Cet article analyse le déclenchement d’un conflit social dans une usine d’incinération d’ordures ménagères à l’aune de la rationalité pathique de travailleurs. L’analyse insiste d’abord sur les transformations successives de l’organisation du travail et des activités, qui ont conduit à des remaniements dans les stratégies de défense collectives mises en place par les travailleurs. Tandis que des décisions managériales alimentaient une dégradation des contions de travail et de sécurité dans l’usine, un ressenti de peur et de colère d’une partie des salariés s’est durablement installé, débouchant sur deux grèves où une cohésion de classe s’est substituée à la cohésion de type paternaliste qui prévalait auparavant.
Mots-clés
Conflit social – Rationalité pathique – Santé au travail – Stratégies de défense viriles – Travailleurs des déchets
An incineration plant on the brink of explosion. Enlightening a social conflict with pathic rationality : This article examines the emergence of a social conflict at a household waste incineration plant in terms of worker’s pathic rationality. The analysis begins by stressing the successive transformations in the organization of work and activities, which led to changes in the collective defense strategies mobilised by the workers. While managerial decisions have exacerbated deteriorating working conditions and compromised safety at the plant, fostering feelings of fear and anger among segments of the workforce, leading to two strikes in which class cohesion replaced the paternalistic cohesion that had previously prevailed.
Keywords :
Social conflict – Pathic rationality – Health at work – Virile defensive strategies – Waste workers
Avec la révolution industrielle et la société de consommation, l’évacuation et l’élimination des déchets urbains sont devenues des activités cruciales (Monsaingeon, 2017), où l’incinération a occupé une place particulière dès la fin du XIXe siècle, virant même à l’« obsession » (Hurand, 2014) au cours du XXe siècle. Or les usines d’incinération d’ordures ménagères (UIOM) ont été peu investiguées, malgré leurs enjeux symboliques et physiques. Quelques recherches se sont penchées sur les enjeux territoriaux (Dansero et al., 2015 ; Puttilli et Tecco, 2016), notamment considérés à partir de la participation publique et des conflits que ces installations génèrent (Barbier, 2005 ; Rocher, 2016). Dans ces perspectives, le travail et les travailleurs ne sont guère pris en compte (Van Staëvel, 2006 ; RECORD, 2012), et lorsque c’est le cas, ce sont surtout les causes de mortalité ou les effets somatiques délétères d’une substance précise qui sont étudiées, non le rapport subjectif au travail [2].
Cet article vise à explorer cet angle mort à partir de l’analyse d’un conflit collectif déclenché dans une UIOM suite à des problèmes organisationnels aux impacts importants sur la santé physique et mentale des travailleurs [3]. En raison des spécificités sociotechniques d’une telle installation, et des dynamiques sociales locales, ce terrain constitue un cas intéressant pour analyser un élément peu exploré dans les études relatives aux conflits sociaux liés aux problèmes sanitaires au travail : la « rationalité pathique » [4]. En psychodynamique du travail, cette dernière désigne une forme de rationalité où l’action des travailleurs est analysée à l’aune de la préservation de la santé mentale. La rationalité pathique permet d’expliquer les raisons pour lesquelles les travailleurs adoptent certaines pratiques, y compris lorsqu’elles apparaissent paradoxales pour un observateur extérieur. Ces pratiques ont été désignées sous le nom de « stratégies de défense » (individuelles et/ou collectives) lorsqu’elles ont été mises en évidence chez des ouvriers du BTP (Dejours, [1980] 1993). Ceux-ci adoptaient en effet des stratégies de défense viriles (jeux dangereux, non-respect des consignes de sécurité, etc.) qui possédaient leur rationalité propre : celle de lutter contre la peur. Par exemple, l’usage d’un équipement de protection individuelle pouvait rappeler l’existence du danger que le travailleur essaie justement de dénier. Du point de vue de la rationalité pathique, il devient donc nécessaire de ne pas utiliser cet équipement, pour ne pas rappeler l’existence du danger, pour soi et autrui.
En bravant ainsi activement le danger, les ouvriers quittaient la posture passive vis-à-vis de la peur, et en élaboraient collectivement un contrôle symbolique. Les stratégies de défense viriles visent donc à entretenir une forme de déni individuel et collectif des dangers. Si le déni permet de ne pas penser à ce qui fait souffrance (au sens d’affects plus ou moins désagréables), il n’est ni absolu ni constant, d’où les variations entre les discours évoquant le risque, et ceux le banalisant ou l’occultant, parfois chez un même travailleur. Dénier quelque chose signifie nier l’existence d’une partie angoissante de la réalité perçue. Mais pour qu’une réalité soit déniée, il faut qu’elle ait été auparavant reconnue. Cette variabilité du déni explique donc la nécessité pour les travailleurs d’en renforcer l’efficacité, en entretenant au mieux les pratiques collectives à visée défensive, y compris en rejetant les individus qui ne peuvent ou ne veulent pas les adopter. L’une des conséquences des stratégies de défense, c’est qu’en étayant le déni de réalité, elles gênent l’activité de pensée relative au travail, en particulier concernant la prise en charge collective des risques et des atteintes corporelles. De ce fait, elles renforcent de manière non intentionnelle les pressions patronales et les inerties institutionnelles qui existent en matière de prévention (Marichalar, 2017).
Les éléments analysés ici alimentent les réflexions propres à la sociologie de l’action collective dans les organisations, surtout lorsqu’elle insiste sur le lien entre des composantes matérielles (ici, la demande d’amélioration de l’outil productif) et morales (l’attente de reconnaissance sociale en matière d’atteintes à la santé), dans la dynamique de revendications salariales (Mathieu, 2012). Dans la première partie, on verra en effet que, pour comprendre la manière dont des grèves ont fini par éclater dans l’UIOM, il est nécessaire d’en passer par l’analyse de la rationalité pathique des travailleurs, elle-même nécessitant de comprendre comment l’organisation du travail et les activités ont été modifiées par des décisions managériales. Puis, dans une seconde partie, il sera analysé en quoi les stratégies de défense des travailleurs ont constitué des obstacles au « processus de réalisation du problème des conséquences sanitaires » [5] au sein de leur usine, y compris lorsque certains dangers étaient connus de tous.
L’UIOM a été construite dans les années 1970 par une collectivité qui l’a exploitée pendant une vingtaine d’années, avant de conclure un contrat de délégation de service public (DSP) avec un exploitant privé, Valorrec. Pour remporter ce marché, l’entreprise avait prévu d’installer un groupe turbo-alternateur permettant production et vente d’électricité, pour valoriser l’incinération des déchets. Cette première DSP d’une quinzaine d’années a été renouvelée, et remportée par Incivalor, entreprise d’un grand groupe de gestion des déchets, en cohérence avec la structuration mondiale du secteur (Bertolini, 1989). Le nouveau contrat prévoyait une amélioration de la performance calorifique et environnementale du site, grâce à la modernisation des installations : l’incinération des déchets permettait à l’usine de produire de la vapeur, dont une partie alimentait le réseau de chauffage urbain (RCU) et le réseau local d’eau chaude, dispositif technique complexe à surveiller et entretenir (réseau de tuyauterie, sous-stations équipées d’un échangeur, etc.).
Incivalor mène ainsi un travail de valorisation des déchets aux deux sens du terme. Réglementaire d’abord, puisque, pour le compte de la collectivité, elle dirige une usine pratiquant la valorisation par traitement thermique, en cohérence avec les injonctions européennes à sortir du « tout élimination » [6]. Économique ensuite : l’entreprise tire son chiffre d’affaires du traitement des ordures ménagères et des encombrants du territoire local, auquel s’ajoutent des revenus liés au traitement et à la vente des mâchefers.
Réussir la « transmutation » de la « merde » en une « poule aux œufs d’or », pour reprendre les propos de Stéphane [7] (pontier), nécessite l’intervention de spécialistes. L’UIOM regroupe une soixantaine de salariés en CDI à temps complet [8], dont seulement 10 % de femmes (employées ou cadres). Ce sont principalement des agents de maîtrise (50 %) et des ouvriers (35 %). Un tiers des salariés ont 50 ans ou plus (17 % moins de 30 ans), et 45 % d’entre eux ont plus de 15 ans d’ancienneté (un tiers ont au plus 5 ans d’ancienneté). Le fonctionnement des installations repose sur les activités menées par plusieurs catégories de travailleurs, dont deux sont particulièrement importantes en ce qui concerne le travail de production.
D’abord, les pontiers, responsables de la fosse à déchets (ses 10 mètres de profondeur peuvent accueillir environ 3 000 tonnes de déchets montant jusqu’à 20 mètres de hauteur). Depuis leur poste de travail, ils manœuvrent un pont roulant et un grappin grâce auxquels ils mènent deux activités. La première a trait à la surveillance de la réception des ordures (dont le nettoyage des bords du quai de déchargement pour faciliter le travail des chauffeurs de bennes). Leur seconde activité consiste à construire « un beau tas dans la fosse : c’est bien large, bien droit et bien mélangé. » (Damien, pontier). Il faut environ un an pour apprendre à monter un « beau mur », c’est-à-dire un tas droit, situé à environ trois mètres du bord de la zone de déchargement (soit la largeur de la taille du grappin), qui ne s’écroulera pas sous son propre poids ou en raison d’une instabilité liée à sa trop grande taille [9]. Mal monter le mur implique une difficulté supplémentaire pour les jours suivants, car la place peut manquer dans la fosse. Cette dimension architecturale du beau travail de pontier se complète d’une dimension classificatoire jouant sur la bonne combustion. Une technique particulière permet de gérer le contenu de la fosse en fonction des différents éléments présents et de leur état – notamment le degré d’humidité.
« Je connais ma fosse. Je repère les déchets. Le matin, je sais ce qui arrive : tout ce qui est clair, c’est léger, ça brûle, et tout ce qui est noir, c’est du lourd, ça ne brûle pas. Il faut mélanger au mieux au moment de la réception, et quand on alimente le four, il ne faut pas mettre que du clair ou du foncé. » (Stéphane, pontier)
Il faut avoir le « coup d’œil » pour repérer les différents types de déchets présents dans la masse détritique, à première vue informe, et procéder à une mise en ordre du désordre pour alimenter les fours au mieux. Cette mise en ordre implique la capacité à manipuler le grappin assez finement pour retirer certains déchets de la fosse, dont les plus volumineux (une cuisinière, par exemple) risquent de boucher le four.
Seconde catégorie de travailleurs importante pour la production : les chefs de bloc. Ils sont responsables de la conduite des fours depuis la salle de commande. Une partie importante de leur travail consiste à surveiller les installations, pour s’assurer que la combustion se réalise dans les conditions optimales pour obtenir un débit de vapeur suffisant pour alimenter le RCU. La conduite des fours implique la capacité à produire un « beau feu ». Qu’est-ce que cela signifie ? D’abord, cela renvoie à une dimension d’efficacité calorique : générer et alimenter un beau feu signifie (ob)tenir une « combustion homogène » des déchets. Cela suppose une quantité adéquate de déchets sur les grilles : ni trop, pour que la couche brûle correctement, ni trop peu, pour que la combustion élimine les dioxines, tout en restant à un niveau de polluants compatible avec les seuils réglementaires. Un beau feu est aussi jugé sur des critères visuels : le chef de bloc s’assure de la présence d’un mur de flammes sur la couche de déchets, où les proportions flammes/déchets sont bonnes, c’est-à-dire d’aspect triangulaire (« le triangle du feu doit être bien »), et où de « belles flammes » (droites, sans fumées noires) sont visibles. Selon Fabio (chef de bloc), « en passant d’une équipe à une autre, on finit par savoir quel chef de bloc fait les plus belles flammes. » Par ailleurs, les chefs de bloc expérimentés sont en mesure de sentir les problèmes avant qu’ils n’arrivent. « Avec l’expérience, avec le visuel, on peut anticiper les problèmes qui vont arriver, parce qu’on perçoit le tas de déchets derrière les flammes. » (Clément, chef de bloc). Ce rapport sensible au procédé d’incinération engage donc une coopération avec les pontiers : une bonne combustion ne peut pas être atteinte sans un travail de qualité de ces derniers, qui veillent au meilleur mélange possible des déchets pour atteindre une bonne combustion.
Encadrant ces deux groupes d’ouvriers et de techniciens, les chefs de quart ont la responsabilité du fonctionnement technique (démarrage des chaudières, circuits vapeur, eau et ammoniac, etc.) et de la sécurité de l’usine (rondes journalières). Enfin, une équipe (électriciens, mécaniciens) veille à la maintenance préventive et curative des installations.
Or, cette organisation du travail a connu des évolutions importantes dont les effets sur le rapport au travail de nombreux salariés ont mis plusieurs années à se faire sentir.
Des documents d’archive et les entretiens indiquent qu’au début des années 2000, soit quelques années avant la fin de la DSP, Valorrec a commencé à diminuer ses investissements dans la maintenance préventive pour des raisons financières : celle-ci nécessitait au moins une semaine d’arrêt par an des différents fours, pour que les équipes internes de maintenance puissent procéder à des travaux de nettoyage et de réparation sur les lignes (fosse de chargement des ordures, systèmes de combustion ou de circulation d’eau, silos à cendres) ; à cette époque, seules les opérations les plus complexes sur les fours étaient confiées à des entreprises extérieures spécialisées. En dépit de la réduction de la maintenance préventive, la fiabilité des installations était toujours considérée comme bonne, avec seulement une demi-douzaine d’incidents d’exploitation par an. Toutefois, cette dynamique s’est déroulée dans une configuration où la sécurité des travailleurs n’était pas une priorité managériale : ceux-ci étaient exposés à de nombreux risques physiques (chaleur, bruit, explosions) et toxicologiques (poussières) mais n’étaient pas équipés de protections individuelles, les plans de prévention n’existaient pas toujours, les accès au site n’étaient pas contrôlés, etc.
Comment les travailleurs arrivaient-ils malgré tout à mener leurs activités ? C’est ici que la rationalité pathique doit être convoquée. Parallèlement à la dégradation des conditions de sécurité, une division entre salariés s’est installée, jusqu’à la fin du contrat de Valorrec. Cette division s’est organisée autour de pratiques collectives augmentant les risques et banalisant les dangers, caractéristiques des stratégies collectives de défense viriles repérées dans différents métiers comme celui d’éboueur (Gernet, Le Lay, 2011), de pisteur-secouriste (Duarte et Gernet, 2016) ou encore de coursier à vélo (Le Lay, Lemozy, 2023). Parmi ces pratiques défensives collectives, on trouve d’abord le travail sans protection adéquate. Lorsque certains salariés refusaient de s’y plier, ils franchissaient explicitement la ligne de démarcation entre eux et les « vrais hommes ». S’ils le faisaient par peur, alors ils étaient considérés comme des trouillards, des « femmelettes ». S’ils le faisaient en raison de propriétés sociales trop décalées par rapport à celles des autres salariés, ils devaient affronter des péjorations plus ciblées. C’est ainsi que Mehdi (chef de quart) fut victime de propos dénigrants (« on ne fait pas d’un âne un cheval de course ») et racistes (« bougnoule »). Arrivant du Maghreb à la fin de ses études de premier cycle, il ne parlait pas encore parfaitement le français, ne connaissait pas encore son nouveau métier de chef de bloc, et avait refusé d’adopter les pratiques défensives viriles de ses collègues.
L’agressivité exacerbée exprimée de façon directe envers les travailleurs qui se refusent à adopter les stratégies collectives de défense viriles vise principalement à tenir ces derniers à l’écart, car ils rappellent, par leurs comportements ou leurs mots, qu’il existe des dangers bien réels. Or, ce rappel doit être limité au maximum pour que le déni du réel puisse opérer sur un plan subjectif. La cohésion collective autour des pratiques défensives doit donc être maximale pendant et hors du temps de travail. Chez Valorrec, cela a pu s’observer y compris avec une partie du management supérieur autour de libertés avec les règles de sécurité durant les activités, d’événements sportifs extraprofessionnels et de pratiques festives alcoolisées (dans et hors-travail). Il convient de s’arrêter ici sur un élément important dans cette dynamique collective : la place de l’alcool. Divers travaux classiques en sociologie (Pialoux, 1992 ; Merle, Le Beau, 2004) ont déjà insisté sur le fait que les rapports ouvriers à l’alcool sont multiples, et dépendent de nombreux éléments, parmi lesquels le métier exercé et la division du travail. À cet égard, il est notable que les pratiques d’alcoolisation les plus présentes se retrouvent dans des métiers physiquement et mentalement exigeants, organisés autour d’une sociabilité masculine nécessaire pour affronter les conditions de travail et une organisation du travail disciplinaire. En effet, dans des espaces professionnels comme ceux des dockers, éboueurs, ouvriers du BTP, agents du tri postal, marins, etc., l’alcool constitue un médiateur relationnel. Son partage collectif permet de dessiner une frontière entre les travailleurs solidaires et les autres, à l’image des « buveurs d’eau » dont parle Castelain (1989), qui peuvent éprouver des craintes à travailler avec des collègues alcoolisés, sans toujours en référer aux responsables, de peur d’être considérés comme des « balances ».
Mobiliser le concept de rationalité pathique permet de compléter ces analyses. Comme chez d’autres populations ouvrières (Debout, 2022), les pratiques d’alcoolisation parmi les travailleurs des déchets (Corteel, Le Lay, 2011) permettent de lutter contre divers ressentis affectifs déstabilisants. Ainsi en est-il du dégoût chez les égoutiers (Jeanjean, 1998), pour qui l’alcool joue un rôle « désinfectant » vis-à-vis de l’ordure. Dans le cas des éboueurs, il joue par ailleurs un rôle « euphorisant » vis-à-vis de l’ennui ressenti lors des longues tournées de balai, voire un rôle d’« anesthésiant » vis-à-vis de la honte ressentie à effectuer les activités de nettoiement (Le Lay, 2014). Chez Valorrec, l’alcool a soudé la solidarité des « travailleurs virils » – et les rapports de confiance qui structurent leur coopération horizontale (Dejours, Gernet, 2012) –, tout en jugulant chez eux l’éprouvé de peur, en calmant l’angoisse potentielle au cours d’activités risquées dans les installations et à la fin de la journée de travail. Dans ce collectif, l’alcoolisation rendait possible le déploiement des pratiques dangereuses de ses membres, tout en mettant le corps physique à rude épreuve. De ce fait, les salariés qui n’acceptaient pas de se plier à ces attentes et au fonctionnement « familial » de l’usine (Rémi, responsable maintenance électrique) furent l’objet de brimades et de violences : insultes, mises au placard, voire échanges de coups.
Avec l’arrivée d’Incivalor, cet édifice social et les pratiques défensives ont été ébranlés lorsque la nouvelle direction a combattu les dérives “claniques” ayant structuré la division des salariés. Le groupe dominant s’est trouvé déstabilisé par la mise à l’écart de certains de ses membres influents et par l’interdiction de l’alcool durant le travail : la convivialité sur laquelle reposaient le fonctionnement du collectif et les stratégies défensives viriles a été mise à mal (des pratiques d’alcoolisation ont perduré, mais de manière individuelle). Les risques jusque-là banalisés ou déniés commencèrent à être perçus pour ce qu’ils étaient : des dangers pour la santé physique et mentale. Et alors que les travaux de rénovation annoncés lors de la DSP étaient sans cesse reportés, la direction et les cadres d’Incivalor n’ont pas prêtés attention à ce qui s’est joué, subjectivement, pour les salariés, dont beaucoup ne pouvaient plus faire face aux activités, dans une configuration d’aggravation de l’état des installations et de déstabilisation des défenses collectives.
Lors de la reprise du site, les dirigeants d’Incivalor n’ont pas pris la mesure des conséquences matérielles de la dégradation de la maintenance préventive sous Valorrec.
« Il n’y a pas eu de suivi quand Incivalor est arrivé. Ils auraient dû faire beaucoup de renouvellement des chaudières [qui récupèrent la chaleur produite], mais ils ne l’ont pas fait, ce qui a conduit a beaucoup de ruptures de tubes de chaudière. Si un tube éclate, il faut arrêter tous les fours.Ça fait donc une perte d’exploitation. » (Christian, chef de quart)
Du point de vue des activités, ces dégradations ont eu des effets directs durant plusieurs années : la multiplication des arrêts d’urgence des fours à des fins curatives a fait baisser le tonnage des déchets réceptionnés (-30 %) et incinérés (-80 %) entre 2011 et 2016 [10], entraînant une dégradation de la situation financière de l’entreprise.
Mais quels effets subjectifs a eus cette dégradation des conditions de réalisation des activités ? On a vu que les pontiers et les chefs de bloc avaient développé un rapport au travail positif, grâce à la maîtrise de règles de métier précises et à la reconnaissance de leurs pairs, deux éléments centraux dans l’accomplissement de soi. La psychodynamique du travail a montré que la reconnaissance sociale joue un rôle important en matière de santé mentale, notamment du fait de son lien à la qualité du travail et aux formes d’évaluation dont elle fait l’objet (Dejours, 1992) : le « jugement de beauté » des pairs portant sur la conformité aux règles de métier et l’originalité de la contribution du travailleur, et le « jugement d’utilité » proféré par les responsables hiérarchiques et les destinataires de la production. En particulier, le jugement de beauté engage des délibérations collectives autour des activités, mais relève également d’une dimension intrasubjective : en trouvant des solutions pour subvertir le « réel du travail » (ce qui résiste à la maîtrise technique), le travailleur peut prendre du plaisir, redoublé quand ses efforts et ses apports sont reconnus par les autres. Même si le jugement de beauté est parfois “dur”, il est indispensable en matière d’identité professionnelle et subjective. Sans lui, l’accomplissement de soi est rendu beaucoup plus difficile, et des troubles de santé peuvent apparaître, surtout si les stratégies de défense sont déstabilisées. Dans le cas des pontiers, des chefs de bloc et des chefs de quart (qui savent évaluer la beauté d’un feu parce qu’ils ont généralement occupé la fonction de chef de bloc), la dégradation des installations a eu un effet direct sur les possibilités de générer un « beau feu », une « bonne combustion », ce qui a joué sur le sentiment subjectif de réaliser du bon travail.
La déstabilisation du mécanisme de déni du danger a eu pour effet d’inciter de nombreux salariés à demander des moyens de protection, en particulier pour les activités de maintenance. Devant ces revendications qu’ils avaient incidemment contribué à faire naître, les nouveaux dirigeants de l’usine ont pris la décision de retirer progressivement la réalisation des arrêts programmés des fours à leurs équipes pour les confier à des sous-traitants, et ont engagé une politique de réduction des personnels mécaniciens : rapidement, les effectifs ont baissé de moitié pour un périmètre technique croissant. Selon Robert (technicien maintenance), l’ancien responsable maintenance a subi des pressions visant à empêcher l’ancien responsable de mener les actions de maintenance nécessaires, « parce que ça revenait trop cher ». Confronté à ce que l’on peut qualifier de conflit éthique, ce responsable a d’abord dû être mis en arrêt-maladie, puis a fini par quitter Incivalor moins de 2 ans après sa reprise de la DSP. Il a été remplacé par des gens « qui ne connaissaient pas l’usine ou les installations, et qui n’ont pas été aidés par les équipes en place ».
Ces éléments indiquent que le jugement d’utilité adressé à ces travailleurs par les responsables a également été atteint avec le processus de dégradation de la maintenance des installations. Alors que les remontées du terrain semblaient claires et sensées, les directions successives ont préféré ne pas en tenir compte, voire faire l’inverse de ce que les spécialistes en interne préconisaient. Beaucoup de salariés l’ont ressenti comme une attaque intime : « L’usine, c’est notre bébé. On la connaît par cœur. » (Ludovic, pontier). Tout ceci permet d’affirmer que les salariés ont fait l’expérience d’un déni de reconnaissance de la part de leur direction et d’une partie du management.
Cette dynamique s’est accompagnée d’une explosion du nombre d’incidents, oscillant entre 80 et une centaine selon les années. D’abord, parce que la qualité du travail mené par les sous-traitants était peu contrôlée par les équipes de maintenance.
« On passait des journées entières avec l’ancien responsable maintenance dans les installations. On les connaissait très bien. Et puis ça a été sous-traité. Vous filez ça à des intérimaires… Les gens du service voyaient que les entreprises faisaient moins bien qu’eux, comme si les entreprises de maintenance qui intervenaient ne connaissaient pas le type d’installations d’ici. Donc c’est encore plus rageant. » (Jean-Michel, responsable sécurité)
Ensuite, parce que cette qualité dégradée s’ancrait dans des installations vieillissantes.
« C’était trop vieux et trop vétuste. […] Un bon four ça tient 5-6 mois sans incident, avec la maintenance faite. Mais là, ça cassait au bout de quelques semaines, voire quelques jours. » (Paul, chef de bloc)
« Les fours à la fin, ils s’effondraient à l’intérieur : on voyait les tuyaux à nu parce que le béton – pourtant épais d’un mètre – s’est cassé la gueule avec l’âge. Avec la fin des arrêts usine sur les quatre dernières années, il y a eu des fuites répétitives au niveau des tuyaux de four. Logiquement, l’épaisseur du tuyau est de 6mm : à la fin il restait parfois 1mm. Les réparations étaient faites pour pallier l’urgence, mais ça pétait ailleurs. » (Antoine, chef de quart)
L’externalisation de la maintenance et la dégradation des installations se sont auto-alimentés : la direction a accentué son recours à des sous-traitants à mesure que ses salariés se plaignaient davantage de devoir déboucher des filtres (remplis de poussières dangereuses) ou réparer des fuites récurrentes des systèmes de vapeur, exposant les salariés à des risques accrus. Une étude a montré que les niveaux d’exposition moyens les plus élevés, supérieurs au niveau de la valeur limite d’exposition professionnelle correspondante, s’observent lors des opérations de maintenance menées à l’occasion des arrêts techniques (Levilly, Chollot, 2015). Avec la multiplication des arrêts d’urgence, l’exposition des salariés aux substances toxiques (poussières d’amiante, cendres volantes, composés organiques volatils, etc.) a donc été accrue [11], sans que des moyens de protection réellement efficaces (i.e. autres que des équipements individuels pas toujours adéquats) ne soient fournis.
Avec un empoussièrement important et chronique, les salariés ont commencé à éprouver de la peur concernant une exposition à des substances pathogènes. Cela s’est accentué avec ce que les élus du CHSCT présentent comme une « découverte » : celle de la présence d’amiante dans l’usine (bâtiments, installations techniques et certaines pièces de rechange). Or, des rapports internes portant sur l’exposition à l’amiante dans les installations et des entretiens indiquent que cette situation était connue à l’époque de Valorrec, puisque les remplacements de pièces amiantées ont commencé au milieu des années 1990. L’exposition des salariés aux dangers toxicologiques a donc une histoire ancienne, même si, au seuil des années 2010, elle était considérée comme « faible », sauf pour les mécaniciens et les techniciens de maintenance, pour qui elle était considérée comme « moyenne ». Avec l’augmentation des incidents à Incivalor, elle s’est accrue, rendant nécessaire l’usage de protections individuelles (masque, combinaison) dans des zones jusqu’ici non concernées. Pourtant, la direction du site et la collectivité ont tardé à prendre la mesure du problème [12] : plusieurs années ont été nécessaires avant que ne soit prise la décision de lancer un chantier de désamiantage complet, dont le suivi a été complexe et accidentogène (les installations ont continué à tourner partiellement au début du chantier, avant d’être stoppées pendant deux ans).
On a vu que la déstabilisation des stratégies de défense viriles mises en œuvre sous Valorrec est intervenue lorsque le management d’Incivalor s’est installé. Cette mise à mal des pratiques défensives a permis le resurgissement d’affects négatifs intenses tenus jusque-là à distance de la conscience des salariés. Le premier affect, sans doute le plus étudié par la clinique du travail, est la peur, contre laquelle les travailleurs des déchets doivent se protéger en priorité pour pouvoir effectuer les activités (Michel, 2011). Sur le site, elle a été alimentée par plusieurs éléments. D’abord, elle concerne les dangers chimiques et biologiques liés à la manipulation des déchets, aux résidus d’épuration des fumées d’incinération des ordures ménagères (REFIOM) [13] puis à l’amiante. Ensuite, la peur renvoie à l’effacement de la frontière sanitaire entre travail et hors-travail : des salariés ont longtemps laissé leur conjointe laver leurs vêtements de travail, avant que l’entreprise ne se charge de ce nettoyage depuis une dizaine d’années pour les bleus de travail (cinq ans pour les t-shirts et les sweat-shirts). Comme dans d’autres configurations professionnelles concernées par l’amiante ou le plomb, ces salariés ont exprimé la peur d’avoir contaminé involontairement leur famille [14].
« Je sais que j’ai été exposé. Donc qu’est-ce qu’il va se passer ? Est-ce qu’on va me découvrir quelque chose ? À l’époque, on lavait nos bleus de travail à la maison. C’est madame qui le mettait à la machine. Est-ce qu’elle va avoir quelque chose ? Et les enfants ? » (Alexandre, responsable RCU)
Cette peur signe l’entrée de certains salariés dans des états psychiques profondément dégradés. Ainsi Samuel explique-t-il être arrivé à un point de rupture :
« Je ne veux plus venir ici, mais je ne veux même plus jouer avec mes enfants [Il se met à pleurer]. Je veux juste la reconnaissance amiante. Je ne veux pas d’argent, juste la reconnaissance de l’exposition pour ma femme et mes enfants, au cas où. » (technicien RCU)
Le mouvement anxieux exprimé par Samuel trouve une traduction comportementale plus marquée chez Mehdi (chef de quart), qui, après avoir expliqué ne plus rien faire lorsqu’il est chez lui (il a arrêté de s’occuper de ses enfants et ses activités de loisir), déclare : « La prise de conscience de l’exposition à l’amiante fait que j’ai peur pour ma femme, mes enfants… Je déborde, je n’en peux plus… parfois, je me vois de l’extérieur. » Ces atteintes pathogènes à la santé mentale ont pu aussi déboucher sur des issues plus inquiétantes comme des idées de passage à l’acte suicidaire, ce dont ont pu témoigner certains salariés rencontrés.
Avant que ne surviennent ces troubles importants de la santé, la peur a eu un effet direct dans le déclenchement du premier mouvement de grève, intervenu suite à des pannes récurrentes du système de transport pneumatique des cendres des électro-filtres, et des dangers toxicologiques que cela faisait peser sur les salariés [15] : les cendres se retrouvaient à l’air libre sur la terrasse supérieure de l’UIOM et étaient pelletées manuellement par quatre ou cinq salariés dans des « big bags », tirés à la main puis avec un palan électrique pour les ramener au niveau du sol, une dizaine de mètres plus bas. En raison des risques [16], des alertes furent adressées à la direction, sans effets, malgré plusieurs visites (programmée ou inopinée) de la DREAL (Annexe 3). Cette première grève a constitué un événement fédérateur d’une « solidarité combative » jamais exprimée de la sorte auparavant, recomposant la ligne de division des années Valorrec : dorénavant, on n’était plus avec ou contre le “clan familial” mais avec ou contre le “groupe ouvrier” en lutte contre une direction préoccupée par des enjeux financiers.
Alors que le changement d’entreprise dans le cadre de la DSP avait fait naître beaucoup d’espoir chez certains salariés, la confiance a rapidement disparu, et les rapports se sont tendus avec la nouvelle chaîne managériale. Selon les salariés critiques, les nouveaux cadres supérieurs n’ont apporté aucun soutien technique à leurs équipes, soit par manque de connaissances ou d’intérêt aux questions techniques, soit par manque de temps : « on court toujours après sa signature. Ils mettent en place des procédures, et ensuite ne les respectent pas » (Rémi, responsable maintenance électrique). En outre, ils ne sont pas parvenus à organiser le travail, faute de réunions utiles, de capacité à déléguer certaines activités et à prendre le temps de s’arrêter pour penser.
Venait s’ajouter le sentiment d’être méprisés par ces responsables, aussi bien dans les propos que dans les actes : « promesses pas tenues » (Aurélien, responsable plateforme de traitement mâchefer ; Samuel, technicien RCU), « mensonges » (Mehdi, chef de quart ; Clément, chef de bloc), accusations de fainéantise et de sabotage portées à l’encontre des salariés.
« Ils [la direction] n’ont pas de respect de la technicité. Même celui qu’on appelait le “grand maître de la vapeur”, qui signalait les problèmes à la direction – fuites chaudière, problèmes aux électrofiltres, panne des laveurs de fumées, etc. –, a été mis à l’écart dans un local d’archives. […] Ils l’ont fait craquer. » (Samuel, technicien RCU)
« Je n’ai aucune confiance, ils ont tellement menti… […] Eux, ils nous ont envoyés à la mort. » (Fabio, chef de bloc)
Ce manque d’écoute et de confiance a conduit à instaurer une forte opposition de classe : « Eux, ils sont venus pour les sous. Le reste, ils s’en foutent. Ils nous mentent… » (Ludovic, pontier). Collovald et Mathieu (2009) ont déjà montré, dans une analyse consacrée à des formes de mobilisation sociale dans le commerce, qu’un déficit du jugement d’utilité, prenant la forme d’emplois précarisés, de salaires faibles, etc., est de nature à alimenter un processus de protestation collective en raison d’un sentiment de déception trop important à supporter, pour peu qu’existent des rapports de proximité avec des représentants syndicaux.
Le cas de l’UIOM permet d’insister sur la nécessaire prise en compte de la rationalité pathique dans la genèse des mouvements de protestation collectifs. Nous avons vu que la déstabilisation des stratégies de défense viriles élaborées sous Valorrec est intervenue avant que les salariés ne fassent l’expérience du déni de reconnaissance de la part de leur nouvelle hiérarchie, et parallèlement à l’effritement des conditions nécessaires au jugement de beauté. Les transformations (individuelles et collectives) dans les modalités possibles de traitement de la souffrance inhérentes au travail dans ce secteur sont donc intervenues en amont de ce que Yannick Barthe nomme, dans le cadre des essais nucléaires militaires français, le « processus de réalisation du problème des conséquences sanitaires » (2010 : 86) : « prendre conscience » et « faire advenir à la réalité » un problème sanitaire collectif en passent donc d’abord par un mouvement psychique individuel désagréable consécutif à des transformations de l’organisation du travail qui mettent en tension la rationalité pathique des membres du collectif. C’est dans un second temps que les travailleurs (sous l’impulsion des élus du CHSCT, dans le cas de l’IUOM) peuvent s’engager dans la mise en forme de la « politique des causes » [17] qui préside aux dynamiques de mobilisation visant à faire avancer leurs revendications collectives (reconnaissance sociale, interdiction de substances ou de pratiques, compensations financières), et qui s’organise à partir de deux processus :
« d’une part, un processus de victimisation qui consiste, à partir d’un “suspect” – ici, les essais nucléaires – à rendre visible et à lui associer des victimes ; d’autre part, un processus de mise en causes qui consiste, à partir de ces victimes, à identifier plus précisément les entités qui sont à l’origine de leur situation – ici la contamination radioactive, l’exposition aux radiations, le colonialisme, l’Armée d’hier, celle d’aujourd’hui, etc. » (2010 : 101-102)
Pourtant, en dépit du travail de mise en visibilité des dangers toxicologiques (en recourant notamment à des expertises externes) et des alertes répétées à la direction de l’UIOM et à la DREAL, les salariés furent confrontés à une absence de progrès en matière de prévention et de protection. La peur subsista donc, accompagnée d’un second affect, qui a fini par émerger chez les salariés critiques, à force de constater que les choses empiraient : la colère. Celle-ci a notamment été alimentée par la manière dont le problème de l’amiante a été pris en charge par la direction d’Incivalor à l’issue de la première grève.
« Ils ne veulent pas reconnaître qu’on a été exposés pendant des années à l’amiante ! Les électrofiltres à la sortie de la chaudière captent les poussières, et quand il y a une fuite dans la chaudière, les ventilateurs aspirent l’eau, et ça fait des croûtes sous les électrofiltres. C’est arrivé plusieurs fois. Il fallait aller nettoyer des centaines de kilos, en tapant avec des manches de bois ou de plastique – qui brûlaient tellement il faisait chaud –, mais on n’avait que des petits masques pour se protéger. On a mis deux ans avant d’avoir des masques un peu ventilés. Et les combinaisons qu’on avait, c’était du papier… On n’avait aucune protection. » (Robert, technicien maintenance)
Face aux demandes des salariés, la direction s’est contentée d’opposer des arguments juridiques, arguant qu’elle n’exploitait pas l’UIOM au moment de la première découverte de l’amiante. Cette réponse n’a fait qu’accentuer le ressentiment des salariés. Parallèlement, les conditions de travail continuaient en effet à se dégrader, augmentant les risques de contamination, y compris chez ceux qui auraient pu, jusque-là, ne pas être concernés.
À l’issue de la seconde grève, la distance direction/ouvriers s’est transformée en une sorte de « guerre ouverte » qui « ne s’est pas arrangée » (Rémi, responsable maintenance électrique). Dorénavant, deux blocs s’affrontaient. D’abord, celui des salariés, qui oscillent entre mouvements de retrait (quand la peur et l’angoisse prennent le dessus) et mouvements agressifs difficilement réprimés :
« Je ne suis pas quelqu’un de violent, mais un moment faut arrêter… » (Alexandre, responsable RCU).
« Je suis gentil, on peut se moquer de moi, mais si on me bouscule, je pense que je saute à la gorge. Je me ferais virer, c’est normal, mais bon… » (Ludovic, pontier)
Ensuite, celui de l’encadrement supérieur, dont les membres sont mal à l’aise avec toute la situation (en raison de leur incapacité à faire face à elle, voire de leur implication directe), et qui ont tendance à laisser s’exprimer des marques de virilité exacerbées (provocations physiques, rodomontades).
« L’un des responsables provoque les salariés et les délégués du personnel, pour déclencher une bagarre. L’autre jour, il a jeté son portable et son cahier à travers la salle. J’ai jamais vu ça, alors que j’ai fait beaucoup de boîtes avant de venir ici. Il fait aussi des jeux de regards… c’est de la provocation nulle, comme à la maternelle. » (Fabio, chef de bloc)
La présence de personnels sous-traitants sur le site n’a pas arrangé les choses. Si certains salariés considèrent, un peu résignés, qu’« ils y sont pour rien. Ils font ce qu’on leur demande » (Loïc, chef de quart), d’autres sont moins amènes :
« Ils faisaient un boulot sans sécuriser autour d’eux, même quand pendant ma ronde j’expliquais qu’il fallait faire attention. Et quand on haussait le ton, ça créait des problèmes. Et leur responsable leur disait : “ok, tu arrêtes de faire ce que tu fais.” » (Antoine, chef de quart)
En dépit de ces frictions sur le terrain, les entretiens et les rapports internes consultés corroborent un point important : l’entreprise Incivalor ne mettait pas de moyens de protection à disposition des travailleurs sous-traitants, ce qui a également contribué à alimenter les tensions entre le “clan managérial” et le “clan ouvrier”. De fait, tout est devenu sujet à conflit :
« La situation est tellement dégradée que lorsque la direction veut organiser des réunions, cela passe pour de la provocation : “on sait ce qu’on a à faire”… » (Robert, technicien maintenance)
Rémi (responsable maintenance électrique), pourtant critique vis-à-vis de la Direction et plutôt proche des organisations syndicales, déclare lui : « Les élus font un peu trop de zèle : dès qu’il manque une signature ils bloquent tout. On ne sait plus sur quel pied danser. » Cette manière de bloquer systématiquement les discussions et les décisions (aussi bien du côté des élus que de la direction), quitte à empêcher la réalisation des activités, indique une “radicalisation” des défenses collectives dans chaque groupe, dont le résultat peut mener à ce que la psychodynamique du travail nomme des « idéologies défensives ». Celles-ci impliquent toujours une disparition des espaces de discussion sur le travail et ses règles, et se caractérisent par l’installation de configurations désignées comme des « pathologies de la communication » (Dejours, 1992), dont le risque le plus important est l’émergence de la violence. Faute de pouvoir discuter du travail effectif, chacun interprète les conduites de l’autre. En d’autres termes, il n’y a bientôt plus de problèmes de travail stricto sensu. Il n’y a plus que des problèmes de personnes, voire de personnalités, et il faut tout faire pour éliminer l’ennemi chargé de tous les maux. C’est d’ailleurs ce qu’a fait la direction à partir de 2019, en licenciant des salariés de l’UIOM au nom de leur attitude vindicative et agressive.
La question de la prise en charge des déchets est plus que jamais cruciale, en tant que part importante de la « rupture métabolique » liée à l’organisation du travail capitaliste (Foster, 2011[2009]). Dans ce cadre général, les UIOM, installations techniques extrêmement complexes et dangereuses pour les travailleurs, et les activités qui y sont menées font figure de “parent pauvre” de la recherche scientifique consacrée aux travailleurs des déchets. Les descriptions et analyses du travail menées dans cet article sont donc un pas vers une connaissance plus précise de cet espace professionnel.
En particulier, en cohérence avec les apports sociologiques et ergonomiques, les éléments cliniques et empiriques développés dans cet article montrent à quel point les revendications en matière de santé doivent être resituées dans l’analyse précise de l’organisation du travail et des activités, de manière à bien saisir les dynamiques subjectives propres aux salariés concernés (Le Lay, 2021). À cet égard, la prise en compte de la rationalité pathique permet de proposer un chaînon supplémentaire dans la compréhension des processus analysés habituellement par les sociologues et les historiens pour rendre compte des freins à la (re)connaissance des atteintes à la santé au travail [18]. En effet, la dimension subjective occupe une place tout aussi centrale, dans les mobilisations et leur déclenchement, que les dimensions objectives des risques (et leur connaissance), point qu’a exploré précisément Elvire Van Staëvel (2006) du point de vue des riverains. En particulier, on a vu que les pratiques propres à la rationalité pathique freinent la mise en visibilité de leur “cause”. Les travailleurs de l’IUOM sont plutôt restés confinés dans l’enceinte de l’IUOM (notamment du fait du recours à des expertises non publiques et des services de la DREAL), et n’ont pas tenté, dans les premiers temps des conflits sociaux du moins, d’œuvrer à un décloisonnement entre les problèmes de santé au travail qu’ils affrontaient et les problèmes sanitaires et écologiques que les incidents à répétition pouvaient générer. En cela, ils se distinguent donc d’autres mobilisations collectives étudiées ces dernières années (Bécot et al., 2021). Toutefois, pour connaître les raisons précises d’une telle absence de coopération avec la population environnante, la mobilisation d’autres éléments cliniques et empiriques serait nécessaire, appelant à poursuivre les recherches.
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Cet article se fonde sur des éléments empiriques et cliniques rassemblés lors d’une expertise CHSCT réalisée en 2019 par quatre intervenants (un ergonome, une consultante en organisation, une chimiste et un sociologue du travail) dans l’UIOM Incivalor [19]. Outre l’analyse de la documentation interne à l’entreprise (fiches de poste, anciens rapports d’expertise, rapports de la médecine du travail, etc.), plusieurs observations (situations de travail et réunions d’instance) et 68 entretiens semi-directifs ont été réalisés (dont 18 par moi – voir en Annexe 2 les principales caractéristiques socioprofessionnelles de ces interviewés), avec des salariés non cadres, des salariés cadres, des membres de la direction et des représentants du personnel. Les entretiens duraient entre 1h et 1h30, et visaient à comprendre les activités menées dans l’UIOM lorsque celle-ci fonctionnait encore, puis les difficultés rencontrées progressivement jusqu’à l’arrêt des installations. Les entretiens cherchaient notamment à repérer les atteintes à la santé physique et mentale dont pouvaient souffrir les travailleurs rencontrés en raison des difficultés rencontrées sur le site. Ces entretiens n’ont pas été enregistrés, comme c’est d’usage en psychodynamique du travail. Les prises de note ont été menées durant les échanges (et parfois complétées à l’issue de l’entretien), l’enjeu étant de rendre compte de la tonalité générale des propos (notamment au niveau affectif), tout en réussissant à comprendre le mieux possible la nature des activités – cette compréhension s’affinant à chaque entretien, grâce aux demandes d’éclaircissement adressées aux salariés. La description de l’organisation prescrite du travail et les analyses portant sur le travail effectif ont pu être complétées grâce aux sources écrites disponibles et aux éléments fournis dans les entretiens menés par mes collègues. L’analyse proposée ici repose sur les éléments empiriques et cliniques de première main, confrontés à ceux collectés par mes collègues, dont ils m’avaient transmis des synthèses pour que je puisse rédiger une version initiale du rapport. Celle-ci a été enrichie par mes collègues sur des points spécifiques sans que l’argumentation générale proposée ne soit modifiée pour le rapport final. Toutefois, je suis seul responsable des développements de cet article.
Prénom | Sexe | Âge | Ancienneté entreprise (années) | Fonction actuelle | Ancienneté fonction actuelle |
Clément | M | 27 | 10 | Chef de bloc | 8 ans |
Paul | M | 57 | 15 | Chef de bloc | 15 ans |
Fabio | M | 38 | 5 | Chef de bloc remplaçantA été pontier avant ce poste | 3 mois |
Mehdi | M | 39 | 11 | Chef de quartA été chef de bloc | 3 ans |
Loïc | M | 31 | 13 | Chef de quart | 3 ans |
Antoine | M | 42 | 19 | Chef de quart | 5 ans |
Christian | M | 55 | 33 | Chef de quart | 20 ans |
Damien | M | 26 | 2 | Pontier | 2 ans |
Stéphane | M | 49 | 22 | Pontier | 22 ans |
Ludovic | M | 46 | 26 | Pontier mais en fait technicien maintenance | 7 ans |
Aurélien | M | 44 | 22 | Responsable (plateforme de traitement mâchefer)A été chef de bloc et de quart, puis électricien et adjoint responsable exploitation | 2 ans |
Sylvana | F | 40 | 3 | Responsable (Qualité Sécurité Environnement) | 3 ans |
Rémi | M | 57 | 38 | Responsable maintenance électrique | Années 1990 |
Antonio | M | 56 | 19 | Responsable maintenance mécaniqueA été mécanicien avant ce poste | 2 ans et demi |
Alexandre | M | 49 | 27 | Responsable RCU | 5 ans |
Jean-Michel | M | 54 | 32 | Responsable sécurité | 6 ans |
Robert | M | 59 | 36 | Technicien maintenanceA été pontier et chef de bloc | Une dizaine d’années |
Samuel | M | 36 | 14 | Technicien RCUA été chef bloc et de quart | 1 an et demi |
La France a longtemps privilégié la solution de l’incinération des déchets non dangereux avec ou sans valorisation énergétique ; elle possède le parc d’UIOM le plus grand d’Europe, même si leur nombre a baissé depuis les années 1980 : 292 en 1985, 127 en 2012 et 121 en 2018, dont 118 pratiquant la valorisation thermique. L’accès aux gisements de déchets est donc crucial pour que les installations puissent fonctionner. Certes, les avantages de cette technologie « ne sont pas à négliger : elle réduit le volume des déchets de 90% et sa masse de 70% ; elle les stérilise ; et elle fournit de l’énergie de récupération (chauffage urbain et électricité), réduisant ainsi l’utilisation des ressources fossiles. » (Hurand, 2014 : §8). Toutefois, en raison de sa position longtemps hégémonique (avec l’enfouissement) sur le territoire français, son efficacité a empêché le développement d’autres systèmes technologiques, instaurant un fonctionnement oligopolistique du marché du traitement des déchets. Or, une telle structuration technologique finit par produire des effets néfastes en raison même de son efficacité : son alimentation repose sur la production constante de déchets, réalité incompatible avec la volonté politique affichée de lutter contre leur prolifération. Pour implanter ou faire fonctionner une UIOM en France, il faut respecter un ensemble de règles et de procédures relatives aux Installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Sans entrer dans les détails de cette architecture juridico-technique (Levilly, Chollot, 2015), on peut rappeler qu’elle prévoit, pour l’entité gestionnaire, une surveillance permanente des installations et une obligation de résultats en matière de respect de la sécurité et de l’environnement. En raison de l’organisation administrative et politique française, les collectivités territoriales ont de leur côté un rôle prépondérant dans la gestion des déchets. L’État intervient également, notamment en matière de contrôle de la conformité réglementaire des ICPE, via la Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) et la Préfecture. Toutefois, la multiplication des DSP en matière de gestion des déchets a rendu l’analyse des évolutions du secteur beaucoup plus complexe, puisque l’interdépendance de niveaux de gouvernement distincts peut « diluer » les responsabilités des différentes institutions concernées, en particulier en matière de surveillance des installations. Vis-à-vis des populations locales, des travailleurs et de l’environnement, les parties prenantes à la DSP et les représentants de l’État sont coresponsables vis-à-vis de la sécurité et la santé, en particulier en cas d’atteintes consécutives à des manquements avérés dans leurs champs d’intervention respectifs. Lors de cette étude, il n’a pas été possible de rencontrer des représentants de l’État ou de la collectivité territoriale propriétaire de l’installation, afin d’essayer de comprendre leur rôle durant cette longue période conflictuelle. Toutefois, le fait que la collectivité territoriale ait donné son accord pour stopper l’UIOM en vue de procéder à des travaux de désamiantage indique que ses représentants ne méconnaissent pas les effets sanitaires délétères de l’amiante. En revanche, il n’est pas possible de savoir dans quelle mesure les représentants des pouvoirs publics ont saisi ou non la nature des conflits au sein d’Incivalor.
[1] Cet article a bénéficié des conseils critiques de Béatrice Edrei, Hélène Bretin, Frédérique Debout et des deux relecteurs de la revue ¿ Interrogations ? Je les en remercie, et reste seul responsable des éventuelles limites.
[2] En octobre 2024, une recherche bibliographique en français et en anglais sur les principales bases de données scientifiques en SHS a confirmé l’absence de travaux portant sur le rapport subjectif au travail dans les UIOM.
[3] Pour les précisions méthodologiques, voir l’Annexe 1.
[4] Récemment, en dépit de son analyse sociotechnique et politique fine de l’incendie de Stocamine (site d’enfouissement profond de déchets dangereux dans une partie d’une ancienne mine de potasse) et de ses effets en matière de réorganisation du travail des anciens mineurs encore présents sur site, Lisa Claussmann (2023) ne donne pas d’éléments permettant de comprendre précisément comment ces travailleurs ont pu faire face subjectivement aux dangers encourus.
[5] Pour Yannick Barthe, ce processus renvoie au verbe réaliser « au double sens de “prendre conscience” et de “faire advenir à la réalité”, ces deux mouvements se nourrissant l’un l’autre » (2010, p. 86).
[6] Directive européenne 2008/98/CE du 19 novembre 2008, article 4.
[7] Tous les prénoms des personnes rencontrées ont été modifiés, tout comme les noms des entreprises.
[8] Les dépenses de sous-traitance ont augmenté au fil des années, jusqu’à devenir 4,5 fois plus élevées que la masse salariale.
[9] Il existe des concours du plus grand mur entre pontiers, où il s’agit de faire preuve de sa maîtrise du maniement du grappin et de bâtisseur. Pour une analyse de ce jeu d’esthétique architecturale, voir Le Lay (2023 : 50-53).
[10] Sur la même période, l’ADEME parle d’une progression nationale d’environ 40 % (« Déchets. Chiffres-clés. Édition 2016 », p. 63).
[11] Une société de vérification et d’analyse extérieure a d’ailleurs confirmé le dépassement des seuils limites pour des substances dangereuses (poussières inhalables et alvéolaires).
[12] Phénomène récurrent dans l’histoire de l’amiante en milieu professionnel (Devinck, 2012). Elvire Van Staëvel renseigne une inertie similaire dans le conflit ardéchois autour d’un incinérateur, les opposants critiquant « la passivité, l’attentisme des autorités » (2006, p. 23), sur fond de clientélisme local.
[13] Les REFIOM se présentent principalement sous forme de cendres. Lisa Claussmann (2023) mentionne notamment l’action des REFIOM en matière d’atteintes à la santé somatique des mineurs ayant lutté contre l’incendie, et qui n’en connaissaient pas les dangers, contrairement aux salariés d’Incivalor.
[14] Pascal Marichalar (2017) a rencontré le même type de crainte lors de son enquête avec les verriers de Givors.
[15] Elvire Van Staëvel montre que la peur des risques sanitaires et écologiques est également à l’origine du déclenchement d’un conflit autour d’un incinérateur en milieu rural. Ce conflit s’est accompagné d’épisodes de violence physique entre opposants (néoruraux) et partisans (ruraux natifs), dont la perception des risques était divergente, la rationalité instrumentale – gains économiques – occupant une place importante dans le rapport à l’action des partisans de l’incinérateur, tandis que les risques sanitaires étaient banalisés comme une « salissure passagère » (2006 : 24).
[16] Un rapport indique que l’empoussièrement (hors amiante) était très fort, notamment lors de la manipulation des big bags : il dépassait de 2,5 fois la VLEP, ce qui donne un indice approximatif de la dangerosité de la situation, du fait des limites affectant le mode de constitution et d’interprétation de ces mesures (Bécot, 2021 : 43-49).
[17] Définie comme « les activités tournées vers l’établissement de liens de causalité entre des “faits générateurs“ – comme disent les juristes – et des dommages, activités qui peuvent recouvrir aussi bien des pratiques d’enquête que la production de témoignages ou d’autres types de récits. » (Barthe, 2010 : 79).
[18] Cette dimension n’est pas prise en compte y compris dans les recherches soucieuses d’une approche de sociohistoire, qui mettent davantage en avant les dimensions juridiques (actions judiciaires, mécanismes législatifs), scientifiques (controverses entre experts), syndicales ou politiques. Voir, par exemple, Omnès et Pitti (2009), Courtet et Gollac (2012) ou Claussmann (2023).
[19] Les noms des entreprises citées et des personnes rencontrées ont été modifiés.
Le Lay Stéphane, « Une usine d’incinération au bord de l’explosion. L’éclairage des dynamiques conflictuelles à l’aune de la rationalité pathique », dans revue ¿ Interrogations ?, N°39 - Créer, résister et faire soi-même : le DIY et ses imaginaires [en ligne], http://revue-interrogations.org/Une-usine-d-incineration-au-bord (Consulté le 21 décembre 2024).