Les littératures professionnelle et scientifique consacrées au travail social se sont principalement penchées sur ses filières maîtresses, l’éducation spécialisée et l’assistance de service social. Les aides médico-psychologiques (AMP), positionnés du côté du pôle professionnel de l’aide à la personne, ne bénéficient pas d’une telle reconnaissance statutaire. Profession à majorité féminine, elle est à la fois l’objet d’une valorisation et d’une déconsidération par les AMP et leurs collègues, selon qu’ils insistent sur sa dimension vocationnelle et les qualités humaines qu’exigent ce travail d’accompagnement ou qu’ils mettent l’accent sur les limites floues, la naturalisation et l’invisibilité des compétences qu’il implique.
Florence Giust-Desprairies confirme ce déficit de reconnaissance dont souffrent les AMP tout en tâchant d’y remédier, à travers la publication d’une recherche-formation commanditée par l’association Handas qui regroupe des établissements et services pour personnes polyhandicapées (foyer de vie, MAS, IME, etc.). C’est à travers une démarche clinique qu’elle a accompagné l’analyse des pratiques professionnelles effectuée par une vingtaine d’AMP. Centré sur la mise en récit de l’éprouvé et le partage de l’expérience, le dispositif confronte les professionnels à « la manière dont se fait la rencontre singulière de chacun avec les situations concrètes du travail et leurs contraintes » (p. 3). Y sont interrogées les représentations et significations imaginaires que suscitent, notamment sur un mode défensif, les situations d’activité empêchée et les exigences contradictoires du travail prescrit.
L’ouvrage traite d’abord de la genèse de la recherche. Florence Giust-Desprairies dévoile les adossements théoriques d’une psychologie sociale clinique qui interroge le lien social dans ses processus de liaison et de déliaison et conçoit l’individu comme un sujet divisé, en quête de significations, mis à l’épreuve par des réalités collectives au sein desquelles se trouvent intriqués les instances groupal, organisationnel, institutionnel, mythique et social-historique [1]. L’identité professionnelle est définie, dans une perspective interdisciplinaire, comme un processus dynamique en tension « entre logiques sociales et nécessités psychiques des individus » (p. 18).
Concernant la posture de recherche entreprise par Florence Giust-Desprairies, il ne s’agit pas de tenir la place de l’expert administrant la preuve d’un dire (un verdict) sur les affres de la profession d’AMP. Le psychosociologue n’occupe pas la place de sujet supposé savoir, mais est le garant d’un cadre au sein duquel se déploie un espace de significations possibles, qui surgissent de manière souvent impromptue à l’occasion du travail d’associations et d’interprétations qu’entraîne la mise en récit partagée de son expérience. La posture du psychosociologue rejoint ici celle des AMP, quand elles s’opposent à « la logique diplômante » de la profession, qui enferme les nouvelles recrues dans un savoir théorique et technique. Les AMP affirment que l’apprentissage du métier consiste à « se former à la nécessaire acceptation de sa propre insuffisance [et qui] se situe loin de la représentation d’un professionnel assuré parce qu’armé de son diplôme. » (p. 223)
Florence Giust-Desprairies revisite la littérature existante consacrée à la profession des AMP, son histoire et son évolution. Or, si le développement et le maintien de l’autonomie demeure un des principaux enjeux de la profession, les AMP expriment toute leur difficulté à s’émanciper du pôle éducatif sans que leur fonction se retrouve enfermée dans le champ sanitaire de la défectologie [2], de même que dans le domaine d’intervention de l’aide à la personne (au détriment des actions collectives et de coordination, traditionnellement confiées aux éducateurs). Sont particulièrement révélateurs les passages consacrés au travail que mènent les AMP auprès des kinésithérapeutes et des aides-soignants. On perçoit bien l’enjeu de se démarquer de l’approche fonctionnelle du personnel médical ou de lui insuffler des considérations d’ordre clinique et éducative (en se mettant à l’écoute du sujet et concevant le soin comme l’occasion de nouer et renforcer un lien social). Ce souci éducatif et clinique se trouve malheureusement dénié sur le plan organisationnel, quand les AMP ne participent pas (ou marginalement) à l’élaboration des projets individuels d’accompagnement et la rédaction des synthèses. C’est la coupure entre les fonctions de conception des projets et leur mise en place qui se trouve par la même occasion contestée. De plus, les AMP souhaitent se démarquer de tout esprit gestionnaire réduisant l’accompagnement à une prise en charge technique de la personne.
La place de l’AMP se situe aujourd’hui au carrefour des logiques d’action éducative, soignante et clinique du travail social. Ce qui occasionne des tensions identitaires entre la défense de sa singularité et le désir d’intégrer un collectif de travailleurs sociaux dont les activités et fonctions traversent les spécificités institutionnalisées dans les centres de formation et les diplômes. Il en résulte un discours empreint d’ambivalences et de paradoxes, au sein d’une association comme Handas et dans les projets d’établissement, lorsque « le projet institutionnel favorise des pratiques d’indifférenciation, tandis que les logiques opérationnelles procèdent d’un processus de différenciation » (p. 51). En outre, il ne faut pas négliger le maintien des différences salariales et de la position dominante des éducateurs parmi les tâches identifiées comme ’nobles’ (tout en réservant aux AMP le dirty work), quand bien même les projets d’établissement et équipes professionnelles font l’apologie du travail d’équipe. Dans ces conditions, se fondre « dans une compétence partagée avec des professionnels statutairement mieux placés [leur fait] prendre le risque d’un défaut de légitimité. » (p. 109)
D’autres tiraillements participent à la fragilité identitaire des AMP. Ainsi, s’ils aident et accompagnement quotidiennement des personnes en situation de handicap, leur éthique professionnelle les enjoint à ’ne pas faire à leur place’ mais à ’faire avec’ eux, tandis que leur « fonction de médiation ou de relais » (p. 64) avec la famille et le personnel médical peut les inciter à se constituer en porte-parole des personnes en situation de handicap (parlant ’à leur place’).
Le dispositif clinique mis en place rompt avec une vision scientiste et rationaliste du métier d’AMP et favorise le jaillissement « des émotions, associations, réactions, contradictions » (p. 16). Ainsi, les récits d’une journée type d’un(e) AMP révèlent la tension entre la prise en compte de la temporalité du résident et celle du cadre professionnel. Ces récits sont délivrés sur un mode similaire à l’instruction au sosie en clinique de l’activité [3] puisque chaque professionnel « est invité à raconter comment se déroule une journée de travail à l’adresse d’un remplaçant imaginaire qui ne connaît pas le travail » (p. 71). Ce qui révèle la complexité du travail interprétatif qu’effectue l’AMP. Il s’évertue à se mettre à l’écoute du résident, à l’engager dans une « sociabilité ordinaire » (p. 73). S’il parvient à faire surgir des significations aux actes et attitudes du résident, ce sens demeure fragile face à l’imprévisibilité et l’inaccessibilité à l’autre (p. 74). Ce qui ne les empêche pas de reconnaître aux personnes en situation de handicap le statut de sujet, qui se révèle notamment à travers leurs résistances au système organisé (par exemple quand ils critiquent la rigidité de l’organisation des journées, comme la fixation de l’horaire du coucher).
Un autre support méthodologique introduit par Florence Giust-Desprairies mérite d’être souligné dans sa portée heuristique : l’expression graphique. À partir d’une consigne qui les invite à se représenter au cœur d’une feuille et d’y joindre tous les acteurs de leur institution, chaque AMP est conduit à projeter « la représentation intérieure, subjective [qu’il] se fait de l’organisation dans laquelle il travaille » (p. 125). Ce genre de support, élaboré puis commenté par l’ensemble du groupe de travail, a l’intérêt de mettre en échec certaines rationalisations du langage verbal au profit de la libre association d’idées et de l’expression créative. Différentes figures d’AMP sont dégagées, parmi lesquelles celle d’un AMP qui ne se sent pas à l’aise quand il est placé au centre de l’organisation ; celle d’un AMP qui prend plaisir à se sentir entouré et se représente comme le maillon d’une chaîne symbolique ; ou encore celle de personnels paramédicaux faisant ’bande à part’, confirmant les effets de la division du travail médico-social sur la construction identitaire de certains AMP.
Florence Giust-Desprairies donne à voir des professionnels qui sont quotidiennement confrontés au roc du réel, non totalement symbolisable : celui de la mort, du corps souffrant, des sons inaudibles de la personne polyhandicapée et de sa subite décharge pulsionnelle, dont la violence peut exercer un effet « de sidération » (p. 166) sur le professionnel.
La connaissance que revendiquent les AMP se veut sensorielle et affective, elle ’se bricole’ sur le mode intuitif du ressenti, ce qui ne facilite pas sa reconnaissance. À l’opposé d’une posture professionnelle reposant sur un principe de distanciation, leur proximité avec les résidents peut par exemple les amener à adopter leur langage (sous la forme d’une communication gestuelle ou en adoptant un code de langage restreint qui relève en principe de la petite enfance), même si cela déroge aux normes langagières établies [4]. Ce qui n’est pas sans provoquer des différends avec d’autres professionnels et certains parents.
Florence Giust-Desprairies évoque plusieurs situations de divergence et de rivalités entre parents et AMP concernant plus largement la représentation de la personne polyhandicapée (difficultés redoublées quand le directeur de l’établissement vient s’allier aux parents, à l’instar de la situation relatée dans le dixième chapitre) : à l’éternel enfant malade, ’à problèmes’ et sans ressources que perçoivent certains parents s’oppose un « sujet adulte polyhandicapé libre et capable de désir » (p. 143). Elle souligne les efforts des AMP afin de temporiser les angoisses des parents et de leur faire prendre conscience des potentialités de leur enfant, de la valeur de son cheminement, même s’il paraît a priori infime. Et ceci tout en espérant ne pas leur renvoyer une image de mauvais parent pour autant… La confrontation avec les parents est parfois brutale, notamment à l’occasion de la réanimation d’un enfant qui va à l’encontre de la volonté de ses parents. Ce qu’il ne faut pas interpréter comme la volonté des AMP de ne pas écouter la demande des parents, mais comme leur incapacité à renoncer à un principe fondamental de la profession : ’ne jamais laisser tomber’ l’enfant, tout faire pour qu’il « s’accroche à la vie » (p. 149). D’autres terrains de mésentente entre parents et professionnels sont traités, comme le déni de leurs désirs sexuels et les tentatives effectuées pour les empêcher d’avoir une vie sexuelle.
Au final, cet ouvrage rend compte du travail vivant des AMP. Le mal-être et l’usure liés aux changements organisationnels subis, au déficit de reconnaissance statutaire ou aux désaccords avec les parents sont compensés par le « lien d’humanité » (p. 248) tissé avec les personnes polyhandicapées. Ces derniers « leur réserve des surprises qui vitalisent leur travail et leur permet d’échapper à la routine comme à ce qui pourrait légitimement leur faire baisser les bras » (p. 170). Les AMP insistent aussi sur l’importance d’un travail d’équipe consistant, véritable lieu de paroles et d’échanges. Ce que suscitent les dispositifs de recherche-formation et la posture du psychosociologue, en écho avec une profession d’AMP définie comme « une formation toujours continuée » (p. 226), interminable, structurellement inaboutie, et ce faisant toujours en mouvement.
[1] Nous nous référons ici aux différentes instances (ou niveaux) d’analyse des organisations relevées par Eugène Enriquez dans son ouvrage L’organisation en analyse (Paris, PUF, 1992).
[2] Branche de la médecine concernée par les malades considérés comme irrécupérables pour une vie normale.
[3] Comme le résument Emmanuelle Reille-Baudrin et Christiane Werthe, « dans la méthode des instructions au sosie, chaque professionnel est invité à transmettre au chercheur supposé être son sosie, les instructions nécessaires pour lui permettre de le remplacer dans le cadre d’une séquence précise d’activité, sans que la substitution soit perceptible. Cette transmission se réalise face au groupe et fait l’objet d’un enregistrement qui sera décrypté et retravaillé après coup. » (Emmanuelle Reille-Baudrin et Christiane Werthe, « Le développement du collectif : un moyen durable de prévention… de la santé au travail ? », Nouvelle revue de psychosociologie, 2010/2, n°10, p. 212). Cette méthode a été élaborée dans le champ de la clinique de l’activité, par Yves Clot (se reporter notamment à ses ouvrages La fonction psychologique du travail (Paris, PUF, 2000) et Travail et pouvoir d’agir (Paris, PUF, 2008).
[4] « Les AMP disent ne pas parler le même langage que les autres corps de métier […] L’AMP préférera ainsi utiliser le langage des résidents au risque de ne pas relever leurs erreurs dans l’apprentissage de la langue, là où à l’inverse un ergothérapeute ou un psychomotricien reprendra la personne pour la corriger. L’AMP défend sa position comme étant plus près de ’la réalité du résident’. » (p. 139).
Fugier Pascal, « Florence Giust-Desprairies, Le métier d’AMP. Construction d’une identité professionnelle », dans revue ¿ Interrogations ?, N°21. L’actualité de l’extrême droite, décembre 2015 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Florence-Giust-Desprairies-Le (Consulté le 31 octobre 2024).