L’ouvrage de Françoise Bloch et Monique Buisson pose la question de la garde des enfants comme un fait social pertinent pour comprendre la manière dont l’enfant est porteur d’aspirations familiales, au centre d’un jeu de dons et de dettes dans lequel autant les acteurs familiaux que les acteurs professionnels sont liés. A la croisée d’une filiation et d’une alliance, c’est-à-dire d’injonctions normatives multiples, les femmes qui gardent leurs enfants ou les enfants des autres ont des raisons sociologiques fortes de vouloir ou, plutôt, de devoir le faire. Il reste un ouvrage important concernant une lecture socio-anthropologique de ce que recouvre le fait, simple en apparence, de la garde de l’enfant.
L’ouvrage est structuré en deux parties. La première éclaire, du côté maternel, ce que recouvre le fait de garder ou de faire garder son enfant. Elle donne à voir les modalités de gardes possibles (par la mère elle-même, par les grands-parents, par une assistante maternelle, par la crèche) en montrant que le choix de l’un ou de l’autre est dépendant de l’héritage reçu par la mère de la génération précédente, par ce qui lui a été transmis relativement à la question de la norme de la « bonne mère ». La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse plus particulièrement aux professionnels de la garde, notamment aux assistantes maternelles, en montrant la complexité de leur tâche, entre logique professionnelle et logique domestique, et en quoi leur choix professionnel découle au préalable d’une trajectoire familiale, d’un goût qui n’existe pas ex nihilo, mais qui est hérité d’une histoire familiale de dons et de contre-dons.
La garde de l’enfant par telle ou telle personne ne va pas de soi. Le choix de « donner à garder » cet enfant par une assistante maternelle, par un membre de la famille, ou à le « placer » dans une crèche est en grande partie imposé par la trajectoire des parents, retrouvant alors dans cette décision un certain équilibre relativement à ce qui leur a été proprement donné, ou ce qui leur a manqué précédemment, c’est-à-dire au moment où eux-mêmes étaient enfants. Le fait d’avoir subi l’absence de sa propre mère comme un manque peut aboutir, pour la nouvelle mère, au fait de vouloir rester proche de son enfant, afin de compenser le manque par un don. Parallèlement, le poids de l’alliance, c’est-à-dire la place du père et de sa propre trajectoire sociale, implique parallèlement des conditions de possibilités particulières à la garde ou à la délégation de cette garde par soi ou par un tiers.
Ainsi, chacun est pris dans une filiation particulière, où la logique de don et de dette aura nécessairement une conséquence sur le choix qui leur semblera bon pour leur propre enfant. C’est, dans tous les cas, la représentation de la norme de la « bonne mère », et ce que les acteurs en font, qui pose question. Celle-ci est « héritée », c’est-à-dire transmise à travers le lien intergénérationnel. De cette manière, le choix de prendre une assistante maternelle peut être quelque chose de compliqué à vivre pour une mère qui n’aurait pas de recul sur le jeu de transmission de l’identité de « bonne mère ».
De ce fait, le choix de garder ou de faire garder son enfant ne se fait pas indépendamment d’un processus intergénérationnel posant comme nécessaire le rendu d’une certaine dette. Car, dans « le fonctionnement à la dette », selon les termes des auteurs, la position centrale serait celle de donataire. Le phénomène du don étant dynamique, le donataire est aussi, et dans un même mouvement, un donateur, qui, pris dans un processus de filiation, peut aussi devenir sujet [1].
Dans la relation particulière de la mère au professionnel, particulièrement à l’assistante maternelle, se pose le problème pour les deux acteurs de la continuité de l’éducation domestique. On peut penser que, d’un côté, le fait de « donner son enfant à garder » et, de l’autre, celui de devenir assistante maternelle sont deux « projections », professionnelles et familiales, des valeurs transmises. Les auteurs montrent que donner un enfant à une assistante maternelle peut être difficile malgré la recherche d’une « relation privilégiée » (p.71), car la peur de perdre la relation affective avec son enfant tendrait à être trop forte. La possibilité de déléguer ce travail à une assistante maternelle tiendrait, en grande partie, à ce qui a été hérité par la mère : celle-ci n’aurait pas tenu pour centrale la garde personnelle de ses enfants pouvant, pour la nouvelle mère, favoriser la possibilité d’une délégation, sans culpabilité. La norme de la « bonne mère » reste dans ce cadre.
D’autres modalités de délégation sont bien sûr possibles, mais toujours dans un cadre d’équilibre intergénérationnel. Mais, point central de l’ouvrage de Bloch et Buisson, le fait de payer permet de se libérer d’une relation d’obligation, par la présence de ce tiers que peut être l’assistante maternelle. Car, et même si l’échange n’est pas nécessairement clos totalement pour autant, le fait de payer implique un rendu spécifique. Il allège la tâche de la mère sans risquer d’entrer en dette relativement à l’assistante maternelle, qui pourrait être pensée comme une « autre mère », une sorte de concurrente qui, par sa présence et par ses soins, pourrait devenir normativement plus maternelle, dans la représentation de la vraie mère.
Au-delà de cette considération sur la dynamique de l’échange (don ou économie), il semble important de poser la question de la confiance entre l’acteur familial et l’acteur professionnel, en prenant ici un regard sans doute plus interprétatif. Il paraît ici impossible de reconnaître le don dans le jugement de confiance que la mère porte sur l’assistante maternelle. Il est impossible de nommer la confiance, c’est-à-dire de révéler les logiques de don et de contre-don derrière les simples préférences. La confiance serait alors, selon nous, une projection sociale, pour transformer l’héritage symbolique dont les parents sont dépositaires. En réalité, la confiance se construit entre les deux partis. L’assistante maternelle, dans la continuité de l’héritage symbolique de la mère, retrouve dans sa tâche professionnelle la continuité générationnelle. Ou, si elle n’a pas eu cet héritage, cherche à donner l’amour dont elle a manqué. La mère également, ne trouve aucun problème à déléguer cette tâche, si sa mère n’a pas favorisé une norme trop forte par sa présence. Dans tous les cas, un équilibre est recherché.
De ce fait, deux représentations particulières du rapport aux générations se rencontrent. Deux questions se posent alors :
Peut-on penser que cette rencontre se fasse avec n’importe quel individu ? Si, en accord avec les auteurs, on accorde le rôle majeur des trajectoires particulières pour chacun des membres de la relation, il semble nécessaire de poser la question, peu formulée dans l’ouvrage, des raisons d’un accord durable, c’est-à-dire de la création possible d’une parenté artificielle ou d’une quasi-parenté, pour reprendre les termes de la sociologie des familles recomposées [2].
De la même manière, suivant les auteurs, la compétence ne peut être réellement définie puisqu’il est impossible de nommer le don ? Peut-on pourtant penser que les mères pourraient savoir décrire dans les actes des assistantes maternelles ce qui pour elles relèvent de la compétence et font vivre la confiance ? Ou la confiance est-elle uniquement le fruit du jugement, nous pourrions dire de la « désignation » [3], d’un acteur professionnel par un acteur familial, sans que les définitions concrètes de cette compétence soient dicibles ?
Quoi qu’il en soit, une relation a priori pensée comme intersubjective cache des trajectoires sociales contraignantes imposant la rencontre entre ces deux populations selon des modalités précises. La garde d’un enfant, loin de n’être ainsi qu’un choix déterminé par des raisons professionnelles ou économiques, doit surtout être remise en question vis-à-vis de l’héritage symbolique reçu par les mères, relativement aux normes de la « bonne mère », et de ce qu’elles peuvent ou veulent en faire.
Ce livre est ainsi très important pour comprendre la logique socio-anthropologique sous-jacente à une logique inextricablement économique et familiale qu’est celle de la garde de l’enfant, en soulevant le voile de « jeux de famille » puissants au fondement des liens intergénérationnels.
[1] On retrouve cette même possibilité de subjectivité dans deux autres textes importants de ces deux auteurs : F. Bloch, M. Buisson, « Du don à la dette : La construction du lien social familial », Revue du MAUSS, 11, 1991. Et : F. Bloch, M. Buisson, « La circulation du don entre générations, ou comment reçoit-on ? », Communications. Générations et Filiations, 59, 55-71, 1994.
[2] I. Thery, M-J. Dhavernas, « La parenté aux frontières de l’amitié : statut et rôle du beau-parent dans les familles recomposées », in Les recompositions familiales aujourd’hui, M-T. Meulders-Klein, I. Thery, (dir), Paris, Nathan, 2003.
[3] D. Jacques-Jouvenot, Paris, Choix du successeur et transmission patrimoniale, L’harmattan, 1997.
Aubry François, « Françoise Bloch et Monique Buisson, La garde des enfants. Entre don, équité et rémunération », dans revue ¿ Interrogations ?, N°7. Le corps performant, décembre 2008 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Francoise-Bloch-et-Monique-Buisson (Consulté le 31 octobre 2024).