Aliénation et accélération est le dernier ouvrage du sociologue allemand Rosa Hartmut suscitant beaucoup d’intérêts à cause de son originalité. Ce livre analyse sous l’angle de l’aliénation les exigences temporelles de la société moderne. Sa démarche consiste à réhabiliter le concept d’aliénation abandonné pour cause de son fondement identitaire. L’auteur, étant proche de la deuxième École de Francfort, inscrit cette démarche dans le projet Théorie critique qui vise l’émancipation de l’humanité en passant par l’analyse des « souffrances d’origine sociale des personnes réelles », principales caractéristiques de l’existence vécue. Il précise clairement l’objectif de son ouvrage : « Cependant, mon but, plus généralement, est de rétablir un concept bien plus ancien de la Théorie critique, développé par Marx et l’École de Francfort à ses débuts, mais abandonné tant par Honneth que Habermas : le concept d’aliénation » (p. 9). Inspirée de la dialectique marxiste, la méthode de la Théorie critique est traversée par l’interdisciplinarité, la réflexivité et l’intérêt pour la culture et l’art. Une « théorie critique de la modernité tardive », comme sous-titré le livre, doit mobiliser les connaissances développées par les sciences humaines et sociales pour examiner les réalités contemporaines.
Cet ouvrage est le prolongement d’un travail de recherche, Accélération, qui reste un exposé argumenté et détaillé de l’influence du temps dans la société moderne. Dans les deux ouvrages, il est question de « sauver un concept malade » en le déplaçant de son socle économique marxien de composante essentialiste. Ainsi, cette approche originale ouvre une autre vison de l’aliénation longtemps considérée comme le résultat du capitalisme, ce que Karl Marx a fait dans les Manuscrits de 1844. Avec Rosa Hartmut, l’aliénation aurait aussi sa source dans les contradictions temporelles. Ainsi, l’aliénation est à comprendre de concert avec la vitesse qui reste, selon lui, un élément structurant de la société moderne. D’où sa question directrice : « Comment l’aliénation émerge-t-elle à partir de la vitesse ? » (p. 115).
« L’une des manières d’examiner la structure et la qualité de nos vies est de se concentrer sur les motifs temporels » (p.8). C’est la thèse principale à développer dans cet ouvrage divisé en trois grandes parties. La première tente d’exposer une théorie de l’accélération sociale en montrant que les structures temporelles modernes évoluent en fonction d’un processus d’accélération lié à l’essence de la modernité. Cette partie est un résumé du livre Accélération où il est surtout question des contours de l’accélération sociale (ses différentes sphères et ses forces motrices) en passant par la décélération sociale. La deuxième partie souligne l’importance de cette accélération sociale pour la Théorie critique. Dans cette partie, l’auteur profite de poser les conditions préalables à une théorie critique dont le point départ, écrit-il, doit être, non pas l’idée de nature humaine ou d’essence humaine, mais plutôt les souffrances sociales. Ces conditions seront développées dans la troisième partie où l’auteur « esquisse une nouvelle version de la Théorie critique qui essaiera de rétablir le concept d’aliénation en l’opposant à un concept de ¨résonnance¨ du monde » (p. 86).
Rosa Hartmut justifie son choix de partir des schèmes temporels pour comprendre l’aliénation. Il pense que la société serait essentiellement structurée par le temps. Sans ce dernier, on ne peut pas cerner le fonctionnement de la société moderne. Tout en prenant en compte les autres dimensions de la société, il fait de la dynamique temporelle la principale cause des nouvelles formes de l’aliénation.
L’auteur met en avant trois éléments qui structurent notre vie quotidienne : les délais, les calendriers et les limites temporelles. Il pense que personne n’est épargné par ces normes temporelles qui influencent nos actions. D’autant plus que ces normes ne sont pas explicites. On a l’impression qu’elles ne nous dominent pas. Prenons le cas d’un journaliste qui a toujours un délai pour remettre ses articles. Ce délai exerce une force symbolique sur cette personne jusqu’à influencer la qualité de son texte. Ce qui est aussi valable dans notre rapport aux calendriers. On ne fait rien sans penser aux dates. C’est pourquoi on a des agendas pour planifier nos activités en fonction des dimensions temporelles. Ces éléments sont déterminants à un niveau tel qu’ils structurent notre quotidien jusqu’à transformer notre relation au monde. Il est impératif de les prendre en compte si on veut saisir la dynamique de la modernité.
Selon Hartmut Rosa, les actions humaines sont structurées par des normes sociales qui orientent les choix des gens vers les préférences du système capitaliste. Ces normes sont de nature temporelle. Et elles sont articulées à un niveau tel qu’elles contraignent le destin des gens. Elles sont, par conséquent, le principe régulateur de la modernité capitaliste. Ces règles temporelles rigoureuses sont le « régime-temps » que l’auteur tente d’analyser par la logique de l’accélération sociale.
Le concept d’accélération pourra-t-il rassembler tous les secteurs qui s’accélèrent ? À cette question, l’auteur nous répond négativement. C’est pourquoi il les a séparés en trois groupes. L’accélération technique qui concerne le domaine des transports, de la communication et de la production. Dans ce cas, on peut prendre les exemples des trains et de l’ordinateur. Comme conséquence immédiate, on a l’impression que l’espace se rétrécit. « Notre voisin, écrit Rosa, peut être pour nous un parfait étranger, alors qu’une personne située à l’autre bout du monde peut être notre partenaire le plus intime » (p. 64). De plus, il y a l’accélération du changement social qui touche les modes d’associations sociales. Enfin, l’accélération du rythme de vie concerne nos activités quotidiennes. On a désormais envie de faire beaucoup plus de choses en moins de temps. Emparé par une certaine pression temporelle, on s’approche d’une raréfaction du temps. Tout le paradoxe se trouve ici. Avec l’accélération technique qui facilite les transactions, on aurait dû avoir un gain de temps. On a plutôt l’inverse : le temps devient de plus en plus rare.
Hartmut Rosa reste convaincu que l’accélération domine la société et a tendance à englober toutes les dimensions de la vie humaine. Elle domine nos pratiques au point que nous perdons notre liberté. Elle prend une forme « totalitaire » qui consiste, écrit Hartmut Rosa, à « assujettir tous ceux qui vivent sous sa domination » (p. 84). La violence de cette accélération sociale ne fait que déposséder le sujet humain de son essence qu’est la liberté. Rosa ajoute que « cette forme d’accélération sociale mène à des formes d’aliénation sociale sévères, et observables empiriquement, qui peuvent être vues comme le principal obstacle à la réalisation de la conception moderne d’une ¨vie bonne¨ dans la société moderne tardive « (p. 84). Quelles sont ces aliénations créées par l’accélération sociale actuelle ?
La conception de l’aliénation de Rosa Hartmut est de l’ordre subjectif, en dépit du fait qu’elle soit déterminée par l’accélération sociale. La démarche de l’auteur consiste plutôt à découvrir les conséquences psychologiques de la vitesse dans nos actions. Dans ce cas, il s’intéresse beaucoup à l’état de conscience des sujets empêtrés dans cette accélération. C’est pourquoi il évoque la souffrance comme l’une des pathologies venant de l’accélération sociale. Souffrance dont les acteurs ne sont pas toujours conscients, nous dit-il. D’où toute l’importance chez lui des théories de la « fausse conscience » et des critiques de l’idéologie. Par là, Rosa Hartmut se rattache à une tradition théorique qui part des facteurs subjectifs pour comprendre les phénomènes d’aliénation. Contrairement à la tradition marxienne (Marx, 2007 [1844]) qui fait du travail capitaliste la cause de toutes les aliénations.
Toute la force de l’approche de Rosa réside dans son déplacement vers le temps et l’espace. Il reconnaît l’importance des aliénations par rapport aux objets, à la nature, au monde social et à soi-même. Néanmoins, il évoque cette aliénation du temps qui n’a pas été pris en compte par toute une tradition en sciences humaines et sociales. Il exprime sa thèse ainsi : « Je vais essayer de montrer que l’accélération sociale est sur le point de franchir certains seuils au-delà desquels les êtres humains deviennent nécessairement aliénés non seulement par rapport à leurs actions, aux objets avec lesquels ils vivent et travaillent, à la nature, au monde social et à leur être, mais aussi par rapport au temps et à l’espace » (p. 115).
L’aliénation du temps qui est l’objet principal de cet ouvrage est esquissée par l’auteur. Ce qui revient à dire qu’on n’a pas une théorie systématique du temps aliéné dans cette recherche. L’aliénation par rapport au temps est le fait de ne pas pouvoir maîtriser le temps. Ce dernier devient rare et passe vite. Il devient incontrôlable. Les Américains affirment que le temps, c’est de l’argent. C’est juste pour montrer comment le temps devient précieux jusqu’à devenir une marchandise. On n’a plus de temps, même pour s’informer au sujet des choses qui nous concernent. On ne trouve jamais de temps pour organiser nos quotidiens. Le temps nous est devenu étranger à force de s’accélérer. Il est passager et peut disparaitre à n’importe quel moment chez nous. On est séparé du temps, tandis que c’est nous qui en créons.
Cette aliénation temporelle va changer notre rapport à l’espace. Il y aura, déclare Rosa, une « distorsion profonde et structurelle des relations entre le moi et le monde, des manières dont un sujet se situe ou est ¨localisé¨ dans le monde » (p. 115). L’espace devient insignifiant pour ses habitants. Il n’est plus question de leur localisation. On a perdu tout repère spatial au point de devenir étranger à l’espace, comme des clients, nous dit Rosa Hartmut, qui appellent aux directeurs d’hôtel pour demander dans quel pays ils se trouvent. Ils auraient toujours besoin d’être assurés de leur position géographique. Il faudrait du temps pour construire une intimité avec l’espace afin de se sentir ¨chez soi ¨, explique l’auteur. L’accélération sociale, affirme-t-il, « crée une plus grande mobilité et un plus grand désengagement de l’espace physique » (p. 117).
Dans cet ouvrage, l’effort conceptuel est à saluer : Rosa Hartmut prend en compte les variations temporelles et les explique par la catégorie de l’aliénation. Il entreprend de comprendre, par exemple, la course des gens vers les métros, tramways, bus et trains. Parfois, on nie l’existence de l’autre pour ne pas rater un bus. Cette forme d’organisation temporelle change notre mode d’existence, nos rapports aux choses, à autrui et surtout à soi-même. C’est une nouvelle aliénation qui vient plus du travail – comme soutenait Marx - mais de la vitesse sociale. On vit dans un temps aliéné et aliénant qui mérite d’être expliqué à des fins de dépassement. Rosa Hartmut ouvre le chantier dans cette dernière enquête où la philosophie et la sociologie se croisent.
Marx Karl (2007 [1844]), Manuscrits de 1844, Paris, éditions Vrin.
Cadet Jean-Jacques, « Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive », dans revue ¿ Interrogations ?, N°22. L’enquêteur face au secret, juin 2016 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Hartmut-Rosa-Alienation-et (Consulté le 21 décembre 2024).