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Fugier Pascal

L’analyse sociologique de l’exclusion sous l’angle de la désinsertion et de la déliaison

 




 Introduction

La notion d’exclusion sociale est mobilisée afin de qualifier une multiplicité de publics et de situations. Elle apparaît donc comme une notion ’fourre-tout’, qui a conduit plusieurs sociologues à élaborer des conceptualités alternatives, en déplaçant l’étude des processus d’exclusion sociale vers celles des processus de désaffiliation (Castel, 1990), de disqualification (Paugam, 1991), de désinsertion (Gaulejac, Taboada Léonetti, 1994a) [1] et de déliaison (Autès, 2000). Ce sont surtout les problématisations des processus d’exclusion qu’élaborent Vincent de Gaulejac en sociologie clinique et Michel Autès en sociologie politique que nous présenterons et discuterons dans cet article. Leurs approches ont la particularité de questionner les processus d’exclusion dans leurs effets sur la subjectivité des acteurs, en tant qu’ils participent à l’altération de leurs sentiments d’identité et mettent à l’épreuve leur subjectivité. Après avoir montré en quoi l’exclusion constitue un « concept-horizon » de la sociologie (Paugam, 1996 : 566) et souligné certaines de ses limites heuristiques, nous présenterons donc les conceptualités alternatives que proposent Vincent de Gaulejac et Isabel Taboada Léonetti (à travers le concept de désinsertion) ainsi que Michel Autès (à travers le concept de déliaison).

 L’exclusion : un « concept-horizon  » de la sociologie

Il existe une multitude d’ouvrages sociologiques consacrés à l’exclusion. Citons parmi les principaux ceux dirigés par Jacques Donzelot (1991), Pierre Bourdieu (1993), Serge Paugam (1996) et Saül Karsz (2000). Au-delà de la diversité des approches et problématisations que ces sociologues élaborent de l’exclusion sociale, tous se rejoignent sur deux points, à savoir :

  • appréhender l’exclusion non pas comme un état ou une situation mais comme des processus qui sont liés, de façon dialectique, avec des processus d’inclusion ;
  • rendre compte de la multiplicité de ses formes et dimensions, en refusant les théories qui réduisent sa genèse à un seul facteur déterminant (la pauvreté par exemple) et à un seul public (comme les classes populaires). L’exclusion est plutôt définie comme un processus instable et progressif qui concerne un public sociologiquement hétérogène, le dégagement de formes d’exclusion spécifiques pouvant donner lieu à la construction de typologies et d’idéaux-types. Par ailleurs, aucun facteur social déterminant n’agit ’en soi’. Leur pouvoir déterminant peut aussi bien être renforcé que limité par d’autres facteurs sociaux, que les situations que rencontre l’individu va actualiser ou inhiber (Lahire, 1998). Ainsi, la perte de son emploi peut être compensée par des solidarités sociales intergénérationnelles ou la propriété d’un capital financier et patrimonial.

Le concept d’exclusion est l’objet de sérieuses réserves et critiques par les sociologues contemporains. Robert Castel fait partie de ceux qui se montrent les plus sceptiques à l’égard de la valeur heuristique du concept. Il souligne combien il désigne des situations hétéroclites, se demandant par exemple ce qu’il y a de similaire entre d’un côté la situation d’un chômeur de longue durée qui, vivant son chômage comme un stigmate, s’est complètement refermé sur lui-même et passe ses journées devant la télévision à son domicile, et de l’autre côté la situation d’un jeune de banlieue qui lui passe toutes ses journées en bande à ’zoner’ dans l’espace public, avec une consommation ostentatoire de biens culturels perçus comme légitimes qui démontre combien ses aspirations idéologiques sont dans ’l’air du temps’. Le minimum requis pour l’analyse est d’établir le degré d’exclusion de chaque individu au sein des différents univers sociaux qu’il expérimente. Une personne marginalisée dans un univers social (le travail salarié par exemple) pouvant être ou se sentir totalement intégrée dans un autre, comme la famille ou les loisirs. Soit un nombre infini de configurations au sein desquelles l’exclusion apparaît réduite et relative, puisque « l’exclusion d’une sphère sociale ne signifie pas une exclusion complète de la société » (Guibet Lafaye, 2012 : 21).

Robert Castel refuse aussi la séparation entre intégration et exclusion, qu’on retrouve notamment dans l’opposition qu’effectue Alain Touraine (1992) entre les personnes in et out. Une telle opposition ampute la compréhension des processus d’exclusion quand elle se contente de désigner et séparer deux sous-ensembles sans interroger comment l’un produit la situation de l’autre, soit comment les individus et groupes sociaux intégrés participent à la production et la reproduction de l’exclusion sociale d’autres individus et groupes sociaux, et comment ces derniers ont une utilité sociale pour ceux qui sont en position dominante ou y œuvrent. Questionner l’utilité sociale des ’exclus’ (comme force de travail à exploiter, armée de réserve, bouc émissaire…) les inscrit bien au cœur des rapports sociaux, en particulier de classe (Bihr, 2012). Robert Castel regrette à ce propos qu’on ne fasse pas davantage le lien entre l’accroissement des exclus et la concurrence exacerbée induite par l’économie néo-libérale : « Au début des années 80, on a vu se développer un discours de réhabilitation, voire d’apologie de l’entreprise, discours chantant les mérites de la compétitivité et de l’efficacité : l’entreprise source de toute richesse, seule créatrice d’emplois. Parallèlement s’est développé un discours qui se penchait sur le sort des exclus, avec une certaine mansuétude et une certaine bonne volonté : c’est la mise en place des politiques d’insertion. […] il est difficile d’accepter que la réussite des uns se paye de l’invalidation des autres » (Castel, 2000 : 38).

C’est surtout à travers sa mise en perspective socio-historique du concept d’exclusion que Robert Castel se montre critique. Il soutient qu’une définition littérale de l’exclusion, entendue comme la situation de personnes totalement mises à l’écart, bannies de la société, désigne des réalités qui ont pratiquement disparu de l’hexagone. Ainsi, les trois principales formes d’exclusion qu’il distingue ne correspondent pas aux situations des publics du travail social (Montoya, Sonnette et Fugier, 2016) qu’on désigne ordinairement comme « exclus » [2] (jeunes en errance, chômeurs, personnes vieillissantes, en situation de handicap…), que ce soit :

  • le fait d’être complètement banni, éradiqué de la communauté, voire mis à mort par la communauté (comme c’était le cas des juifs et tsiganes déportés pendant la Seconde Guerre Mondiale) ;
  • le fait d’être reclus au sein de la communauté (être ’exclu de l’intérieur’ dans une « institution totale » (Goffman, 1979 : 41), comme dans certains asiles, prisons ou ghettos américains) ;
  • ou encore le fait de coexister dans la communauté mais avec un statut d’exception, qui rend de droit et de fait impossible la participation à certaines activités sociales (l’accès à des formations scolaires, des professions, des activités politiques, l’aide sociale…). Robert Castel prend l’exemple des Algériens lorsque l’Algérie était française. On peut aussi penser à la situation plus contemporaine des Arabes palestiniens citoyens de l’État israélien.

Ces trois formes typiques de l’exclusion ne correspondent pas à la majorité des situations vécues par les citoyens de l’hexagone, et notamment les publics du travail social considérés comme exclus. L’exclusion constitue plutôt une situation-limite qu’ont pu temporairement connaître ou que sont susceptibles de connaître une partie d’entre eux. Seule la troisième forme d’exclusion tend à correspondre à la situation vécue par certains, qui sont quotidiennement l’objet d’un traitement discriminatoire (dans l’accès à l’emploi, au logement…), sur des critères d’appartenance (ou de supposée appartenance) ethnique, religieuse ou territoriale.

Il s’agit donc pour Robert Castel de « cadrer » le concept d’exclusion sociale en le réservant à des processus et situations rigoureusement définis. Afin de nommer les logiques sociales qui ne sont pas de l’ordre de l’exclusion stricto sensu mais concernent bien des phénomènes d’inégalités, de précarité ou de vulnérabilité, l’élaboration de conceptualités alternatives s’impose. L’exclusion apparaît alors comme un « concept-horizon », c’est-à-dire «  à la fois comme une question fondamentale du fonctionnement de toute société et une limite intrinsèque à l’objet lui-même, qu’il faut repousser le plus loin possible en se donnant d’autres instruments d’analyse » (Paugam, 2001 : 75).

Nous ne traitons pas dans cet article de la problématisation que Robert Castel propose de l’exclusion à partir du concept de désaffiliation, définie comme « rupture de lien sociétal » (Castel, 1991 : 139). Nous pouvons toutefois souligner qu’il schématise sa réflexion en distinguant trois « zones » dans lesquelles les individus peuvent se trouver : « la zone d’intégration signifie que l’on dispose des garanties d’un travail permanent et que l’on peut mobiliser des supports relationnels solides ; la zone de vulnérabilité associe précarité du travail et fragilité relationnelle ; la zone de désaffiliation conjugue absence de travail et isolement social  » (idem  : 148). Notre souci de rendre compte des effets des processus d’exclusion sur la subjectivité des acteurs en les resituant dans un contexte sociétal marqué par une crise du symbolique nous tourne vers deux autres auteurs de référence, dont les contributions sont complémentaires de celles de Robert Castel, à savoir la sociologie clinique de Vincent de Gaulejac et la sociologie politique de Michel Autès.

 L’exclusion comme processus de désinsertion

C’est à partir d’une approche biographique que Vincent de Gaulejac appréhende un processus spécifique d’exclusion qu’il désigne par le terme de désinsertion et qu’il analyse dans ses effets sur la construction identitaire de l’individu. La perte de son emploi, de son logement, la dévaluation de son diplôme ou encore une séparation conjugale constituent autant d’expériences qui, surtout si elles se cumulent, remettent en question son statut social et ce qui fonde son identité. L’individu peut avoir le sentiment de ne plus savoir qui il est ou de devenir étranger à lui-même.

C’est dans La lutte des places (Gaulejac, Taboada Léonetti, 1994a) que sont précisées les modalités de ce processus. La désinsertion est définie comme l’envers du décor de l’hypermodernité, qui idéalise le développement personnel, la réalisation de soi par le travail, la concurrence exacerbée, la performance et l’excellence. Les personnes ’embarquées’ dans un mouvement de désinsertion ne parviennent pas à monter ou peinent à se maintenir dans le train de l’hypermodernité, dont les places se réduisent et sont donc de plus en plus chères. Ce qui entraîne de multiples « luttes des places », en premier lieu au sein du système scolaire et du marché de l’emploi.

Aucune catégorie socioprofessionnelle n’est à l’abri d’un tel processus, à l’image du déclassement que subissent des individus a priori privilégiés. Comme le souligne Michel Autès dans son commentaire de l’ouvrage, « le cadre sert alors de figure emblématique de la nouvelle pauvreté qui apparaît dans les années 1980 » (Autès, 2000 : 12).

La désinsertion de l’individu résulte d’un ensemble de ruptures et de handicaps cumulatifs. Elle se décline en plusieurs phases durant lesquelles le risque de désinsertion s’affirme puis prend peu à peu racine dans le parcours de vie de l’individu. À l’encontre des lectures économistes de l’exclusion, les auteurs soutiennent que « le statut économique n’est pas un facteur suffisant, ni nécessaire, pour entraîner quelqu’un dans la déchéance sociale » (Gaulejac, Taboada Léonetti, 1994b : 79). Ils identifient d’autres facteurs déclencheurs du processus de désinsertion, comme un divorce, la perte d’un logement ou une grave maladie. Viennent se corréler à ces événements déclencheurs des facteurs aggravants, comme un traitement discriminatoire ou les effets pervers des conditions d’obtention des aides sociales, etc.

La notion de désinsertion est associée à celle de place et renvoie à « un mouvement de descension sociale, de déclassement de certains individus et de rupture des liens sociaux » (ibid. : 77). La lutte des places quant à elle marque l’affaiblissement des consciences de classes et de leur unité, en particulier concernant les classes populaires. Elle ne constitue pas pour autant une lutte entre tous les individus, selon un principe néo-darwinien de sélection dite naturelle, mais concerne spécifiquement des personnes solitaires en errance et en marge de la société, orphelines de tout sentiment d’appartenance collective. Vincent de Gaulejac insiste sur le fait que les individus solitaires impliqués dans la « lutte des places » ne souhaitent pas changer la société mais y avoir (ou y garder) une place. Leur demande est donc davantage une quête de reconnaissance (et leur lutte, une lutte de reconnaissance) plutôt qu’une demande de changement.

La « lutte des places » s’exerce dans tous les mondes sociaux (travail, famille, culture/loisirs…) quand ils sont régis par l’utilitarisme, l’individualisme, la concurrence et qu’on y condamne et délaisse les plus vulnérables, l’affaiblissement des socialités primaires n’étant pas compensé par des corps intermédiaires (associations, syndicats, eux aussi affaiblis), ni par les solidarités d’un État providence en déliquescence. La crise identitaire que risquent de traverser les personnes désinsérées est donc à mettre en perspective avec « les exigences normatives de la société – en matière de réussite professionnelle, de standards de consommation, d’épanouissement sexuel et personnel – qui entraînent les individus défaillants dans la dévalorisation et dans la honte de soi qui paralyse » (ibid. : 78).

L’un des intérêts de l’approche biographique mobilisée par Vincent de Gaulejac et Isabel Taboada Léonetti est qu’elle évite l’opposition manichéenne qui soit sur-responsabilise l’individu, soit l’érige en victime passive de la société. L’analyse des récits de vie met en évidence comment un même individu peut passer par différentes phases susceptibles de mener à sa désinsertion sans que ce dessein soit inéluctable. Il peut d’abord résister activement à sa désinsertion, en mobilisant ses propres ressources pour tenter d’en réchapper, sans le recours de l’assistance sociale ou en tâchant de la minimiser et de la maintenir invisible. Les difficultés rencontrées sont jugées temporaires, c’est une mauvaise passade qu’il s’agit de surmonter. « Cela dépend d’un ensemble de facteurs personnels et structurels, mais c’est aussi en lien avec le fait que l’événement déclencheur soit unique ou possède de multiples sources. Si la période se prolonge sans solution, et si plusieurs dimensions de la vie sont touchées, le glissement vers une autre phase risque de se produire » (ibid. : 80). Ce n’est donc pas la présence d’un seul facteur événementiel mais sa prolongation et l’intrication progressive d’autres facteurs déterminants qui vont entériner le processus de désinsertion.

Dans ce cas, l’individu risque peu à peu de s’adapter à sa situation. Perdant confiance en ses capacités à ’se remettre sur les rails’, il accepte alors le recours à l’aide sociale ou de s’installer dans un statut de travailleur précaire, avec le risque d’être étiqueté ’assisté’ ou marginal. « C’est la phase pessimiste au cours de laquelle se structure une nouvelle identité de chômeur, de sans logement, de célibataire par exemple » (idem).

À cette phase d’installation peut succéder une phase de résignation, lorsque l’individu est enclin au renoncement et tombe dans le nihilisme, en se disant ’à quoi bon’ continuer de lutter pour trouver un travail, une compagne, recouvrir la santé… À la perte de confiance en soi se joint la perte de confiance vis-à-vis des institutions sociales. Cette phase peut même mener à une forme d’autodestruction, si l’individu succombe à des addictions et effectue des actes qui mettent volontairement sa vie en danger.

Les auteurs mettent aussi en évidence le recours à diverses stratégies d’acteurs, comme les stratégies de contournement, lorsque l’individu tente de ’garder la face’ en prenant ses distances et en remettant en question l’idéologie dominante qui lui assigne une place de ’looser’ ou d’assisté. Cela peut consister par exemple à remettre en question la place trop importante qu’a prise le travail dans la société au détriment d’autres activités sociales jugées au moins aussi essentielles au bien-être individuel et social (comme les activités politiques, amicales, familiales, amoureuses, etc.). Une autre stratégie à laquelle peuvent recourir les acteurs consiste à « chercher à agir sur la situation sociale et modifier les faits à l’origine de la souffrance » (ibid. : 81). Il s’agit de stratégies de dégagement par lesquelles l’individu peut se révolter, s’impliquer dans des actions collectives de contestation du système établi et nourrir un profond ressentiment à l’égard de ce et ceux qui l’ont conduit sur le chemin de la désinsertion. L’enjeu consiste alors à emprunter une véritable bifurcation biographique, qui annonce une ’nouvelle vie’, une reconversion identitaire. Mais un tel dégagement nécessite la possession de ressources sociales (économiques, relationnelles, culturelles et affectives) qui, si elles manquent, « ne peut qu’agir sur l’éprouvé de la situation. Dans ce cas, on parlera de stratégies de défense dans lesquelles la mobilisation de mécanismes psychiques de défense, en grande partie inconscients, lui apporte les moyens de supporter, de masquer ou d’oublier sa souffrance. Les plus fréquentes de ces stratégies sont l’évitement dans le retrait et l’isolement – de la situation génératrice de souffrance, le déni et la fuite des réalités dans l’alcool ou la drogue, la résignation et l’abandon de toute tentative d’en sortir, la réappropriation comme sujet à travers des conduites d’échec, de surenchère et d’auto-destruction » (idem). Nous retrouvons ici la fin possible et extrême des processus de désinsertion et qui s’apparente à une forme de déchéance.

Ces différentes phases constituent autant de figures subjectives qui affectent l’identité de l’individu, entre d’un côté la figure mythique du self made man qui tente de sauver sa peau sans l’aide de personne et de l’autre l’étiquette stigmatisante de l’assisté ou du ’looser’, qui ne porte plus aucune estime pour lui-même.

La désinsertion ne se manifeste donc pas uniquement sous la forme d’une misère de condition (l’absence de supports sociaux) mais aussi à travers une « perte du lien identitaire : on ne sait plus qui on est, et on ne vit plus comme ayant une place dans la société, on est out, comme dit A. Touraine. » (Autès, 2000 : 12). La référence à l’opposition entre insiders et outsiders, dont nous avons montré les limites précédemment, se justifie ici car elle se situe dans le registre de la subjectivité, dans la façon dont les individus peuvent effectivement s’identifier et percevoir leur place dans la société.

Parmi les cas les plus extrêmes d’un tel mouvement de désubjectivation, nous pouvons évoquer les personnes qui, se percevant comme exclues de la société, s’attaquent à ceux qui en sont perçus comme les gardiens ou les représentants. Vincent de Gaulejac retrace ainsi l’histoire de « the human bomb » qui a pris en otage une classe maternelle. Michel Autès se réfère pour sa part à la prise d’otage du parlement québécois qu’a effectuée le caporal Lortie (Legendre, 1989). À travers de tels phénomènes de désubjectivation, l’exclusion se définit alors comme la « défaillance de la subjectivité. Ce n’est plus l’individu exclu des rapports sociaux, c’est l’exclusion à l’intérieur du sujet… » (Autès, 2000 : 13).

Vincent de Gaulejac soulève un paradoxe parmi les conditions sociales qui rendent aujourd’hui possibles l’insertion de la personne. En effet, pour s’insérer et donc participer au monde commun (du travail, de l’École), il faut être autonome, savoir ’se débrouiller’ seul, ne pas être soumis à des liens de dépendance interpersonnels, quitte à vivre son insertion dans la solitude… À l’inverse, ceux qui ne sont pas insérés sont précisément ceux qui sont maintenus en situation de dépendance vis-à-vis de leurs semblables, par l’intermédiaire de l’aide et de l’assistance sociale, à qui on reproche d’être en quelque sorte trop solidaire vis-à-vis des démunis. Vincent de Gaulejac nomme ce paradoxe « l’insertion paradoxale » qu’illustrent selon lui les institutions publiques et de nombreux professionnels du travail social : « être inséré, c’est vivre autonome donc à l’écart des institutions chargées de l’insertion ; être désinséré, c’est vivre en étant coupé des autres mais en ayant besoin d’aide, donc être dépendant des institutions » (Gaulejac, Taboada Léonetti, 1994a : 242).

 L’exclusion comme processus de déliaison

Revisitant les différents concepts par lesquels les sociologues contemporains appréhendent l’exclusion, Michel Autès élabore sa propre grille de lecture de ces phénomènes et propose de les concevoir à partir du concept de déliaison. À travers ce concept, il insiste sur la dimension symbolique de la réalité, et en l’occurrence sur la désymbolisation des subjectivités que provoque la dérégulation des sphères politiques et économiques. Le lien social se défait, il se délite face à l’incapacité du politique et ses instances à incarner un garant métasocial, et à proposer et défendre un projet de société qui donne un sens et une place à ses membres, qui assure un être-ensemble et un vivre-ensemble, en intervenant notamment auprès des autres institutions, à commencer par celle du travail. Or, le déclin ou du moins l’effacement de l’État social, de ses politiques de «  bienveillance » (Autès, 2008 : 16), et sa « logique de la dette » (ibid. : 14), à travers la remise en question de l’État-providence (Rosanvallon, 1992) mais aussi de l’État-Nation (la déterritorialisation de l’État voulue par les politiques de décentralisation), vont faire triompher non seulement l’économie libérale mais aussi une idéologie libérale, sommant les individus de se considérer comme des êtres singuliers, libres, autonomes, responsables, en cultivant « leur autonomie identitaire » (Helfter, 2009 : 49) plutôt que leurs liens d’appartenance. Il en résulte la perte d’un langage commun, l’incapacité à produire un sens commun du réel. Tel est l’aspect fondamental des processus de déliaison : « quand les liens se défont – je parle de la déliaison de liens symboliques, qui sont construits avec du langage –, il n’y a plus rien. […] Le rapport des hommes aux choses et le rapport des hommes entre eux n’ont plus de sens » (Autès, 2000 : 17).

Afin de mettre en évidence ce processus de déliaison par lequel le social se trouve subverti par l’économique, Michel Autès s’inspire notamment des travaux de Marcel Gauchet remettant au goût du jour la problématique wébérienne du désenchantement du monde qui procède du capitalisme (Gauchet, 1985). Mais nous pouvons aussi nous référer à la sociologie critique de Pierre Bourdieu, lorsqu’il affirme que le néolibéralisme vise un affaiblissement des règles publiques au profit d’une place grandissante donnée aux mécanismes du marché. Identifiant la rationalité à la rationalité individuelle et prétendant instaurer un marché ’pur et parfait’ au service de l’individu, l’utopie néolibérale est un véritable « programme de destruction méthodique des collectifs […] visant à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur : nation, dont la marge de manœuvre ne cesse de décroître ; groupes de travail, avec par exemple l’individualisation des salaires et des carrières en fonction des compétences individuelles et l’atomisation des travailleurs qui en résulte ; collectifs de défense des droits des travailleurs, syndicats, associations, coopératives ; famille même, qui, à travers la constitution de marchés par classes d’âge perd une part de son contrôle sur la consommation » (Bourdieu, 1998 : 109-110). Ainsi pouvons-nous avancer que l’idéologie néolibérale participe au déclin des institutions garantes du lien sociétal et à la désymbolisation des subjectivités contemporaines.

 Bibliographie

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Notes

[1] Cet ouvrage a fait l’objet d’une réédition avec Frédéric Blondel en 2014 (Gaulejac, Blondel, Taboada Léonetti, 2014).

[2] Le terme « exclus » et l’expression « exclusion sociale », comme catégories institutionnelles, trouvent leurs origines dans l’ouvrage Les exclus de René Lenoir (1974), secrétaire d’État à l’action sociale de 1974 à 1978.

Pour citer l'article


Fugier Pascal, « L’analyse sociologique de l’exclusion sous l’angle de la désinsertion et de la déliaison », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 26. Le médiévalisme. Images et représentations du Moyen Âge, juin 2018 [en ligne], http://revue-interrogations.org/L-analyse-sociologique-de-l (Consulté le 21 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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