Accueil du site > Numéros > N°20. Penser l’intersectionnalité > Notes de lecture > Boltanski Luc, Esquerre Arnaud, Vers l’extrême. Extension des domaines de la (...)


Barbe Noël

Boltanski Luc, Esquerre Arnaud, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite.

 




JPEG - 118.9 ko
Boltanski Luc, Esquerre Arnaud (2014),Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite. Bellevaux, Éditions Dehors.

L’ouvrage que nous livrent Luc Boltanski et Arnaud Desquerre peut être rapproché d’une série d’autres textes, ceux de Éric Fassin (Fassin, 2014) ou de Philippe Corcuff (Corcuff, 2012) questionnant l’état de la gauche, d’Alain Brossat (Brossat, 2013) sur la figure du plébéien ou encore un texte plus ancien de Didier Éribon sur la révolution conservatrice et ses effets sur le Parti Socialiste (Éribon, 2007). Il peut aussi l’être d’un autre livre de Boltanski, cette fois avec Nancy Fraser, fruit d’un débat animé par Philippe Corcuff (Boltanski, Corcuff et Fraser, 2014). Autant d’efforts pour qualifier la situation politique présente, pour penser les conditions de l’émancipation, recourant pour cela à différents paradigmes.

C’est dans une tonalité sartrienne que le mot situation est entendu par Boltanski [1]. On sait que pour Jean-Paul Sartre, cette notion est à l’articulation d’une position dans le monde, d’une opération de dévoilement d’une réalité, et de la question de l’engagement (Sartre, 1946 ; 1948). Luc Boltanski et Arnaud Esquerre entendent nous donner là un« livre d’intervention », y pratiquant ce qu’ils appellent une analyse engagée mettant en cohérence des événements qui dans leur dispersion apparaissent comme chaotiques, cette composition étant présentée comme la tâche propre d’une telle analyse dans laquelle ses auteurs voient pour les intellectuels « la façon la plus immédiate de chercher à infléchir une situation politique » (page 74), ou encore, d’échapper à la « passivité conservatrice qui envahit insidieusement le microcosme dans lequel s’inscrivent leurs travaux » (page 75). Volontairement, l’ouvrage ne possède ni appareillage de notes, ni références bibliographiques, même si des textes et des auteurs sont cités. Cette absence vaut tant pour les ressources théoriques mobilisées que, choix plus curieux et qui constitue une vraie question sur les modalités de relations avec l’ennemi, pour ceux qui se voient là combattus, bien que l’on reconnaisse « un dandy » et un « comique » (page 47) au détour d’un paragraphe.

S’originant dans un sentiment de trouble ou d’étrangeté, souhaitant se placer à l’articulation de la description et de l’action, le livre vise une analyse des déplacements idéologiques qui viennent caractériser une situation politique qu’ils jugent exceptionnelle. Empruntant à la métaphore spatiale, la situation présente est qualifiée par le brouillage des « 4 coins idéologiques » efficients depuis la Révolution française et qui articulaient en une double opposition : « une droite libérale se réclamant du progressisme de marché et une droite autoritaire et traditionaliste et, de l’autre, une gauche plutôt tournée vers l’autonomie et une gauche plutôt dirigiste et étatiste » (page 15). À l’œuvre entre ces quatre coins, des opérations de déplacements soit l’emprunt par l’extrême-droite à la gauche d’un discours de critique du libéralisme et du capitalisme cosmopolite au nom de la défense du peuple ; et le déplacement moins attendu d’intellectuels de gauche partis de critiques du capitalisme contemporain dont ils voient l’origine dans le libéralisme politique des Lumières.

Plusieurs opérations produisent, ou bien sont le pivot de ces déplacements, parmi lesquelles le départage du peuple [2]. Dans la défense du peuple qu’elle reprend, non au nom de l’exploitation mais de son insuffisante représentation tant politique que médiatique, l’extrême-droite opère un partage entre un bon et un mauvais peuple, ou entre le peuple et le « reste ». Le peuple, c’est le monde ouvrier affaibli par le capitalisme et qui de ce fait, neutralisé, peut faire figure de bon peuple. Le mauvais peuple, ou le reste, ce sont les travailleurs précaires, jeunes, urbains, à instruction élevée, associés à des activités culturelles dont l’importance a crû, et des marginaux. D’un côté donc les « hommes de quarante ans, blancs, hétérosexuels, mariés, avec enfants, vivant dans des régions en déclin, menacés par le chômage ». De l’autre le mauvais « avec ses assistés, ses pédés, ses gouines, ses intellos précaires, ses arabes, ses blacks, ses sans-papiers, ses banlieues, ses putes, ses femmes féministes et ses femmes voilées » (page 26). Cependant pour gagner les élections, l’extrême-droite doit composer avec partie du « reste », du moins le neutraliser, maintenant l’hostilité de son cœur de cible électorale envers les « musulmans » tout en diminuant l’hostilité ou l’indifférence de ces derniers par rapport à l’extrême-droite, recourant à la rhétorique de la sécurité ou encore jouant de la religion.

Si la tonalité d’entrée de jeu du livre pouvait apparaître sartrienne, la démarche semble plutôt mobiliser des outils ou des postures empruntés à Michel Foucault, s’agissant par exemple de cette question du départage du peuple. Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chapiello avaient produit une analyse sur la difficulté à faire de l’exclusion un concept critique parce que asymétrique, sauf à le construire comme une forme particulière d’exploitation se développant dans le monde connexionniste. Ils avaient aussi repéré l’usage du terme exclusion par Foucault dans des entretiens suivant la publication de L’histoire de la folie à l’âge classique (Boltanski, Chapiello, 1999 : 741). Ce dernier pointait le versant « positif » des processus d’exclusion, soit un travail d’organisation et de catégorisation de valeurs et de personnages (Foucault, 1972 : 96), et la manière dont à l’exclusion d’une partie de la population répond l’inclusion d’une autre. Une telle analyse a été poursuivie s’agissant des formes démocratiques par Alain Brossat (Brossat, 2012) s’appuyant sur les travaux de Nicole Loraux, et développant la thèse d’une fracture biopolitique qui exclut certaines catégories d’étrangers dans la démocratie contemporaine.

Faire ici référence à Foucault n’est pas forcer la lecture, les auteurs se réclamant à la fin de l’ouvrage d’une ontologie de l’actualité, d’une ontologie historique de nous-mêmes, tous mots empruntés à Michel Foucault et questions qu’il développe dans plusieurs de ses textes. « […] Qu’est-ce que c’est que l’actualité ? Quel est le champ actuel de nos expériences ? Quel est le champ actuel des expériences possibles ? Il ne s’agit pas là d’une analytique de la vérité, il s’agirait de ce que l’on pourrait appeler une ontologie du présent, une ontologie de l’actualité, une ontologie de la modernité, une ontologie de nous-mêmes. » (Foucault, 2008 : 22)

Dans une même lignée foucaldienne, Boltanski et Esquerre dressent un parallèle entre les discours actuels de l’extrême-droite et les tropes de l’Action Française, de la droite révolutionnaire de l’entre-deux-guerres, d’une certaine littérature du XIXe siècle ou du Républicanisme. Ainsi, des thèmes identitaires s’appuient sur la culture, entendue soit au sens de l’ethnologie culturaliste et régionaliste, soit d’une tradition et d’une langue cultivées, « liant d’un côté, le peuple à la tradition et, de l’autre, le peuple à l’École » (page 38). C’est là un travail de généalogie au sens de Michel Foucault, moins donc une élaboration de savoirs historiques que la question posée des conditions de possibilité du contemporain.

Enfin, l’un des apports de cet ouvrage, hormis ce que l’on vient là d’évoquer, est de repérer ce que ses auteurs appellent une classe « patrimoniale » (page 51) c’est-à-dire une classe qui jouit de la transformation de lieux et d’objets en patrimoine, tirant profit des opportunités immobilières ouvertes par la désindustrialisation et l’élaboration de lieux de mémoire marchandisés. Souhaitant tenir à distance de ces lieux les pauvres, mais accueillante pour les amateurs de la marque France [3], elle peut être agrégée avec l’ancien prolétariat dans une lutte contre une globalisation mettant en cause l’image de marque nationale. Cette question de la classe patrimoniale ici rapidement traitée est développée dans un autre texte important de Boltanski et Desquerre (Boltanski et Desquerre, 2014), qui appellerait débat et commentaires.

S’il peut paraître singulier, il faut souligner que cet ouvrage n’est pas sans lien avec les précédents de l’un de ses auteurs, Luc Boltanski. Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, avec Ève Chapiello, il s’était donné comme objet les changements idéologiques qui ont accompagné les transformations récentes du capitalisme (Boltanski et Chapiello, 1999 : 35), ainsi que sa grande capacité adaptatrice, entendant tout à la fois faire œuvre de sociologie historique et poursuivre une approche pragmatiste de l’action. On se souvient qu’après le chevalier intrépide d’industrie puis la grande entreprise, ce troisième esprit du capitalisme s’incarne dans la figure du connexionniste, leader de lui même, autonome, actif, flexible…

Ce livre déjà était né d’un « trouble » suscité par la coexistence d’une dégradation de la situation économique et sociale d’un nombre croissant de personnes associée à un capitalisme en pleine expansion, trouble amplifié par l’état d’une critique sociale jugée « désarmée » (Boltanski, Chapiello, 1999 : 17). La notion d’esprit du capitalisme avait alors été forgée pour articuler les concepts de capitalisme et de critique. Vers l’extrême n’est pas non plus sans lien avec De la Critique, où Boltanski est revenu sur l’articulation entre l’opération de description des mondes sociaux qu’opère la sociologie et la critique sociale. Tout comme il donnait à L’Esprit une visée non seulement de connaissance mais aussi de relance de l’action politique (Boltanski, Chapiello, 1999 : 30).

S’il resterait à discuter de la question cruciale de la politique comme événement, il faut souligner l’importance de ce livre dans une situation qui reste marquée par les crises des théories critiques et des stratégies d’émancipation [4].

Références bibliographiques

Bensaïd Daniel (2004), Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel.

Boltanski Luc (2009), De la Critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard.

Boltanski Luc, Chapiello Ève (1999), Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

Boltanski Luc, Esquerre Arnaud (2014), « La “collection”, une forme neuve du capitalisme la mise en valeur économique du passé et ses effets », Les Temps Modernes, 679, pp. 5-72.

Boltanski Luc, Fraser Nancy, Corcuff Philippe (2014), Domination et émancipation. Pour un renouveau de la critique sociale, Lyon, PUL.

Brossat Alain (2012), Autochtone imaginaire, étranger imaginé. Retours sur la xénophobie ambiante, Bruxelles, Éditions du Souffle.

Brossat Alain (2013), Les serviteurs sont fatigués (les maîtres aussi), Paris, L’Harmattan.

Corcuff Philippe (2012), La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel.

Eribon Didier (2007), D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Leo Scheer.

Fassin Éric (2014), Gauche : l’avenir d’une désillusion, Paris, Textuel.

Foucault Michel (1972), Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard.

Foucault Michel (2008), Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, Paris, Seuil/Gallimard.

Sartre Jean-Paul (1946), L’existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel.

Sartre Jean-Paul (1948), Situations II. Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard.

Notes

[1] Dans différents entretiens parlant de ce livre. Voir l’émission France Culture,La Grande table, du 29 mai 2014.

[2] La définition du peuple est jugée comme un enjeu central de la politique par Boltanski dans La Grande Table.

[3] Cette question de la marque patrimoniale est par exemple à l’œuvre aujourd’hui dans les discours des promoteurs de la candidature des parfums de Grasse à l’Unesco.

[4] Voir Daniel Bensaïd 2004.

Pour citer l'article


Barbe Noël, « Boltanski Luc, Esquerre Arnaud, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite. », dans revue ¿ Interrogations ?, N°20. Penser l’intersectionnalité, juin 2015 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Boltanski-Luc-Esquerre-Arnaud-Vers (Consulté le 21 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

| Se connecter | Plan du site | Suivre la vie du site |

Articles au hasard

Dernières brèves



Designed by Unisite-Creation