérialisation, un piquetage permettant de situer concrètement certaines informations.
Figure 10. Alexandre Melay, 49.250850, -122.991798, WEST/EAST, 2007.
Mais dans chaque espace se lisent aussi les tensions sociales communes aux villes à démographie changeante et qui s’expliquent aussi par l’expérience immobilière dynamique de Vancouver, celle d’une certaine tradition en Amérique du Nord-Ouest en matière d’appropriation des terres où nombreux sont ceux qui se sont précipités pour acquérir une propriété, dans ce qui était considéré comme des territoires nouvellement ouverts et vides, puis l’ont commercialisé auprès des nouveaux arrivants ; le capitalisme à l’état pur (Donaldson, 2019). C’est notamment le cas dans ces nombreuses « satellite cities » qui gravitent autour de l’Everycity [10] de Vancouver : Burnaby, Richmond, New Westminster, Surrey, Coquitlam, des villes construites très récemment qui traduisent un espace de plus en plus fragmenté avec l’émergence d’une pauvreté et d’une précarité urbaines nouvelles, faisant ressortir les « aspects conflictuels » (Lefebvre, 2009 [1967]) de la métropole. Les nombreux espaces photographiés font d’ailleurs allusion à la rapidité des changements immobiliers de la plus jeune métropole du Canada, dont l’histoire politique mouvementée et ses valeurs civiques changeantes, mêlées à une culture de planification et de conception unique et imprévue ont aggravé le fossé qui sépare les riches des pauvres, et ont amplifié le phénomène de la gentrification [11] sous ses diverses formes (Berelowitz, 2005). Les images évoquent des paysages bouleversés en explorant des positions et des « espaces autres » situés hors des schèmes dominants, ce qui a pour but d’attirer l’attention sur la précarité de la structure sociale, dont les retournements parfois brutaux peuvent transformer du jour au lendemain des gagnants en perdants, des lieux en non-lieux. La reconstruction de moments passés qu’ils soient vus ou vécus en est le motif central ; des situations qui se sont déroulées et qui se fondent sur une expérience du réel, puisque « toute réflexion sur la ville passe par l’affirmation de ses aspects conflictuels : contraintes et possibilités, calme et violence, rencontres et solitude, unions et séparations, trivialité et poésie, fonctionnalisme brutal et improvisations étonnantes » (Lefebvre, 2009 [1967]).
Figure 11. Alexandre Melay, 49.281315, -123.082040, WEST/EAST, 2007.
La prise de vue #11 fait partie de ces images capturées en 2007 dans le quartier du Downtown East Side (DTES) de Vancouver, l’un des plus vieux quartiers et souvent décrit comme « le quartier le plus pauvre du Canada » (Asfour & Gardiner, 2012). Un quartier régulièrement rendu tristement célèbre pour ses divers problèmes de criminalité, de drogue, du travail du sexe et de la pauvreté, et touché par d’importants problèmes de déclin urbain avec des édifices en grande décrépitude. Marquées par un fort activisme communautaire, la construction de nouveaux bâtiments et la revitalisation d’édifices existants ont amplifié les tensions entre les promoteurs immobiliers et les citoyens face à des projets de gentrification du quartier (Asfour & Gardiner, 2012). Ce terrain vague existe encore, mais le restera-t-il longtemps, car si ces espaces considérés comme étant la frange urbaine de la métropole sont à l’image de ses habitants aux origines très diverses, la ville s’est construite, morphologiquement et socialement, une particularité qui s’explique par un brassage de populations aux nombreuses nationalités : depuis les premiers immigrants aux origines ethniques les plus diverses, attirés au début du XXe siècle par les industries de la pêche, du bois et de l’extraction minière (Francis, 1997). Aujourd’hui, la métropole demeure encore un melting pot avec son ouverture pluriethnique et son dynamisme économique puissant qui permet à Vancouver d’attirer toujours plus de promoteurs venus d’Asie et de jeunes investisseurs dans l’univers des nouvelles technologies, mais aussi de nouveaux hippies écologistes en quête d’évasion, ou encore de nombreux producteurs de grands studios de cinéma américain (Donaldson, 2019) : la ville semble mettre en scène la terre entière, ce qui corrobore avec le surnom d’Hollywood du Nord [12] donné fréquemment à cette ville comme capitale du cinéma au Canada ; depuis ses débuts en tant que backlot pour studios hollywoodiens jusqu’à son émergence en tant que lieu pour des movies-of-the-week ou des made-for-cable et des séries télévisées filming in Vancouver (Spaner, 2002).
Figure 12. Alexandre Melay, 49.273993, -123.140139, WEST/EAST, 2007.
Dans ces espaces, les contrastes urbains demeurent cependant plus fort et les différences marquées par des contradictions violentes structurent bien souvent la métropole : antagonismes entre les riches quartiers de l’ouest, et la misère et l’abandon impitoyables des zones à l’est. L’image du développement de la « ville néo-libérale » vouée au chaos par son développement gigantesque avec sa « double vitesse » (2009) qu’a décrit l’architecte Rem Koolhaas : les riches habitants dans les gratte-ciel ou les maisons et immeubles fortifiés au sein des beaux quartiers, et les pauvres et les marginaux dans les bidonvilles des jungles urbaines [13]. La densité du tissu urbain et le coût élevé du logement dans ce territoire favorisent aussi une polarisation dans laquelle naissent des visions inattendues, comme les nombreuses maisons étroites éparpillées dans les interstices de la métropole, généralement construites à l’emplacement d’anciens garages, et possédant une empreinte – au sens propre comme au figuré – bien inférieure à celle d’une demeure de gabarit plus classique. Indissociablement liés à la problématique de la marge spatiale et sociale, ces espaces intermédiaires peuvent apparaître comme des creux au milieu de ces métropoles immenses, morcelées, terrifiantes et métamorphosées, comme dans la photographie #12 qui illustre la frontière avec les quartiers huppés de l’ouest de la ville. Sur la droite de l’image les imposants pieds du Burrard bridge de style Art déco qui mène au downtown, avec à ses pieds, l’une des interstices qui abritent les expulsés ou les refoulés : une maladie chronique des villes d’Amérique du Nord qui n’échappe pas à la métropole de Vancouver avec ses zones comptant parmi les plus pauvres du Canada. Car c’est bien dans ces interstices hors du périmètre balisé, qu’en se soustrayant à l’ordre urbain, ces espaces se prêtent à des appropriations et à des détournements jusqu’à des pratiques discrètes, voire clandestines ou illégales, en s’imposant contre la sécurité́ et le contrôle officiels de la métropole (fig. 13).
Figure 13. Alexandre Melay, 49.203601, -123.033307, WEST/EAST, 2007.
Dans la « ville-satellite » de Richmond, au sud de la métropole, très populaire auprès de la communauté asiatique de Vancouver, les zones abandonnées se trouvent de plus en plus repoussées ; elles dévorent l’espace en repoussant toujours plus loin les issues que les siècles précédents avaient ouvertes sur un monde resté plus naturel. La photographie #14 illustre d’ailleurs l’une de ces métropoles urbaines qui s’étendent à l’infini, faisant de ces villes immenses des zones sans frontières, sans limites précises, mourant quelque part dans des périphéries qui n’ont plus rien ni de rural ni d’urbain. Des « villes-satellites » où d’innombrables complexes bétonnés se dressent à la verticale tout en structurant l’horizon, dans cette multitude infinie d’édifices sans âme où la distinction entre centre et périphérie [14] finit par disparaître : « L’“après-ville” [est] ce qui vient après l’ère de la ville, au temps de l’urbain diffus, et qui se trouve donc chronologiquement “après”, et géographiquement également “après”. Il ne s’agit pas d’un quelconque “péri-urbain”, mais bien d’un et d’une “après-ville”, avec ses nouvelles centralités éparpillées sur un vaste territoire, celui du quotidien urbain, ses dérives inexplicables, capricieuses ou exceptionnelles, ses pérégrinations aux logiques paradoxales » (Paquot, 2005 : 15).
Figure 14. Alexandre Melay, 49.279680, -122.922212, WEST/EAST, 2007.
Ces espaces en fractions informes aux terrains vagues où s’attardent eaux stagnantes et dépotoirs remplissant de vides les villes et leurs périphéries, laissent surgir des zones en marges souvent qualifiées de manière assez négative, où règne l’expérience de l’anonymat et parfois celle de la peur. Car ce sont aussi des espaces de l’incertitude, protéiformes et foisonnants de polarités, qui se fondent sur l’expérience de la liberté dans laquelle l’identité flottante libérée de toute contrainte devient source de tous les imaginaires et développements possibles. L’image photographique #15 représente l’une de ces zones instables sur lesquelles le flottement doit subsister ; des espaces qui doivent échapper à la rationalité urbanistique et architecturale, puisqu’ils établissent des actes qui ne peuvent pas être faits ailleurs. En se libérant ainsi des normes urbaines, juridiques et sociales, ces espaces deviennent indispensables à la respiration des territoires métropolitains. Ces creux deviennent nécessaires aux sociétés actuelles afin qu’elles puissent vivre avec du non programmé, et dans lesquels il reste possible de s’échapper des réalités quotidiennes. Car entre les grandes artères des périphéries urbaines, tout un tissu urbain interstitiel tente de se maintenir à la limite entre le rural et l’urbain, des lieux hors temps, hors champs, hors cadre qui n’appartient plus réellement aux villes, dont ils sont exclus, victimes de la modernité qui les traversent aujourd’hui : « Plus nous nous éloignons du centre et plus l’atmosphère devient politique. Les banlieues sont l’état de siège de la ville, le champ de bataille où fait rage sans interruption le grand combat décisif entre la ville et la campagne » (Benjamin, 1935).
Figure 15. Alexandre Melay, 49.181593, -123.126203, WEST/EAST, 2007.
De ces rapports résulte aussi ce qu’Augustin Berque appelle la « médiance », notion décrite par la photographie #16 qui caractérise une société dans son rapport à l’espace et à la nature à un moment donné de son histoire (2000). Ce que Gilles Clément appelle plus récemment le « tiers paysage » qu’il définit comme étant : « un refuge constitué par la somme des délaissés, des réserves et des ensembles primaires. Le délaissé procède de l’abandon d’un terrain anciennement exploité. Son origine est multiple : agricole, industrielle, urbaine, touristique, etc. Délaissé et friche sont synonymes. La réserve est un lieu non exploité. Son existence tient au hasard ou bien à la difficulté d’accès qui rend l’exploitation impossible ou coûteuse. Elle apparaît par soustraction du territoire anthropisé » (2005 : 9).
Figure 16. Alexandre Melay, 49.238459, -122.931772, WEST/EAST, 2007.
Si l’usage de la photographie permet une autre exploration du non-lieu, en permettant notamment de réapprendre à penser l’espace urbain, le médium photographique a aussi le pouvoir de prendre l’espace pour objet. Et c’est l’âme du lieu sans âme qui est mis en scène par la photographie elle-même, car ce qui fait l’image de la métropole d’aujourd’hui, c’est un espace immense et complexe, diffus et éparpillé, fait de montages et de collages hétérogènes, de morcellements et de fragmentations d’où surgissent des interstices. Dans une certaine mesure, c’est grâce à l’acte de la photographie elle-même que ces non-lieux tendent à devenir des paysages, des lieux, notamment par la fonction de délimitation propre à l’appareil-photo : le résultat d’un cadrage de l’espace. L’« image document » permet de dire le monde en dépassant la seule représentation esthétique pour aller au-delà du décor ; et cela en affirmant dans la « suspension esthétique » (Rancière, 2000), une fonctionnalité, une utilité : l’image pose la question du documentaire dans la photographie, même si « l’art n’est jamais un document, il peut en adopter le style » (Evans, 1917). Aujourd’hui, l’idée de fonctionnalité de la photographie apparaît comme un enjeu esthétique majeur en évitant d’en faire un usage uniquement esthétisant, puisque la notion même d’usage des images photographiques renvoie au « style documentaire » qui apparaît au premier abord comme un « fait brut » (Lugon, 2001). Et c’est finalement la dialectique art-document qui se retrouve réactivée par le mouvement du photoconceptualisme et le concept de Near Documentary [15], qui soutient que le médium photographique devient un outil de fabrication documentaire menant à une réelle réflexion sur la réalité sociale. Dans la lignée d’un art conceptualiste (Rouillé, 2005), il s’agit d’une approche qui se veut anti-esthétique, puisque conforme au désir de rompre avec les valeurs de l’art moderniste, notamment à travers son autonomie et sa réflexivité. La particularité de l’esthétique documentaire est qu’elle parvient à préserver à l’intérieur même du projet esthétique, la question de l’usage sans la réduire à celle de l’utilité des images (Lugon, 2001). L’association de ces photographies crée un paysage qui témoigne d’un regard documentaire dans la perspective de rendre compte des propriétés pensives de la photographie. Des images photographiques qui visent à changer notre regard en nous proposant une vision de la ville décontextualisée, pour en reconfigurer le sensible par leur qualité d’« image pensive » (Rancière, 2008). En effet, Roland Barthes affirme qu’« au fond la photographie est subversive, non lorsqu’elle effraie, révulse ou même stigmatise, mais lorsqu’elle est pensive » (Barthes, 1980 : 65).
Cette recherche photographique et son association avec les notions d’« image pensive » et de « suspension esthétique » tendent à démontrer graduellement le caractère pensif de ces images. Une forme photographique qui se situe au croisement de l’art, de la science et de la politique, remettant en cause les séparations tranchées à l’intérieur des régimes de vérité et des régimes esthétiques, et entre ces deux réalités culturelles pour aboutir à un art comme phénomène sociétal dans une approche interactionniste entre les différents « mondes de l’art » (Becker, 1988). Une cohabitation et une interaction entre deux univers, celui de la science et celui de l’art qui permet le passage des vertus documentaires ou fonctionnelles de la photographie en un matériau privilégié ; relation que l’on pourrait caractériser par le terme deleuzien d’« alliage » [16] (Rouillé, 2005). La photographie en devenant la figure d’un « alliage » permet ainsi de nouvelles lectures, en produisant une image ambiguë du monde actuel, une image au croisement de différentes lectures où l’ordinaire finit par de devenir le sujet esthétique, mais aussi social, en reflétant la mondialisation et le phénomène de l’anthropocène dans le paysage et l’espace urbain. Il s’agit de donner une valeur scientifique et sociologique à une démarche esthétique, en créant un objet visuel qui ne s’oppose pas à des propos scientifiques, puisque la photographie, en tant que support, s’est transformée en un outil fondamental de pensée et de communication. La richesse du médium photographique de par ses propriétés intrinsèques implique un mimétisme du réel tout en incluant une part de création artistique – de fiction. Et l’esthétique peut être autant utile dans l’avancement de la connaissance du monde social qu’un travail d’ordre purement scientifique ; une interaction et un dialogue qui permettent in fine de renforcer une meilleure connaissance du réel.
[1] Considéré comme une nouvelle période géologique, l’anthropocène, soit l’ère de l’Homme, est un terme relatif à la chronologie de la géologie proposé pour caractériser l’époque de l’histoire de la terre qui a débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’écosystème terrestre. L’anthropocène se définit plus généralement par l’impact permanent des activités humaines sur terre impliquant transformations, mutations, changements.
[2] Sur cette notion, on se reportera à l’ouvrage de Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne (1979). La postmodernité, selon Lyotard, s’appuie sur le constat de l’éclatement des « grands récits » de la modernité, à commencer par celui qui, depuis les Lumières, fait de l’histoire de l’humanité un long chemin vers l’émancipation. Chaque domaine de compétence, la science, la politique ou les arts sont séparés des autres, et possèdent un critère qui lui est propre. Il n’y a aucune raison que le « vrai » du discours scientifique, soit compatible avec le « juste » visé par la politique, ou le « beau » de la pratique artistique. Chacun doit donc se résoudre à vivre dans des sociétés fragmentées où coexistent plusieurs codes sociaux et moraux mutuellement incompatibles.
[3] S’éloignant de la définition de Michel de Certeau et considérant d’abord le lieu anthropologique défini par Marcel Mauss comme « culture localisée dans le temps et l’espace », ou encore comme temps et espace habités, Marc Augé y ajoute une notion de « non-lieu », qui désignent des espaces fonctionnels nés de la mondialisation, standardisés et déshumanisés, porteurs d’une rupture avec les lieux « anthropologiques » de la surmodernité, qui s’exprime « dans les changements d’échelle, dans la multiplication des références imagées et imaginaires, et dans les spectaculaires accélérations des moyens de transport ».
[4] La territorialisation est un processus qui consiste en une appropriation qui peut être juridique et économique ou symbolique. Par phénomènes territorialisés, on entend la dynamique actuelle de territorialisation à l’échelle mondiale, qui exprime, outre une appropriation, un sentiment d’appartenance, mais aussi d’exclusion, et un mode de comportement au sein d’une entité, qu’elle qu’en soit l’étendue, quel que soit le groupe social qui le gère. Les territoires sont l’objet d’affects collectifs et individuels.
[5] Le terme désigne à l’origine un phénomène créé de toutes pièces par les conditions expérimentales. En tant qu’objet fabriqué, l’artefact regroupe les constructions, les infrastructures, mais exclut les personnes, les organismes, les particuliers naturels non vivants. Le mot désigne également, de manière générale, un produit ayant subi une transformation, même minime, par l’homme et qui se distingue ainsi d’un autre provoqué par un phénomène naturel : des infrastructures qui regroupent l’ensemble des voies de communication et de transport, matériels ou immatériels (routes, voies, canaux, câbles…), et des installations terminales telles que les aérogares, les ports, les gares. Elles organisent, structurent et irriguent l’espace.
[6] Au sens littéral du mot, l’interstice renvoie à l’entre-deux ou à l’entre-plusieurs. C’est au XIXe siècle, période d’urbanisation accélérée dans le monde occidental, que ce terme prend le sens spatial plus générique de ‘se trouver entre’, illustré par des mots comme niche, terrain vague, friche ou zone. Formalisé juridiquement, l’interstice en est devenu à définir une fissure dans la norme.
[7] Des concentrés de mondialisation dont l’intensité des interactions sociales en fait des « hyper-lieux », des lieux où l’espace est exacerbé et où toutes les échelles de l’expérience humaine, du mondial au local, entrent en collision. Alors que les « non-lieux » se ressembleraient tous, les « hyper-lieux » se distingueraient des autres par leur très haut degré de mondialité.
[8] 1. Elles « sont une constante de tout groupe humain, il n’y a probablement pas une seule culture au monde qui ne constitue des hétérotopies. Mais les hétérotopies prennent évidemment des formes qui sont très variées, et peut-être ne trouverait-on pas une seule forme d’hétérotopie qui soit absolument universelle ». 2. « Chaque hétérotopie a un fonctionnement précis et déterminé à l’intérieur de la société, et la même hétérotopie peut, selon la synchronie de la culture dans laquelle elle se trouve, avoir un fonctionnement ou un autre ». 3. Elles ont « le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces en eux-mêmes incompatibles ». 4. Elles ont un rapport au temps particulier, puisqu’elles « sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel ». 5. Elles « supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin. Soit on y est contraint (…) ou soit il faut se soumettre à des rites et à des purifications (…). Tout le monde peut entrer dans ces emplacements hétérotopiques, mais, à vrai dire, ce n’est qu’une illusion : on croit pénétrer et on est, par le fait même qu’on entre, exclu ». 6. Elles « ont, par rapport à l’espace restant, une fonction (…). Celle-ci se déploie entre deux pôles extrêmes. Ou bien elles ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée (…). Ou bien, au contraire, créant un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon. Ça serait l’hétérotopie non pas d’illusion mais de compensation » (Foucault, 1985 : 46-49).
[9] Écrasant ses voisins avec leur volume et reproduisant une uniformité dans l’espace urbain, les maisons de Vancouver, les monster houses furent aussi controversées dans les années 1980 que certaines tours de condominiums le sont aujourd’hui. Mais malgré les polémiques, cette conception de maison à deux étages a joué un rôle héroïque dans le logement de la ville. Faciles à construire et bon marché, les monster houses ont grandement aidé à absorber la croissance démographique de la ville pendant des décennies, offrant des logements abordables à de nombreuses personnes. Ce sont les familles d’immigrants et de la classe ouvrière qui convoitaient ces grandes maisons abordables dans leur quête d’accès à la propriété, grâce à une construction standard basée sur des matériaux bon marché et des méthodes de construction simples qui rendaient ces maisons faciles à financer.
[10] Vancouver est une collection de villages : Kitsilano, Kerrisdale, Dundarave, East Van, Lonsdale, Mount Pleasant, Spanish Banks et beaucoup d’autres, sans oublier les « villes satellites » comme Coquitlam, Burnaby, New Westminster… (Coupland, 2000 : 34).
[11] La gentrification désigne les transformations de quartiers populaires dues à l’arrivée de catégories sociales plus favorisées, qui réhabilitent certains logements et importent des modes de vie et de consommation différents. Il a un sens proche mais différent d’embourgeoisement et désigne donc un processus de renouvellement de la composition sociale et démographique d’un quartier au profit de ménages plus aisés. C’est un phénomène qui touche principalement les centres et les péricentres des métropoles.
[12] Aujourd’hui, Vancouver est au cœur de deux univers cinématographiques : l’industrie cinématographique américaine de la ville est suffisamment puissante pour provoquer les menaces d’Hollywood, alors que sa scène cinématographique canadienne fait partie des communautés de cinéastes indépendants les plus acclamées et les plus engageantes du monde.
[13] Quartier informel, quartier d’habitat spontané, habitat précaire, autoconstruction.
[14] D’un point de vue morphologique, le périurbain désigne une forme urbaine caractérisée par l’éloignement et la discontinuité du bâti vis-à-vis de l’agglomération : il correspond à la partie non agglomérée des aires urbaines. L’étalement urbain s’y effectue non pas en nappe mais en nébuleuse avec des pleins et des vides. Les formes d’habitat y sont diversifiées : collectifs populaires, voire affectés à des populations délaissées ; lotissements pavillonnaires pour des catégories sociales de condition variée ; espaces résidentiels des populations aisées, jusqu’au cas limite des quartiers ou îlots clôturés (gated communities). Le périurbain accueille aussi bon nombre d’activités, résultat du desserrement urbain ou d’implantations ex nihilo : surfaces commerciales, centres de recherche, zones d’activités diverses. Les espaces « vides » y sont bien présents.
[15] Approche qui se situe à la périphérie de la définition de la photographie documentaire ; un genre qui tend vers le documentaire sans jamais l’atteindre réellement.
[16] Le concept d’alliage renvoie à l’idée d’agencements développée par Gilles Deleuze : « Qu’est-ce qu’un agencement ? C’est une multiplicité qui comporte beaucoup de termes hétérogènes, et qui établit des liaisons, des relations entre eux, à travers des âges, des sexes, des règnes – des natures différentes. Aussi la seule unité de l’agencement est de cofonctionnement : c’est une symbiose, une “sympathie”. Ce qui est important, ce ne sont jamais les filiations, mais les alliances et les alliages ; ce ne sont pas les hérédités, les descendances, mais les contagions, les épidémies, le vent », Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1999, p. 84.
Melay Alexandre, « En-quêtes photographiques. Esthétiques et politiques des interstices et des communs urbains », dans revue ¿ Interrogations ?, N°34. Suivre l’image et ses multiples états dans les collaborations arts/sciences, juin 2022 [en ligne], http://revue-interrogations.org/En-quetes-photographiques (Consulté le 31 octobre 2024).