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Arnaud Lionel

Musiques extrêmes et capitalisme de guérilla. La scène underground de Bandung, entre DIY et entrepreneuriat

 




 Résumé

Apparue dans les années 1980 dans le contexte de la dictature du général Soeharto (1965-1998), la scène underground indonésienne a mobilisé l’etika DIY comme une modalité pratique de résistance politique et économique, avant de se convertir à une forme d’entreprenariat capitaliste après la chute du régime. A partir d’une enquête ethnographique engagée à Bandung depuis 2019, cet article souligne les ambivalences des usages du DIY en s’appuyant sur l’exemple de différents « entrepreneurs DIY » qui utilisent les outils du capitalisme tout en le prenant parfois pour cible. La production DIY peut ainsi être considérée comme une forme de capitalisme de guérilla, qui utilise les armes de l’économie marchande pour mieux résister voire combattre la société dominante. Qu’elle soit ou non motivée par des valeurs anti-capitalistes, la scène underground de Bandung continue d’exprimer le désir fondamental d’un mode de vie autonome, tandis que le DIY reste une démonstration puissante du désir d’échapper à la domination du marché et de construire un meilleur mode de vie.

Mots-clés : DIY, Entreprise, Indonésie, Néolibéralisme, Underground

 Abstract

Extreme music and guerrilla capitalism. Bandung’s underground scene, between DIY and entrepreneurship

The Indonesian underground scene emerged in the 1980s in the context of General Soeharto’s dictatorship (1965-1998) and used etika DIY as a practical means of political and economic resistance, before converting to a form of capitalist entrepreneurship after the fall of the regime. Based on an ethnographic survey conducted in Bandung since 2019, this article highlights the ambivalence of the uses of DIY, drawing on the example of various “DIY entrepreneurs” who use the tools of capitalism while sometimes targeting it. DIY production can thus be seen as a form of guerrilla capitalism, which uses the weapons of the market economy to better resist or even combat the dominant society. Whether or not it is motivated by anti-capitalist values, Bandung’s underground scene continues to express the fundamental desire for an autonomous way of life, while DIY remains a powerful demonstration of the desire to escape market domination and build a better way of life.

Key-word : Business, DIY, Indonesia, Neoliberalism, Underground

 Introduction

Dans le domaine musical, le « do-it-yourself » (DIY) repose sur un ensemble de pratiques organisationnelles à la frontière du bidouillage, de la débrouille et de la création, associé aux idées libertaires et anarchistes et à l’émergence du mouvement punk au milieu des années 1970. Bien que tous les pratiquants ne positionnent pas la production DIY comme une forme d’action contestataire, le DIY peut participer d’une posture politique voire d’un véritable contre-point au capitalisme et au néolibéralisme (Bennett, Guerra, 2018). Mais certaines scènes musicales peuvent adopter le DIY sans nécessairement revendiquer une quelconque éthique. Tout faire soi-même peut être subi et dans ce cas, la dimension politique et les valeurs inhérentes au DIY peuvent disparaître : le DIY devient une manière de faire, à défaut de pouvoir faire autrement (Le Roulley, 2016).

Cette ambivalence est particulièrement présente en Indonésie, où le DIY a été une manière de résister à la dictature avant de se muer en une sorte de capitalisme du pauvre. Dans le contexte des années 1980-1990 et de la révolte de la jeunesse contre le régime autoritaire de l’Ordre Nouveau (Orde Baru), la notion d’«  underground  » ne désigne en effet pas seulement une activité indépendante de l’État et des industries culturelles mais un fonctionnement clandestin, où le DIY est associé à l’activisme politique radical (Donaghey, 2016). Son organisation sociale et économique doit par ailleurs beaucoup à l’économie informelle de l’Indonésie urbaine, et plus particulièrement à la culture des cassettes de la musique populaire (Barendregt, van Zanten, 2002). Au lendemain de la chute du Général Soeharto en 1998, le desserrement de l’emprise de l’État s’est accompagné d’un discours néo-entrepreneurial qui enjoint les Indonésiens à s’organiser par eux-mêmes, non pour résister à la répression mais pour contribuer au développement économique. Mais tandis que la société indonésienne devenait de plus en plus globale et cosmopolite, la décadence du régime a vu l’essor d’identités et de modes de consommation flexibles et fluides (Heryanto, 2008) en même temps que la jeunesse était façonnée par un sentiment de crise, de risque et de précarité constants (Connor, Vickers, 2003). Aujourd’hui, l’Indonésie post-Ordre Nouveau est une des plus grandes démocraties du monde, mais elle conserve de nombreuses caractéristiques autoritaires et oligarchiques. Elle peut également être perçue comme un régime néolibéral reposant sur les principes du libre marché et de la concurrence (Robison, Hadiz, 2004). C’est dans ce contexte, et parce que les musiques punk, metal, hardcore, hip-hop gagnaient en popularité avec un accès accru aux médias étrangers (Baulch, 2002) que l’underground indonésien s’est engagé sur la voie de l’entreprenariat et de la marchandisation. Un clivage s’est alors dessiné entre les membres d’obédience anarchiste ou autonomiste, qui visent un retrait militant et stratégique des relations de production capitalistes [1], et ceux qui nient toute intention politique spécifique et qui poursuivent une logique commerciale (Martin-Iverson, 2008).

Sans nier cette opposition, qui nourrit nombre de débats et d’analyses au sein même de la scène underground (cf. Hein, 2012 : 103-156), l’enquête que je mène à Bandung tend à nuancer cette perception en montrant que, dans cette ville au moins, la production DIY représente à la fois une valeur contre-culturelle et une nécessité économique, et qu’elle cherche donc à éviter l’appropriation marchande tout en intégrant, de façon pragmatique, la dimension commerciale de la scène underground. Ainsi, certains acteurs mobilisent aujourd’hui l’éthique DIY dans ce qui s’apparente à un « capitalisme de guérilla  », expression forgée par Silverstein (2006) pour décrire les pratiques entrepreneuriales des jeunes musiciens hip-hop des quartiers populaires français. Une formule qui prend tout son sens en Indonésie où « l’image des pemuda [jeunes] dépenaillés, armés seulement de piques de bambou, qui harcelaient dans les montagnes les convois de l’Armée des Indes, a été érigée en symbole de la nation  » (Bertrand, 2003 : 47) et qui résume assez bien les tactiques non conventionnelles et à faible coût opérées par les acteurs de la scène underground de Bandung, qui mobilisent le DIY comme une activité autonome, mobile et flexible, sans ligne de front claire. C’est pourquoi l’émergence et le développement de la scène underground indonésienne peuvent être considérés comme l’affirmation d’un système de valeurs à l’écart de l’État et contre la logique du marché, où les valeurs alternatives du DIY que sont le kemandirian (autonomie) et la komunitas (communauté) forment ce que Martin-Iverson (2014) nomme un « punk positif  » qui met l’accent sur la production créative de nouvelles formes d’organisation sociale, par opposition à une critique ou une protestation purement négative. Mais si la scène punk en constitue la matrice, la spécificité de ce que je nomme ici « l’etika DIY » réside plus largement dans cet agir des ’entrepreneurs DIY’ de Bandung qui n’hésitent pas à utiliser les outils du capitalisme tout en le prenant pour cible.

Cette hypothèse d’une troisième voie empruntée par la scène underground indonésienne, entre une récupération marchande du DIY et sa vision opposée, prônant l’anti-consumérisme, s’est dessinée au fil de l’enquête ethnographique que j’ai débutée lors d’une première visite à Bandung en juin 2019 et que j’ai poursuivie en mai-juin 2023 [2]. Avec l’aide de Kimung, fin connaisseur de la scène locale et qui m’a servi de guide et parfois d’interprète, j’y ai réalisé dix-huit entretiens semi-directifs d’une à trois heures avec certains acteurs de la scène underground de Bandung et de sa périphérie, complétés par une observation directe de leurs lieux de rencontre, d’échanges et de répétitions, de leurs concerts et plus généralement de leur vie ordinaire. Cet article est organisé en trois parties. Après avoir précisé le contexte historique, social, économique et politique qui a présidé au développement de la scène underground à Bandung, j’y analyse l’ambivalence des usages du DIY via l’émergence du phénomène des distros et de la formation de véritables écosystèmes underground. La troisième partie de cet article s’intéresse à ce qui fonde l’originalité de l’etika DIY, à savoir son caractère collectif et autogéré.

 L’etika DIY : un outil de résistance sociale, politique et économique

À Bandung comme dans le reste de l’Indonésie, la scène underground a été profondément affectée par la période post-Soeharto dite de la Reformasi (1998-2001). Cette période a été le point culminant de l’anarcho-punk, une combinaison de politique anarchiste militante et de musique punk agressive qui a donné une voix aux aspirations identitaires et politiques de la jeunesse (Pickles, 2007). Certains de ses acteurs, considérés aujourd’hui comme des pahlawan underground (vétérans de l’underground), ont joué un rôle actif dans l’aile la plus radicale du mouvement de protestation, participant à des batailles de rue contre la police et l’armée et appelant à des changements sociaux et politiques fondamentaux. Mais ce courant politico-esthétique a surtout poussé à l’extrême les tendances libérales de l’ère Reformasi, en mettant l’accent sur une forme radicale d’autonomie individuelle, contre les pouvoirs disciplinaires de l’État mais sans toujours bouder la logique marchande.

Cette première partie analyse ce positionnement comme étant à la source d’une éthique motivée par la nécessité pratique des pahlawan de poursuivre leur passion pour les musiques extrêmes et qui s’enracine plus généralement dans la position sociale ambiguë des acteurs de la scène underground de Bandung.

La politique du merchandising

Bien qu’une industrie locale de la musique rock existe depuis longtemps en Indonésie, la scène underground y a pris forme au fil des liens établis par les fans avec des réseaux internationaux d’échange et d’information. Des circuits indépendants de production et d’échange de cassettes, de zines (petites publications photocopiées) et de T-shirts se sont progressivement développés, créant une dynamique culturelle autonome, tandis que des structures ont été créées pour promouvoir les concerts des groupes locaux. L’impact de la crise financière asiatique de 1997 a par ailleurs renforcé la nécessité de s’organiser localement dans un contexte où le coût des produits de base importés clandestinement grimpait en flèche. C’est pourquoi l’etika DIY peut être décrite comme un mélange de style et de pragmatisme qui a conduit ses promoteurs à construire leur propre modèle économique.

Des pemuda aux remaja

Les mouvements de jeunesse ont joué un rôle majeur dans la construction de la nation indonésienne (Lane, 2008). Sous la dictature de Soeharto (1965-1998), la résistance a notamment pris la forme de mobilisations étudiantes qui se sont développées sur deux fronts, dans la rue et de manière clandestine. À partir des années 1970, des mesures de « dépolitisation  » des universités ont criminalisé la plupart des organisations étudiantes (Bertrand, 2003). Siegel (1986) a montré qu’au cours des années 1980, les médias indonésiens ont progressivement remplacé le terme politisé de pemuda (jeunesse) par celui, apolitique, de r­emaja (adolescent), dans leurs représentations de la jeunesse indonésienne de la classe moyenne. Une façon de réduire ses aspirations à des préoccupations consuméristes, centrées sur la mode et la consommation de styles occidentaux. Pour de nombreux jeunes indonésiens toutefois, la musique rock et les styles alternatifs en rupture avec les normes dominantes sont devenus des outils de contestation, perturbant cette image somnolente de jeune consommateur. Pour cette génération, l’appropriation du punk-rock, du metal, du hip-hop et des styles vestimentaires associés constituait un acte de rébellion et un moyen de résister au statu quo imposé par le régime de Soeharto.

C’est ce qu’illustre le parcours d’Herry Sutresna dit Ucok. Né le 21 juin 1974, Ucok est un ancien étudiant en littérature anglaise de l’université Padjajaran et de la faculté des beaux-arts et du design de l’Institut technologique de Bandung (ITB). Il a milité au sein du Parti démocratique du Peuple (PRD) à l’époque de l’Ordre Nouveau [3] et participé en 1999 à la création du Front antifasciste (FAF) pour mobiliser les punks et les membres de la scène underground en faveur d’un changement démocratique en Indonésie. Mais Ucok est surtout connu comme l’un des fondateurs du collectif de hip-hop hardcore Homicide en 1994, où il se produisait sous le pseudonyme de Morgue Vanguard. Au sein de ce groupe, il a réalisé trois albums et un mini-album, avant sa dissolution en 2007. La découverte du hip-hop a directement contribué à son engagement politique au milieu des années 1990 :

Au début je n’écoutais que de la musique. […] Soit de la breakdance, soit du punk rock, juste parce que j’aimais ça. Je ne connaissais pas l’idéologie et tout le reste. J’ai commencé à apprendre qu’il y avait autre chose que la musique quand j’avais 22 ans je crois. Avec le mouvement hip-hop, tu deviens un peu plus conscient au niveau politique (Ucok, 8 mai 2023).

En 2010, il fonde le label Grimloc Records pour produire le premier album du groupe Eyefeelsix. Mais c’est avec l’arrivée de son ami Febby, qu’il côtoyait dans les cercles antifascistes de la fin des années 1990 et qui officiait comme batteur au sein du groupe hardcore Balcony, que ce qui avait été pensé comme une solution purement pratique est devenu une véritable entreprise. Ancien responsable du merchandising de Peterpan, un groupe de pop-rock très populaire originaire de Bandung, Febby a mis son expérience commerciale au service du label :

Grimloc a failli faire faillite en 2015 et l’arrivée de Febby a été salvatrice. La situation s’est immédiatement améliorée […]. On a commencé à publier des livres, à créer des T‑shirts, à organiser des conférences, des discussions, on a organisé des manifestations, etc. On s’est développé au-delà de la musique. Il y un moment soit tu fais partie du problème, soit tu fais partie de la solution, tu vois ce que je veux dire ? 

À l’image de nombreux membres de la scène underground de Bandung, Ucok aime revêtir les codes vestimentaires de son style musical de prédilection : T-shirt XXL siglé au nom de ses groupes préférés, pantalon baggy et sneakers colorés… Avec les autres membres du label, il n’en reste pas moins profondément engagé dans les cercles politiques anarchistes et antifascistes, apportant sa contribution par le biais d’un fanzine et de ses lettres d’information diffusées sur les réseaux sociaux, en accompagnant financièrement certaines manifestations et réseaux de solidarité. Le réseau de Grimloc soutient ainsi activement les habitants du quartier défavorisé de Tamansari, cible depuis 2017 des tentatives d’expulsion des promoteurs immobiliers et de la municipalité de Bandung, qui n’hésite pas à recourir à des pelleteuses, à des incendies et à des interventions policières violentes pour y construire des résidences de standing. Il s’investit aussi dans l’organisation et le financement du marché gratuit (Pasar Gratis) de Bandung qui vient en aide aux personnes vivant dans la rue en partageant des vêtements, de la nourriture, mais aussi des connaissances, des concerts et des performances artistiques. Comme ses organisateurs se plaisent à le répéter, cette initiative ne vise pas à faire de la charité mais bien à dénoncer l’incapacité du gouvernement à assurer la survie des populations urbaines pauvres et à remettre en question les inégalités structurelles qui persistent dans la société indonésienne. De façon générale, la vente de disques et le merchandising sont délibérément pensés pour soutenir la résistance politique :

Les produits dérivés d’Homicide n’existent que pour collecter des fonds pour des activités socio-politiques sur le terrain. […] Lorsque j’ai besoin de collecter des fonds, je fabrique de la marchandise Homicide. Si je n’en ai pas, je n’ai pas à le faire. C’est aussi simple que ça.

Moore (2007) et Thompson (2004) ont montré que nombre de militants de la scène underground considèrent le modèle éthique du DIY comme l’affirmation d’un système de valeurs résolument anticonsumériste. Mais pour Ucok, il ne s’agit pas tant de combattre le consumérisme que d’en faire un allié dans sa lutte politique, en s’engageant directement dans la production et en participant à des réseaux d’échanges, en dehors des circuits dominants. Lecteur assidu de Marx, de Debord et de Baudrillard, il n’hésite pas cependant à mettre le « fétichisme de la marchandise » au service de son action politique :

C’est le paradoxe ultime, nous l’avons bien compris. Mais à moins de vivre au Chiapas, dans le Rojava ou la Marinelda, ou quelque part au milieu de la jungle de Kalimantan, il n’y a pas beaucoup d’autres d’options. À part braquer une banque. 

Plutôt que de choisir entre la dissidence radicale et une « politique du style de vie » (Bookchin, 1995 ; Portwood-Stacer, 2013), Ucok et ses amis font les deux : ils ne dissocient pas leur style de vie d’une protestation concrète et stratégique.

Alliance de classe et sous-cultures de la précarité

De façon générale, le style underground présente un attrait particulier pour la fraction en voie de déclassement de la classe moyenne indonésienne, les jeunes diplômés sans emploi, les activistes radicaux, ainsi que certaines populations urbaines défavorisées, notamment les sans-abris. Il leur permet d’acquérir un statut social et parfois économique, et de revendiquer un ensemble d’identités et de modes de vie alternatifs à l’ethnicité, la religion et la classe sociale (Beazley, 2003 ; Wallach, 2008). Ce positionnement, ni bourgeois ni prolétaire, permet de lier une esthétique inspirée des industries culturelles internationales à un ancrage local, voire traditionnel, comme en témoigne le renouveau de la culture sunda au sein de la scène underground [4].

En 2006, les jeunes metalleux du district Ujungberung, situé au pied du mont Manglayang au sud-est de Bandung, ont organisé la première édition du Bandung Death Fest (Kimung, 2012). Ce festival est rapidement devenu une arène de réintroduction des croyances et des arts traditionnels sundanais pour les jeunes amateurs de musique metal, un phénomène connu sous le nom de metal sunda avec des fans qui sont fiers d’associer l’iket, le bandeau traditionnel sundanais, à leur T-shirt de black metal, à valoriser les traditions mystiques de la culture sunda tels que le debus (démonstrations de résistance physique et d’invulnérabilité), le reak (danse rituelle) ou le pencak silat (art martial), et d’accorder leurs guitares électriques à des instruments en bambou, en particulier le karinding, un idiophone proche de la guimbarde associé jusque-là à la vie rurale (Daryana, 2018). Au sein de la scène underground, ces univers a priori très hermétiques, tant du point de vue des esthétiques que de leurs valeurs et de leurs modes de vie, se sont alliés autour d’une expérience commune de la marginalisation culturelle. Des jeunes urbains issus de la scène metal de Bandung se sont ainsi engagés dans une identification stylistique, idéologique et même parfois spirituelle à la classe paysanne sunda, tout en contribuant à importer au sein de la jeunesse rurale certains éléments de la contre-culture tels que l’hexis corporelle du ’cool’, le détachement affiché à l’égard des contingences matérielles, un langage émaillé d’expressions empruntées au lexique underground, des valeurs revendiquées sinon pratiquées (écologie, féminisme, antiracisme, etc.), sans oublier des goûts artistiques ’d’avant-garde’ [5].

Le son « extrême » à Bandung : un syncrétisme esthétique et contre-culturel

À l’image de Bali ou de Yogyakarta, deux autres territoires d’Indonésie particulièrement dynamiques sur le plan artistique et culturel (Baulch, 2007), la scène underground de Bandung se manifeste par de nombreux regroupements qui sont autant d’esthétiques que de façons de vivre. Mais dans cette ville de plus de 2,5 millions d’habitants, épicentre de la colonisation culturelle des Néerlandais et où la religion musulmane se fait plus pesante qu’à Jakarta, les musiques dites « extrêmes » sont revendiquées par nos enquêtés comme un marqueur esthétique qui les unit dans un même refus des codes culturels et des modes de vie dominants. Chef-lieu de la province du Java occidental, Bandung rassemble par ailleurs une cinquantaine d’universités qui contribuent à un brassage culturel important en même temps qu’à une certaine effervescence politique.

Dans ce contexte, le son « extrême » fonctionne comme une esthétique de la radicalité qui rassemble et parfois fusionne une grande diversité de courants musicaux et de styles vestimentaires (metal, punk, grindcore, grunge, hip-hop et même reggae…). Son unité réside dans une même volonté d’affirmer un mode de vie anticonformiste, mais aussi dans des pratiques de production inspirées des scènes punk et hardcore d’Amérique du Nord et d’Europe (O’Connor, 2008) avec l’idée que, plutôt que d’affronter certaines règles religieuses vécues comme de plus en plus intrusives et un État jugé peu fiable, corrompu et même répressif, mieux vaut construire une communauté autonome, organisée autour d’un bien commun créatif.

Le phénomène metal sunda montre à quel point la scène underground de Bandung repose sur un ensemble d’esthétiques, de modes de vie, de valeurs et d’espaces de consommation modernes et cosmopolites, davantage que sur une position de classe structurelle (Gerke, 2000). La sous-culture underground agit ici comme un espace de recomposition des identités de classe tandis que l’importance du DIY pour les jeunes Indonésiens doit être considérée dans un contexte où la vulnérabilité économique est la norme plutôt que l’exception, où un grand nombre de jeunes urbains instruits sont au chômage ou sous-employés, souvent dépendants de leurs parents pour leur soutien financier, et où leurs attentes de mobilité ascendante sont souvent déçues (Yanindah, 2021). Certes, les différences sont réelles entre l’autonomie confiante des entrepreneurs underground et la précarité anxieuse des populations urbaines défavorisées. Mais cette bohème underground n’en constitue pas moins une alliance instable de jeunes travailleurs de l’industrie culturelle et des services, de citadins pauvres, d’étudiants activistes et d’intellectuels en devenir.

 Ma petite entreprise DIY : l’indépendance à l’épreuve du néolibéralisme

Le développement du DIY peut être interprété comme une version prolétarisée du style de vie propre à la bohème intellectuelle et artistique (Mauger, 2006). À l’image de l’entrepreneuriat punk analysé en France par Hein (2011), il fonctionne comme une adaptation aux conditions néolibérales de précarité mais il exprime également le désir d’une forme plus radicale d’autonomie à l’égard des conventions sociales. Ainsi, la scène underground de Bandung est fondée sur des multitudes de collectifs qui mettent leurs moyens en commun pour partager les risques et continuer à exister, en transcendant les clivages de classe tout autant que les identités ethniques et religieuses. Son fonctionnement peut être rapproché de «  l’unité dans la diversité » (bhinneka tunggal ika) qui fonde la nation indonésienne [6] et qui agglomère des intérêts, des expériences et des engagements variés.

Sous le régime de l’Ordre Nouveau, la scène underground était toutefois unie dans sa quête d’indépendance vis-à-vis du contrôle répressif de l’État et du capitalisme autoritaire. Aujourd’hui, cette clarté d’objectif a été remplacée par des liens plus ambivalents avec le capitalisme néolibéral, dont le développement s’appuie a priori sur les mêmes idéaux d’indépendance, de liberté et de choix (Harvey, 2005). Si l’etika DIY continue d’inspirer les initiatives de la communauté underground, elle ne participe donc plus forcément d’un projet de transformation politique explicite. En m’appuyant sur quelques-unes des petites entreprises que j’ai visitées au cours de cette enquête et qui revendiquent leurs liens passés ou présents avec la scène underground, j’analyse dans cette deuxième partie la diversité des motivations de leurs créateurs en même temps que l’ambivalence de leurs usages du DIY.

Le distro, un modèle économique au service de la scène underground

À Bandung comme ailleurs en Indonésie, le DIY est un mode de vie et une forme de résistance juvénile, mais c’est aussi une industrie commerciale. Les marchandises DIY y sont produites et échangées par le biais d’entreprises et de réseaux clandestins, distribuées par des stands de rue informels (lapak), des tables dressées lors des concerts, de main à main ou via des plateformes électroniques, mais aussi par des distros. Gérés collectivement, ces points de distribution furent longtemps associés à des labels indépendants qui ouvraient des espaces de vente au détail et qui servaient de lieux de rencontre (tempat nongkrong) et parfois de centres d’activisme, à l’image de Grimloc Records.

Je me suis rendu pour la première fois dans la boutique Grimloc à l’occasion du Record Store Day 2023. Situé au sud de Bandung, dans le kampung (quartier) de Lengkong, le distro estlogé dans un pavillon en apparence anodin dont seule la présence des nombreux scooters garés devant l’entrée révèle l’existence. Après m’être frayé un passage au milieu de la vingtaine de jeunes restés dehors pour fumer et discuter, je pénètre dans la cour où un petit chariot (gerobak​­), typique des rues indonésiennes, a été installé pour vendre du café. Le commerce du café est une véritable religion à Bandung, dont les montagnes volcaniques regorgent de caféiers. Au même titre que les T-shirts fabriqués dans les nombreuses usines de confection textile qui font la réputation de la ville, le café participe d’une industrie locale en circuit court qui fait partie intégrante de l’écosystème underground de Bandung (infra).

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Figure 1. « Record Store Day » à Grimloc Records le 5 mai 2023. Photo : L. Arnaud

À l’intérieur, des jeunes garçons souvent vêtus de noir et quelques jeunes femmes arborant hidjab et T-shirts siglés de leur groupe de metal préféré se pressent autour des bacs de disques vinyles et de CD, des étagères remplies de cassettes audio et des présentoirs de vêtements. Les murs sont couverts de sérigraphies réalisées par Ucok (qui conçoit aussi les pochettes d’albums du label) tandis que des vitrines de livres et de revues achèvent de compléter l’offre. Le merchandising est la principale source de revenu des labels de la scène undergroundde Bandung, dont la production musicale est pensée comme un moyen de vendre des produits dérivés :

S’il n’y a pas d’album, il n’y a pas de produits dérivés. C’est pourquoi je ne prends jamais le design de la pochette d’un album à la légère, parce qu’elle sera appliquée aux produits dérivés. […] Notre revenu provient à 20 % des disques et à 80 % des produits dérivés, c’est de la folie (Ucok, 8 mai 2023).

En générant des revenus réguliers, la vente de ces produits assure l’indépendance du label tout en renforçant les liens avec sa fanbase.

Dans un contexte national et local où les aides publiques sont quasi inexistantes, j’ai retrouvé ce modèle économique du distro qui associe débrouille, faire-soi-même, convivialité, création collective et lucrativité sous des formes variées et parfois très différentes. Située dans la ville de Rancaekek, à une heure de route du centre de Bandung, Kasunda s’inscrit par exemple dans le mouvement de renouveau de la musique traditionnelle sunda initiée par le metal. Âgé de 40 ans, Hendra a créé cet atelier d’art (sanggar) après une licence de sciences politiques. Avec quelques amis et des pièces de bambous glanées ici ou là, il a fabriqué cet espace de transmission et de création où sont mis à disposition des karindings et d’autres instruments de musique sunda, tandis qu’un warung (petit restaurant) vend des cafés et des bols de bakso (spécialité à base de boulette de viande).

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Figure 2. L’atelier d’art Kasunda le 18 mai 2023. Photo : L. Arnaud

En l’absence de financement public, l’ensemble de l’atelier repose sur un mélange d’entraide, de récupération, de vente de T-shirts, de commerce alimentaire et de sponsoring. C’est ce qu’explique Hendra, qui monnaie par ailleurs des conférences sur le karinding dans différentes universités privées :

Au départ c’est une maison familiale, qui appartient à ma mère. Je l’ai aménagée avec des amis et des étudiants. Les enseignants sont tous bénévoles. On a aussi des sponsors comme Djarum Coklat [une marque de cigarettes] et puis l’argent que les élèves nous donnent. Certaines activités sont parfois initiées et animées par les étudiants eux-mêmes, qui s’impliquent dans de nombreux projets (18 mai 2023).

À Kasunda, les étudiants des universités voisines peuvent s’initier au karinding via différentes expressions musicales, chorégraphiques, théâtrale, littéraires, dans un environnement où l’usage systématique du bambou participe tout autant du DIY que d’une revendication des techniques de fabrication traditionnelle sundanese.

Le DIY, antichambre du capitalisme ?

Les distros émergent souvent de projets personnels de jeunes Indonésiens, motivés par le désir de s’exprimer, de contribuer à la scène underground, et de générer des revenus de manière autonome. Ces entreprises, bien que de petite taille et souvent fragiles, éphémères et précaires, montrent néanmoins une tendance à l’expansion, à la consolidation et à l’accumulation. C’est pourquoi elles peuvent être perçues comme une antichambre du capitalisme, ouvrant la voie à leur intégration dans l’industrie de la culture populaire dominante, marquée par des productions grand public (mainstream) et largement diffusées.

Le parcours du groupe Burgerkill illustre l’ambiguïté de cette évolution. Né de la rencontre en 1995 d’Aris Tanto (alias Eben) avec des lycéens d’Ujungberung (Ivan, Kimung et Kudung), Burgerkill a été le premier groupe metal d’Indonésie à signer en 2003 un contrat de six albums avec une major. Ce choix a bien entendu suscité des critiques au sein de la scène underground, mais il reflète la position unique occupée par le groupe, et plus encore par son leader. Né en 1975 à Jakarta dans une famille de riches entrepreneurs, et décédé le 3 septembre 2021, Eben a baigné dans la culture punk et DIY, une expérience qu’il a su mettre à profit en investissant des moyens financiers et matériels dans le but d’assurer la survie de Burgerkill sur le long terme. Cette approche lui a permis de créer son propre «  écosystème  », une expression fréquemment utilisée par nos interlocuteurs pour désigner un espace autosuffisant dédié à la production culturelle et à l’échange économique. En plus de composer la plupart des morceaux de Burgerkill, ainsi que le design de son identité visuelle et de ses albums, Eben a élaboré l’ensemble de la chaîne de production et de distribution qui alimente le groupe, aujourd’hui constituée d’un distro (Chronic Rock), d’un studio d’enregistrement, d’une webradio (Extreme Moshpit), d’un atelier de sérigraphie (Media Graph), et de son propre label (Revolt !) depuis que le groupe a résilié son contrat avec SMEI en 2006 pour sortir son troisième album [7]. En 2017, Chronic Rock s’est installé dans le centre-ville de Bandung, dans un bâtiment appartenant à la famille d’Anggi, l’épouse d’Eben, tandis que le quatrième étage de la maison a été aménagé pour loger les studios d’Extreme Moshpit.

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Figure 3. Extreme Moshpit TV, le 25 juin 2015. Capture d’écran de la chaîne YouTube, 13 juin 2023

Pour le site Mikrofon.id, spécialisé dans l’actualité musicale et culturelle, « [i]l n’est pas exagéré de dire qu’Eben est le moteur de l’industrie musicale du pays » dans la mesure où il a permis à de nombreux groupes de se développer [8]. Son écosystème a notamment accompagné la rencontre entre musique metal et tradition sunda en soutenant le travail de Kimung, fervent promoteur du karinding et qui dispose d’une émission dédiée sur Extreme Moshpit. Né en 1978, titulaire d’un Master en histoire contemporaine, Kimung a été le premier bassiste de Burgerkill. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de la scène underground qu’il édite via sa maison d’édition indépendante, Minor Books. Depuis la mort d’Eben, c’est toutefois au sein de la société Atap Promotions qu’il poursuit aujourd’hui son action. Fondée en 2009, Atap est une agence d’évènementiel et de marketing numérique dont l’émergence et le succès sont étroitement liés à celui du Bandung Death Fest, dont elle a accompagné le développement en sollicitant l’aide financière des fabricants de cigarettes [9]. Depuis, l’agence produit ses propres émissions et organise des concerts et des évènements qu’elle diffuse sur sa plateforme de streaming DCDC (DjarumCoklatDotCom) siglée au nom d’une célèbre marque de cigarettes, ce qui lui permet d’associer l’image des musiques underground à celle de son principal client.

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Figure 4. Affiche d’un concert produit et organisé par DCDC Photo : Instagram dcdc.official, 5 novembre 2023

En 2018, le directeur d’Atap Promotions a confié à Kimung le soin de développer une sorte de département « Recherche et Développement », via une fondation dédiée. Composé de deux salariés, Atap Class accueille de nombreux stagiaires (une centaine par an) issus des écoles de design numérique et de management de Bandung et de sa région, qui aident à la valorisation des nouveaux talents artistiques :

Nous avons besoin d’idées concernant la communauté underground. [Kimung] s’y connaît vraiment et on utilise son réseau pour le faire. C’est lui qui a proposé de créer Atap Class en tant qu’organisation à but non lucratif, comme une sorte d’incubateur créatif […]. Pour exister, la scène underground a besoin d’un écosystème et comme le gouvernement ne fait rien et bien nous, on agit (Gio Vitano, co-fondateur et directeur d’Atap Promotion, 10 mai 2023).

Dans un contexte où les sous-culture jeunes se sont désormais largement intégrées aux marchés commerciaux, Atap Promotions agit comme véritable plateforme d’extraction culturelle mais aussi de normalisation de la scène musicale underground, lui offrant à la fois reconnaissance et une certaine forme d’indépendance créative.

 La politique du DIY à Bandung : un agir contre-culturel commun ?

La commercialisation de la scène underground a commencé entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, lorsque le nombre d’entreprises de vêtements DIY a explosé dans les centres urbains indonésiens, en particulier à Bandung, Jakarta et Yogyakarta, et qu’ils ont commencé à se faire concurrence avec leurs propres produits. Rien qu’à Bandung, le nombre de distributeurs a augmenté de manière significative, passant de moins d’une douzaine en 1996 à environ deux cents en 2006 (Luvaas, 2012). De même que le développement d’internet a bouleversé en profondeur la scène underground qui, à l’heure des smartphones, des plateformes de diffusion et de distribution, s’expose désormais partout, ce processus de marchandisation questionne la notion même d’indépendance mais aussi d’autonomie associées à l’éthique DIY.

Pour autant, si ses contours sont aujourd’hui largement influencés par l’idéologie de l’entreprenariat et du marketing numérique tous azimuts, la communauté underground n’en continue pas moins de former un écosystème, ou plutôt un « support collectif  » (Castel, 1995) qui permet à ses membres de défendre et de développer leurs propres esthétiques et de résister à ce « programme de destruction méthodique des collectifs » que constitue le néolibéralisme (Bourdieu, 1998 : 3). Cette dernière partie vise à montrer comment, malgré sa conversion aux logiques marchandes et entrepreneuriales, l’etika DIY participe d’un agir culturel commun (Arnaud, 2018 ; 2023), autrement dit d’une aspiration à bâtir un mode de vie alternatif en s’appuyant sur des unités économiques de petite taille, à la fois anti-autoritaires et inclusives, et qui parviennent à s’imposer sur un terrain où les industries et les institutions culturelles peinent à manœuvrer. Je les analyse à deux niveaux : celui de la coopération et celui de la gouvernementalité, qui représentent autant de moyens d’échapper à l’emprise de l’État et des industries culturelles, et même parfois de leur opposer une forme de résistance.

« Balad barudak » : faites-le avec vos amis

Un facteur clé de la croissance de l’industrie de la distribution et de la transformation de l’underground est la quête de distinction stylistique ou ce que Sarah Thornton (1996) appelle le «  capital sous-culturel  » : les membres de la scène underground recherchent un statut en accumulant et en affichant leur maîtrise des connaissances culturelles et de goûts propres à cette scène. Parmi eux, il importe de différencier les jeunes consommateurs de mode underground qui cherchent à se distinguer des jeunes ’ordinaires’, et les entrepreneurs DIY souvent plus âgés et qui se sont lancés pour soutenir leur propre consommation underground et établir leur propre statut. Dans les deux cas, le capital sous-culturel fonctionne de façon quelque peu autonome par rapport au marché dominant, même s’il suit une logique similaire d’accumulation et de concurrence et qu’il peut, dans certaines circonstances, compléter le capital économique ou être converti en celui-ci.

Mais la métaphore du capital ne parvient pas à saisir pleinement les valeurs de la culture underground qui repose principalement sur l’amitié, l’authenticité, la solidarité et la résistance. Et ceci d’autant moins que, en plus d’échapper aux logiques d’accumulation traditionnelles, ces formes de distinction propres à cette culture restent débattues et sont en perpétuelle évolution (Martin-Iverson, 2008). La conversion du capital sous-culturel en capital économique n’est donc pas un processus automatique : elle repose sur le travail culturel des entrepreneurs DIY qui transforment leurs propres connaissances, goûts, identités et réseaux en produits underground, p­roduisant des bénéfices pour la scène tout entière. Avant 2021, le fonctionnement de Burgerkill reposait ainsi en grande partie sur les savoir-faire et le charisme d’Eben. À sa mort, son épouse a hérité des actifs du groupe mais elle rencontre aujourd’hui des difficultés de gestion dans la mesure où elle ne fait pas directement partie du groupe, ni même de son entourage artistique, par ailleurs exclusivement masculin. De façon générale, l’« écosystème Burgerkill » repose sur une sorte de « gentleman agreement  » selon l’expression de Kimung, et il est donc profondément «  encastré  » (Polanyi, 1983 dans les relations affinitaires :

Burgerkill est une communauté d’amitié. C’est difficile d’en connaître exactement les codes. Anggi sait comment s’occuper des affaires, des finances, mais s’occuper de tout ce qui concerne Burgerkill, c’est très difficile. Eben donnait une vision, il disait ce qu’il faut faire et comment le faire fonctionner. Aujourd’hui c’est toujours un groupe, mais un groupe sans guide, sans vision. […] Quand Anggi se retrouve avec eux, elle est plus dans le débat, dans la discussion. Or, ce n’est pas la tradition de Burgerkill, où les choses ont l’habitude d’être réglées de façon tacite (Kimung, 23 mai 2023).

Motivés par le goût, l’expression personnelle et la solidarité communautaire, les collectifs underground incarnent un modèle séduisant pour l’idéal néolibéral : des micro-entreprises culturelles, fondées sur l’ingéniosité et animées par l’innovation, où les membres s’engagent avec passion et sans compter leur investissement. Mais si ces collectifs s’empêtrent parfois dans la logique du capitalisme, structurée par la volonté d’accumulation de capital et la recherche du profit, leur fonctionnement n’en repose pas moins sur des logiques d’entraide sociale et non commerciale. Sans compter que, à la différence des modèles indonésiens dominants de la famille (keluarga) et de la communauté, qui sont plutôt patriarcaux et autoritaires (Shiraishi 1997), les acteurs de la scène underground envisagent leur komunitas en termes égalitaires. Ils aiment souligner leur solidarité mutuelle en tant que saudara (frères), liés par des liens intangibles. Pour capturer cette dimension collective, les membres de Grimloc utilisent l’expression « balad barudak  » que l’on peut traduire par groupe d’amis ou de frères, ou par les formules «  Do it Ourselves  » ou «  Do It With Your Friends ». En revendiquant « l’activation de l’économie fraternelle, de l’initiative coopérative, de la solidarité  » (« Aktivasi ekonomi kewargaan, inisiatif koperasi, solidarita ») tout en assurant la promotion marchande de leurs artistes et de leurs produits dérivés [10], ils affirment une position éthique consciente, où l’intérêt et le sens premier du DIY n’est pas seulement de produire la musique qu’ils aiment, mais englobe également la création et la préservation des relations sociales qui en constituent le socle.

De l’auto-organisation à la gestion en commun

L’etika DIY repose sur la conviction que la scène underground n’est pas seulement un style ou même une identité mais un ensemble de pratiques d’organisation sociale qui mettent en œuvre les valeurs d’autonomie, d’appartenance, de solidarité et de collaboration. Une approche qu’Atap Promotions n’hésite pas à mobiliser dans le cadre d’un modèle gestionnaire de type adhocratique, qui met l’expertise et l’autonomie de ses membres (ou plutôt de ses travailleurs) au service de la performance de l’entreprise. À la différence de Grimloc ou de Burgerkill, l’économie d’Atap a en effet été fondée sur une base commerciale et l’entreprise entend clairement capitaliser sur les savoirs et les savoir-faire de la scène underground, dont elle a coopté certains de ses membres les plus éminents. L’etika DIY y est donc avant tout pensée comme une référence culturelle partagée :

Le DIY et les musiques extrêmes ne sont que l’esprit, l’attitude que nous avons développés au sein d’Atap. Mais sur le plan professionnel, nous ne nous occupons pas seulement de musique indépendante, nous nous occupons aussi d’autres choses. La musique indépendante est l’un de nos domaines d’expertise, mais c’est surtout un mode de vie, peut-être plus rebelle, plus décontracté et qui valorise la capacité de débrouille, d’improvisation, le faire par soi-même (Gio Vitano, 10 mai 2023).

Au-delà toutefois d’un système managérial qui déplace la contrainte vers l’intériorité des individus, avec des salariés passionnés prêts à mobiliser l’ensemble de leurs ressources et à s’investir pleinement dans leur travail d’autant plus volontairement qu’ils ont le sentiment de le faire de leur plein gré (Flécher, 2019), la force d’Atap Promotions réside dans sa capacité à braconner et à s’approprier la capacité créative émanant de la scène underground. Le contenu créatif d’Atap est produit par les acteurs de la scène underground, tandis que la tâche de l’agence consiste à intégrer ces formes de production autonome dans les circuits de valeur de l’économie capitaliste. Imbriquées dans les logiques marketing et commerciales, les valeurs d’unité et de solidarité communautaire peuvent dès lors masquer des intérêts et des hiérarchies qui compromettent l’idéal d’indépendance de la scène underground, dans la mesure où les artistes et les créateurs peuvent se voir contraints d’adopter des normes ou de répondre à des attentes qui entravent leur vision propre (Arvidsson, 2007). Cette pression peut provenir du besoin de plaire à un public ou à des sponsors, ou de la volonté de maintenir une image de solidarité qui pourrait ne pas refléter la réalité des relations de pouvoir.

Ce constat invite à s’intéresser aux formes de contrôle sur lesquelles repose le modèle de l’entreprise inspiré par l’etika DIY. Car la question n’est pas tant de savoir si le DIY a été absorbé par le marché, mais plutôt de comprendre comment les retombées de cette marchandisation sont gérées et redistribuées. C’est une préoccupation centrale dans l’organisation du label Grimloc :

La différence, c’est la comptabilité. C’est tout […]. Avant de parler de la façon dont nous vendons les choses ou de ce que nous vendons, on s’assure que ce sont les travailleurs qui gardent la maîtrise [workers control]. Nous sommes sept et nous avons le contrôle sur ce que nous faisons (Ucok, 8 mai 2023).

Cette approche va au-delà de la seule gestion du label puisqu’elle associe d’autres collectifs dans le cadre d’un système de micro-crédit qui permet de financer les activités solidaires et politiques de Grimloc et de ses alliés telles que la distribution gratuite de nourriture (dapur umum) et de vêtements (pasar gratis) aux sans-abris, le soutien aux habitants de Tamansari, ou encore la défense des terres agricoles de petits paysans-producteurs de café dans les hauteurs de Bandung.

Lors de cette enquête, je n’ai pas pu évaluer à quel point cette forme de cogestion et de redistribution était répandue à Bandung, tant les initiatives y sont nombreuses et plus ou moins durables. De la salle de concert clandestine au distro branché, du sanggar à la plateforme de streaming, la scène underground de Bandung ressemble à l’archipel indonésien : une multitude d’îles de différentes tailles, qui ne partagent pas toujours les mêmes conditions d’existence mais qui n’en constituent pas moins un écosystème territorial uni par une même éthique de l’indépendance à l’égard du marché dominant mais aussi de l’État, comme l’explique ici Ucok :

Nous avons grandi dans le même contexte policier qui nous a appris à nous débrouiller clandestinement. Nous avons parfois évolué avec des idéologies différentes, avec des chemins différents, mais nous travaillons les uns avec les autres. Il n’y a pas de centre de commandement pour nous dire quoi faire, mais nous nous connectons les uns aux autres et nous partageons ce que nous avons, les ressources et tout le reste, pour nous tenir à bonne distance du contrôle de l’État (Ucok, 8 mai 2023).

Pour Ucok, ce qui fonde la komunita underground, et ce qui s’apparente donc tout autant à une contre-culture qu’à un « contre-marché » (Braudel, 1988 : 56), c’est le partage des mêmes valeurs fondées sur l’entraide et une commune défiance à l’égard des autorités. Une forme de « commun oppositionnel » (Nicolas-Le Strat, 2016) qui se concrétise à travers une multitude d’initiatives, permettant aux acteurs de s’affranchir du contrôle des institutions culturelles, économiques et politiques.

 Conclusion

À Bandung, l’etika DIY participe d’une pratique qui signifie se débrouiller de façon autonome, avec des amis et sans faire de profit, mais qui n’est pas jugée incompatible avec l’éthique entrepr­eneuriale et consumériste. Depuis plus de 30 ans, elle a permis à une petite communauté de jeunes d’établir un certain degré d’indépendance, de partager des compétences, des connaissances et des ressources, et de nouer des relations sociales relativement non aliénées, au sein, en dehors ou contre le capital. Certains pratiquants considèrent cette alternative comme une fin en soi, d’autres comme un refuge contre l’aliénation capitaliste, quand quelques-uns la vivent simplement comme une activité de loisir durable et agréable, mais ces tendances contradictoires sont réunies par leur projet commun de construction d’une communauté autonome et indépendante.

Bien qu’elle bénéficie d’une certaine autonomie en tant que champ de production culturelle, avec un système de valeurs qui diffère parfois du système de marché (Bourdieu, 1996), cette autonomie reste partielle et relative dans la mesure où les acteurs de la scène underground contribuent à la valeur de l’industrie culturelle, tant directement qu’indirectement, par leur rôle dans l’innovation, la production et la promotion de distinctions et d’authenticités sous-culturelles. La scène underground de Bandung et avec elle l’etika DIY qui en constitue l’ADN, sont donc inévitablement mêlées aux industries culturelles auxquelles elles s’opposent, tandis que la volonté d’indépendance à l’égard de l’État ne manque pas d’être rattrapée par la logique capitaliste de l’accumulation.

Il n’en reste pas moins que les acteurs de cette scène continuent d’exprimer le désir fondamental d’un mode de vie autonome et que l’etika DIY est une démonstration puissante de leur désir d’échapper à la domination du marché et de bâtir des conditions de vie plus libres et plus justes. Qu’elle soit motivée ou non par des valeurs anticapitalistes, la production DIY peut donc être considérée comme une forme de capitalisme de guérilla, qui utilise les armes de l’économie marchande pour résister à la société dominante. Bien sûr, le DIY reste une alternative partielle et contestée, largement contenue dans une sphère d’activité sous-culturelle limitée. À Bandung, son impact social et politique ne manque d’ailleurs pas d’être critiqué par certains militants anti-capitalistes indonésiens. Mais s’il ne faut pas négliger la capacité du capital à canaliser les luttes pour l’autonomie, le pouvoir émancipateur de ces luttes n’en émerge pas moins via les tentatives continues, incomplètes et donc ouvertes d’échapper à la récupération politique, sociale et économique. C’est à travers la recomposition continuelle de l’auto-organisation qu’une forme potentielle d’autonomie semble ici possible, au sein mais aussi en dépit des logiques prédatrices du capitalisme.

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Notes

[1] Les modes de vie anarchistes et autonomistes sont des formes d’organisation sociale et de pratiques individuelles qui rejettent les hiérarchies et prônent l’autonomie des individus et des communautés vis-à-vis des pouvoirs centralisés, tels que l’État et le capitalisme. L’anarchisme repose sur l’idée que toute forme de domination, politique, économique ou sociale, entrave la liberté individuelle et collective. Ses adeptes cherchent à établir des relations basées sur l’égalité, la solidarité et l’absence de coercition hiérarchique. Bien qu’influencé par l’anarchisme, le mouvement autonome (qui émerge principalement dans les années 1970 en Italie) revendique des pratiques de résistance plus radicales et souvent plus violentes que celles de l’anarchisme traditionnel, cherchant à créer des formes de vie et des formes de lutte en dehors de la société capitaliste et des partis politiques, mais aussi des syndicats. Ainsi, les autonomes ne partagent aucun corpus idéologique figé, en dehors de leurs aspirations libertaires. Pour une analyse contemporaine de ces imaginaires de la gauche d’émancipation, voir notamment Lordon, 2019.

[2] Cette recherche s’inscrit dans le cadre du projet CultuRight (2019-2024) financé par le Labex SMS de l’Université de Toulouse et le ministère de la Culture et qui porte sur les mobilisations culturelles dans les zones périphériques de quatre villes, pays et continents différents : Bandung en Indonésie, Le Cap en Afrique du Sud, Salvador de Bahia au Brésil, et Toulouse en France. Je remercie Yudi Sukmayadi et l’Universitas Pendidikan Indonesia (UPI) pour le soutien administratif qu’ils ont apporté à mon travail d’enquête en Indonesie. La majeure partie des entretiens a été réalisée en anglais, quelques-uns ont été traduits de l’indonésien à l’anglais par Kimung. Les traductions en français sont de l’auteur.

[3] Le Persatuan Rakyat Demokratik (Parti démocratique du Peuple) est un parti politique indonésien créé en 1996 qui a joué un rôle important dans le renversement du régime de Soeharto. Contraints de lutter dans la clandestinité, ses membres ont participé à divers comités populaires et étudiants. Au moment de l’effondrement de l’Ordre Nouveau en 1998, un de ses membres a été tué, d’autres ont été kidnappés et plusieurs d’entre eux restent au nombre des « personnes disparues ».

[4] Le pays Sunda recouvre les provinces indonésiennes de Banten et Java occidental, c’est-à-dire le tiers occidental de l’île de Java. Outre la langue, les Sundanais se réfèrent à une histoire (l’ancien royaume de Pajajaran) et plus généralement à une culture empreinte de croyances et de pratiques antérieures à l’arrivée des grandes religions.

[5] Les idées et les mouvements artistiques venus d’Europe et des États-Unis ont toujours circulé en Indonésie. Durant l’ère de la Démocratie Guidée (Demokrasi Terpimpin, 1959-66), Sukarno s’était fermement opposé aux influences culturelles et artistiques occidentales, en particulier au rock’n’roll qu’il voyait comme une nouvelle forme de colonialisme (Nekolim) et d’impérialisme culturel. Avec l’arrivée au pouvoir de Suharto en 1967, la censure contre ce type de musique a rapidement été levée dans l’objectif de conserver le soutien des jeunes, tout en poursuivant une campagne contre les aspects du style de vie contre-culturel occidental des années 1960 et 1970. Malgré cela, ces idées et esthétiques qui défiaient les normes et institutions artistiques dans le monde entier ont continué à se diffuser en Indonésie, particulièrement auprès de jeunes musiciens cherchant à expérimenter des styles musicaux plus radicaux comme le rock psychédélique, le hard rock, et le punk (Wallach, 2014). Le développement des industries culturelles et l’avènement des réseaux sociaux ont évidemment considérablement intensifié et accéléré cette circulation.

[6] L’Indonésie est un archipel étendu sur 1 919 440 kilomètres carrés et qui regroupe 17 000 îles. Sa population est estimée à 270 millions de personnes, avec plus de 1 300 groupes ethniques, parlant plus de 700 langues. 90 % des habitants s’y déclarent musulmans mais le gouvernement indonésien reconnaît six religions officielles : l’islam, le protestantisme, le catholicisme, l’hindouisme, le bouddhisme et le confucianisme.

[7] En signant avec Sony Music Entertainment Indonesia (SMEI), Burgerkill a obtenu un budget conséquent pour produire son deuxième album, « Berkarat » (2003), ce qui lui a permis d’élargir sa distribution à l’échelle nationale et internationale, de réaliser des clips vidéo de qualité et de gagner en visibilité dans les grands médias. Ces moyens ont conduit le groupe à remporter un AMI Award en 2004 (prix de la musique indonésienne) dans la catégorie « Meilleure production de métal ». Mais si les ventes de l’album ont été satisfaisantes, elles n’ont toutefois pas suffi à répondre aux attentes d’une maison de disques qui gérait de nombreux autres artistes. En conséquence, la sortie du troisième album de Burgerkill a été considérablement retardée et le groupe a rapidement compris qu’il n’était pas une priorité pour le label. Il a donc préféré retrouver sa liberté artistique en s’appuyant sur ses propres moyens de création, de production et de distribution. Cf. les explications de son ancien manager Robin Malau, publié le 16 avril 2012 sur son blog personnel : https://robinmalau.com/bagaimana-band-bisa-memutus-kontrak-dengan-major-label/ (consulté le 23 juillet 2022).

[8] Interview de Eben cité in « Extreme Moshpit : Media Alternatif Impian Eben Burgerkill yang Mewujud Nyata », Mikrofon.id, [en ligne]. https://mikrofon.id/extreme-moshpit-media-alternatif-impian-ebenz-burgerkill-yang-mewujud-nyata (consulté le 17 mai 2023).

[9] Le manque d’implication du gouvernement local et national a conduit les fabricants de cigarettes à jouer un rôle très important sur la scène musicale indonésienne. Avec les fabricants de vêtements, ce sont les principaux sponsors des concerts, des festivals et des tournées internationales.

[10] Extrait du site internet de Grimloc Store qui propose un accès prioritaire et exclusif à certains produits sous réserve de contribuer au financement des actions politiques et sociales de la communauté, [en ligne]. https://grimlocstore.com/balad-barudak/ (consulté le 11 avril 2024).

Articles connexes :



-Les pratiques du faire soi-même sans l’esprit DIY ? Le cas des classes favorisées, par Sessego Vic

-« L’énergie du DIY enfin nommée » – L’amatorat selon Bernard Stiegler, par Bonniol Marie-Pierre

-Entre bricolage et contournement des règles. Constructions de carrières punk en espaces (in)formels d’apprentissage, par Roux Manuel

Pour citer l'article


Arnaud Lionel, « Musiques extrêmes et capitalisme de guérilla. La scène underground de Bandung, entre DIY et entrepreneuriat », dans revue ¿ Interrogations ?, N°39 - Créer, résister et faire soi-même : le DIY et ses imaginaires [en ligne], http://revue-interrogations.org/Musiques-extremes-et-capitalisme (Consulté le 21 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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