Que de pluriel dans le titre de cette fiche technique ! Mais il n’agit ici ni de coquilles ni de distinctions superflues. La formulation est très sérieuse et fondamentale. Car il est vrai qu’il n’existe pas ‘‘un’’ mais ‘‘des’’ discours sociologiques de la même manière qu’il n’existe pas ‘‘un’’ mais ‘‘des’’ terrains sociologiques.
Tel est l’objet de cette fiche technique que de présenter, dans ses grandes lignes, une conception pluraliste du métier de sociologue, nécessaire à la destruction des résidus dogmatiques qui demeurent dans le discours et les actes quotidiens de certains sociologues [1].
Les discours sociologiques à visée scientifique sont des interprétations d’un morceau de réalité sociale construites à partir d’une boîte à outils conceptuels et méthodologiques. Ces différents outils permettent au sociologue de construire son regard sociologique et d’être vigilant quant à ses limites.
Ce préalable épistémologique identifie chaque discours sociologique comme un acte de production de réalités (opéré par le biais d’interprétations) et non pas comme un acte d’enregistrement de LA réalité (opéré par le biais de la description). Autrement dit, ce préalable récuse l’idée selon laquelle le sociologue ‘‘recueillerait’’ des données et que seule l’analyse serait de l’ordre de l’interprétation.
Reconnaître ce préalable constructiviste constitue une condition de possibilité à la mise en œuvre d’un discours sociologique à visée non dogmatique. En effet, le sociologue ne peut pas tenter d’imposer son discours sociologique en prétendant que ce dernier ‘‘dit la réalité’’. Malheureusement, le fantôme du positivisme demeure dans les colloques et salles de séminaires. Et nombre de discussions se réduisent à des polémiques ou des procès dans lesquels un chercheur récuse le point de vue adverse à partir d’une somme de ‘‘faits’’. Autrement dit, chacun tente d’imposer SA réalité, laquelle est perçue comme LA réalité, restituée et recueillie par le chercheur, et non pas comme UNE réalité, construite sur la base de matériaux empiriques à partir d’outils conceptuels et méthodologiques de construction.
Une discussion scientifique constructive ne peut s’opérer sur la base d’une épistémologie positiviste. La mise en œuvre d’une épistémologie constructiviste est fondamentale, afin que les discussions scientifiques ne se réduisent pas à la confrontation polémique de ‘‘données’’ mais consistent aussi dans la critique constructive des constructions discursives du sociologue et de ses instruments de construction.
Il nous semble par conséquent que les sociologies qui reposent sur une épistémologie positiviste souffrent d’un déficit de scientificité et tendent vers une certaine forme de dogmatisme, à la différence des sociologies qui reposent sur une épistémologie constructiviste et qui, en principe, refusent d’assimiler une discussion scientifique à un procès dont l’enjeu serait d’établir un verdict distinguant le sacré du profane, l’objectivité de la subjectivité, le ‘‘scientifique’’ du commun et du verbiage, etc.
Loin d’anéantir les espoirs de scientificité du sociologue, une épistémologie constructiviste des discours sociologiques, au contraire, est gage d’une scientificité à laquelle une épistémologie positiviste ne peut prétendre. En effet, « la différence n’est pas entre la science qui opère une construction et celle qui ne le fait pas, mais entre celle qui le fait sans le savoir et celle qui, le sachant, s’efforce de connaître et de maîtriser aussi complètement que possible ses actes, inévitables, de construction et les effets qu’ils produisent tout aussi inévitablement. » [2]
De plus, si une épistémologie constructiviste contraint le sociologue à expliciter les instruments de construction de son discours (là où une épistémologie positiviste le conduit à les dénier), elle le condamne aussi à ne jamais prétendre avoir ‘‘le dernier mot’’ et dire toute la vérité de son objet d’étude. Pour autant, cela ne signifie aucunement que le sociologue n’a rien à dire et que tout peut se dire.
Tout d’abord, cela signifie que chaque outil de construction d’un discours sociologique constitue simultanément un apport et une limite heuristique, une ressource et un handicap heuristique. Prenons deux exemples :
Dans le cadre d’une épistémologie constructiviste, il existe un écart nécessaire entre la réalité empirique et la réalité perçue et conçue, écart interprétatif qui limite la connaissance et rend impossible l’établissement d’une vérité absolue : « Encore faut-il noter [que la réalité empirique] n’est conceptualisable que de manière partielle car il est impossible de recoller les différentes pièces du puzzle conceptuel pour en obtenir une description globale. Les concepts qui la décrivent n’en constituent pas une description univoque [le sociologue construit une réalité mais ne rend pas compte de LA réalité], elle reste au-delà de toute description exhaustive. » [3]
Il y a donc une part du réel qui échappe au sociologue. Mais cela ne signifie pas pour autant que la recherche scientifique ne mérite pas une heure de peine et que tous les discours sociologique s’équivalent. À la ruineuse alternative du positivisme et du relativisme doit se substituer un constructivisme relationnel :
En résumé, la valeur scientifique d’un discours sociologique repose sur l’explicitation et la mise à l’épreuve du terrain de la boîte à outils du sociologue et de sa situation sociale. Le métier de sociologue est donc une entreprise d’objectivation de la réalité sociale. A ce sujet, il est essentiel de ne pas confondre ce travail d’objectivation avec l’accès à l’objectivité. Le but de toute recherche sociologique n’est pas d’accéder à LA vérité, mais de tenter de passer « d’une connaissance moins vraie à une connaissance plus vraie » [8], et ce à travers des rectifications et des restructurations. Se distinguent une nouvelle fois ici les épistémologies positiviste et constructiviste de la sociologie [9].
La sociologie est une science empirique puisqu’elle construit et met à l’épreuve son discours sur la base de matériaux empiriques. Mais elle n’est pas une science empiriste puisque les ressources et les fondements de son discours ne se limitent pas aux données qu’il est parvenu à restituer de son échantillon d’enquête. Toute la richesse d’un discours sociologique réside en fait dans l’articulation, et non pas l’opposition polémique, de trois terrains : le terrain de recherche, le terrain biographique et le terrain socio-historique.
De plus en plus de sociologues réduisent le terrain du sociologue à son terrain de recherche, soit à l’échantillon d’enquête qu’il a construit. Notons tout d’abord que tout terrain de recherche nécessite des définitions, qui, par définition, posent des limites et révèlent par conséquent l’acte de construction du sociologue.
Ensuite, le terrain de recherche du sociologue peut être de nature très diverse. La liste n’est pas exhaustive mais un échantillon d’enquête sociologique peut notamment contenir :
Dans le cadre d’une socio-analyse [10], le sociologue peut expliciter mais aussi utiliser son terrain biographique, soit l’ensemble des expériences sociales auxquelles il a été exposé et dans lesquelles il s’est investi au cours de son processus de socialisation.
Mais, tout d’abord, il faut bien comprendre que ce terrain biographique exerce nécessairement des effets sur les interprétations du sociologue. En effet, plutôt que de prétendre appréhender son objet d’étude sans le moindre présupposé, une nouvelle fois, l’explicitation de ses présupposés est préférable à leur déni, et ce d’autant plus qu’ils demeurent efficients durant l’ensemble du processus de recherche : « Le processus de la recherche scientifique est orienté et informé dans son intégralité par l’image sous-jacente du monde empirique que l’on utilise. Cette image détermine le choix et la formulation des problèmes, définit ce qu’est une donnée, les moyens à mettre en œuvre pour l’obtenir, les types de relations que les données entretiennent entre elles, et le moule dans lequel les propositions sont coulées. […] il est ridicule de faire comme si cette représentation n’existait pas. […] Tout traitement méthodologique digne de ce nom doit donc nécessairement inclure un travail d’identification et d’évaluation de ces prémisses. » [11]
Ainsi, dans un premier temps, il s’agit d’expliciter son terrain biographique sous la forme d’une socioanalyse, laquelle a pour objet l’analyse des multiples liens qu’il peut exister entre la position et les dispositions du sociologue et la vision ainsi que la relation qu’il entretient avec son objet de recherche. Une telle posture réflexive est essentielle et doit accompagner le sociologue durant l’ensemble du processus de recherche. Il est alors question de prendre en compte trois ordres de présupposés :
Le terrain socio-historique d’un sociologue excède son terrain biographique de la même manière que l’anthropologie excède la sociologie (autrement dit, s’il désire expliciter son terrain socio-historique, le sociologue doit se convertir en socio-anthropologue…). Son terrain socio-historique inscrit ses terrains empiriques et biographiques dans des « idéologies sociétales », systèmes de connaissances/méconnaissances, que Pierre Ansart définit comme les « formes idéologiques les plus durables et les moins perceptibles […] : idéologies, par exemple, de l’histoire progressive, idéologies des Etats-nations, idéologies de l’industrialisation qui se constituent à la fin du 18ème siècle et dans lesquelles s’insèrent la grande majorité des constructions symboliques actuelles. » [13]
Le terrain socio-historique est le plus insaisissable des terrains. C’est celui qui a des apparences d’invariant anthropologique. Celui sur lequel ‘‘bute’’ le sociologue avec un certain fatalisme, conscient que l’explicitation de l’ensemble de ses expériences biographiques, fut-elle encore possible, ne peut recouvrir son enracinement socio-historique.
Au sein de cet enracinement socio-historique, les expériences collectives dans lesquelles « il y était » (la chute du mûr de Berlin, l’effondrement des deux tours du Wall Trade Center…) s’imbriquent dans celles auxquelles il n’a aucunement participées ou côtoyées (l’époque gallo-romaine, le christianisme, la Révolution française, la IIIème République…). Expériences dont quelques fragments lui sont transmis durant sa socialisation, à travers le prisme du récit mythique toutefois et sous la forme « d’une inculcation idéologique-symbolique de croyances (valeurs, modèles, normes…) […] diffusées par toutes sortes d’institutions (la famille et l’école, mais aussi la télévision, la radio, la publicité…). » [14]
L’épistémologie constructiviste des sociologies n’est pas une épistémologie dogmatique mais une anthropologie réflexive et critique dans le sens où :
Or, cette épistémologie a des conséquences déterminantes dans la relation éducative qui unit enseignants et étudiants. En effet, une pédagogie de la recherche en sciences sociales qui traduit son positionnement épistémologique en modalités pratiques de transmission doit pleinement assumer sa fonction autocritique : « De là l’antinomie de la pédagogie de la recherche : elle doit transmettre à la fois des instruments de construction de la réalité, problématiques, concepts, techniques, méthodes, et une formidable disposition critique, une inclination à mettre en question ces instruments… » [16].
Nous ne pouvons ici que regretter que le fantôme du positivisme erre dans les amphithéâtres et salles de cours de sociologie, les enseignants et formateurs, même parmi les plus constructivistes en théorie, demeurant positivistes en ce qui concerne les modalités de transmission du métier de sociologue. L’auteur ce ces lignes n’échappant aucunement à cette critique.
[1] Parmi les personnes qui ont contribuées à la production de mon discours sociologique et à ma vigilance méthodologique et épistémologique, je tiens à remercier spécialement les agents de transmission du métier de sociologue de la section universitaire dans laquelle j’ai fait ‘‘mes classes’’ : Alain Bihr, Francis Farrugia, Dominique Jacques-Jouvenot et Pierre-Louis Spadone. Le petit rien que j’espère apporter à la sociologie n’est qu’un juste contre-don de tout ce que ces sociologues m’ont donné et continuent de me donner.
[2] P. Bourdieu, « Comprendre » in La misère du monde (dir.), Paris, Editions du Seuil, 1993, p. 1392
[3] A.Cochet, « En lisant le livre du physicien Hervé Zwirn, ’Les limites de la connaissance’. La science et l’ineffable », Transfinito. International Webzine [en ligne] http://www.transfinito.net/article.php3?id_article=235
[4] F. Nietzsche, La volonté de puissance, t.1., Paris, Gallimard, 1995, p. 425
[5] L’imagination sociologique « consiste essentiellement à changer de perspective à volonté. » (C. Wright Mills, L’imagination sociologique [1967], Paris, La Découverte, 1997, p. 216)
[6] K. Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, Marcel Rivière, 1956, p. 78
[7] B. Lahire, « Risquer l’interprétation » in L’esprit sociologique, Paris, Editions La Découverte, 2005
[8] P. Bourdieu, J-C. Chamboredon et J-C. Passeron, Le métier de sociologue [1968], Paris, Mouton Editeur, 1983, p. 20
[9] Dans cette quête de vraisemblances, nous faisons l’impasse sur l’exercice du contrôle des pairs. Or, l’épistémologie ne peut se réduire à un acte de réflexivité purement individuel. C’est aussi une entreprise collective. Nous ne pouvons toutefois que vous renvoyer ici à Science de la science et réflexivité de P. Bourdieu (Paris, Éditions Raisons d’agir, 2001).
[10] Nous nous référons ici à l’objectivation participante à laquelle était attaché Pierre Bourdieu et qui soulignait notamment qu’on « devrait s’interdire de faire de la sociologie sans faire préalablement ou simultanément sa propre socio analyse » (Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1984, p 79-80)
[11] H. Blumer, Symbolic Interactionism, Prentice-Hall, Englewood Cliffs, 1969, pp. 24-25
[12] Nous vous renvoyons ici, entre autre, aux Méditations pascaliennes de Pierre Bourdieu (Paris, Editions du Seuil, 1997)
[13] P. Ansart, « Toute connaissance du social est-elle idéologique ? » in Sociologie de la connaissance (dir. J. Duvignaud), Paris, Payot, 1979, p. 37
[14] B. Lahire, Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Paris, Nathan, 2002, p. 421
[15] P. Bourdieu, J-C. Chamboredon et J-C. Passeron, op. cit., p. 43
[16] P. Bourdieu, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Editions du Seuil, 1992, p. 218
Fugier Pascal, « Les discours sociologiques et les terrains des sociologues. Quelques préalables à la production de sociologies non dogmatiques », dans revue ¿ Interrogations ?, N°7. Le corps performant, décembre 2008 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Les-discours-sociologiques-et-les (Consulté le 31 octobre 2024).