Christian Ruby est philosophe et formateur de médiateurs culturels. Son dernier livre : Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel traite la question du spectateur de la culture. L’intérêt qu’il porte à cet acteur de la culture ne date pas d’aujourd’hui. En parcourant ses travaux le spectateur est, dans son approche, intimement lié à la politique ainsi qu’aux évolutions de la culture. Si l’on croit à ce qu’il nous donne à voir en couverture, les spectateurs sont jeunes. Cependant, la photographie est floue ce qui nous permet de la mettre en parallèle avec cette interrogation, centrale pour cet ouvrage : celle du devenir du spectateur. S’agit-il d’une mutation, une mouvance qui génère un flou, voire des perspectives troubles ? Au premier abord, le lecteur peut s’attendre à la définition d’une typologie du spectateur ancrée historiquement.
Plus précisément, le projet manifeste de cet ouvrage est de discuter l’hypothèse selon laquelle nous serions spectateurs de facto, ou comme l’écrit l’auteur : « par nature » (p. 16). Pour y parvenir, il propose une thèse constructiviste du parcours du spectateur et de son devenir.
Utilisant l’analyse philosophique comme méthode, Christian Ruby se penche sur un certain nombre d’œuvres philosophiques (Diderot, Rousseau, Montaigne, etc. mais aussi Foucault, Rancière, Sartre etc.) et littéraires (Balzac, Hugo, etc.) afin de produire son étude et argumenter sa théorie. Bien qu’elle ne soit pas systématisée ni énoncée clairement, sa méthode consiste à explorer les œuvres dans une démarche diachronique (à partir de 1750) : « Selon une liste impossible à citer ici, nous avons procédé au dépouillement de plus de cent ouvrages littéraires classiques – en absence d’études sociologiques de terrain, impossibles à conduire auprès de spectateurs réels –, couvrant la période référée ici, dans lesquels se lisent des descriptions de spectateurs, des illustrations de leur schèmes pratiques, de leurs manières de faire. » (p. 33). Sur cette base, il met en avant la construction du parcours du spectateur et sa co-construction au contact de l’espace de la représentation. Ensuite, il démontre que ce parcours en devenir est conditionné par l’évolution sociale et politique de chaque époque. Sa dernière thèse décortique les interactions entre le spectateur et l’œuvre. Cela lui permet de défendre l’idée selon laquelle le spectateur est défini par elle.
Son argumentaire est articulé en trois parties. La première partie propose une problématisation de la notion de spectateur, déclinée en trois thématiques, chacune faisant l’objet d’un chapitre. Dans le premier chapitre deux éléments se démarquent : une posture du spectateur qu’il qualifie d’« européenne » et la notion de rupture avec le regard médiéval posé sur le spectateur. Le deuxième chapitre reprend une typologie du spectateur à la fois en rapport avec l’espace littéraire étudié (1670) tout en précisant les moyens d’appropriation culturelle qui émanent du corpus étudié. Ce chapitre est aussi l’occasion pour l’auteur de définir une « rationalité de la figure européenne du spectateur d’art et de culture » (p. 39), tout en proposant des pistes d’interprétation potentielles de cette figure. Le chapitre trois décrit comment l’évolution industrielle agit sur le changement de la représentation du spectateur. Il en ressort une « nécessité d’établir une théorie politique du spectateur d’art. Il n’est pas de spectateur en soi, c’est acquis, culturellement et historiquement – il naît dans l’espace de la représentation –, et encore moins en dehors d’un archipel et d’une différentielle. » (p. 55).
La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur la « configuration du spectateur classique ». L’auteur propose une vision tridimensionnelle du spectateur permettant de se centrer sur l’œuvre et d’ajuster sa posture, qui légitime certaines mœurs esthétiques à visée éducative. Une double place née, celle de spectateur et de citoyen, préconisant qu’être spectateur est « une tâche esthétique au profil civique » (p. 67). Si la figure du spectateur est une figure préconstruite (naturelle), Ruby démontre ici qu’elle peut être déconstruite (p. 69) : « La naissance du spectateur d’art ne coïncide pas avec celle du public en général. (…) Le public des arts n’exhibe donc pas une réalité indépendante des œuvres, mais le milieu d’une interaction entre œuvre et récepteur » (p. 79). Cependant, le public est vu surtout comme un effet de masse en mouvement perpétuel, peu prévisible et surtout très influençable. Le « spectateur » est construit ainsi au sein d’une corrélation entre l’œuvre, les attitudes, les jugements et échanges avec d’autres spectateurs. Il en devient une construction esthétique qui n’existe qu’en rapport à l’œuvre. Le chapitre six s’attarde sur le rôle de l’esthétique dans la construction du spectateur. Il place cette construction dans une dualité entre la sensibilité et les arts. Dans cette éducation par le beau, le spectateur est conditionné à aimer un certain type de « beau », symbole d’une élévation sociale. Toutefois, bien que la définition du beau ne soit plus régie par l’Église mais par les institutions politiques, elle n’en reste pas moins enfermée dans un cadre et conditionnée par certaines pratiques. À cette même époque (entre 1720 et 1920) les arts relèvent d’un intérêt public et d’une valeur d’État.
La troisième partie intitulée « Police et écarts » permet à Christian Ruby d’aborder la question de la légitimation de la figure du spectateur qui s’individualise dans l’espace public. La différenciation sociale est mise en avant notamment par les différences des prix d’accès aux œuvres et les mœurs desdits spectateurs. La représentation visuelle du spectateur d’art se fait sous la forme de sociabilités par classes sociales. Nous assistons ici à une volonté de disciplination intrinsèque du spectateur : afin de se faire accepter dans la société, le spectateur va faire semblant, en appliquant les codes de la bourgeoisie, considérés comme « acceptables ». Il se fondera dans la masse et adoptera un comportement conventionnel, sans sortir des rangs. À partir de 1880, l’État va imposer une norme des arts et par la même occasion encadrer sociologiquement et politiquement la place et le rôle du spectateur des arts, en somme une rationalisation des arts. Dans cette logique, « la théorie du reflet met en place une double dualité spectateur/acteur, passif/actif » (p. 126). Le chapitre huit propose une construction sociologique du concept de spectateur. Il présente notamment un jugement dominant selon lequel l’élite va éduquer le peuple. D’après Ruby, la figure du spectateur est alors ancrée dans un déterminisme social. La dichotomie spectateur – public est énoncée mettant en avant l’effet de masse, accompagné d’une certaine vision de la démocratisation culturelle. Selon l’auteur, le spectateur populaire, associé surtout au cinéma, est peu considéré, car il se trouve systématiquement sous l’influence du médium – ici le cinéma. Le regard sociologique auquel Ruby fait référence ici est réducteur et ne prend pas en considération le travail scientifique dans son ensemble. Bien qu’il circonscrive cette partie dans les débuts de la sociologie, il fait des morceaux choisis. La prise en compte du public populaire est majorée (mais sans être pour autant analysée) et la « théorie de l’aliénation du spectateur aboutit à une impasse politique » (p. 145) selon lui. Il fait également état d’une théorie sociologique dite positive : « Elle approfondit moins l’idée d’une mutation possible de la spectatorialité à partir des écarts provoqués par les disruptions de spectateurs et de son incidence sur la transformation des pratiques artistiques, parce qu’elle est orientée d’emblée par les concepts susceptibles de justifier des pratiques de correction esthétique ; si le peuple est mineur ou s’il est aliéné parce qu’il a incorporé la domination, il faut instaurer auprès de lui des éducateurs esthétiques qui n’ont pas subi la domination. » (p. 148) En ce sens, le spectateur formaté est pris en charge et la réception devient mécanique, car dictée par la référence dominante. Enfin, le neuvième chapitre propose une définition du spectateur ancrée dans la psychologie. Elle divise « les spectateurs en trois sous-groupes : le spectateur sensible, qui s’identifie au héros, éprouve les mêmes émotions que lui ; le spectateur rationnel, prenant ses distances avec le sujet du drame ; et le spectateur cultivé dont le goût n’est pas corrompu par le seul sensible ou la seule raison » (p. 164). C’est dans cette partie que le concept de « police de la culture » est explicité comme une institutionnalisation du goût et une observation – pénalisation du spectateur en fonction des critères déterminés politiquement et institutionnellement.
Enfin, la conclusion de l’ouvrage repose sur une synthèse des concepts débattus : le spectateur dans sa trajectoire individuelle et collective, ses pratiques, ses normes, l’éducation afférente ou encore sa représentation dans l’espace public. Pour l’auteur, le devenir spectateur reposerait sur trois piliers : l’émancipation comportementale, la disposition esthétique sous forme d’archipels des spectateurs (absence de hiérarchie entre les spectateurs) et une disposition politique, institutionnelle et policière (une forme de gouvernance mise en place pour discipliner le spectateur). Dans ce parcours du devenir spectateur, il résulte toujours une appropriation du spectacle. Grâce à cette appropriation, chaque individu peut négocier sa place de spectateur et a la possibilité d’identifier les éléments marquants du spectacle qui ont fait de lui un spectateur. In fine, il peut comprendre ou illustrer la typologie de spectateur dans laquelle il s’intègre et les raisons qui l’ont poussé en cette direction.
Cet ouvrage nous permet d’appréhender le spectateur dans ses différentes postures historiques à travers des représentations données notamment par la littérature. Par conséquent, nous pouvons mieux comprendre les enjeux culturels et politiques qui reposent sur la posture du spectateur. En ce sens, ce travail de recherche intéressera particulièrement les chercheurs en études théâtrales ou en littérature. Ruby crée autour du concept de spectateur un univers social qui mérite d’être connu et approfondi. A travers son analyse, le lecteur se trouvera plongé dans une fresque littéraire et historique et trouvera des éléments d’explication de ce que l’on pourrait communément appeler la « domestication » du spectateur. En effet, à travers cette lecture nous devenons témoins du processus de construction morale, sociale et politique du spectateur contemporain. Toutefois, nous trouvons que la promesse de lecture n’est pas entièrement satisfaisante pour les sociologues. La question de la théorie politique sur le spectateur n’est pas tout à fait démontrée, puisqu’elle s’appuie sur la représentation du « politique » au sein des œuvres littéraires. Bien que ces dernières soient de nature réaliste, elle ne demeure que la représentation d’un auteur. Enfin, si l’apport historique de la vision du spectateur à travers les siècles demeure une des forces de cet ouvrage, les éléments le positionnant comme référen ce dans le domaine restent à être démontrés. Au sein de l’ouvrage, la comparaison qui est faite avec la sociologie des publics (mécanique et aliénante) met à mal la théorie de la réception. Certes, cette dernière est placée dans le contexte historique de la naissance de la sociologie. Toutefois, nous trouvons que cet ouvrage traite la question du spectateur l’ancrant dans le déterminisme culturel. Par conséquent les sociologues de la culture se trouveront quelque peu exclus.
Calin Raluca, « Christian Ruby, Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel, Éditions de l’Attribut, coll. La culture en questions, Toulouse, 2017 », dans revue ¿ Interrogations ?, N°34. Suivre l’image et ses multiples états dans les collaborations arts/sciences, juin 2022 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Christian-Ruby-Devenir-spectateur (Consulté le 30 décembre 2024).