Les deux auteur-e-s sont classé-e-s par ordre alphabétique, leur contribution à l’article est équivalente.
Les recherches contemporaines sur l’homosexualité ont connu un essor et une diversification au cours des trente dernières années en France. Pourtant, les enjeux des trajectoires et des identités gaies et lesbiennes restent majoritairement étudiés isolément. S’appuyant sur deux corpus d’entretiens biographiques recueillis entre 2005 et 2012 auprès d’hommes et de femmes homosexuels âgé-e-s de 17 à 35 ans, cet article propose une analyse de la construction des subjectivités minoritaires. Il s’agit d’envisager comment la contrainte à la norme hétérosexuelle continue à produire des modes d’identification différenciés, en analysant l’articulation des rapports sociaux de classe et de genre. L’article se concentre particulièrement sur les premières années de la découverte de l’homosexualité, les implications en terme de définition de soi, et la manière dont ces hommes et ces femmes font le choix (ou pas) de dévoiler leur orientation sexuelle à leur entourage familial.
Mots clés : Intersectionnalité, homosexualité, genre, trajectoire, coming out
The appropriation of a minoritarian sexuality. Young lesbians and gays (17-35 years old) trajectories in France
The contemporary researches on homosexuality knew a development and a diversification during the last thirty years in France. Nevertheless, gay and lesbian lifecourse and identities remain mainly studied remotely. Leaning on two corpuses of biographic interviews between 2005 and 2012 with gay men and lesbian from 17 to 35 years old, this article proposes an analysis of the construction of a minority subjectivity. However, the article asks how the heterosexual norm constraint still produces differentiated modes of identification. Moreover, by analyzing the articulation of the social relationships of class and gender, the object of the article is to analyze the social variations of gay or lesbian way of being in contemporary France. The article concentrates particularly over the first years of the discovery of the homosexuality, the implications regarding definition of oneself, and the way gay and lesbian choose (or not) to reveal their sexual orientation to their family.
Keywords : Intersectionality, homosexuality, gender, trajectory, coming-out
« On ne nait pas homosexuel, on apprend à l’être. La carrière homosexuelle commence par la reconnaissance de désirs sexuels spécifiques et par l’apprentissage des lieux et des façons de se rencontrer (…) Le processus qui va du premier sentiment homosexuel au premier contact et au moment où l’homosexuel assume pleinement son orientation s’étale presque toujours sur plusieurs années » (Pollak, 1982 : 39).
À plus de trente années de distance, la description de la trajectoire homosexuelle que propose Michael Pollak apparaît toujours d’une étonnante actualité. Mais peut-on dire pour autant que rien n’a changé ? Dans la société française, les relations entre personnes du même sexe se banalisent (Chauvin, Lerch, 2013). Le vote de la loi dite du « mariage pour tous » au printemps 2013 marque, du moins symboliquement, l’aboutissement des revendications égalitaires portées par les associations LGBT (Paternotte, 2011). Cependant, malgré les évolutions sociologiques et juridiques, l’expérience ordinaire de l’homosexualité reste fortement marquée par le vécu de l’homophobie (Éribon, 1999 ; Velter, 2007) et de l’hétérosexisme (Fraïssé, 2011). Pour les jeunes gays, le sentiment d’écart à l’hétérosexualité constitue toujours une dimension centrale de la construction de soi (Schiltz, 1997 ; Rault, 2011).
Au cours des dernières décennies, de nombreuses recherches ont envisagé les mécanismes de la construction des identités sexuelles lesbiennes et gays (Simon, Gagnon, 1967 ; McIntosh, 1968 ; Cox, Gallois, 1996 ; Kaufman, Johnson, 2004). L’analyse de la fabrique des subjectivités sexuelles minorisées a par ailleurs été au cœur de réflexions fécondes (Éribon, 2003 ; Halperin, 2015). Cependant, ces enjeux restent majoritairement envisagés au prisme des expériences des hommes blancs de la classe moyenne. Dans le monde francophone, les travaux sur les réalités vécues par les lesbiennes sont rares (Chetcuti, 2013 ; Hamel, 2012) et les travaux comparant les trajectoires gaies et lesbiennes n’ont pas encore été étudiés en France. De ce fait, peu d’études examinent la manière dont l’imposition de la norme hétérosexuelle s’articule aux rapports sociaux de sexe et de classe chez les jeunes lesbiennes et gays façonnant ainsi des trajectoires diversifiées d’entrée dans la sexualité. Tel est l’objet du présent article. Il s’agit d’éclairer empiriquement les processus de résistance et d’adaptation différentiels à travers lesquels de jeunes hommes et femmes « apprennent à être » gay ou lesbienne dans la France contemporaine.
L’article s’appuie sur un corpus d’entretiens biographiques, recueillis, en France entre 2005 et 2012, au cours de deux enquêtes qualitatives, auprès de jeunes homosexuel-le-s, âgé-e-s de 17 à 35 ans. En regard aux travaux quantitatifs existants (Spira, Bajos, 1992 ; Lhomond, Lagrange, 1997 ; Bajos, Bozon et al., 2008), cette perspective méthodologique permet de mettre en lien la construction de l’identification homosexuelle et les formes de sociabilité. Le corpus d’entretiens se caractérise par sa diversité (cf encadré méthodologique). Mais les deux enquêtes illustrent l’entrée dans la sexualité de jeunes homosexuel-le-s dans une période située entre la loi sur le Pacte Civil de Solidarité (PaCS) en 1999 et la loi sur le mariage pour les couples de même sexe en 2013. Ce contexte générationnel constitue la toile de fond de notre analyse.
Dans un premier temps, nous analyserons la manière dont la contrainte à l’hétérosexualité façonne les trajectoires individuelles et questionne la définition de soi en tant qu’homme ou femme. La découverte de l’écart à la norme dominante met en effet en jeu la position dans les rapports de genre. Puis, nous nous pencherons sur le dévoilement de l’homosexualité, en particulier dans le cadre familial. De manière transversale, nous nous attacherons à analyser l’imbrication des rapports de classe dans l’expérience homosexuelle.
Encadré méthodologique
Cet article se fonde sur deux enquêtes qualitatives. La première, financée par l’ANRS et Sidaction, porte sur les sociabilités homosexuelles masculines et la prévention du sida. Quarante entretiens biographiques ont été menés entre avril 2005 et août 2008, en Bretagne et en région parisienne, auprès d’hommes gais de 19 à 62 ans. L’analyse présentée porte sur les 23 entretiens concernant des hommes de moins de 35 ans. Deux ont moins de 20 ans, 13 entre 21 et 30 ans, et 8 plus de 30 ans. 16 d’entre eux ont un niveau d’études supérieur au bac, 5 ont le niveau baccalauréat, 2 un niveau inférieur au bac. Dix vivent en Bretagne et 13 en région parisienne. L’autre enquête financée par l’ANRS (Agence Nationale de Recherche sur le Sida) a été réalisée entre 2010 et 2012 par entretiens semi-directifs à orientation biographique, auprès de jeunes lesbiennes de 17 à 35 ans. L’enquête avait pour objet de mettre en lumière les spécificités des parcours de femmes ayant des rapports avec des femmes pour saisir les logiques sociales qui structurent leurs trajectoires socio-sexuelles dès l’entrée dans la sexualité et leurs rapports aux risques liés à la sexualité. Au total, quarante lesbiennes ont été interrogées dans différentes régions de France. Sur ces 40 femmes, 7 ont moins de 20 ans, 22 entre 21 et 30 ans, et 11 plus de 30 ans. 23 d’entre elles ont un niveau d’études supérieur au bac, 11 ont le niveau baccalauréat, 6 un niveau inférieur au bac. La moitié habite dans une grande et/ou moyenne agglomération, l’autre moitié habitant dans des petites agglomérations.Afin de diversifier les profils sociaux des enquêté-e-s, plusieurs modes de recrutement ont été employés : les deux enquêtes ont privilégié un recrutement par le biais d’Internet, principalement les réseaux sociaux et des sites d’information LGBT. Dans l’enquête sur les trajectoires lesbiennes, l’annonce a aussi été publiée dans la presse féminine, gaie et lesbienne. Enfin, les deux chercheur-e-s ont également, mais de façon secondaire, diffusé leur annonce par le biais d’associations LGBT. Le corpus est composé de personnes se catégorisant comme lesbiennes ou gays. Cette définition ne renvoie pas systématiquement, dans ce contexte générationnel, à une revendication politique ou a un engagement militant. Si ce terme est générique, néanmoins le processus de « se dire » lesbienne ou gay cristallise pour les individus concernés des tensions inhérentes à une institution majoritairement hétérosexuelle. |
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Se découvrir attiré-e par une personne du même sexe, c’est faire l’expérience de la différence, avant même d’avoir vécu une première relation affective ou sexuelle. La formation d’une identité sexuelle minorisée (l’homosexualité) et les sociabilités genrées à l’adolescence, participent de la constitution de subjectivités socialement constituées (Cervulle et Testenoire, 2012), à travers les formes de contournement et d’arrangement, parfois implicites, vis-à-vis de la norme hétérosexuelle dominante.
La forte non-mixité de genre des groupes d’amis significatifs à l’adolescence contribue à la production de frontières territoriales physiques et symboliques. La ségrégation sexuée de ces modes de socialisation (Lagrange, 1999 ; Bozon, 2010) permet ainsi l’intériorisation – et la théâtralisation – des normes de la séduction hétérosexuelle, qui reposent sur la nécessaire différenciation, inégale, de genre. Les groupes de pairs deviennent ainsi le lieu de l’affirmation et de la confirmation des différences essentialisées entre garçons et filles. Le sentiment d’inadéquation à la norme hétérosexuelle est révélé de manière très claire dans le discours des enquêté-e-s par celles et ceux qui ressentent précocement un décalage vis-à-vis des codes qui régissent la manière d’être un garçon ou une fille.
De ce fait, occuper une position marginale en tant que jeune homme, peut conduire à tisser des liens plus facilement dans des groupes exclusivement féminins. Ainsi, pour Côme [1] :
« Quand sont apparus mes premiers désirs, je dirais, c’est-à-dire vers l’âge de onze ans, en 6ème, je commençais à me rendre compte que j’étais attiré par mes camarades masculins, et pas par mes camarades féminines… Alors, ça, c’est les premières choses qui étaient si on peut dire plus ou moins sûres. Très jeune, j’ai donc, toujours évolué plus facilement dans les groupes de filles que dans les groupes de garçons, je n’étais pas le bienvenu dans les bandes de mecs, et par contre je me sentais tout à fait bien dans les bandes de filles ».
Dans l’extrait d’entretien suivant, Sylvain [2] témoigne d’un double processus à l’œuvre. Dès l’âge de onze ans, alors qu’il ne s’identifie pas clairement comme homosexuel, il souffre d’être désigné comme tel par ses camarades, de ne pas être considéré comme un garçon parce qu’il pratique la danse classique. Cette désignation lui fait courir le risque d’être perçu comme gay. Alors qu’il n’adopte pas une démarche intentionnelle, au sens d’une conscience d’agir, il répond à ce décryptage hétéronormatif par le ralliement à un mode de sociabilité socialement gratifiant : il est, en effet, plus facile de se vivre comme garçon dans un groupe uniquement composé de filles, une position qui lui permet d’échapper aux normes conventionnelles de la masculinité.
« J’étais catalogué entre guillemets comme homo, vu que je faisais de la danse. Un garçon qui commence la danse à sept ans et qui en fait pendant onze ans, c’est suspect, quand même (ironique)… Qui n’aime pas le foot, qui n’aime pas se bagarrer, ça passait mal.
Et toi tu te posais des questions ?
Non, les autres se les posaient pour moi, ça m’évitait du travail… Moi, j’allais vers les gens par instinct, vers les gens qui m’attiraient, qui me plaisaient. C’était des filles à l’époque, parce que j’en côtoyais plus peut-être, je ne sais pas ».
La construction de l’homosexualité dans ses liens avec les formes de sociabilités genrées façonne de manière différenciée les parcours gays et lesbiens. En effet, la pression normative et les contraintes sociales de genre qui pèsent sur les jeunes lesbiennes ne recouvrent pas la même intensité du fait d’une hiérarchisation des rapports sociaux de sexe : si les jeunes hommes mettent en jeu la perte d’une position privilégiée d’hommes, les jeunes femmes vivent déjà l’expérience de la domination. Celle-ci marque les modes de sociabilité des jeunes lesbiennes, mais prend des contours variés selon les milieux sociaux et les lieux de résidence.
À la différence des jeunes gays, chez les lesbiennes, l’écart aux normes de genre n’est que rarement sanctionné par leur entourage comme une preuve d’homosexualité. Ce trait sociologique n’est pas sans lien avec une invisibilité culturelle et sociale du lesbianisme, toujours persistante (Arc et Chetcuti, 2015).
Toutefois, pour les jeunes lesbiennes, qui ne s’éprouvent pas toujours dans les normes des féminités consacrées, on observe la constitution d’une sociabilité qui s’appuie sur un noyau ancien, composé de garçons souvent connus depuis l’enfance. Ce phénomène est particulièrement décrit par des jeunes lesbiennes vivant dans des espaces ruraux, des quartiers défavorisés ou des cités. Cette sociabilité mixte où les jeunes lesbiennes en devenir occupent généralement une place privilégiée du fait de la faible présence d’autres filles, s’instaure dans une identification très forte aux codes de la masculinité. L’appartenance à ces groupes est perçue par les enquêtées comme un geste d’émancipation qui leur permet de bénéficier d’une sociabilité moins rigidifiée : de ce fait l’usage de l’espace public leur devient plus accessible. Toutefois elles ne doivent pas déroger à la règle de socialisation féminine, en faisant silence sur un désir non conforme à la norme hétérosexuelle. Comme dans toutes les communautés où l’anonymat est restreint et où la force physique est un facteur de reconnaissance, le ragot et la rumeur y sont puissants (Coutras, 2003 ; Clair, 2008). Par conséquent, pour préserver la vie en bande, les jeunes lesbiennes comprennent très vite la nécessité d’une auto-censure de leur homosexualité. Ainsi que l’explique Axelle [3], la crainte d’une indiscrétion d’un des membres du groupe étant toujours possible, l’établissement de conduites d’évitement passe par la distinction des espaces de sociabilité liés à la camaraderie masculine et de ceux liés à la vie lesbienne.
« Dans la cité, je vis avec ma bande de potes. Depuis que j’ai vingt ans, il y en a certains qui sont au courant [parlant de son homosexualité]. Avec eux, il n’y a pas de souci, ils sont ouverts. Mais je sais qu’il y a certaines personnes de mon entourage, pas vraiment des potes, des connaissances, à qui je ne pourrai jamais le dire. Quand j’entends leurs réflexions, je sais que je ne leur dirai jamais que je suis homo.
[…] J’aurais trop peur de me faire insulter, de subir des agressions, et puis même que ça se sache partout dans mon quartier ».
Cette culture du secret autour de l’homosexualité devient ainsi l’apanage de ces jeunes lesbiennes du fait qu’elles occupent une position sociale marginale dans un environnement hétérosexiste dominant. Pour nombre d’enquêtées, le sentiment d’inadéquation de genre s’exprime par la distance avec les groupes non-mixtes de filles. Une mise à distance renforcée par l’impossibilité de partager avec les autres filles un désir homosexuel qui pourrait les discréditer.
L’appartenance à des groupes de garçons leur permet de se sentir protégées par la constitution d’une sociabilité fraternelle, sous-tendue par la figure d’un frère électif. En outre, l’intronisation dans les groupes de garçons permet à ces jeunes filles d’adopter les codes des dominants tout en se protégeant d’une transgression des normes hétérosexuelles. Cela peut être le cas, par exemple, de jeunes lesbiennes telle Cécile [4], consciente de son désir pour des filles de son âge, mais optant pour une entrée dans la sexualité avec un garçon de la bande pour répondre à la norme collective.
« C’était vers dix-huit ans […], je traînais dans une bande de copains. C’était en fait pour la suivre [parlant de sa première partenaire]. Je suis sortie avec un des garçons de la bande, qui me plaisait moyennement. Je me savais plus orientée bisexuelle vers les femmes que vers les hommes. On a flirté, après je sais pas combien de temps il s’est passé, mais quand on est passé à l’acte, c’était chez lui, chez ses parents et c’était très douloureux (sourires). J’étais pas amoureuse pour commencer, donc il n’y avait pas d’amour. […] Il fallait que je fasse comme mes copines ».
Cet extrait d’entretien manifeste très clairement la force de la contrainte à l’hétérosexualité que les jeunes gays et lesbiennes ont révélée au cours des deux enquêtes. L’initiation à la sexualité par une première relation hétérosexuelle n’est généralement pas conçue par les enquêté-e-s comme désirée et souhaitée. Les discours traduisent la nécessité d’une expérience à accomplir pour correspondre au régime normatif par le passage à la sexualité hétérosexuelle et ce quels que soient les milieux sociaux. L’hétéronormativité est commune aux garçons et aux filles, mais les jeunes lesbiennes s’y sentent plus souvent astreintes.
L’expérience de l’inadéquation de genre dans le regard des autres ne concerne pas tou-te-s les répondant-e-s de nos enquêtes de manière homogène. Elle n’en constitue pas moins un trait structurant du vécu de l’homosexualité, car la disqualification – anticipée ou réelle – façonne les parcours. Ce rappel à l’ordre de genre prend des formes diverses : attitudes, remarques, insultes ou violences. Comme l’a montré Didier Éribon, pour les jeunes hommes, l’expérience de l’homophobie est première dans les trajectoires gaies (1999). Elle se manifeste en particulier à travers l’insulte – ’ pédé ’, ’ enculé ’ – qui se rapporte autant à la stigmatisation de pratiques et d’identités assignées qu’à une hiérarchisation du genre. En traçant une frontière d’appartenance au groupe des hommes, l’injure infériorise et délégitime les masculinités non conformes à la norme. Pour les jeunes lesbiennes en devenir, le rappel à l’ordre de genre peut fonctionner comme une disqualification de la féminité, par l’usage de l’expression ’ garçon manqué ’. Dans les deux cas, l’insulte fait référence à un ’ hors genre ’. On observe cependant une dissymétrie : alors que pour les jeunes gays l’injure nomme, ce n’est pas le cas pour les jeunes lesbiennes. Chez les jeunes hommes et femmes dont l’entourage ne soupçonne pas l’homosexualité, la dissimulation et l’anticipation du stigmate constituent une contrainte importante.
La projection de soi ou d’une conscience d’être hors du système de genre traduit bien l’intériorisation d’une articulation étroite – et binaire – entre genre et sexualité, qui s’exprime de manière différenciée selon les contextes sociaux. Dans certaines classes moyennes [5], la banalisation de l’homosexualité (Chauvin et Lerch, 2013) tend à limiter les tensions entre les rôles masculins et féminins socialement prescrits et l’identité sexuelle.
L’éventualité d’une transition de genre (de femme vers homme ou d’homme vers femme) peut apparaître pour six enquêtées et trois enquêtés comme un mode de résolution de l’inadéquation entre le rôle genré socialement prescrit et leurs attirances sexuelles [6]. Pour ces gays et ces lesbiennes, le changement de genre apparaît alors comme une réponse possible, quand l’homosexualité représente une identité impossible à vivre. Mais l’appropriation de caractéristiques masculines ou féminines peut également participer au cheminement identitaire. Pour Zoé [7], issue d’un milieu aisé, la projection de soi comme transgenre, à travers l’adoption d’un habillement ou d’attitudes masculines, est partie prenante d’un processus d’affirmation comme lesbienne.
« C’est vrai que je me suis posée des questions sur les processus de transformation, depuis l’âge de seize ans. Je me demandais comment ça pourrait être vécu d’être dans un processus de transformation. Mais j’ai pas envie d’un processus de transformation totale, parce que ça ne m’intéresse pas. Ce que je veux, c’est m’assigner moi-même dans une identité masculine, de rester identique face à moi, avec peut-être un changement de prénom, ça j’y réfléchis toujours. Parce que je n’ai pas envie d’avoir tous les attributs, d’aller jusqu’à la phalloplastie, ça ne m’intéresse absolument pas, mais la réassignation volontaire, oui. Je ne suis pas prête à assumer le regard des gens sur ces questions-là, déjà j’ai réussi à assumer le côté lesbien, je ne suis pas sûre d’assumer le regard des gens par un changement de prénom, m’appeler Paul, au lieu de m’appeler Zoé. […] Oui effectivement, je suis habillée comme un mec, mais ce n’est pas pour autant que j’en suis un ».
Dans ce cas, l’identification masculine se traduit par l’adoption de certaines caractéristiques de la virilité, une « transformation », selon ses mots, qui ne prend pas pour référence exclusive la transition de femme vers homme. Chez les gays, à l’inverse, la référence à la transidentité s’arrime dans un ensemble de références collectives : le travestissement ou la culture des ’ drag queen ’ constituent en effet des formes d’expression du genre historiquement ancrées – et légitimes – dans les cultures gaies (Le Talec, 2008). Une antériorité qui ne signifie pas légitimité, tant la ’ figure de la folle ’ fait l’objet de fascination autant que de moquerie et de dépréciation (Taywaditep et al., 2001). Parmi les jeunes hommes interviewés, trois d’entre eux ont également pu concevoir, plus ou moins durablement, la transition comme une manière de résoudre le sentiment d’inadéquation de genre. Devenir une femme paraît alors offrir une possibilité de vivre son attirance pour les hommes et d’exprimer sans honte sa sensibilité. Nicolas,24 ans, étudiant Rennes, est issu d’un milieu populaire : ses parents sont ouvriers et il a grandi en proximité d’une ville moyenne du Finistère. En l’absence d’identification possible à un devenir homosexuel, le changement de genre lui apparaît comme une option envisageable au début de l’adolescence, lorsqu’il ressent des attirances pour les autres garçons :
« On nous dit qu’il faut qu’on aime les filles, donc moi j’avais vraiment des sentiments pour des filles, qui en fait… étaient des relations purement platoniques. Après, il y avait des garçons que j’aimais bien, mais c’est vrai que très tôt je me suis imaginé que pour traduire ça… Je ne savais pas vraiment ce que c’était que l’homosexualité, moi je n’ai jamais appris ça dans ma famille, on ne m’a jamais expliqué, donc je traduisais ça en m’imaginant être une fille. Et je me demandais, avec quel garçon je sortirais, et comment ce serait. De la primaire jusqu’à l’adolescence où je découvre le plaisir de mon propre corps par la masturbation, je pensais qu’il fallait changer de sexe vu que de toute façon, l’homosexualité, je n’y pensais pas du tout, ce n’était pas imaginable. Donc pour moi, je traduisais cela en m’imaginant qu’être une fille serait beaucoup plus simple dans la vie, j’acceptais vraiment mon côté sensible, et je pouvais apprécier des garçons. Parce que je me sentais un peu coquet, un peu sensible, et… ouais, et puis, c’est vrai qu’il y a des garçons que je trouvais très beaux ».
Classes populaires et classes aisées constituent, chacune à leur manière, des environnements dans lesquels la perception du coût de la différence de sexualité tend à être interprété d’abord en terme de décalage par rapport à la norme de genre et à ses hiérarchies (homme/femme, actif/passif). Dans tous les cas, l’absence d’identification positive à l’homosexualité se traduit souvent par des stratégies plus ou moins conscientisées d’anticipation du stigmate.
Dans certaines trajectoires lesbiennes, le jeu autour des attributs du genre est un outil de résolution du questionnement identitaire. Pour un quart des interviewées, devenir lesbienne est un mode d’affirmation de la féminité, avec les ambiguïtés que cela peut entraîner dans leurs relations avec des hommes dans l’espace public. Ainsi, Jeanne 26 ans [8] se définit comme « lesbienne lipstick [9] » et insiste sur la difficulté d’être féminine : elle est potentiellement convoitée par les hommes dans l’espace public et professionnel, car non reconnaissable comme lesbienne.
« Moi j’aime les femmes, j’aime le corps de la femme. […] Aujourd’hui les temps changent par rapport aux années 1960/1970, on voit de plus en plus de lesbiennes féminines, en tout cas assumées comme féminines, mais au final, on reste invisibles. Ça veut dire quoi ? Qu’une lesbienne doit avoir un genre masculin ? Dans ma génération, ça change et c’est très bien, les lesbiennes ne sont pas forcément des nanas qui ont un problème avec les hommes, avec le phallus et qui n’ont pas forcément un genre masculin. […] The LWorld, clairement a permis de faire émerger des lesbiennes, mais des lesbiennes féminines qui peuvent avoir une sexualité entre elles, qui peuvent s’aimer et qui peuvent avoir un statut social. Parce qu’on a souvent considéré les lesbiennes comme des butchs, un peu camionneuses qui étaient au bas de l’échelle sociale ».
Pour Jeanne, la plus grande visibilité d’un lesbianisme distancié des stéréotypes de la masculinité apparaît comme un progrès en termes d’identifications possibles. Selon elle, ce déplacement met en jeu les modalités de distinction propres aux classes moyennes : à la figure de ’ la ’ butch située au bas de l’échelle sociale, elle oppose les relations entre lesbiennes féminines, bénéficiant d’un statut social plus élevé.
À la différence de cette lecture égalitaire des relations lesbiennes, pour Sandrine [10], issue d’un milieu populaire, le rapport au genre n’a pas posé de problème. Selon elle, être lesbienne implique une mise en scène de la féminité visible, accentuée par sa relation de couple avec une partenaire d’apparence masculine.
« J’aime son côté masculin [parlant de sa compagne] : protecteur et rassurant. Mais c’est quand même différent d’avec un garçon, parce qu’on est d’égale à égale. C’est tout bête, mais on partage les tâches, on fait le ménage ensemble, les courses ensemble. Il n’y a pas de dominant, alors que les garçons c’est toujours eux qui domine, même s’il y a parfois des filles qui dominent les garçons ».
Décrire la relation dans des termes proches de ceux d’un couple hétérosexuel est pour Sandrine une manière de légitimer son homosexualité auprès de ses proches, en donnant à voir une distribution apparemment traditionnelle des rôles de genre. Dans le même temps, le fait d’être en relation avec une femme lui permet de s’extraire des rapports de domination classiques de l’hétérosexualité, ce qu’elle perçoit comme un bénéfice non négligeable.
Les rapports de genre constituent toujours une matrice significative à l’adolescence et lors de la découverte de l’homosexualité. Les rôles font cependant l’objet de reformulations ou d’aménagements, dans des stratégies différenciées d’acceptabilité de l’homosexualité, selon les contextes sociaux. La banalisation relative de l’homosexualité dans la société et la diversification des modes d’identification dans l’espace public – à travers les médias, le cinéma, les séries populaires – offrent des marges de manœuvre plus importantes pour les individus.
Le dévoilement de son homosexualité – auprès des proches et/ou publiquement – est devenu constitutif des processus identitaires gays et lesbiens de la fin du 20ème siècle. Le ’ coming out ’ peut être analysé comme moment de rupture et de réaménagement relationnel dans les trajectoires homosexuelles [11]. Cette lecture met particulièrement en exergue les décalages ou les continuités entre un ’ avant ’ et un ’ après ’, et la mise en ordre de l’expérience que constitue la sortie du placard (Voegtli, 2004). Cependant, comme nous le verrons ensuite, le coming out ne saurait être saisi comme un acte unique et irrévocable, tant la question de se dire gay ou lesbienne se repose au cours de la vie, lorsque les environnements sociaux – professionnels et amicaux – changent. Enfin, les deux enquêtes montrent que les processus sociologiques singuliers qui sous-tendent la décision de dévoiler (ou non) l’homosexualité restent relativement dans l’ombre, dans une perspective comparative gay et lesbienne.
Dans nos corpus, parmi les répondants issus des classes moyennes, l’expérience d’une première relation amoureuse – ou investie affectivement – est considérée comme déterminante pour le dévoilement de l’homosexualité à l’entourage familial. Pour les gays, l’existence de la relation accrédite la réalité de l’orientation sexuelle : il ne s’agit pas d’un fantasme ou d’un désir, mais d’une orientation qui s’incarne. Le couple illustre et crédibilise l’homosexualité comme mode de vie. Ainsi, Albert [12] a annoncé son homosexualité à ses parents lorsqu’il a rencontré son premier partenaire, à l’âge de dix-neuf ans. Avec le recul, il revient sur ce moment et les enjeux d’auto-identification qu’il implique :
« Je préfère le terme gay à homo. Parce que quand on dit homosexuel, on pense qu’au côté sexuel, alors que moi quand je suis avec mon copain, c’est pas seulement pour des raisons sexuelles, c’est aussi pour des raisons sentimentales, pour des raisons de tendresse, etc. Donc je préfère le terme gay, où on ne retrouve pas cette notion de sexe. Quand on l’annonce aux parents, homosexuel [13], c’est ça qui pêche, parce qu’ils nous imaginent tout de suite dans l’acte sexuel, ce qui peut les effrayer un peu. (…) Donc moi, je préfère le terme gay qui implique davantage un mode de vie ».
La mise en avant d’un mode de vie et de relation permet ainsi d’aller contre les préjugés de l’hyper-sexualisation des modes de vie gays. En outre, si les enjeux socio-politiques de l’auto-nomination ont été soulevés, depuis les années 1970, par la représentation des minorités sexuelles pour se réapproprier une subjectivité identitaire minorisée, on constate que les termes utilisés pour se nommer dans les parcours individuels sont un révélateur du pouvoir des normes (Macherey, 2014).
Le fait d’être en couple facilite souvent l’annonce de l’homosexualité, tant dans les trajectoires gays que lesbiennes. Clara [14] est issue d’un milieu aisé. Son frère, de trois ans son aîné, est lui-même homosexuel. Il l’a déclaré à l’âge de vingt ans et depuis, les différents partenaires qui ont partagé sa vie sont intégrés dans la vie familiale. Clara dévoile à ses parents qu’elle est lesbienne à l’âge de vingt-quatre ans, soit sept ans après son frère. Elle est attachée à l’image de réussite sociale qu’elle peut renvoyer et qui s’accommode mal d’une publicisation de ses expériences lesbiennes. Le coming out intervient finalement car elle souhaite couper court aux questionnements sur ses relations avec des hommes. De plus, c’est le moment où elle vit sa première relation avec une femme, et Clara a alors « envie de faire part de ce bonheur à ses parents ». Elle avait aussi « envie d’assumer pour une fois », dit-elle « sa position de marge ».
Les relations affectives avec un-e partenaire de même sexe ont donc, pour cet ensemble d’enquêté-e-s, des implications identitaires fortes. La performativité de l’énoncé du « je suis gay/lesbienne » est renforcée par la conjugalité qui agit comme preuve indiscutable de l’orientation annoncée. De plus, le fait d’être « amoureux » ou « en couple » est une manière de présenter l’homosexualité comme une identité affective, au même titre que la relation hétérosexuelle.
Élément central des stratégies d’affirmation politique de la libération homosexuelle, le coming out est devenu, au cours des années 1970 et 1980, l’étape incontournable d’une homosexualité ’ assumée ’ (Connell, 1992 ; Prearo, 2011). Parallèlement, la bisexualité apparaît comme une indécision identitaire nécessairement temporaire (Deschamps, 2002). Mais depuis une vingtaine d’années, le coming out comme stratégie individuelle et collective fait l’objet de remises en question. Les théories queer et déconstructivistes mettent notamment en cause le caractère limitatif d’une définition identitaire figée, en lui opposant une conception plus fluide des identités. Plus récemment, les approches post-coloniales ont interrogé vigoureusement la dimension ethnocentriste d’une telle injonction à se dire ’ gay ’ ou ’ lesbienne ’ (Puar, 2012). Mettant en avant la diversité des expériences homosexuelles et homoérotiques hors des centres urbains blancs occidentaux, ces chercheur-e-s ont souligné la pluralité des formes d’identification et d’affirmation. Dans ce cadre, la révélation de l’homosexualité gagne à être envisagée sous un angle critique, à l’intersection des différenciations géographiques, de classe et de race. Ainsi, si le fait de se dire homosexuel-le n’est pas toujours envisagé, c’est aussi que le coming out n’apparaît pas toujours comme une nécessité (Amari, 2012). En témoigne le parcours d’Axelle [15]. Le poids des discriminations vécues en tant que lesbienne vivant en banlieue défavorisée et issue d’une culture antillaise joue un rôle structurant dans sa manière de se vivre lesbienne. Les termes qu’elle emploie expriment la crainte de la violence possible – verbale et physique – si son homosexualité était connue dans son entourage amical du « quartier » et dans sa famille. Elle mène une « double vie » : une vie avec ses bandes de copains dans la cité et une vie lesbienne le week-end dans le Marais, à Paris où elle fréquente les lieux de sociabilité homosexuels (bars et boîtes de nuit). Au moment de l’entretien, seule sa mère est au courant de son homosexualité, car elle lui a annoncé par mail à l’âge de vingt ans.
« Ma famille qui habite là-bas [en parlant de sa cité], ils ne sont pas au courant. Ma mère habite aux Antilles, mon père est ici, mais en fait je ne vis pas avec mon père, je vis avec mon frère. Ma mère est au courant, mon frère et mon père s’en doutent beaucoup. On a de bons rapports, mais on se parle pas plus que ça. Je l’ai dit à ma mère, parce que c’est la seule femme que j’aime, j’étais donc obligée de lui dire. Et je lui ai dit par mail, vu qu’on ne vit pas ensemble, c’était assez pratique, il n’y a pas de regards. Au bout d’une semaine, elle m’a dit : “il n’y pas de souci, t’inquiète pas, ça me gêne pas”, mais depuis on n’en parle plus. J’ai pas envie que ça se sache comme ça, par les autres. Parce que c’est ma vie, ça ne regarde pas les gens de ma cité. Parce que je n’ai pas envie de me faire éclater la gueule, il faut le dire aussi. […] Pour moi, la cité, c’est la cité et Paris, c’est Paris, c’est deux mondes en fait ».
Cet agencement des espaces du dicible sur la sexualité d’Axelle implique un ordonnancement différencié des rapports de confiance, qui met en jeu plusieurs « mondes ». Sa mère et son cercle amical proche sont officiellement au courant ; son frère et son père se doutent, mais le non-dit permet d’éviter une confrontation éventuelle ; quant aux « connaissances » de la cité, le silence constitue une forme de protection face à la violence anticipée.
À l’opposé de l’échelle sociale, le récit de Côme présente de nombreuses similitudes. Issu d’une famille bourgeoise de la région parisienne, très marquée par des valeurs catholiques traditionnelles, l’homosexualité lui apparaît comme une « transgression des règles » dans lesquelles il a été élevé. Alors que ses sœurs, très croyantes, ont été les premières informées, Côme n’a pas intentionnellement déclaré à sa mère son homosexualité. Cette dernière l’a appris par hasard, et depuis lors, le sujet n’est plus jamais abordé ouvertement.
Les anticipations négatives qui entourent l’éventualité du dévoilement de l’identité sexuelle orientent et organisent les manières de se dire et de faire face au silence. Le ’ choix ’ de ne pas se dire peut également être dicté par des contraintes socio-économiques, notamment en terme de dépendance à la famille. Pour Océane [16] parler de son homosexualité à ses parents reviendrait à prendre le risque de se voir couper leur aide financière. Sa crainte découle du fait qu’elle a entendu, de leur part, des propos qu’elle juge homophobes.
L’analyse des conditions qui rendent possibles ou souhaitables le coming out est éclairante des différenciations de classe et de ’ race ’ qui structurent les trajectoires des jeunes gays et lesbiennes dans la France contemporaine. Loin d’être cantonné à certains milieux sociaux – notamment les classes populaires – le vécu de l’hétérosexisme est une caractéristique transversale à l’expérience homosexuelle. Dès lors, la norme du coming out, portée par les mouvements LGBT comme stratégie individuelle et collective d’émancipation, s’avère moins universelle qu’il n’y paraît. Auprès des proches, le rapport différencié au ’ placard ’ est une stratégie courante, qui permet de se prémunir contre les réactions de rejet et leurs conséquences symboliques et matérielles. Comme dans le monde du travail, les personnes gays et lesbiennes développent des aménagements subjectifs, cohérents avec leur conscience de la domination (Chamberland et Théroux-Séguin, 2009). In fine, l’idéal du coming out comme étape indispensable de la vie homosexuelle est particulièrement opérant parmi les hommes et les femmes issus des classes moyennes ; pour les autres répondants, la sortie du placard peut constituer un point de repère significatif, mais elle n’épuise pas la diversité des possibles.
L’asymétrie des trajectoires entre les jeunes gays et lesbiennes s’illustre par la réalisation d’un parcours plus rapidement exclusif pour les gays que pour les lesbiennes. Le passage à la première relation sexuelle avec un homme façonne plus facilement un parcours exclusivement homosexuel, comme en témoignent les propos d’Éric [17] :
« À l’âge de treize, quatorze ans, je passais du temps avec les mecs. Je ne sortais pas réellement avec eux, je les tenais par la main dans la rue, ou autre, mais on n’allait pas chez eux, on se bécotait. Ensuite, est venu le lycée, donc ça a été une période clé. J’ai révélé à tous mes amis que j’étais gay, j’ai arrêté avec les filles ou presque, je me suis dit : “Tiens, je vais quand même essayer une fois jusqu’au bout avec une fille’, et…, bon, c’était très bien, mais c’est là que j’ai bien ressenti la différence, quand même, quand j’étais avec les mecs. Et là, depuis ce temps, je n’ai pas retouché aux filles. Ça c’était en fin de seconde ».
Les entretiens réalisés auprès des jeunes gays témoignent d’une tendance beaucoup plus fréquente que dans les parcours lesbiens, à un non-retour vers l’hétérosexualité, après la première relation sexuelle homosexuelle et sa révélation auprès de l’entourage amical et familial. On peut supposer que la plus forte visibilité de l’homosexualité masculine dans la littérature, dans le cinéma, dans la presse, dans les réseaux associatifs, contribue à formuler pour les adolescents une identité possible pour soi, fondée sur l’idée d’une alternative : être soit homosexuel, soit hétérosexuel. Pour les jeunes gays, lorsque la bisexualité est évoquée, elle traduit très explicitement le fait que, sans références positives à l’homosexualité masculine, l’ambiguïté identitaire leur assurait une conformité relative avec la norme sexuelle dominante, toutefois marquée par une ambivalence entre le vouloir et le faire. C’est le sens des propos de Nicolas [18], lorsqu’il évoque la bisexualité comme une situation de liminalité.
« Jusqu’à mes seize, dix-sept ans, ça me plaisait l’idée d’être bisexuel. Il y avait ce que je ressentais et ce que je voulais faire. […] Ça me rassurait l’idée de la bisexualité, pour ne pas franchir complètement le cap, passer de l’autre côté. […] L’attirance pour les filles, c’était simplement le paraître, voir ce que ça donne à côté des filles, et après, c’était l’attirance pour les garçons qui était beaucoup plus profonde ».
La constitution d’une identité pour soi, et non simplement prescrite par l’injure, fait partie d’un processus d’affirmation, et pour certains de retournement du stigmate, qui est perçu comme irréversible. En outre, ce mouvement s’inscrit dans une initiation sexuelle différenciée selon la norme de genre (Bozon 1992 ; Maillochon, 2010). Cette norme permet aux jeunes garçons une certaine liberté de rencontres centrée sur une codification androcentrée de la sexualité, en particulier à travers la pornographie.
Les entretiens réalisés auprès des lesbiennes révèlent également que dans les quelques parcours exclusifs ou dans les parcours progressifs, c’est bien la référence positive rencontrée dans le cinéma, la littérature, la rencontre avec des sub-cultures lesbiennes par la fréquentation de blogues Internet ou d’une sociabilité homosexuelle qui a souvent permis de passer du sentiment de rejet, puis de honte de la position marginale à celle d’une intégration du lesbianisme.
L’acceptation individuelle de l’homosexualité est le fruit d’un lent processus dans les trajectoires gays et lesbiennes, mais elle trouve plus aisément les mots pour se dire dans les parcours homosexuels masculins. L’expérience de l’absence de mots pour se signifier marque l’ensemble des parcours lesbiens (Chetcuti, 2013), ainsi que le raconte Manon [19] :
« À l’adolescence, je freinais les rapports sexuels, je n’avais pas vraiment de désir quand j’étais avec des hommes, je ne ressentais rien.
À l’époque, vous vous posiez des questions sur votre rapport à l’homosexualité ?
Mais ça n’existait même pas ! Je ne savais pas qu’on pouvait vivre homo. Enfin c’était bizarre : je savais que j’avais de l’attirance pour des filles, mais je ne savais pas comment l’expliquer et je le vivais très mal. D’ailleurs, dans ma tête, je refusais d’y penser. Je le savais, mais ça ne me venait pas à l’idée de penser qu’il y avait des gens comme moi. Je m’interdisais ce que je ressentais. Je le ressentais, mais je ne le vivais pas ».
Ce phénomène d’invisibilité du lesbianisme joue un rôle majeur dans l’initiation à la sexualité. En effet, non seulement le terme lui-même n’est intégré que très progressivement dans le parcours de nomination des femmes interrogées, mais surtout le début de leurs parcours est plus souvent marqué par des pratiques bisexuelles. La majorité des enquêtées, alors même qu’elles étaient conscientes très jeunes de leur désir pour des filles, intègrent la bisexualité comme une étape nécessaire dans leur trajectoire d’identification sexuelle. Ce processus est ouvertement énoncé par Armelle [20] qui explique qu’elle a engagé des relations sexuelles avec des hommes en début de parcours : « il a fallu que j’en passe par là, pour comprendre qui j’étais », explique-t-elle. En outre, la référence à la bisexualité ou à « l’omni-sexualité », selon les termes d’une des enquêtées [21], permet de signifier que potentiellement certaines jeunes lesbiennes peuvent vivre des relations sexuelles et amoureuses avec des femmes ou des hommes, même si pour la majorité d’entre elles, elles ne vivent plus de relations hétérosexuelles.
L’approche conjointe des trajectoires gays et lesbiennes permet de montrer que la contrainte à l’hétérosexualité pèse dans les deux cas sur les trajectoires d’entrée dans la sexualité. Cependant, les manières de se situer et de se penser initialement émergent à partir de relations de genre qui pèsent davantage sur les lesbiennes. On constate ainsi pour ces dernières un cumul des rapports sociaux inégalitaires.
La tension de la définition de soi s’exprime de manière spécifique dans les parcours lesbiens : plus progressifs et moins exclusifs que chez les gays. Pour elles, la contrainte à l’hétérosexualité et la déqualification de l’homosexualité sont consubstantielles. Chez les gays, des identifications sociales et culturelles préexistent, même dans leurs formes les plus négatives, qui permettent de se positionner (Connell, Messerschmidt, 2005). Concernant l’initiation à la sexualité, les parcours des jeunes gays sont marqués par une ambivalence entre la socialisation à un modèle de la virilité hétéronormée et la crainte de la perte de ses privilèges (Wilson et al., 2010). En revanche, les parcours des jeunes homosexuelles sont majoritairement caractérisés par un manque de référence et un déni du lesbianisme qui amplifie la difficulté à se reconnaître. Ce processus s’inscrit pour nombre d’enquêtées dans une conscience très aiguë de la force des rapports sociaux de sexe. Dès lors, les effets matériels et symboliques plus ou moins gratifiants qui découlent des positions de sexe/genre construisent différemment des modes de subjectivation gays et lesbiens.
L’analyse intersectionnelle entre sexualité et classe révèle par ailleurs l’hétérogénéité du répertoire des possibles dans lequel le coming out comme étape nécessaire de l’affirmation de soi n’apparaît plus comme une évidence, mais bien comme l’une des caractéristiques de ’ l’idéal démocratique ’ des classes moyennes. La propension à stipuler de l’universalité de l’énonciation homosexuelle se trouve ainsi relativisée au prisme de l’analyse des rapports sociaux de classe. Malgré la médiatisation des politiques d’égalité, une étonnante stabilité des trajectoires lesbiennes en termes de contrainte hétérosexuelle est toujours prégnante. Récoltées entre 2005 et 2012, avant les débats sur le mariage pour tou-te-s, ces données soulignent les effets structurants des rapports de domination dans le façonnement des subjectivités gaies et lesbiennes. Dans un contexte où la question de l’égalité en droit occupe le haut de l’agenda politique LGBT, de plus amples recherches sont nécessaires pour comprendre les transformations et les permanences de ces déterminations sociales.
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[1] 33 ans, informaticien, Rennes, milieu familial bourgeois catholique, père décédé, cadre, mère au foyer.
[2] 19 ans, étudiant à Rennes, originaire de la Mayenne, mère infirmière, père employé milieu hospitalier.
[3] 21 ans, étudiante, quartier populaire de banlieue parisienne, père mécanicien, mère secrétaire.
[4] 28 ans, serveuse, Paris, père retraité ouvrier, mère sans activité salariée.
[5] Caractérisées par une diversité d’origines sociales et une relative incertitude quant à l’avenir professionnel les classes moyennes se présentent davantage comme une nébuleuse que comme un ensemble structuré. Il s’agit donc bien d’une « notion protéiforme et ambivalente » (Lebon, 2014) que l’on peut appréhender par le sentiment d’appartenance de classe, des critères de revenus et de niveaux de vie ou bien encore par la nomenclature des Professions et catégories socioprofessionnelles (PCS). Dans le présent article, et dans la continuité des travaux de Roland Pfefferkorn (2007), nous appréhendons la classe moyenne à l’intérieur d’un « salariat intermédiaire éclaté » et « composite » qui recouvre ’ les petits indépendants ’, les professions intermédiaires (soit environ 30 % de la structure sociale) et les ’cadres et professions intellectuelles ’ (tous les cadres ? Préciser le type de cadres).
[6] Précisons toutefois que toutes les personnes enquêtées sont cisgenres, c’est-à-dire que leur « sexe » de naissance se trouve en conformité avec leur état civil. La diversité de notre échantillon ne recouvre donc pas des parcours transidentitaires. Pour des travaux sur les orientations sexuelles des personnes transgenres voir : Namaste, 2000 ; Espineira, 2008.
[7] 24 ans, étudiante, Paris, père haut fonctionnaire, mère avocate.
[8] Journaliste, Paris, parents cadres supérieurs en entreprise.
[9] Ce terme désigne des lesbiennes qui surjouent les codes de la féminité – lipstick voulant dire ’ rouge à lèvres ’ en anglais – tout en revendiquant une posture lesbienne (Chetcuti, 2013), voir aussi : www.eyeswilddrag.it  ;
[10] 22 ans, serveuse, Montpellier, père employé de gardiennage, mère au chômage.
[11] Connell, 1992 ; Éribon, 1999 ; Broqua, 2003.
[12] 22 ans, étudiant, Rennes, parents enseignants.
[13] L’accentuation du corps de police permet de souligner la tonalité insistante du propos par l’enquêté.
[14] 25 ans, Paris, cadre fonction publique, père haut fonctionnaire, mère enseignante.
[15] 21 ans, étudiante, banlieue parisienne, père mécanicien, mère secrétaire.
[16] 17 ans, en formation de service social, vit chez ses parents en banlieue populaire parisienne, père ingénieur, mère cadre moyen en entreprise.
[17] 20 ans, en CAP, Rennes, père clerc de notaire, mère assistante de direction.
[18] 24 ans, étudiant, Rennes, parents employés.
[19] 32 ans, journaliste, Paris, père retraité, mère agent administratif dans la fonction publique.
[20] 34 ans, secrétaire, Montpellier, père retraité, mère sans activité salariée.
[21] 25 ans, photographe, Paris, père chef d’entreprise, mère rentière.
Chetcuti-Osorovitz Natacha, Girard Gabriel, « L’appropriation d’une sexualité minorisée », dans revue ¿ Interrogations ?, N°21. L’actualité de l’extrême droite, décembre 2015 [en ligne], http://revue-interrogations.org/L-appropriation-d-une-sexualite (Consulté le 21 décembre 2024).