Évoquer la pratique de l’alpinisme au Royaume Uni provoque souvent l’étonnement. Comment une telle activité pourrait-elle s’être développée dans un pays si éloigné des grands massifs montagneux ? Pourtant, dès le milieu du 19ème siècle, les Anglais sont bel et bien les inventeurs de l’alpinisme, écumant les sommets en quête de premières et exerçant une domination sans conteste qui perdure pendant plusieurs décennies [1]. Ils sont ainsi les premiers à créer un club alpin national (l’Alpine Club en 1856), dix-huit ans avant la France. Aujourd’hui encore, le Royaume Uni demeure particulièrement dynamique en matière d’alpinisme, et cela jusqu’au plus haut niveau.
Un des aspects de cet engouement britannique pour l’alpinisme peut être remarqué dans l’existence d’une littérature prolifique, notamment autobiographique. Depuis l’invention de l’alpinisme, les alpinistes ont toujours fait le récit de leurs aventures que ce soit dans les revues des clubs, dans des livres, ou aujourd’hui dans des blogs [2]. Ce sont leurs autobiographies qui nous intéressent ici, en tant qu’elles informent sur leurs trajectoires sociales et sportives, et plus précisément sur la construction d’une identité d’alpiniste. Nous faisons l’hypothèse que la lecture et, plus tard, l’écriture d’autobiographies participent de la construction de cette identité en constituant des étapes clés de la carrière d’alpiniste [3]. Le récit autobiographique, que ce soit du côté de la réception ou de la production, joue donc un rôle fondamental dans la “fabrication” de l’alpiniste.
La recherche en cours porte sur l’ensemble des autobiographies aujourd’hui disponibles –soit une soixantaine– d’alpinistes anglais et français des débuts de l’alpinisme sportif (fin du 19ème siècle) à nos jours, rassemblées en vue d’une comparaison entre les trajectoires et les dispositions sociales de ces individus. On s’intéresse uniquement aux alpinistes de haut niveau, renommés, ayant réalisé les ascensions les plus marquantes de leur temps, ceux qu’on appelle les “grands” alpinistes. Le support autobiographique s’avère un moyen efficace de sélectionner d’emblée cette élite sportive, la seule à produire des autobiographies axées sur la carrière d’alpiniste. Dans cet article, nous opérons une double restriction : restriction aux 27 autobiographies “complètes” [4] d’alpinistes anglais du corpus, et restriction de l’objet au rôle spécifique de la lecture et de l’écriture de récits autobiographiques dans la trajectoire d’alpiniste.
Le support autobiographique permet plusieurs niveaux d’analyse. En plus d’être une source d’informations précises sur les caractéristiques sociales d’individus qui n’ont bien souvent pas fait l’objet de recherches historiographiques ou sociologiques, l’autobiographie est le lieu d’expression de normes, valeurs, dispositions sociales, opinions, qu’il est possible d’analyser à condition d’expliciter au mieux les conditions socio-historiques d’énonciation. Mais surtout – c’est le niveau d’analyse qui nous intéresse ici – elle donne à voir des trajectoires [5] : c’est à la fois le « récit d’une trajectoire » et le « moment [réflexif et performatif] d’une trajectoire » [6]. En tant que « récit d’une trajectoire », elle est un outil fondamental pour mettre à jour les différentes étapes de la carrière d’alpiniste, rendant la comparaison possible (dans les limites de l’anachronisme toutefois) entre alpinistes de différentes générations sur une période de 150 ans. En tant que « moment d’une trajectoire », elle permet de voir, en fonction de la place que l’auteur leur accorde, l’importance relative des différentes étapes de la formation et de la carrière de l’alpiniste. Mais elle montre aussi, en creux, que le moment de l’écriture autobiographique est une étape à part entière de la carrière. Cette étape liminaire (puisqu’elle clôt l’histoire de vie telle que racontée par l’alpiniste) est en effet située à un moment stratégique de la carrière sportive de l’individu.
Quel crédit sociologique faut-il accorder à une analyse qui s’appuie sur des écrits autobiographiques ? Aux traditionnels biais épistémologiques propres à tout discours rétrospectif sur soi – le non-respect de la réalité des faits (qu’il s’agisse d’une mise en scène ou d’oublis involontaires), la prise en compte d’un public visé, ou encore les phénomènes de réorganisation du passé sous la forme d’une trajectoire cohérente, ce que Pierre Bourdieu appelle l’« illusion biographique » [7] – s’ajoutent des biais qui tiennent plus particulièrement –mais pas seulement– à la situation d’écriture. On peut citer, en particulier, le fait que l’écriture puisse être influencée par des contraintes (de champ, de langue, d’édition, etc.) [8], qu’elle vise à remplir une ‘‘fonction’’ (défense d’intérêts, grandissement de soi, etc.) et se prête ainsi à des manipulations symboliques, qu’elle reproduise des stéréotypes, ou encore qu’elle laisse sous silence certaines informations. En effet, dans l’autobiographie littéraire, le contenu est décidé uniquement par l’auteur sans que le sociologue puisse le pousser à évoquer d’autres sujets. Si un travail d’objectivation des conditions de réalisation du texte autobiographique (qui écrit ? dans quelle optique ? dans quel contexte socio-historique ? dans quelle tradition littéraire ? etc.) permet de dépasser certaines de ces contraintes, le principal problème qui demeure lorsqu’on utilise le support autobiographique pour mettre à jour des trajectoires reste bien celui de l’incomplétude de l’autobiographie. Pourtant, le choix effectué par l’auteur d’inclure ou non certains épisodes de sa vie peut aussi en dire long sur la place respective qu’il leur accorde. Dans le cadre de notre étude comparée de 27 autobiographies, le simple fait que tous les auteurs évoquent une même étape suffit à la rendre cruciale aux yeux du sociologue, comme c’est le cas ici pour la lecture d’ouvrages d’alpinisme dont une grande partie est composée de récits autobiographiques.
Ainsi, alors qu’une douzaine d’étapes ont ainsi été mises à jour [9], bien peu apparaissent avec autant de régularité que celle-ci. 23 des 27 auteurs considérés font explicitement référence à la lecture d’ouvrages d’alpinisme à portée autobiographique, qu’il s’agisse de récits d’alpinisme à la première personne ou d’autobiographies à proprement parler, comme ayant joué un rôle important dans leur parcours d’alpiniste [10]. Quant aux 4 alpinistes restants, ils évoquent tous la lecture d’ouvrages d’alpinisme, généralement des ouvrages plus techniques sans grande portée autobiographique. La réception et la production de récits autobiographiques constituent donc des moments clés dans la formation de l’identité d’alpiniste.
Sport pratiqué à l’origine par les gentlemen des classes moyennes supérieures anglaises, l’alpinisme anglais a gardé une base sociale relativement étroite malgré des périodes de démocratisation. On pourrait s’attendre à ce que cet état de fait soit renforcé au sein du corpus qui opère une sélection d’alpinistes-écrivains, donc en toute logique des individus plus dotés en capital culturel [11]. En effet, de par leurs origines sociales, les alpinistes possèdent un capital culturel favorisant leur goût pour la lecture et l’écriture. Sur un groupe de 110 “grands” alpinistes anglais dont nous avons étudié les propriétés sociales, 50% sont les auteurs de livres (autobiographies comprises), et cette proportion augmenterait si l’on recensait les auteurs d’articles. Parmi ces alpinistes-écrivains, 89% font partie des classes supérieures. C’est le cas pour 100% des écrivains les plus prolifiques (auteurs de 10 ouvrages ou plus).
Ainsi, si les autobiographies jouent un rôle important dans le processus de formation identitaire de l’alpiniste, c’est en partie parce que les alpinistes possèdent les propriétés sociales et culturelles qui en font des lecteurs et des écrivains [12]. S’il est difficile de regrouper des professions sur une période de 150 ans pour obtenir des statistiques fiables, on peut remarquer que les grands alpinistes, et parmi eux les alpinistes auteurs d’autobiographies sont majoritairement des hommes provenant des classes supérieures à fort volume de capital culturel [13]. Ainsi, même s’ils forment un groupe moins élitiste qu’au 19ème siècle, la plupart des alpinistes d’aujourd’hui ont fait des études universitaires. Mais de façon inattendue, les quelques alpinistes au profil social atypique, issus de milieux plus populaires, sont surreprésentés dans la population des écrivains de récits autobiographiques. On en compte 8 dans le corpus, soit 26% des individus, alors que ceux-ci ne représentaient que 11% des alpinistes-écrivains recensés. Les femmes, très sous-représentées dans le groupe fermé et misogyne des alpinistes anglais, le sont aussi dans ce corpus.
Une rapide comparaison avec les statistiques des membres de l’Alpine Club [14] (auquel appartiennent tous les alpinistes du corpus, à l’exception de Le Blond, fondatrice du Ladies’ Alpine Club) sur la période 1856-2007 permet de constater ces faits : entre 1857 et 1957, seuls 2,2% des membres du club n’appartiennent pas aux classes supérieures et aux classes moyennes supérieures. Entre 1858 et 2007, leur proportion passe à 6% (avec cependant 8% des membres dont la profession est inconnue). Quant aux femmes, l’Alpine Club leur est fermé jusqu’en 1974. On a donc bien une surreprésentation des classes populaires dans ce corpus.
Tableau : Propriétés sociales et dates de vie des alpinistes auteurs d’autobiographies
Alpiniste et principal ouvrage autobiographique | Dates de vie | Propriétés sociales |
---|---|---|
Whymper, Edward. Scrambles amongst the Alps in the years 1860-1869. Washington, National Geographic, 2002 (1871) | (1840-1911) | Fils de graveur sur bois. Dessinateur et graveur reconnu |
Hopkinson, Alfred. Penultima. London, M. Hopkinson ltd, 1930 | (années 1850- ?) | Fils d’un chef d’entreprise de Manchester. Avocat et Vice-président de l’université de Manchester |
Conway, Martin. Mountain Memories, A pilgrimage of romance. London, Cassel&Co, 1920 | (1856-1937) | Fils de recteur. Rentier, mécène, « professor of Art » à l’université de Liverpool, puis à Cambridge |
Aubrey Le Blond, Mrs. Day in, Day out. London, John Lane, 1928 | (1861-1934) | Issue de l’aristocratie. Rentière. |
Longstaff Tom, This my voyage, London, John Murray, 1950 | (1875-1964) | Fils d’un homme d’affaire (merchant). Rentier, explorateur, naturaliste |
Winthrop-Young, Geoffrey. On High Hills, Memories of the Alps. London, Mehtuen & Co, 1947 (1927) | (1876-1958) | Fils de Sir George Young (membre du Parlement). Professeur à Eton, écrivain. |
Brown Graham. Brenva, Dent and Sons, London, 1944 | (1882-1965) | Fellow à la Royal Society (physiologie) |
Finch Georges Ingle, The making of a mountaineer, Arrowsmith , London, 1988 (1924) | (1888-1970) | Fils d’un riche éleveur. Professeur de Physique-Chimie à l’Imperial college de Londres et Fellow à la Royal Society |
Lunn, Arnold. The mountains of youth. London, Murray, 1925 | (1888-1974) | Fils de Sir Henry Lunn, prêtre méthodiste. Ecrivain, alpiniste |
Smythe, Franck. The adventures of a mountaineer. London, Dent & Sons, 1940 | (1900-1949) | Fils d’un propriétaire immobilier. Ecrivain, alpiniste |
Shipton, Eric. That untravelled world, an autobiography. London, Hodder and Stoughton, 1969 | (1907-1977) | Fils d’une riche famille de planteurs à Ceylan. Planteur au Kenya, puis explorateur |
Kirkus, Colin. Let’s go climbing ! London, Nelson & Sons, 1941 | (1910-1940) | Fils d’un ingénieur automobile. Employé dans une compagnie d’assurance |
Noyce, Wilfrid. Mountains and men. London, Hazell, Watson&Viney, 1947 | (1917-1962) | Fils de Sir Frank Noyce, membre du viceroy council en Inde, il devient professeur de langues |
Peascod, Bill. Journey after dawn. Cumbria, Cicerone, 1985 | (1920-1985) | Fils de mineur. Mineur, puis peintre (art) |
Brown, Joe. The hard years. London, Phoenix, 1967 | (1930-) | Fils de maçon. Maçon, puis plombier |
Whillans, Don et Alice Ormerod. Don Whillans, portrait of a mountaineer. London, Penguin Books, 1971 | (1933-1985) | Fils d’un garçon d’épicerie. Réparateur de chaudières |
Bonington, Christian. Boundless horizons, the autobiography of Chris Bonington. London, Weidenfeld &Nicolson, 2000 | (1934-) | Fils d’un journaliste, élevé par sa mère. Cadre, puis alpiniste professionnel (conférencier, écrivain) |
Haston Dougal, In high places, London , Cassel, 1972 | (1940-1977) | Fils de boulanger. Directeur de l’Ecole Internationale d’alpinisme de Leysin |
Venables, Stephen. Higher than the eagle soars, a path to Everest, London, Hutchinson, 2007 | (1954-) | Fils d’un dirigeant d’entreprise. Professeur de musique, puis alpiniste professionnel (conférencier, écrivain) |
Fawcett, Ron. Rock Athlete, Vertebrate Publishing, 2010 | (1955-) | Fils de distributeur de lait. Professeur d’éducation physique puis grimpeur professionnel |
Fowler, Mick, Vertical Pleasure, the secret life of a taxman, London , Hodder and Stoughton, 1995 | (1956-) | Fils d’un employé dans une imprimerie. Assistant directeur dans un centre de collecte des impôts |
Simpson, Joe. This game of ghosts. London, Vintage, 1994 | (1960-) | Fils d’officier. Alpiniste professionnel, écrivain à succès |
David Rose, Douglas Ed, Regions of the heart, London , Penguin, 1999. Biographie d’Alison Hargreaves écrite à partir de son journal intime | (1962-1995) | Fille d’un ingénieur et d’une professeur de mathématiques. Alpiniste professionnelle |
Yates, Simon, The flame of adventure, London , Vintage 2001 | (1963-) | Après des études universitaires, il fait des petits boulots pour pouvoir se consacrer à l’alpinisme |
Cave, Andy, Learning to breathe, London , Hutchinson, 2005 | (1967-) | Fils de mineur. Mineur, il reprend ses études, fait une thèse en sociolinguistique et devient guide et conférencier |
Pritchard, Paul. The totem pole and a whole new adventure. London, Robinson, 2000 (1999) | (1967-) | Issu d’un milieu populaire non renseigné. Chômeur vivant des aides sociales pour se consacrer à l’alpinisme, puis alpiniste professionnel (et écrivain) |
Kirkpatrick, Andy. Psychovertical. London, Hutchinson, 2008 | (1972-) | Fils d’un militaire et d’une ouvrière. Vendeur dans un magasin d’alpinisme, alpiniste professionnel |
Tout se passe comme si les rares alpinistes-écrivains issus de milieux populaires avaient une propension plus forte à se tourner vers l’écriture autobiographique. En effet, tous ces alpinistes (les 8 du corpus : Whymper, Peascod, J. Brown, Whillans, Fawcett, Cave, Pritchard, Kirkpatrick) sauf un –Peascod– ont écrit uniquement des ouvrages autobiographiques, alors que les autres sont aussi les auteurs d’autres types d’ouvrages (romans, histoires de l’alpinisme, etc.).
Notre hypothèse est que ces alpinistes issus de milieux populaires ont développé un goût pour la lecture et pour l’écriture dont l’origine se trouve dans leur passion pour l’alpinisme. Pour ces derniers, la découverte de l’alpinisme est un aiguillon à l’acquisition de dispositions cultivées qui, ajoutées à des dispositions sportives à l’origine de leur renommée, les amènent in fine à se sentir autorisés à écrire sur eux. C’est le cas de Kirkpatrick, dyslexique, non lecteur, qui commence à « dévorer des livres sur les alpinistes et leurs aventures » [15] pour essayer de comprendre leurs motivations profondes et faire le lien avec sa propre expérience naissante. Après ses premières grandes ascensions, il met deux ans, avec l’aide de sa compagne, à surmonter une peur ancrée de l’écriture et à produire son premier article. On peut également citer Cave, mineur depuis l’âge de 16 ans, qui découvre l’alpinisme et commence à lire des autobiographies prêtées par son mentor. Délaissant le visionnage de matchs de football à la télévision, son ancienne passion (et le sport local), il emporte jusque dans la mine les récits des alpinistes célèbres de l’époque, empruntés à la bibliothèque [16]. Il s’inscrit à des cours de littérature et finit par reprendre ses études jusqu’à obtenir un doctorat en sociolinguistique. À défaut de développer les autres, ces deux cas permettent de montrer comment une véritable obsession pour l’alpinisme finit par engendrer un goût poussé pour la lecture, et in fine l’acquisition de dispositions cultivées “inattendues” [17]. Associées à une renommée sportive, elles permettent à des individus peu enclins à l’écriture au vu de leurs propriétés sociales de se sentir autorisés à écrire sur soi [18]. Le passage à l’écriture autobiographique constitue ainsi une étape liminaire dans la carrière d’alpiniste, qui nécessite à la fois un capital littéraire et sportif et qui, pour ces raisons, intervient tard. Souvent, la publication d’une autobiographie marque la fin ou le ralentissement de la carrière sportive et le début d’une possible réorientation (comme responsable d’un magasin d’alpinisme, directeur de revue, président d’un club par exemple).
Sans exception aucune, tous les alpinistes du corpus font référence à des lectures en lien avec l’alpinisme qui les ont fortement marqués. Pour 23 d’entre eux, les ouvrages de prédilection sont des récits autobiographiques. Ces lectures interviennent généralement pendant l’enfance ou l’adolescence, souvent dans un temps très proche de celui de la découverte de la montagne (prélude à l’initiation à l’alpinisme à proprement parler, qui peut parfois s’effectuer des années après). On peut même affirmer que pour ces individus, la lecture de certains récits autobiographiques guide leur apprentissage de l’alpinisme et renforce leur passion pour ce sport. Les mêmes titres reviennent au fil des autobiographies, chaque génération ayant ses ouvrages de référence. Ainsi, les générations les plus anciennes se réfèrent-elles surtout à l’ouvrage de Whymper écrit en 1871 et au succès phénoménal : Scrambles amongst the Alps in the years 1860-1869. C’est le cas de Conway, Le Blond, Winthrop-Young, Finch, Shipton, Lunn, et G. Brown, soit 70% des alpinistes du corpus nés avant 1910 (Whymper exclu). Tous, à l’exception de Le Blond (la seule femme du groupe), présentent l’ouvrage comme une référence ayant confirmé, voire initié, leur vocation d’alpiniste. Pour Shipton, Whymper est présenté comme un modèle, dont il suit d’ailleurs les traces (à l’aide du livre) dans le Dauphiné lors de sa première expérience d’alpiniste :
« I acquired some books by some of the early Alpine mountaineers and was thrilled to read in these the expression of so much of my own inarticulate feelings. (…) Once again, it was Whymper, with his simple approach and exciting narrative, his lively observation and power of description, who most captivated me. Significantly, I was more fascinated by his early explorations in the Dauphiné than by his much more dramatic and competitive adventures on the Matterhorn. » [19]
Pour les générations suivantes, les références sont plus disparates, mais quelques titres reviennent parmi les livres présentés comme les plus marquants : les ouvrages de l’alpiniste italien Walter Bonatti (cités par Venables, Simpson, et Cave) ; le livre The White Spider où Heinrich Harrer raconte son ascension de l’Eiger (cité par Hargreaves et Simpson) ; l’autobiographie The Hard Years de Joe Brown (citée par Fawcett, Fowler, et Simpson) ; ou encore les ouvrages de Rébuffat (pour Haston et Rouse). Là encore, ces lectures, parfois présentées comme de véritables bibles pour l’adolescent qui les lit et relit, agissent comme des aiguillons vers une carrière d’alpiniste, et les alpinistes comme des modèles d’identification, comme ici pour Simpson :
« All the attempts on the great north faces in the Alps and the players in that glorious arena (…). I had read them all, and it seemed as if they were showing me more love of life and adventure and challenge than I could ever have dreamt was possible. There were heroes to me and role models – people who scared me with what they had achieved, what they had dared to try. » [20]
Si l’on regarde plus précisément qui lit quoi, on note une remarquable proximité sociale, et même géographique, entre lecteur et auteur. Les futurs alpinistes se tournent de préférence vers des ouvrages ou des auteurs qui leur rappellent leurs propres conditions d’existence. Par exemple, le seul ouvrage cité par les alpinistes des classes populaires dans les années 1940 est celui de Kirkus, Let’s Go Climbing. Bien qu’issu des classes moyennes, Kirkus était alors le moins élitiste des alpinistes écrivains, auteur d’un ouvrage facile destiné aux adolescents. Ce livre semble avoir eu un impact important sur Brown et Whillans, se révélant un véritable guide pour l’action, le seul disponible pour des adolescents très éloignés socialement des réseaux traditionnels du monde de l’alpinisme.
Les lectures du même Kirkus suivent d’ailleurs ce modèle d’identification : la « bible » [21] à laquelle il fait référence dans son livre est l’ouvrage semi-autobiographique des frères Abraham, British mountain climbs. De dix ans son cadet, Peascod, mineur découvrant l’alpinisme à l’adolescence, cite le même livre. L’identification est ici à la fois sociale et géographique : les frères Abraham font partie d’une nouvelle vague d’alpinistes rompant avec l’establishment, issus des classes moyennes, escaladant pour la première fois les montagnes du Royaume-Uni au lieu des Alpes et se passant de guides. Le Lake District est leur terrain de jeu de prédilection, tout comme il le sera pour Kirkus et Peascod, qui eux-mêmes ne parviendront pas à être complètement acceptés par le noyau dur de l’Alpine Club [22].
Dans les années 1970, c’est au tour de Joe Brown de devenir un véritable héros pour les adolescents des classes populaires aspirant à devenir alpinistes, son autobiographie devenant le livre de chevet de Fowler et surtout de Fawcett, qui tente de répéter ses ascensions. L’identification à Brown est telle pour ce dernier qu’il songe à devenir maçon comme son modèle. Le cas de Kirkpatrick est éloquent pour comprendre le fonctionnement de ces identifications à la fois sociales et géographiques. Élevé par une mère ouvrière, dyslexique, en échec scolaire, il ne s’identifie à l’alpiniste anglais Tasker que lorsqu’il s’aperçoit que tous deux sont originaires de la même ville. Le destin d’alpiniste, rattaché dès lors à une réalité familière, devient possible : « Alpine climbing had always appealed to me, ever since I read Joe Tasker’s book Savage Arena, borrowed from the library in Hull. His tales of scaling the Eiger in winter had sounded as if there were set on another planet, but the book had really only taken root in me when I discovered Tasker had come from Hull. » [23]
De l’autre côté du spectre social, on trouve différents auteurs et modèles. Noyce a lu avidement l’autobiographie de Winthrop-Young, qui l’invitera d’ailleurs à rejoindre le cercle socialement fermé des “alpinistes de Pen-Y-Pass” (au Pays-de-Galles). Venables, étudiant à Cambridge, dévore les ouvrages de « Diemberger, Buhl, Bonington, Bonatti and Roberts » [24] mais se réfère plus spécifiquement à un ouvrage de Noyce, ancien élève dans la même Public School (Chatterhouse). Autre trait caractéristique des alpinistes des classes supérieures : leurs lectures sont plus variées, les références plus internationales, alors que bien souvent dans les autobiographies des alpinistes des classes populaires une seule référence est citée. Les plus gros lecteurs du corpus au vu du nombre de références citées et explicitées sont Venables et Simpson. Schématiquement, tout se passe comme si les alpinistes des classes populaires, moins enclins à la lecture, découvraient un peu “par hasard”, souvent à la bibliothèque municipale, un livre clé, marquant, par un alpiniste local, qui entraîne une vraie rupture biographique et le début d’une carrière d’alpiniste. Ce livre, comme en témoignent les exemples de J. Brown, Whillans, Kirkus, Peascod, ou encore Fawcett, joue le rôle de guide pour l’action et donne une orientation au futur style d’alpinisme du lecteur. Dans tous les cas, comme nous l’avons montré précédemment, le goût pour la lecture chez ces alpinistes est souvent concomitant avec la naissance d’une passion pour l’alpinisme, les deux se renforçant mutuellement à mesure que les alpinistes en devenir sont pris dans un cercle d’identification entre lectures et épisodes vécus en montagne. Au contraire, les alpinistes de milieux sociaux plus favorisés sont soumis à une multiplicité d’influences littéraires dans lesquelles ils peuvent effectuer des choix. En particulier, la bibliothèque de la Public School apparait pour certains comme le lieu d’une boulimie de lectures préludes à la découverte effective de l’alpinisme. On peut citer ici les cas de Winthrop-Young, Bonington, ou encore Venables.
La lecture de récits autobiographiques dans l’enfance et l’adolescence semble jouer un rôle majeur dans la socialisation à l’alpinisme par le biais d’un processus d’identification aux alpinistes des générations précédentes. C’est par ces lectures que le futur alpiniste développe une passion pour ce sport, passion renforcée par les premières excursions en montagne qui rendent l’identification encore plus “réelle”. Mais pour les alpinistes issus de milieux populaires, il semblerait que passion pour la lecture et passion pour l’alpinisme se combinent et permettent une ascension sociale “tirée” par l’acquisition autodidacte de capital culturel.
[1] D’abord dans les Alpes, comme le montre par exemple J. Ring (How the English made the Alps, London, J. Murray, 2000), puis dans d’autres massifs comme le Caucase, ou encore l’Himalaya.
[2] Ceci n’est pas sans lien avec les caractéristiques sociales de la population des alpinistes, qui malgré quelques épisodes de démocratisation, ont toujours appartenus à l’élite (notamment intellectuelle).
[3] Sur la notion de carrière, voir M. Darmon, Devenir Anorexique, une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2003.
[4] Soit celles qui débutent à l’enfance et se terminent à la période précédant l’écriture de l’autobiographie. Nous y ajoutons un ouvrage semi autobiographique, écrit à partir du journal intime d’une alpiniste morte sur le K2, Alison Hargreaves.
[5] On retrouve des analyses similaires, quoique plus précises car basées sur moins d’autobiographies, chez C. Plasse Bouteyre, Les écritures autobiographiques chez les professeurs de la Sorbonne. 1880-1940. Champ universitaire, champ littéraire, Paris, L’Harmattan, 2008.
[6] B. Lahire, L’esprit sociologique, Paris, La Découverte, 2005, p. 169.
[7] P. Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 62-63, juin 1986. pp. 69-72.
[8] Gérard Mauger parle de « prismes » de la langue, du champ littéraire, du lecteur supposé, de l’auteur (« Les autobiographies littéraires. Objets et outils de recherche sur les milieux populaires », Politix, vol. 7, 1994, p. 32-44). Tandis que Bernard Lahire parle de « cadres » narratifs, langagiers, stylistiques et rhétoriques (B. Lahire, idem, 2005, p. 170).
[9] De la première vision des montagnes à la première ascension, la rencontre d’un mentor, les erreurs de débutants, l’entrée dans une cordée, etc.
[10] Voir aussi J. Corneloup, « Comment devient-on alpiniste ? », dans Deux siècles d’alpinisme européen, J. Defrance et O. Hoibian (dir.), Paris, l’Harmattan, 2002, pp. 219-249.
[11] Comme le montre Jean Peneff à propos des autobiographies d’instituteurs, dans J. Peneff, La méthode biographique, Paris, Armand Colin, 1990.
[12] Contrairement à des sports plus populaires, les alpinistes écrivent eux-mêmes leurs autobiographies, à la notable exception de Don Whillans, dont l’autobiographie est tirée d’un entretien avec une sociologue. Pour le cas du football, voir S. Beaud, P. Guimard, Traîtres à la nation. Un autre regard sur la grève des bleus en Afrique du Sud, Paris, La Découverte, 2011.
[13] Nous détaillons les ouvrages autobiographiques, les dates de vie et les propriétés sociales de ces alpinistes dans l’annexe située à la fin de cet article.
[14] Calcul réalisé à partir des archives privées de l’Alpine Club. La typologie de Peter Hansen, qui avait déjà effectué ce travail pour les membres de l’Alpine Club entre 1857 et 1957, a été reprise et légèrement modifiée. P. Hansen, British Mountaineering 1859-1929, Harvard University, 1991.
[15] « I devoured books on climbers and their epics, wanting to know what made them tick, and more importantly what skills they had that brought them back from the brink. My days sat reading Mountain Review magazine while working in climbing shops had left me with many heroes » (A. Kirkpatrick, Psychovertical, London, Hutchinson, 2008, p. 166).
[16] « Instead of Mick McCarthy [un footballeur], I idolised the alpinists René Desmaison and Walter Bonatti, not Ronnie Glavin. Their books conjured up a fantasy world, a world I found difficult to imagine even though deep down I urgently desired a taste of it (…). Every Wednesday I attended the mining technical college where I discovered a long list of tedious facts (…). During lunchtimes I scoured the shelves of the public library behind the college, as, undoubtedly, my recent obsession with mountaineering stories had ignited a general desire to read more. » (A. Cave, Learning to Breathe, London, Hutchinson, 2005, pp. 74-75)
[17] On peut également citer le cas de Peascod, mineur du Lake District devenu peintre et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’alpinisme, lui aussi lecteur assidu à la bibliothèque municipale pendant l’adolescence.
[18] Se « sentir autorisé » est un préalable à l’écriture qui dépend aussi des propriétés sociales de l’auteur (cf. B. Lahire, Idem, 2005, p. 168).
[19] E. Shipton, That untravelled world, an autobiography, London, Hodder and Stoughton, 1969, pp. 28-29.
[20] J. Simpson, This game of ghosts, London, Vintage, p. 86.
[21] C. Kirkus, Let’s go climbing !, London, Nelson&Sons, 1941, p. 12
[22] Kirkus, alors meilleurs grimpeur du pays, n’est pas sélectionné aux expéditions sur l’Everest des années 1934 et 1936, de toute évidence à cause de ses origines sociales.
[23] A. Kirkpatrick, Idem, 2008, p. 74.
[24] S. Venables, Higher than the eagle soars, a path to Everest, London, Hutchinson, 2007, p. 32
Moraldo Delphine, « Le rôle du récit autobiographique dans la construction d’une identité d’alpiniste. Le cas des alpinistes anglais. », dans revue ¿ Interrogations ?, N°14. Le suicide, juin 2012 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Le-role-du-recit-autobiographique,206 (Consulté le 31 octobre 2024).