Nous allons continuer notre tour d’horizon des premiers écrits publiés par P. Bourdieu. Après avoir succinctement présentés Le déracinement ainsi que Travail et travailleurs en Algérie [1], nous allons désormais quitter le champ de l’ethnologie et aborder sa première théorisation sociologique.
C’est en 1967 et dans une contribution plutôt marginale, en l’occurrence la postface au livre de l’historien de l’art E. Panofsky Architecture gothique et pensée scolastique, que P. Bourdieu reprend le concept aristotélicien d’habitus (concept que E. Durkheim, M. Weber, M. Mauss et même un certain J. Lacan [2] ont repris, sans pour autant en faire un concept central de leur pensée). Si ce concept apparaît d’ores et déjà dans ses écrits antérieurs, on le retrouve ainsi à deux reprises dans Le déracinement [3], il faudra attendre cette postface pour que P. Bourdieu le présente et le situe au cœur de sa pensée.
Loin de se réduire à un simple intérêt historique, cette postface renferme entre autre une véritable force critique à l’encontre du discours dominant contemporain, que nous nommons discours capitaliste et dont le self-made-man est l’idéal-type.
En effet, en dialectisant l’individuel et le collectif à travers le concept d’habitus, P. Bourdieu vise les individualistes qui font de l’individu une monade, une substance autonome. Ainsi, il s’attaque au mythe de la création singulière et rétorque que c’est la collectivité, intériorisée sous la forme d’un habitus, « qui oriente et dirige, à son insu, ses actes de création les plus uniques en apparence » (p. 142). A celui qui prétend ne rien devoir à ses semblables de même qu’à l’ensemble des institutions qui l’entoure, P. Bourdieu répond, avec E. Panofsky, que toute œuvre artistique, même la plus originale, participe « de la symbolique d’une époque et d’une société ». Et ce notamment à travers l’institution scolaire à laquelle a été exposé le créateur, agent institutionnel de transmission central de « l’héritage collectif » (p. 148) d’une époque et d’une société.
Ainsi, E. Panofsky souligne la fonction symbolique de l’institution scolaire (créatrice de sens et organisatrice de la pensée humaine de par la transmission d’un code commun), fonction symbolique que remplissent aussi les rites et mythes relatés par E. Durkheim et M. Mauss dont le concept de « formes primitives de classification » peut être rapproché de celui de « schèmes inconscients » utilisé par P. Bourdieu.
Mais la portée essentielle que renferme cette oeuvre de Panofsky consiste en la réunion, par le concept d’habitus, de la fonction symbolique de l’institution scolaire et de sa fonction pratique : « Mais en outre, en employant pour désigner la culture inculquée par l’école le concept scolastique d’habitus, M. Erwin Panofsky fait voir que la culture n’est pas seulement un code commun, ni même un répertoire commun de réponses à des problèmes, ou un lot de schémas de pensée particuliers et particularisés, mais plutôt un ensemble de schèmes fondamentaux, préalablement assimilés, à partir desquels s’engendrent, selon un art de l’invention analogue à celui de l’écriture musicale, une infinité de schémas particuliers, directement appliqués à des situations particulières » (pp. 151-152). On peut repérer ici que le concept d’habitus permet de dépasser l’alternative du structuralisme et de l’existentialisme puisqu’il décrit les actions humaines comme d’incessantes « inventions », des « solutions originales » qui n’en demeurent pas moins « réductibles à des schèmes plus généraux » (p.159). A l’approche causale est donc préférée une approche relationnelle qui accorde aux dispositions une fonction de structuration et d’orientation des nouvelles pratiques tout en reconnaissant à ces dernières la capacité de transformer les premières à travers les mécanismes d’accomodation et d’assimilation que P. Bourdieu préfèrent ne pas évoquer bien que sa proximité sur ce point avec la psychologie du développement de J. Piaget est criante.
Une pratique, une action, une production, par exemple une œuvre d’art, ne peut être définie comme la simple exécution d’un code culturel ou encore d’une idéologie mais comme la mise en pratique d’un schème fondamental qui « s’actualise concrètement dans la logique spécifique d’une pratique particulière » (p. 157).
De même, son style de vie, repérable à travers son hexis, son ethos ou encore son eidos, ne peut être considéré comme l’affirmation d’un projet ou d’une « inspiration originelle » comme le pense Sartre, ni comme une expression anarchique et anomique, dénuée de tout principe directeur, « une création continue d’imprévisible nouveauté ». Toute trajectoire sociale doit être plutôt appréhendée comme un « cheminement qui n’exclut ni les bonds en avant ni les retours en arrière ». Ce cheminement consiste en l’adoption d’une multitude de choix qui, s’ils sont unis « par un ensemble de relations signifiantes » (du fait que tout choix est réductible à quelques schèmes fondamentaux intériorisés), s’accomplissent « dans et par l’association de la contingence et du sens qui se fait, se défait et se refait sans cesse ». Apparaît donc en filigrane dans cette postface sa critique de L’illusion biographique qui présente l’évolution d’un style de vie, d’une carrière « comme le développement autonome d’une essence unique et toujours identique à elle-même » (p. 161).
Nous pouvons ici remarquer que ce que P. Bourdieu défend au niveau biographique est proche de ce que C. Lévi-Strauss tient à démontrer au niveau historique. En effet, dans Race et histoire, en 1952, C. Lévi-Strauss critique l’idéologie du progrès linéaire des sociétés humaines (qu’illustrent Condorcet ou encore A. Comte) et affirme que « le ‘‘progrès’’ n’est ni nécessaire, ni continu, [mais qu’] il procède pas sauts, par bonds [qui] ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction [mais] s’accompagnent de changements d’orientation [4] ».
Nous pouvons résumer notre propos et constater que dès la première élaboration théorique du concept d’habitus, nous sommes en 1967, P. Bourdieu entrevoit d’ores et déjà le rapport dialectique qui lie l’individuel et le collectif mais aussi le passé (les dispositions, les « schèmes fondamentaux ») et le présent (« la logique spécifique d’une pratique particulière »), à ce dernier étant accordé une fonction d’actualisation des schèmes intériorisés.
[1] Je renvoie ici les lecteurs intéressés aux deux notes de lecture précédemment parues dans le second numéro de la revue ¿ Interrogations ? consacré à La construction de l’individualité.
[2] En effet, si les historiens des sciences sociales soulignent avec raison cette parenté conceptuelle entre ces sociologues de la première génération et P. Bourdieu, le concept d’habitus apparaît aussi à plusieurs reprises, et antérieurement à P. Bourdieu, chez J. Lacan, lequel le définit comme « intégration de soi-même, constance d’acte et de forme dans sa propre vie, qui constitue le fondement de toute vertu » (1960-1961, Le séminaire, livre VIII : le transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 314. On le retrouve aussi dans sa Remarque sur le rapport de Daniel Lagache (1958) repris dans Ecrits 2, Paris, Seuil, 1999, p. 147). Remercions J-M. Le Bot d’avoir repéré cette parenté (« ’ Structure structurante’ et ’structure structurée’, ’histoire incorporée faite nature’ : l’habitus entre sujet et personne », Tétralogiques, n° 13, décembre 2000, p. 57-78), à partir duquel nous avons entamé une lecture lacanienne des écrits bourdieusiens.
[3] P. Bourdieu et A. Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle, Paris, Les Editions de Minuit, 1964, p. 102 et p. 152.
[4] C. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, Denoël, 1987 (1952), p. 38.
Fugier Pascal, « Pierre Bourdieu, Postface à Architecture gothique et pensée scolastique de E. Panofsky », dans revue ¿ Interrogations ?, N°3. L’oubli, décembre 2006 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Pierre-Bourdieu-Postface-a (Consulté le 31 octobre 2024).