L’article propose la confrontation de deux expériences d’enquête sociologique en situation d’observation participante menée par deux chercheuses sur des terrains différents. Néanmoins, ces deux études ont en commun d’avoir été effectuées sur un terrain où les deux sociologues étaient par ailleurs salariées et militantes syndicales dans la fonction publique. L’intérêt de la confrontation de ces deux expériences est qu’elles ont été chacune menées à partir de deux paradigmes sociologiques différents : l’une se situant dans le cadre de la sociologie pragmatique et l’autre dans la continuité de la sociologie critique. Sont ainsi confrontés deux rapports à l’implication professionnelle et syndicale lors d’une ethnographie et de la manière dont la réflexivité sociologique y intervient. L’objectif est ici d’apporter une contribution croisée à une sociologie qui prenne en compte à la fois la critique sociale et les capacités d’émancipation des acteurs.
Mots-clés : Implication, réflexivité, critique, observation participante, syndicalisme.
Immanence, unveiling and reflexivity. Implementing a sociological research while being involved in the workplace
This article compares two sociological enquiries implemented by two different researchers based on participant observation in two different fields. Both researchers were trade union activists in the French civil service. However each enquiry refers to a different paradigm : one is based on pragmatic and the other on critical sociology. This allows the comparison of two different attitudes to involvement and reflexivity. The article aims at proposing a sociological method that would enable to combine social critique and empowerment capacities of social actors.
Keywords : Involvement, reflexivity, critical sociology, participant observation, trade unionism
Toute une littérature existe sur l’ethnographie en situation d’observation participante en milieu professionnel et sur le militantisme syndical, associatif ou partisan. Sont également disponibles des travaux où le chercheur enquêtant sur le militantisme est lui même engagé, soit que cet engagement soit antérieur au début de l’étude (Rizet, 2006), soit qu’il soit la conséquence de cette recherche (Harvard-Duclos, 2007). Plus rares sont les travaux où le chercheur enquête dans son milieu professionnel tout en y étant également engagé de façon militante et porte en outre sur cette situation un regard épistémologique (Uzan Chomat, 2007 ; Geay, 2011).
Comment appréhender en effet les deux problèmes suivants : peut-on produire un discours scientifique à partir d’une situation d’observation participante, a fortiori si elle a lieu dans le milieu professionnel du chercheur ? Peut-on produire un discours scientifique à partir d’une posture d’engagement militant ? La question de l’objectivité du chercheur en situation d’observation participante, en particulier de l’épistémologie du chercheur militant, est une question récurrente de la sociologie [1]. Nous nous proposons, en comparant nos recherches, de montrer comment les différences d’implication et d’objet, liées à la trajectoire des deux auteures de cet article, induisent deux rapports différents aux deux problèmes soulevés. On se demande aussi comment la réflexivité du chercheur-indigène vient transformer son rapport à son terrain, à son engagement et redéfinir son questionnement. Si nous avons en commun l’antériorité de notre insertion professionnelle et de notre engagement militant au sein des terrains respectifs de nos projets de recherche, nous sépare néanmoins notre rapport à ce terrain professionnel : alors qu’Irène Pereira était dans une position de déclassement social, Nada Chaar se trouve dans une situation paradoxale de promotion sociale accompagnée d’un sentiment de déclassement par rapport à la trajectoire scolaire. Irène Pereira s’attache à analyser les discours et les pratiques militantes du point de vue de leurs continuités avec les théories critiques à partir d’une enquête qui a donné lieu à une thèse de doctorat sur l’engagement dans le syndicat Sud Culture Solidaires au sein de la filière accueil et surveillance des musées en région parisienne. Nada Chaar travaille de son côté sur les rapports contradictoires à l’engagement et à l’action collective des enseignants. Cet intérêt trouve son origine dans une observation participante menée dans un lycée de la banlieue parisienne et se concrétise aujourd’hui dans un doctorat en sociologie. Enfin, nous avons un rapport différent à nos enquêtés et une manière distincte de vivre concrètement les problèmes épistémologiques et déontologiques. Ainsi, Irène Pereira inscrit dans la continuité d’une sociologie de la critique [2], inspirée de Luc Boltanski, tandis que Nada Chaar situe son travail plutôt dans la lignée de Pierre Bourdieu. Néanmoins ces différences sont-elles irréductibles ? Ne peuvent-elles pas être dépassées ?
Les deux premières parties de cet article proposent, à la première personne du singulier, un retour réflexif sur la trajectoire des deux auteures puis sur leurs deux situations d’enquête et d’implication. La dernière partie, écrite à la troisième personne, confronte deux rapports différents aux acteurs, les conséquences épistémologiques spécifiques qu’ils induisent et la façon dont la réflexivité vient transformer à la fois l’objet de recherche et ses enjeux scientifiques [3].
Il s’agit pour Irène Pereira de procéder à une auto-analyse de sa trajectoire sociale (Dubar, 1998) qui l’a conduite de salariée à militante syndicale et enfin à chercheuse en sociologie enquêtant sur l’engagement militant au sein de son lieu de travail. Le récit de ce processus amène à s’interroger, en tant que chercheuse en sciences humaines, sur les problèmes épistémologiques que pose une telle situation.
Issue des classes populaires immigrées, je fais partie, si j’en crois la sociologie, de ces « miraculés sociaux », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu, qui accèdent aux études supérieures. C’est en 1998, qu’alors étudiante, uniquement titulaire d’un baccalauréat, j’intègre comme vacataire un grand musée de la région parisienne sous tutelle du Ministère de la Culture et de la Communication, en tant qu’agent d’accueil, de surveillance et de magasinage (ASM).
Mais alors que je pense n’effectuer que deux mois de vacation, je prends connaissance de l’opportunité, que je saisis, de poursuivre ce ’job’ par la signature d’un nouveau contrat. Je suis en effet placée dans la situation, qui est celle d’un tiers des étudiants (INSEE, 2001), d’avoir besoin d’exercer une activité rémunératrice pour poursuivre mes études.
En 2000, ne supportant plus la précarité des contrats, renouvelés parfois du jour pour le lendemain, je passe le concours d’agent ASM 2è classe, concours catégorie C. Travaillant à temps partiel, j’effectue mon stage de titularisation en deux ans, et je deviens fonctionnaire en 2002. Parallèlement, ayant achevé une maîtrise en philosophie, je décide de passer le CAPES. Étant salariée et désormais fonctionnaire, j’aspire à pouvoir le réussir éventuellement en interne étant donné le faible nombre de postes en externe (environ 4% de réussite au concours). Admissible à l’externe et à l’interne du concours, j’échoue aux oraux. L’année suivante, je décide de cesser de passer les concours de philosophie et j’opte pour une poursuite d’études en Master II de philosophie à la rentrée 2005.
Parallèlement, je reprends un engagement militant suivi et non plus ponctuel. En effet, j’avais été militante à la CNT-FAU [4] durant mes premières années d’études, mais les contraintes professionnelles, qui faisaient que ma présence physique à l’université s’avérait des plus réduites, m’avaient fait peu à peu prendre mes distances avec cet engagement. La rupture biographique est un des éléments classiquement soulignés par la littérature sociologique pour rendre compte du désengagement militant (Dorronsoro, 2008). Au sein de l’établissement culturel où je travaillais, il existait plusieurs organisations syndicales, en particulier un syndicat CGT (Confédération générale du travail). Mais mon expérience militante à la CNT (Confédération nationale du travail) me fait juger les méthodes des militants de cette organisation trop verticales. Je n’ai alors que des engagements ponctuels : lors d’une affaire de racisme au sein de mon lieu de travail, ou au moment de la réforme des retraites en 2003. À la rentrée 2005, un collègue m’annonce son intention de constituer une section Sud Culture au sein de l’établissement où je travaille. Sa proposition rencontre mon désir de m’engager alors à nouveau dans une organisation militante.
L’année universitaire 2005-2006 est marquée pour moi d’une part par mon travail sur mon mémoire de Master II sur la philosophie pragmatiste et d’autre part par le mouvement anti-CPE [5] que je suis davantage en tant que militante syndicaliste sur son lieu de travail que comme étudiante.
Ainsi, le premier effet que produit la réflexivité sociologique dans la relation du sujet de la narration biographique à lui-même et à la situation dans laquelle il est impliqué est une tendance à l’objectivation. L’implication dans une situation professionnelle ou militante se trouve désingularisée et restituée dans une réalité macro-sociale.
Une trajectoire d’ascension sociale et scolaire non-linéaire peut contribuer à forger un rapport particulier à son milieu professionnel et social d’arrivée (Geay, 2011). M’appuyant sur ce constat, je voudrais jeter un regard réflexif sur la trajectoire sociale et le cheminement psychologique et intellectuel (Dubar, 1998) qui m’ont conduite à militer, occuper des fonctions syndicales au SNES (syndicat national des enseignements du second degré) et me lancer dans un travail d’analyse sociologique sur les rapports des enseignants à l’engagement.
Originaire d’une famille d’employés d’origine étrangère en France, je suis devenue, à l’âge de 26 ans, professeur d’histoire-géographie dans le secondaire. Si je reviens sur les motivations subjectives de mon choix de métier, je dirais qu’enseigner était pour moi un rêve ancien que je vivais comme une véritable vocation et comme une mission auprès de la jeunesse. Objectivement néanmoins, il ne s’agissait pas seulement d’un choix. Attirée par les matières littéraires et linguistiques, fascinée par les professeurs qui les enseignaient, j’avais choisi, en fin de 2nde, la série littéraire, contre l’avis de mes parents. C’est également mes professeurs qui m’ont présenté la classe préparatoire comme la continuité naturelle de ma brillante scolarité secondaire. La maîtrise s’est ensuite imposée comme une suite logique et à ce moment, mon directeur de recherche a insisté sur l’importance de passer ensuite les concours d’enseignement. Issue d’un milieu à faible capital scolaire et culturel et peu introduite aux stratégies scolaires, je me suis sans doute laissé porter par le discours de ceux que je considérais mieux capables que moi-même ou que mes parents de me dire quoi faire. Passionnée par mon métier, je ne comptais pas mes heures de travail. Ayant abandonné le projet, après mon DEA (Master II recherche), de poursuivre en thèse d’histoire, j’ai donné une place centrale à l’enseignement comme source de valorisation de soi.
Mais, au bout de trois ou quatre ans, commencèrent à s’exprimer les désillusions du métier. En dépit de tous mes efforts, je constatais que mon investissement personnel ne produisait que des résultats très marginaux. J’avais le sentiment d’accompagner la scolarité brillante de mes meilleurs élèves et de ne pas modifier la scolarité plus difficile des autres. À cela s’ajoutait une multitude de petites souffrances quotidiennes qui renforçaient l’impression que mon métier était l’objet d’une dévalorisation importante. La société me renvoyait l’image d’une école de l’échec animée par des fonctionnaires paresseux, revendicatifs et conservateurs, mes conditions de travail, mon salaire et les possibilités faibles de logement qu’il m’offrait à Paris se plaçaient en contradiction totale de l’image idéale que je m’étais construite.
Par ailleurs, ma rencontre, en tant qu’enfant des classes populaires, avec les enseignants, m’a déconcertée. Ils ne collaient pas à mon imaginaire de l’intellectuel, incompréhension dont j’étais en partie responsable car les enseignants ne revendiquent pas clairement une telle position sur la scène publique. Mon image du professeur était celle de quelqu’un qui valorise l’intérêt gratuit pour le savoir, ce qui débouchait naturellement, dans mon esprit, sur des dispositions critiques à l’égard de toute forme de domination (Noiriel, 2005). J’ai peu entendu, en salle des professeurs, de tels discours critiques.
Ces mécanismes de désenchantement m’ont conduite à une démarche de contestation de l’ordre établi par l’action collective. Peu politisée au départ (et influencée en cela par des parents eux-mêmes jamais inscrits sur les listes électorales mais exprimant une préférence pour la droite), j’avais fait mien, au cours de mes années d’étude, un discours protéiforme de gauche radicale, par affinités personnelles, sans me syndiquer, ou fréquenter une mouvance politique et en entretenant un rapport peu institutionnel au politique (je ne votais pas). Mon premier engagement militant (en dehors de tout cadre politique et syndical institutionnel) date de 2003 (un mouvement particulièrement fort à l’Education nationale ; voir Geay, 2004 et Robert et Tyssens, 2007), contre la réforme des retraites. C’est aussi ma première désillusion, qui m’a portée à me méfier des syndicats, responsables à mon sens de l’échec du mouvement. C’est pourquoi je me suis tenue, selon un processus qu’on pourrait qualifier de sortie d’engagement (Hirschman, 2006) pendant mes premières années d’enseignement, à l’écart des réunions d’information syndicale. Mais le désenchantement par rapport au métier m’a amenée ensuite à m’associer à des actions collectives puis à y jouer un rôle d’impulsion, en prenant notamment la parole en réunion syndicale. Mes préoccupations étaient à la fois d’ordre salarial et politique, puisque je renvoyais mon statut professionnel et mes conditions de travail à une position dominée dans l’ordre social. Mon investissement local m’a portée vers la responsabilité de la section syndicale du SNES de mon établissement et vers des fonctions militantes au niveau académique. Je trouvais sans doute là une source compensatoire de valorisation (Gaxie, 1977).
A l’issue de mon Master II, je décide de préparer une thèse en sociologie.
Je me trouve donc en situation d’ajouter à mes deux précédents statuts sur mon lieu de travail celui de chercheuse en sociologie. Quels sont les avantages, les difficultés et les inconvénients que j’ai pu observer du fait d’une telle situation ? Comment ai-je pu m’arranger concrètement entre ces deux postures qui peuvent apparaître contradictoires : celle d’une part de l’implication dans l’action de la syndicaliste et de la salariée et d’autre part la posture distanciée et réflexive de la chercheuse ?
Les premiers avantages que peut fournir cette posture sont bien connus de l’ethnologie et de la sociologie : le chercheur possède déjà un certain nombre de connaissances sur son terrain et il y est déjà introduit (Beaud et Weber, 2003). Le coût de l’entrée sur le terrain est donc faible. Bien sûr, en contrepartie, ce à quoi le chercheur est amené à devoir prendre garde, selon la littérature sociologique, qui fait de la distance et de la neutralité un gage d’objectivité, consiste dans un manque de distance vis-à-vis de son terrain, le risque de ne plus y percevoir des éléments spécifiques qui seraient davantage visibles pour un nouveau venu, le danger en tant que militant d’être partisan…
Les premières questions auxquelles j’ai été confrontée ont été celles de mes rapports avec mes supérieurs hiérarchiques, mes collègues et mes « camarades » militants dans la même organisation que moi. Comment aurais-je dû, si cela m’était demandé, justifier des prises en notes dans des réunions qui pouvaient impliquer des supérieurs hiérarchiques, d’autant plus que mon activité professionnelle incluait une obligation de réserve ? J’ai tranché le problème en me disant que je n’avais pas de compte à rendre à mon employeur sur cette recherche scientifique, mais à mon organisation syndicale, étant donné que mon étude ethnographique ne portait pas à proprement parler sur mon emploi, mais sur l’activité syndicale. Pour ce qui est de mes rapports avec l’organisation syndicale dans laquelle je militais, je pris la décision de faire voter en Conseil des sections [6] l’autorisation d’effectuer cette étude. Elle m’a été donnée malgré la réticence d’une militante, qui craignait de voir ensuite cette enquête mise en ligne et lue par des militants d’autres organisations syndicales, qui pourraient s’en servir comme instrument de raillerie. Par la suite, jusqu’à ce que je propose d’effectuer moi-même une restitution de terrain, personne ne me demanda, au sein du syndicat, des comptes sur mon ethnographie. Elle leur apparaissait, je suppose, comme un travail universitaire personnel. Les militants avaient bien d’autres problèmes à régler et d’autres soucis que de surveiller une étude que, du fait que j’étais militante dans la même organisation qu’eux, ils devaient supposer empreinte d’un a priori bienveillant. De fait, l’acceptation de mon travail sociologique, a été sans doute facilitée par la porosité qui existe entre les milieux militants et le discours savant (Siméant, 2002).
Mais c’est en réalité vis-à-vis de mes collègues que j’éprouvais le plus de difficulté à justifier mon changement de statut. Je répondais toujours de manière vague en essayant de ne pas susciter les questions :
« -Collègue : Alors tu continues tes études ou tu as fini ?
-Non, en France, actuellement ».
Mais cette gêne était aussi liée à l’évolution de mon statut. J’effectuais des études longues, ce qui était déjà en soi inhabituel. Entrée avec pour tout diplôme un baccalauréat, j’étais désormais titulaire d’un Master II. J’occupais un poste catégorie C, qui aurait dû être réservé à une personne avec une faible qualification. De manière générale, nombre de mes collègues avait un niveau d’études faible et ne maîtrisaient que mal la langue française pour certains d’entre eux, issus par exemple de l’ancien comptoir français de Pondichéry ou du Vietnam. Néanmoins certains de mes collègues, en particulier parmi les plus jeunes, et parmi ceux qui étaient militants, partageaient la même situation de déclassement social : nombre d’entre eux étaient titulaires d’un Bac+4, et parmi les militantes que j’ai interrogées, certaines détenaient un Bac+5. Cette situation traduit, comme l’a montré Camille Peugny l’une des caractéristiques actuelles de la situation de nombre de jeunes travailleurs (Peugny, 2009). Mais j’étais, à ma connaissance, la seule agent étudiante en thèse, ce qui tient sans doute également au pourcentage relativement faible de doctorants rapporté à la population nationale.
Par la suite, durant l’enquête, mon statut d’observatrice participante m’a amenée à poser certaines règles de rédaction dans mon rapport avec les autres acteurs de mon terrain. En particulier, je décidais de ne pas écrire sur des conflits de personnes qui avaient pu m’opposer à d’autres militants. Cela m’est apparu comme un sujet où j’étais susceptible de manquer de distance. Je ne voulais pas non plus avoir à porter une parole du point de vue de la position que me donnait mon statut de chercheuse sur ce type de situation.
Le processus qui m’a amenée à ajouter à mes statuts de salariée et de militante sur mon lieu de travail celui de chercheuse, ne m’a pas conduite, au moins dans un premier temps, à me poser réellement la question de l’objectivité du chercheur, mais plutôt à m’interroger sur le type de relations que je devais avoir avec les autres acteurs. Par conséquent, dans un premier temps, au moins, la mise à distance introduite par la réflexivité sociologique entre le « je » et le « moi », objet de la réflexivité, a impliqué de la part du sujet un nouvel arrangement aux autres et donc une redéfinition de l’identité du sujet dans et par son rapport aux autres.
Ce sont les tensions avec mes collègues, voire la dégradation nette de mes relations avec certains d’entre eux l’année de la réforme du lycée par Luc Châtel en 2009, qui ont joué un rôle déterminant dans ma décision de faire de la sociologie.
Ma section syndicale connaissait un conflit dur avec une partie des représentants des enseignants au Conseil d’administration (CA), élus sur une profession de foi apolitique et anti-syndicale. J’avais (comme d’autres militants de l’établissement), le sentiment que ces derniers déployaient de savantes stratégies d’évitement à l’égard de tout conflit avec la direction, s’engageaient à des actions collectives dont ils se retiraient à la dernière minute et allaient jusqu’à accepter de coopérer avec la direction sur des points à propos desquels ils avaient exprimé publiquement leur désaccord profond. Je ressentais de l’étonnement lorsque certains enseignants, proches de cette liste ou indifférents, témoignaient d’une adhésion non argumentée du type « ceux qui mettent en place les politiques scolaires sont des hauts fonctionnaires et des ministres, ils savent de quoi ils parlent ». Certains membres de la liste percevaient le vote majoritaire (lorsqu’il s’agissait de décisions internes à l’établissement) comme une forme de tyrannie. La liste asyndicale prenait ses décisions à l’unanimité, un seul veto venant invalider toute proposition d’action, et des incidents avec certains de ces collègues ont illustré leur méfiance face à la pratique de toute espèce de consensus ou de construction collective des positions (Chaar, 2012). Ce rapport aux modes institutionnels de prise de décision me surprenait dans une catégorie sociale qui est objectivement une des plus politisées de la population (Rahaoui, 2006). Enfin, chez certains enseignants, semblait se dessiner une frontière quasi-étanche entre le discours qu’ils destinaient à leurs élèves et celui qu’ils apportaient en justification de leur action. Ainsi, alors que les professeurs de philosophie enseignent le refus du relativisme dogmatique, certains pouvaient tenir des discours du sens commun qui me semblaient le valoriser, affirmant ainsi que toutes les opinions se valent [7].
Depuis longtemps désireuse de faire une thèse en sciences humaines mais finalement peu attirée par l’histoire, j’ai réalisé qu’un terrain s’offrait à moi. Je me demandais pourquoi mes collègues, pourtant toujours prêts à crier haut et fort leur mécontentement, avaient un rapport si paradoxal à l’action collective. Mon besoin de “mieux comprendre” (dans l’acception, qui est celle du langage commun, de parvenir à trouver une rationalité à un comportement qui me semblait personnellement absurde) semblait répondre à un certain vide dans la recherche, qui avait largement étudié les questions relatives aux mouvements sociaux, aux mobilisations, à l’engagement et à la sortie d’engagement [8], sans s’intéresser vraiment au refus d’engagement ou à des pratiques d’engagement (être représentant du personnel engage notamment à assister à de nombreuses réunions, certaines d’une durée de plusieurs heures, après les heures de cours) qui me semblaient paradoxales (je ne comprenais pas pourquoi les collègues de la liste asyndicale allaient au CA s’ils n’y matérialisaient pas leurs plaintes par un conflit avec la direction). On voit à quel point ma formulation des problèmes était intimement liée à une perception personnelle politisée des questions d’engagement. Alors que c’était une forme de désenchantement et de distanciation vis-à-vis de mon travail qui m’avait conduite vers le syndicalisme, c’est à l’inverse, et de façon paradoxale, un engagement de type militant qui m’a portée vers la sociologie [9].
Les trajectoires d’implication réflexive des deux auteures présentent le point commun d’être politisées et militantes. Elles sont néanmoins très différentes : d’un côté, on voit une identification aux enquêtés et de l’autre une position d’extériorité qui se traduit par un discours critique. Cela influence la thématique de recherche adoptée par chacune (d’un côté, la mobilisation des acteurs et leurs discours critiques, de l’autre, leur non-engagement et l’absence chez eux de prise de conscience). Une réflexivité sociologique commune peut-elle permettre de dépasser ces contradictions ?
La trajectoire scientifique d’Irène Pereira repose sur une conviction à la fois politique et épistémologique : celle de l’importance pour un mouvement politique émancipateur et pour une sociologie de l’émancipation de mettre en avant les capacités des acteurs. La critique de gauche que Rancière avait opposée à Bourdieu (Rancière, 1983), semblait à ce titre rejoindre ses convictions personnelles libertaires.
Être une sociologue pragmatiste, cela signifiait alors développer un rapport non culpabilisé entre science et militantisme. En effet, la philosophie pragmatiste théorise une continuité entre fait et valeur, qui ne remet pas pour autant en cause la possibilité de l’objectivité (Dewey, 2008[1939] ; Putnam, 2004). Faire de la sociologie de la critique semblait permettre d’introduire un nouveau rapport à l’objectivité et à la réflexivité. Il ne s’agissait pas tout d’abord de dévoiler les ressorts cachés des actions des acteurs, mais d’épouser, sans les juger, de manière immanente, leurs opérations critiques et de s’appuyer sur leurs compétences réflexives (Hennion, 2009). Il s’agissait de décrire au plus près ces opérations. Mais de toute façon, en situation d’implication militante, pouvait-il en être autrement ? Il était effectivement difficile, subjectivement, d’être critique à l’égard des acteurs et le directeur de thèse d’Irène Pereira comprenait ce qu’il appelait « le souci de ne pas trahir ses camarades ».
Le principe de charité (Delpla, 2001) apparaît ainsi comme une préoccupation majeure du sociologue pragmatique : essayer de transcrire, en leur donnant la plus grande consistance possible, les arguments et les stratégies de chaque position quelle que soit sa position dans l’espace des conflits militants. Il s’agit de refuser toute position de surplomb (Boltanski, 2009) pour faire preuve de décentrement en usant d’une pratique propre à la philosophie (discipline universitaire étudiée auparavant par Irène Pereira) : essayer de rendre compte d’argumentations opposées [10].
Par ailleurs, chez Irène Pereira, on trouve une pratique de l’observation participante, qui peut être qualifiée d’expérimentaliste, par référence à la logique de l’enquête de Dewey (Dewey 1993). Elle s’est comportée sur son terrain comme une actrice qui expérimentait des prises de position et prenait des initiatives, notamment en développant, avec un autre militant, une section syndicale Sud Culture sur son lieu de travail.
Chez Nada Chaar, on trouve une toute autre posture : la sociologie critique s’est donné pour objet le dévoilement des structures et des logiques qui déterminent les comportements des acteurs sans qu’ils en soient conscients. Les collègues de travail sont d’abord perçus comme inconscients des enjeux réels des évolutions de l’institution scolaires, analysées, conformément au discours syndical dominant comme une dégradation de la rémunération et des conditions de travail, liées aux recompositions néo-libérales de la fonction publique et des relations entre l’État et ses partenaires sociaux décrites par la sociologie (Bonelli et Pelletier, 2010). La dénonciation par certains enseignants d’un discours syndical trop politique, contestataire, conservateur et irréaliste était perçue comme une incapacité à comprendre.
Mais la position critique de Nada Chaar n’est pas proprement scientifique. Si elle s’appuie sur un discours scientifique, celui-ci s’inscrit dans une position engagée qui est d’autant plus nette qu’elle s’inscrit dans un discours syndical qui n’est lui-même pas déconnecté de la production scientifique dans les champs de l’économie et de la sociologie (l’institut de recherches de la FSU, fédération syndicale à laquelle appartient le SNES, contribue à diffuser un discours universitaire et scientifique de dénonciation de la mondialisation néo-libérale). Apporter une solution à la question du rapport entre science et transformation du réel n’implique ainsi pas forcément l’abandon de toute référence axiologique et de tout lien entre science et politique. La science peut au contraire se donner pour vocation de transformer le politique [11] et un projet scientifique reposant sur une sociologie critique peut s’inscrire d’une position d’engagement qui se revendique d’une dimension universelle émancipatrice.
La recherche d’Irène Pereira, pour mettre en valeur les capacités critiques des acteurs, s’est fondée sur la sociologie pragmatique (Boltanski et Thévenot, 1991). Pourtant, décrivant sa trajectoire sociale (voir supra), c’est sur la sociologie critique qu‘elle s’est appuyée. Comment expliquer ce paradoxe ? Adolescente, au lycée, et lors de ses premières années d’université, Irène Pereira a cherché chez Bourdieu, en particulier des ouvrages tels que Les héritiers (Bourdieu, 1964) ou La distinction (Bourdieu, 1979) des réponses à son besoin d’objectiver la distance sociale qu’elle éprouvait avec ses condisciples, les différences entre son milieu familial de classes populaires immigrées, et celui des classes moyennes françaises. Sa capacité, en tant qu’actrice, à expliquer sa position sociale en recourant à Pierre Bourdieu l’a amenée à supposer qu’il n’y avait pas une différence de nature, mais de degré entre la réflexivité critique du sens commun et celle du sociologue même critique.
En définitive, il semble tout d’abord qu’Irène Pereira ait cherché, par rapport à sa situation d’implication sur le terrain, dans la philosophie pragmatiste et la sociologie pragmatique des ressources pour articuler implication dans l’action et réflexivité scientifique sans adopter une position de transcendance par rapport aux acteurs de son terrain. En faisant jouer les capacités critiques des acteurs, elle a essayé de faire apparaître les potentialités critiques immanentes aux terrains dans lesquels elle était impliquée. La réception de ce travail par les acteurs (voir infra) semble confirmer les potentialités critiques que suppose tout travail de réflexivité sociologique même lorsqu’il ne se donne pas directement pour objectif un dévoilement de mécanismes sociaux inconscients.
À l’inverse, chez Nada Chaar, une situation d’hostilité oppose enquêteurs et enquêtés. ’Comprendre’ la résistance des enseignants à l’action collective ou à l’engagement individuel dans la construction du collectif, c’était analyser leurs contradictions et révéler sur eux des choses qu’ils ne souhaitent pas entendre. La sociologue se retrouvait alors dans la position de celle qui ’vendait la mèche’ en s’abstrayant ainsi du groupe des pairs (Bourdieu, 1984 : 15-16). Si cette situation n’est pas unique dans l’ethnographie impliquée (Vingré, 2006), elle présentait deux inconvénients : d’un point de vue déontologique, impossibilité d’enquêter à découvert, d’un point de vue pratique, blocage de la situation et impossibilité d’émanciper les acteurs malgré eux. Nada Chaar se trouvait ainsi prise au piège d’un rapport de domination symbolique entre le chercheur et ses enquêtés. Cette posture de rupture entre sens critique et sens commun est-elle indépassable ?
Le départ de la réflexion de Nada Chaar était que les comportements des individus face à l’engagement relevaient de facteurs subis tels que la peur, le sentiment d’insécurité économique (Dejours, 1998) et la souffrance au travail, en rapport notamment avec les recompositions managériales dans la fonction publique (Lantheaume et Hélou, 2008). Une autre possibilité était d’analyser les comportements face à l’engagement comme des mécanismes de type psycho-social, en cherchant à comprendre pourquoi les acteurs peuvent se montrer « apathiques » dans certaines situations d’insatisfaction (Bajoit, 1988). On pouvait, selon une autre perspective, mettre l’accent sur l’aspect pragmatique des accommodations réalisées par les acteurs (Lantheaume et Hélou, 2008) et sur leurs petites résistances y compris dans des situations extérieurement assimilable à du consentement (Scott, 2008). Mais dans les deux cas manque la prise en compte des justifications apportées par les acteurs à leurs actions alors même que les enseignants forment un groupe qui se caractérise par une forte maîtrise du discours.
« Réarticuler sociologie du dévoilement et posture compréhensive, critique sociale et ambition scientifique » n’est pas impossible (Geay, 2011 : 158). Aujourd’hui, dans le cadre d’une thèse de doctorat sur la socialisation professionnelle des nouveaux enseignants, une enquête longitudinale auprès de stagiaires 2011-2012, avec une double approche quantitative (un questionnaire en ligne qui a reçu 277 réponses) et qualitative (des entretiens biographiques), sans les invalider totalement, a déplacé à la fois les hypothèses de Nada Chaar et ses représentations personnelles.
Par la dimension d’auto-objectivation qu’il implique, ce travail de thèse l’a amenée à relativiser ses propres représentations de l’action collective, en les rapportant à trois éléments qui sont étroitement liés : ses origines populaires, sa trajectoire d’ascension sociale paradoxalement mêlée d’une forme de déclassement, et son rapport à l’école, au savoir et au métier d’enseignante [12], qui semblent induire un rapport particulier aux questions de rémunération et de conditions de travail, mais aussi à celle de la dévalorisation de l’image du métier. Par ailleurs, le lien qui pouvait paraître évident entre mobilisation syndicale et politique se trouve remis en question, d’abord parce que le syndicalisme enseignant n’est pas uni dans ses revendications et ses attaches politiques (y compris entre les tendances du syndicalisme dominant), ensuite parce que le discours syndical enseignant intègre une forte dimension corporative (Geay, 2005). En outre, ce qui pouvait apparaître au premier abord chez les enseignants comme un manque de compréhension des enjeux semble, à la lumière des premiers entretiens menés dans le cadre de la thèse de Nada Chaar, relever au contraire d’une certaine compétence critique qui s’exprime notamment lorsqu’ils dénoncent les mécanismes de bureaucratisation mais aussi d’enrôlement des individus qui sont à l’œuvre dans l’univers syndical. À cela s’ajoute le fait que mobilisation et action collective ne renvoient pas nécessairement, dans la vision qu’en ont les individus, à la politique ou au conflit. La majorité des enseignants les conçoivent comme des moyens au service d’une meilleure réussite des élèves et non comme un combat de salariés ou comme une remise en cause de l’ordre social (Llobet, 2011). Le politique trouve par ailleurs une place assez marginale dans le discours des enseignants : les notions de mission et de citoyenneté sont peu représentées dans les réponses au questionnaire d’enquête, et lorsqu’on aborde les valeurs des enseignants, ressortent surtout l’attachement à l’esprit critique et à la civilité et le refus de la violence. C’est donc une vision individualiste du monde et un attachement à des relations sociales apaisées qui est mis en avant.
Il semble enfin que l’un des éléments qui expliquent que les individus puissent se tenir à l’écart des mobilisations collectives pourrait résider dans un certain nombre de malentendus sur les valeurs. Tout en ayant l’air de dénoncer unanimement certaines mesures gouvernementales ou politiques rectorales au nom du service public d’éducation, les individus ne les renvoient pas aux mêmes systèmes de valeurs et à la même conception de l’ordre social. Or ces représentations et valeurs sont considérées comme relevant de l’opinion individuelle et de la politique, qui n’ont pas lieu d’être débattues sur le lieu de travail. C’est quand les individus se trouvent confrontés à la question de l’élaboration d’un discours et d’une action collectifs contre ce qu’ils dénoncent qu’on voit émerger, dans leur refus de s’engager, des disparités. La politisation des questions donne lieu à une conflictualisation de relations apparemment apaisées (Chaar, 2012) et un syndicalisme mobilisateur semble condamné à s’auto-limiter à des stratégies de mobilisation apolitiques et consensuelles (Llobet, 2011).
C’est à ce niveau qu’il semble indispensable de prêter la plus grande attention aux discours de justification des individus pour comprendre ce qu’une ethnographie piégée par une position de surplomb et d’hostilité à l’égard des acteur ne peut pas expliciter concernant leurs rapports à l’engagement. Cela suppose néanmoins se débarrasser de la distinction diltheyenne entre comprendre et expliquer, suivant en cela Pierre Bourdieu qui, « loin de se convertir à une certaine ’sociologie compréhensive’, qui tend à mobiliser Weber contre Marx et Durkheim, […] réengage ainsi la démarche explicative dans l’approche des subjectivités » (Geay, 2011 : 160). Pour rendre sociologiquement intelligibles les justifications individuelles, on ne peut en effet se dispenser de s’intéresser aux régularités qui les traversent en fonction des origines et des trajectoires individuelles. Ainsi, l’inscription forte de l’échantillon d’enquête de Nada Chaar dans les professions et catégories socio-professionnelles supérieures et sa forte féminisation pourraient être des variables importantes à interroger. Les disciplines enseignées sont un autre élément intéressant parce que, tout en renvoyant à des trajectoires différentes, elles semblent aussi s’accompagner de rapports différents au métier (Deauviau, 2011) et à ses contenus, notamment politiques (Rahaoui, 2006).
Il ne suffit pas de prendre en compte la subjectivité des acteurs mais il faut leur reconnaître des capacités d’argumentation fondées sur une rationalité qui relève du sens commun. Leurs actions répondent bien à des logiques d’argumentation fondées en valeurs. À ce titre, le discours savant doit se construire avec et à partir de celui des acteurs et non contre lui en y recherchant des déterminismes qui l’invalident. Malgré tout, la comparaison des recherches d’Irène Pereira et Nada Chaar a permis de faire ressortir un élément fondamental : ce qui compte n’est pas la position depuis laquelle se fait l’argumentation mais de savoir si cette argumentation est passée par le filtre d’une objectivation.
Reste néanmoins à dépasser la coupure qui peut se faire lorsque les acteurs se trouvent brutalement confrontés au discours savant, même construit à partir de leurs propres logiques d’argumentation. C’est une difficulté qu’illustre la réception de la thèse d’Irène Pereira dans son terrain militant. Au sein de Sud Culture, où il y avait peu de débats idéologiques internes qui opposaient les militants entre eux, son travail fut reçu positivement. Pour autant, l’approche consistant à adopter un point de vue qui ne soit pas de surplomb par rapport aux acteurs ne signifie pas que ce qui est énoncé dans le travail de recherche soit une évidence pour eux. Ainsi, une interviewée et actrice lors des observations participantes affirma qu’elle ne s’était rendu compte qu’à la lecture des différents extraits d’observation ou d’entretien à quel point elle revendiquait dans sa pratique un pragmatisme, terme qui revenait plusieurs fois dans ces paroles. Si le sociologue pragmatique révèle néanmoins aux participants des informations sur eux-mêmes alors qu’il part d’une position de continuité, c’est parce qu’il prend le temps d’approfondir, entre autres par des lectures, le plus loin qu’il le peut, la logique philosophique interne contenue dans les grammaires que les acteurs mettent en œuvre dans leur discours et leur pratique. Mais la réception du travail d’Irène Pereira fut plus houleuse au sein de son autre terrain militant, qui était une organisation de la mouvance libertaire. Dans ce contexte, elle apparaissait, en tant que militante, comme fortement marquée par ses positions au sein des débats sur le féminisme qui opposaient les membres de l’organisation. Les militants avec qui elle avait des divergences idéologiques ne l’ont pas accusée de déformer leurs propos, puisqu’elle les citait littéralement. En revanche, certains militants lui reprochèrent d’avoir tenu dans sa thèse des propos qui n’étaient en réalité pas les siens, mais ceux des militants qu’elle interviewait. Les reproches portaient en particulier sur les passages dans lesquels des interviewés objectivaient l’être social d’autres militants : « jeunes », « mâles », « blancs »… Il lui fut également reproché de s’être livrée elle-même à se travail de catégorisation sociale : « hommes », « ayant fait des études d’histoire », « issus de la province », « ayant milité à Sud Etudiant ».. Le troisième point de reproche portait sur le fait de faire apparaître au grand jour, et en particulier à des personnes extérieures à l’organisation, les points de clivage et de débat internes à celle-ci, ce qui risquait selon ces militants de l’affaiblir.
Il apparaît donc que tout immanente que se veuille la sociologie de la critique, elle porte néanmoins en elle des dimensions critiques. Celles-ci sont liées à la description de la réalité sociale, au fait que les acteurs eux-mêmes procèdent à des opérations de critique et de dévoilement – et de ce point de vue certains acteurs sont plus critiques que d’autres, et enfin la dernière dimension critique tient à la confrontation entre les différents arguments et les différentes stratégies des acteurs. Par ce dernier point, le sociologue ouvre le champ des possibles pour son lecteur tout en l’enjoignant à exercer lui-même son esprit critique en réfléchissant aux différentes positions décrites. En cela, c’est bien ici le rôle de l’enquête scientifique telle que la théorise Dewey (Dewey, 2003[1927]) dans les rapports qu’elle pose entre le scientifique et les citoyens : le scientifique doit apporter les éléments qui permettent au citoyen d’exercer son jugement et d’agir par exemple sur des éléments de connaissance technique. Dans le cas du sociologue, celui-ci peut avoir, entre autres, pour rôle d’apporter aux acteurs une meilleure connaissance des différentes logiques d’action et arguments opposés par les protagonistes. Le sociologue contribue donc de ce point de vue à cet enrichissement de la démocratie que décrivent Callon, Lascoumes et Barthe (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001) à propos de la délibération. Une démarche de recherche impliquant un travail collectif de réflexivité et d’objectivation fondé sur l’articulation du discours (dans un continuum du sens commun et du discours savant) et de l’action, permettrait peut-être de résoudre ces tensions car il n’y aurait plus des sociologues et des enquêtés mais une co-construction du savoir scientifique.
Les interactions sont d’abord réelles entre l’objectivation de la position du chercheur et sa pratique d’acteur. Ainsi, Nada Chaar, à la lumière des observations issues de son retour réflexif sur sa pratique de secrétaire syndicale locale et des enseignements tirés de sa recherche de doctorat, a modifié notablement sa pratique syndicale. Renonçant à tout discours politique surplombant en réunion syndicale et à toute position ’magistrale’ consistant à poser le discours syndical comme un discours éclairé, elle s’appuie maintenant sur la demande de ses collègues et sur leurs propositions pour simplement coordonner les mobilisations dans son nouvel établissement, où elle mène actuellement une recherche-action centrée sur le développement d’une vie collective et syndicale locale. Reste qu’un piège nouveau se profile dans cette démarche. Une position théorique d’affirmation de l’autonomie des acteurs et de la rationalité de leurs discours doit se garder d’un relativisme qui conduirait à considérer que leurs discours, parce qu’ils témoignent d’une certaine compétence intellectuelle et politique, se valent. En effet, la question n’est pas de savoir si, du point de vue d’une rationalité abstraite, leurs discours sont également informés et ordonnés, ce qui reviendrait à nier toute réalité des positions sociales de domination. D’un point de vue pratique, le risque serait celui d’une dilution des conflits de valeurs et d’un escamotage du politique sous l’apparence d’une entente de tous autour d’objectifs communs définis trop vaguement comme centrés sur l’amélioration des conditions de travail au nom de la réussite des élèves [13]. Proposer aux acteurs de s’associer à la recherche des données quantitatives et à la construction des discours d’objectivation et les amener à situer leurs discours et leurs représentations conflictuelles dans un espace politique qui est avant tout un espace social pourrait-il les amener à modifier la réalité sociale en prenant conscience des intérêts et des relations de domination qui sous-tendent tout discours ? [14] Il nous semble que c’est là la condition sine qua non d’un débat véritablement démocratique.
L’expérience de réflexivité sociologique en situation d’implication professionnelle et militante sur son terrain de thèse a amené Irène Pereira à mettre en œuvre des stratégies d’enquête qui fassent émerger un discours sociologique critique à partir d’une position, non pas de transcendance, mais d’immanence, en s’appuyant sur les capacités de réflexivité critique des acteurs eux-mêmes. Cette dimension a été rendue possible par l’existence de logiques d’action plurielles parmi les acteurs, qui entrent en contradiction. Le sociologue est alors celui qui restitue cette pluralité au lecteur, l’invitant à exercer à son tour ses propres capacités de réflexivité critique.
Aujourd’hui, la posture de militante, d’indigène et de chercheuse de Nada Chaar, par la réflexivité qu’elle implique, n’est plus un piège, mais un atout. Un statut d’indigène permet une familiarité et des intuitions pratiques qui permettent de tester et de faire évoluer ses hypothèses (Bourdieu, 1984 ; Geay, 2011). Ses découvertes de chercheuse lui permettent à la fois de mettre à distance son engagement et d’expérimenter des démarches syndicales renouvelées.
Ainsi, il nous semble, au vu de nos deux expériences, que les notions d’implication et de réflexivité peuvent constituer, dans l’enquête sociologique, deux pôles qui s’enrichissent mutuellement. Tandis que l’implication représente le pôle de l’action d’émancipation en continuité avec les capacités des acteurs, la réflexivité sociologique met à jour les déterminations macro-sociales.
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[1] Geay, 2011 ; Broqua, 2009 ; Sommier, 2009 ; Harvard-Duclos, 2007.
[2] Ce courant, qualifié également de « sociologie pragmatique », étudie les justifications des acteurs en leur prêtant des capacités critiques, ce qui conduit à ne pas introduire de rupture entre le sens commun ordinaire et le discours savant (Boltanski et Thévenot, 1991).
[3] Il serait possible d’aborder les thématiques dont il est question dans cet article à partir par exemple de sociologues classiques tels que Marx ou Weber. Mais étant donnée l’inscription théorique de deux auteures de l’article, nous avons préféré ne pas introduire encore d’autres références théoriques qui excéderaient les dimensions de ce texte.
[4] Confédération nationale du travail – Formation Action Université : Syndicat anarcho-syndicaliste implanté dans certaines universités.
[5] Contrat première embauche : projet d’un contrat à durée indéterminée assorti d’une période d’essai de deux ans pour les jeunes de moins de 25 ans.
[6] Organe de direction du syndicat Sud Culture Solidaires qui, statutairement, réunit l’ensemble des sections du syndicat.
[7] À l’examen, les choses sont plus compliquées : certaines opinions seront dénoncées comme extrêmes, déraisonnables, voire irrationnelles tandis qu’on valorisera la diversité des opinions dans les strictes limites d’un universalisme humaniste et républicain (Pinto, 2007).
[8] Neveu, 2005 ; Fillieule, Agrikolianski et Sommier, 2010.
[9] C’est l’expérience inverse que fait Julie Landour lorsqu’elle se désengage de son travail de cadre dans un institut de sondage pour devenir chercheuse en sociologie (Landour, 2013).
[10] La démarche pragmatiste se distingue en ceci de celle de l’intervention sociologique d’Alain Touraine et son équipe qu’il ne s’agit pas de déterminer le « sens » d’un mouvement social, mais de restituer la pluralité des logiques de justification et d’action à partir de grammaires philosophiques.
[11] Bourdieu, 1984 : 14-15 ; Bourdieu, 2000 ; Bourdieu, 2002.
[12] Deauviau, 2005 ; Balland, 2012 ; Geay, 1999.
[13] Nada Chaar, « Les enseignants et la mobilisation collective dans un établissement parisien du XVIe arrondissement en 2013-2014 », recherche-action en cours.
[14] C’est l’hypothèse que fait Nada Chaar dans son projet de recherche-action.
Pereira Irène, Chaar Nada, « Immanence, dévoilement et réflexivité. Faire de la sociologie à partir d’une implication militante sur le lieu professionnel », dans revue ¿ Interrogations ?, N°19. Implication et réflexivité – II. Tenir une double posture, décembre 2014 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Immanence-devoilement-et (Consulté le 21 décembre 2024).