Pour expliquer l’audience particulièrement élevée des formations d’extrême droite en Alsace, l’hypothèse est avancée que cette dernière se caractériserait par une identité négative, au double sens d’une identité en défaut (un déficit d’identité) et d’une identité par défaut (fondée sur le sentiment de la perte de soi), qu’il s’agisse de la composante nationale ou proprement régionale de cette identité. Bien qu’elle conforte l’hypothèse d’un lien étroit entre identité négative et proximité de l’extrême droite, l’enquête exploratoire menée dans le cadre du Groupe de recherche sur l’extrémisme de droite en Alsace (GREDA) oblige cependant à complexifier cette hypothèse, en montrant que les deux composantes jouent des rôles différents dans la genèse de cette proximité et qu’elles semblent ne pas opérer indépendamment l’une de l’autre.
Mots clés : Alsace, extrême droite, identité négative, Hans im Schnockeloch
This paper tries to explain far-right parties’ results in Alsace by a hypothetical negative identity of that French region, in both its national and regional dimensions. Negative identity is to be understood as both a lack of identity and an identity based upon a feeling of alienation. Although the exploratory survey carried out by the GREDA (Research Group on far right in Alsace) strengthens the hypothesis of a narrow link between proximity to the far-right and negative identity, it also complicates the former hypothesis, by taking into account the fact that the two dimensions of Alsatian identity each play a specific role and that one does not work without the other.
Keywords : Alsace, far-right, negative identity, Hans im Schnockeloch
Sous l’angle de son rapport à l’extrême droite, à en juger d’après les résultats électoraux qu’elle y obtient, l’Alsace présente deux caractéristiques singulières. D’une part, dès sa percée sur la scène politique française, le Front national (FN) y a réalisé des scores supérieurs et quelquefois très supérieurs à ceux qu’il obtenait simultanément sur l’ensemble de la France. Et la ’plus-value’ électorale frontiste en terre alsacienne ne s’est jamais démentie depuis trente ans, en dépit des vicissitudes qu’a connues cette formation, même si l’écart entre ses scores national et alsacien a eu tendance à diminuer (tableau 1) [1].
Résultat d’autant plus remarquable que, d’autre part, dès 1989, le FN a dû faire face en Alsace à la concurrence d’une autre formation d’extrême droite, Alsace d’abord (AA), fondée par quelques dissidents du FN, emmenés par Robert Spieler, qui en est resté le président jusqu’en 2006. Formation régionaliste, c’est logiquement aux élections régionales que AA a réalisé ses meilleurs scores : en 2004, elle a remporté 9,4% des suffrages exprimés, portant ainsi le score de l’ensemble de l’extrême droite sur la région à 28 %. Mais, depuis le départ de son leader, cette formation semble en déclin : en 2010, elle n’a plus recueilli que 4,4 % des suffrages exprimés. Il n’empêche que, sur l’ensemble de la période, l’Alsace constitue une singulière terre d’élection pour l’extrême droite.
Dans la seconde moitié des années 1990, en faisant fond sur un travail d’ensemble sur l’extrême droite, notamment le FN (Bihr, 1998a ; Bihr, 1999), j’ai été amené à avancer l’hypothèse que cette singularité s’expliquerait essentiellement par ce que j’ai appelé une identité alsacienne négative (Bihr, 1995 ; Bihr, 1997 ; Bihr, 1998b). Par identité négative, j’entends à la fois une identité en défaut (un déficit d’identité, une identité faible, peu assurée) et une identité par défaut (fondée sur un sentiment de perte de soi, un sentiment de dévalorisation, un sentiment d’aliénation). En un mot, une identité de ressentiment, au sens que Frédéric Nietzsche a conféré à ce terme (Nietzsche, 2000) [2].
J’en vois une illustration dans la figure de ce personnage fort célèbre en Alsace qu’est le Hans em Schnokeloch dont la comptine éponyme nous dit :
D’r Hans im Schnòckeloch hät àlles wàs er will !
Un wàs er hät, dess will er nit,
Un wàs er will, dess hät er nit.
D’r Hans im Schnòckeloch hät àlles wàs er will ! [3]
Personnage gâté par la fortune mais velléitaire, Hans, que je tiendrai ici pour une représentation symbolique de l’Alsacien, pourrait n’apparaître que ridicule ou, au pire, déplaisant, s’il ne comprenait pas encore une face obscure plutôt inquiétante [4]. C’est cette identité négative que j’aimerais éclairer ici. Mais, auparavant, il me faut commencer par résumer les principales articulations de mon hypothèse, méthodiquement élaborée au fil des écrits précédemment cités vers lesquels il me faut cependant renvoyer le lecteur s’il désire prendre connaissance du détail de leur développement et de leur argumentation. Cette hypothèse s’appuie par ailleurs sur la connaissance indigène d’une région dans laquelle j’ai passé toute ma vie, tout en entretenant avec elle une distance réflexive et critique rendue possible par ma position d’outsider, à laquelle ont contribué le fait que la partie maternelle de mon réseau familial n’est pas originaire de la région, ma formation universitaire de philosophe et de sociologue ainsi que mes engagements politiques à l’extrême gauche dans une région traditionnellement dominée par le centre démocrate-chrétien, la droite gaulliste… et l’extrême droite.
Le déficit alsacien d’identité nationale plonge évidemment ses racines dans l’histoire particulière de la région. Il s’explique, en premier lieu, par l’histoire d’une région, longtemps partie prenante de l’univers culturel et politique germanique avant son rattachement au royaume de France par les traités de Westphalie (1648) et de Nimègue (1678). De manière plus récente, elle a été âprement disputée entre la France et l’Allemagne et déchirée entre deux principes de nationalité rivaux, au point de connaître quatre changements de nationalité en trois quarts de siècle entre 1871 et 1945. Deux conséquences durables en ont découlé.
D’une part, l’Alsace est mi-allemande et mi-française, donc en définitive ni véritablement allemande ni véritablement française, profondément marquée par cette dualité, à la fois revendiquée et rejetée de part et d’autre du Rhin. Et l’on retrouve déjà le Hans em Schnokeloch dressant le portrait type de l’Alsacien déchiré entre deux principes de légitimité nationale concurrents.
Ce qui ne peut que conduire, d’autre part, à la formation de ce que j’ai appelé le complexe national alsacien, mélange de différents éléments hautement contradictoires : un déficit objectif d’identité nationale en même temps qu’une revendication subjective forte d’identité nationale (on veut d’autant plus être reconnu comme Français qu’on se sent et qu’on se sait n’être pas tout à fait Français) ; une admiration jalouse en même temps qu’inquiète à l’égard du ’cousin germain’ (il s’agit plus que d’un jeu de mots facile) ; un dépit et une forme de ressentiment à l’égard de la mère patrie française pour toutes les fois où, réellement ou apparemment, elle ne s’est pas portée au secours de sa lointaine fille alsacienne.
Ce traditionnel déficit d’identité nationale et le complexe national alsacien qui lui est lié se sont aggravés au cours des trois dernières décennies du siècle passé. D’une part, l’intégration croissante de l’Alsace dans l’espace économique du Rhin supérieur, dominé par les Länder du Bade-Wurtemberg, de la Sarre et de la Rhénanie-Palatinat et la Suisse alémanique. Intégration à laquelle l’Alsace doit sa prospérité relativement au restant de la France (d’où son adhésion massive à l’intégration européenne : près de deux suffrages exprimés sur trois en faveur du traité de Maastricht en septembre 1992 et lors du référendum de ratification du projet de traité constitutionnel européen en mai 2005), mais au sein de laquelle elle fait simultanément figure de parent pauvre. Pauvreté dont les principaux indices sont les travailleurs frontaliers alsaciens, les investissements de capitaux allemands et suisses en Alsace, les achats de terrains par des Suisses et des Allemands (qui fait parler dans certains endroits de ’colonisation’), etc.
D’autre part, la régionalisation a obligé de plus en plus l’Alsace à ne compter que sur elle-même. Mais elle lui fait découvrir, du même coup, combien elle reste relativement dépourvue de pouvoir propre et d’atouts propres relativement aux Länder allemands ou aux cantons suisses qui sont ses voisins, partenaires et rivaux à la fois. Une impuissance relative à laquelle le regroupement avec les deux régions de Lorraine et de Champagne-Ardennes a très récemment cherché à remédier, avec pour principal résultat de provoquer la véhémente protestation d’une frange importante de l’opinion publique alsacienne, notamment animée par AA et toute une frange autonomiste, qui y a vu une menace tant pour l’intégrité de l’identité de l’Alsace que pour sa prospérité, lestée que l’Alsace serait désormais par la charge de deux ’parents pauvres’ [5]. Cette protestation peut être perçue comme un indice de la permanence d’un syndrome identitaire alsacien et de la récurrence de ses manifestations dans l’espace public, dont l’extrême droite est la principale bénéficiaire.
En définitive, le complexe national alsacien se traduit par l’affirmation que l’Alsace souffrirait d’être une région périphérique en France (à ce titre peu soutenue par l’Etat français) alors qu’elle est une région centrale dans une Europe dominée par l’Allemagne. Une souffrance qui se traduit par « une demande locale de France » (Viard, 1997) qui peut trouver une réponse dans certains thèmes tant du discours frontiste que de son pendant régionaliste : la menace de l’étranger ; l’institution d’une salutaire « préférence nationale » (respectivement d’une « préférence régionale ») et partant d’un Etat fort (respectivement d’un pouvoir régional fort, procédant de la fusion des deux départements), servant de bouclier par rapport à l’extérieur et à l’étranger ; enfin la légitime fierté d’appartenir à la communauté nationale.
Simultanément, en gros depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, avec une accélération à partir des années 1960, on a assisté à un appauvrissement de l’identité culturelle régionale : un affaiblissement du particularisme culturel alsacien, par affadissement, dissolution ou même destruction de ses principaux éléments constitutifs. On a ainsi assisté au recul continu de la pratique du dialecte : de moins en moins de personnes parlent l’alsacien, y compris dans les campagnes et dans les familles ; ou, du moins, on y parle un alsacien de plus en plus pauvre. C’est la rançon du succès de la scolarisation et de l’hégémonie totale du français dans l’espace public, l’Alsace ayant finalement connu le même processus d’acculturation-déculturation que d’autres régions périphériques françaises avant elle.
On a par ailleurs assisté au passage de la famille souche à la famille nucléaire, impliquant un relâchement relatif des liens familiaux. Ce phénomène est à rapporter au recul des catégories moyennes traditionnelles de travailleurs indépendants (agriculteurs, artisans, petits commerçants) dans lesquelles la famille souche s’était maintenue parce qu’elle facilitait la transmission du patrimoine professionnel familial.
La laïcisation a également accompli des progrès au sein de la société alsacienne, longtemps marquée par l’empreinte de la religion, par delà la diversité des cultes (catholique, luthérien et juif). Les principaux indices sont la baisse de la fréquentation des églises et des temples ainsi que des cours de religion (dont l’organisation est obligatoire au niveau de l’école primaire en vertu de la persistance du concordat dans le droit local). Et, en dépit du maintien de pratiques rituelles vidées de leur contenu religieux (mariage à l’église, baptême, enterrement religieux), l’encadrement clérical de la population est en recul en Alsace comme partout ailleurs en France et, plus largement, en Europe occidentale.
En somme, au cours du dernier demi-siècle écoulé, l’Alsace s’est mise à l’heure de son temps. Ne reste comme pilier traditionnel de l’identité culturelle alsacienne que la vivacité de la vie associative. Et, considéré globalement, sur l’ensemble de la période, le sentiment dominant ne peut être que celui d’une perte d’identité régionale, d’une identité régionale en retrait ou en défaut.
Le GREDA s’est constitué à l’automne 2004 à l’initiative de Philippe Breton. Opérant en marge des universités de Strasbourg tout en s’appuyant pour partie sur l’UMR 7043 du CNRS, il a regroupé une quinzaine d’enseignants, de chercheurs, d’enseignants-chercheurs et d’étudiants, relevant de différentes disciplines (sociologie, sciences politiques, histoire, géographie, économie, statistique, sciences de la communication, linguistique et psycholinguistique, urbanisme). Tous étaient animés de la conviction que, en dépit de leurs apports certains, toutes les études parues jusqu’alors sur le sujet étaient loin de l’avoir épuisé et qu’il convenait d’y revenir à travers une approche interdisciplinaire.
Celle-ci s’est méthodiquement construite. A travers l’exposé, la discussion, la confrontation, la critique croisée des apports de chacun au cours de plusieurs séances de séminaire, nous sommes parvenus, dans un premier temps, à élaborer une problématique commune intégrant, précisant, rectifiant et épurant aussi les questions initialement posées par les différents participants.
La deuxième étape de notre travail collectif a consisté à rédiger un questionnaire visant à recueillir des éléments de réponse aux différentes interrogations composant notre problématique. Fort de plus de soixante questions, ce questionnaire a couvert une grande variété de sujets : outre les classiques variables sociodémographiques (sexe, âge, type de logement, situation maritale et familiale, niveau de formation, emploi exercé), il visait à renseigner le rapport de l’enquêté à l’emploi, son réseau de solidarité primaire, sa participation à la vie associative, sa relation à la religion et aux religions pratiquées en Alsace, son rapport à l’Alsace (au dialecte, au sentiment d’appartenance, à l’idée qu’il se fait de l’Alsace et des Alsaciens, à l’histoire récente de l’Alsace), son rapport à la politique (son degré de participation aux élections, son opinion sur les hommes politiques régionaux, son ou ses choix partisans, etc.), son rapport au vote pour le FN ou pour AA, son rapport à l’immigration et aux immigrés ou étrangers, son sentiment d’insécurité, sa pratique des médias, son degré de confiance dans les institutions, etc. Si la grande majorité des questions étaient fermées, une douzaine laissait au contraire l’enquêté libre de développer sa réponse.
Restait à déterminer le mode d’exploitation de ce questionnaire. L’absence de tout support institutionnel limitait d’emblée l’échelle de l’enquête. Par ailleurs, l’expérience nous avait enseigné que, en dehors du cercle étroit des militants convaincus, il est très difficile pour ne pas dire quasi impossible d’obtenir que des sympathisants ou des électeurs du FN ou de AA s’expriment sur les motivations de leurs choix politiques et idéologiques. Nous avons donc opté pour une procédure d’enquête par questionnaire auto-administré en sélectionnant deux communes rurales (l’une située dans une vallée vosgienne, l’autre dans le Nord de l’Alsace) ainsi qu’un quartier de la banlieue de Strasbourg, aux caractéristiques sociodémographiques différentes quoique tous trois caractérisés par un taux régulier de vote d’extrême droite supérieur à la moyenne régionale, de sorte à pouvoir escompter un pourcentage important de réponse de la part d’électeurs ou de sympathisants de cette famille politique. En trois vagues successives, entre l’automne 2006 et le printemps 2007, quelque quatre cents questionnaires ont ainsi été distribués, dont soixante et un se sont révélés parfaitement exploitables. Les questionnaires renseignés ont été acheminés par voie postale à une adresse administrative pour garantir un parfait anonymat.
L’enquête ainsi réalisée est donc hybride, mi quantitative mi qualitative. Par sa forme, elle s’apparente aux enquêtes quantitatives dont elle se distingue cependant par le nombre restreint des enquêtés. Par son contenu (la diversité des thèmes abordés, la présence d’un cinquième de questions ouvertes), elle se rapproche au contraire de l’enquête qualitative par entretien, encore qu’elle ait exclu le traditionnel face-à-face enquêteur-enquêté qu’implique ce dernier.
L’exploitation, partielle, des résultats de cette enquête eu lieu sous forme d’un colloque de deux jours, intitulé « Enquête sur un électorat en rupture : le vote pour l’extrême droite en Alsace », qui s’est tenu les 27 et 28 février 2008 à la Maison interuniversitaire des sciences de l’homme d’Alsace (MISHA) [6]. La diversité des communications présentées lors de ce colloque confirme la richesse des informations recueillies.
Sans doute, au regard de l’ensemble des éléments impliqués par l’hypothèse directrice précédemment exposée, cette enquête ne s’est pas révélée totalement satisfaisante. Nombre de ces éléments n’ont pas pu être soumis à vérification ou d’une manière seulement syncrétique et approximative. Par exemple, il m’a été impossible d’y trouver trace d’informations permettant d’évaluer la perception par les enquêtés de l’évolution de différents éléments composant l’identité régionale (la langue, la famille, la religion) supposés en déshérence. Ou encore, l’enquête ne livre que très peu d’éléments sur la perception par les enquêtés de la place de l’Alsace par rapport à la France, à ses voisins lorrains et francs-comtois mais aussi allemands et suisses, et plus largement par rapport à l’Europe.
Cette enquête m’a néanmoins fourni un ensemble d’indicateurs qui m’ont permis de construire différentes variables illustratives des principales dimensions de mon hypothèse directrice et d’entreprendre l’exploration de leurs corrélations. En choisissant d’opérer de la sorte, j’étais parfaitement conscient des problèmes que posait le caractère restreint de la population enquêtée. D’une part, cette limite m’interdisait sans doute une exploitation statistique fine et complexe des résultats de l’enquête. Mais elle ne m’interdisait pas l’élaboration d’une typologie procédant d’un recoupement entre une série de variables explicatives et leur confrontation à une série de variables à expliquer. Ce faisant, j’ai opéré sous le contrôle d’un collègue spécialiste de la statistique exploratoire, M. Jean-Pierre Villette, lui-même membre du GREDA, qui n’a rien trouvé de substantiel à objecter à ma démarche, même si cela l’a conduit à souligner la fragilité de mes conclusions du fait du nombre quelquefois réduit de cas observés sur lesquelles elles sont fondés [7].
D’autre part, toujours du fait de la faible étendue de sa population, l’enquête du GREDA ne pouvait avoir qu’un statut de pré-enquête destinée à tester la solidité de l’hypothèse avancée et, le cas échéant, à la rectifier, à l’affiner ou à l’abandonner, en aucun cas à la confirmer. Et on pourra constater à la lecture des développements suivants, que c’est bien en ce sens que j’en ai usé.
Pour construire une variable permettant de mesurer ce complexe, il m’a fallu repérer des indices ou symptômes d’un déficit d’identité nationale, d’une identité nationale mal acquise, mal assise ou mal assumée, enfin d’une identité nationale réactive, se jouant sur le mode du malaise et du ressentiment. J’ai retenu à cette fin les quatre indicateurs suivants :
Pour construire cette variable, j’ai commencé par relever dans les réponses aux questionnaires toute une série d’indicateurs d’’alsacianité’, en entendant par là le fait de se définir ou de pouvoir être a priori défini comme Alsacien. En l’occurrence, j’ai retenu les sept suivants :
Cet élément m’est apparu quand j’ai constaté qu’il y avait un certain nombre de personnes qui s’autodéfinissaient en tout ou en partie comme Alsaciens (réponse 33) et qui, pourtant, totalisaient un faible score d’’alsacianité’ : en gros, leur score n’atteignait pas le score médian sur l’ensemble des sept indicateurs précédents. Je remarquai du même coup que, inversement, il se trouvait des personnes pour dépasser – et quelquefois largement – le score médian d’alsacianité et qui, pourtant, ne se définissaient pas comme Alsaciens. J’ai reconnu à nouveau dans ces deux catégories de personnes les deux visages du Hans em Schnokeloch :
En opposition à ces deux catégories, on trouve au contraire des personnes qui sont à la fois des Alsaciens ’objectifs’ et des Alsaciens ’subjectifs’ aux sens qui viennent d’être définis. Ce sont là des personnes qui jouissent d’une identité régionale positive : des Alsaciens « droits dans leurs bottes », qui sont ce qu’ils déclarent être et, réciproquement, déclarent être ce qu’ils sont. En somme, tout le contraire du personnage indécis et velléitaire du Hans em Schnokeloch. J’en ai fait une seconde modalité Al + de la variable IR qui, par opposition à la précédente, correspond à ce qu’on pourra appeler une identité régionale positive.
Il existe enfin une dernière catégorie de personnes interrogées qui ne se définissent ni ’subjectivement’ ni ’objectivement’ comme Alsaciens. Ce sont en quelque sorte des non Alsaciens. J’en ai fait une troisième modalité Non Al de la variable IR. Les trois modalités de cette variable regroupent respectivement vingt-quatre, onze et vingt-six personnes.
Ce croisement fait apparaître une singularité remarquable. En effet, une des modalités possibles du croisement entre ces deux variables est inexistante. Plus précisément, dans notre population, il n’y a pas d’individus qui soient des Alsaciens présentant à la fois une identité régionale positive et un faible complexe national (tableau 4).
L’entrecroisement des variables CN et IR m’a donc permis de distinguer quatre classes au sein de notre population (tableau 5) :
Restait à vérifier l’existence de différences entre ces quatre populations dans leur rapport respectif à l’extrême droite. A cette fin, il me fallait d’abord construire un certain nombre de variables permettant de mesurer ce rapport, qui vont jouer le rôle de variables à expliquer.
Il s’agit ici d’une proximité partisane, correspondant à une déclaration de sympathie ouverte pour des hommes politiques, des formations d’extrême droite ou pour l’extrême droite en général. Trois indicateurs ont été retenus pour la construire :
Par ailleurs, j’ai construit quatre variables supplémentaires : une variable Hétérophobie (HP) [9], une variable Racisme (RA), une variable Personnalité autoritaire (PA) et une variable Personnalité insécurisée (PI), en sélectionnant parmi l’ensemble des éléments de réponse au questionnaire ceux qui était susceptibles d’illustrer la disposition correspondante et en attribuant un score plus ou moins important à chacun des items (cf. tableaux 7 à 10). Puis, comme pour les variables antérieures, j’ai réparti la population en deux classes selon la médiane, en distinguant donc la moitié des enquêtés réalisant le score le plus élevé de la moitié de ceux qui réalisent le score le plus faible (en les notant respectivement HP# et HPb, RA# et Rab, etc.)
Ces quatre variables Hétérophobie, Racisme, Personnalité autoritaire et Personnalité insécurisée ont été choisies en fonction de ce que l’on sait de l’univers mental que l’on trouve très ordinairement associé à des positions politiques d’extrême droite. Hétérophobie et racisme sont des corrélats immédiats et obligés d’une mentalité dont le trait caractéristique est le fétichisme d’une identité collective d’appartenance et de référence (Bihr, 1999). On peut en dire tout autant de la notion de personnalité autoritaire depuis la célèbre étude que les membres de l’Ecole de Francfort, réfugiés aux Etats-Unis, y ont fait paraître à la fin des années 1940 (Adorno, 2007), régulièrement confirmée depuis. Enfin, je n’apprendrai rien à personne en rappelant combien le sentiment d’insécurité, indéterminé quant à son objet, a fait partie des déterminants du vote en faveur du Front national que tous les sondages et enquêtes au sujet de ce dernier ont mis en évidence et classés parmi les déterminants de premier rang (Alidière, 2006).
Certes l’extrême droite n’a nullement le monopole ni de l’hétérophobie, ni du racisme, ni du goût pour l’autorité ni du sentiment d’insécurité. Mais le propre de l’extrême droite est bien de concentrer ces différentes attitudes ou dispositions : de les réunir et de les majorer. C’est à ce titre que j’ai retenu ces quatre variables. Au demeurant, le croisement de la variable Proximité de l’extrême droite avec chacune de quatre variables Hétérophobie, Racisme, Personnalité autoritaire et Personnalité insécurisée met en évidence une corrélation positive très nette entre la première et l’ensemble des secondes (tableau 11).
Ces corrélations étroites m’ont enfin incité à construire une variable synthétique que j’ai dénommée Mentalité d’extrême droite (MED). Elle est destinée à mesurer en quelque sorte la prédisposition plus ou moins grande à occuper des positions d’extrême droite. Je l’ai construite en affectant à chaque individu cinq points (respectivement zéro point) chaque fois qu’il se trouvait dans la classe supérieure (respectivement dans la classe inférieure) des quatre variables Hétérophobie, Racisme, Personnalité autoritaire et Personnalité insécurisée. Puis, comme dans le cas de ces variables, j’ai réparti les individus en deux classes, l’une comprenant les trente-cinq personnes présentant un score égal ou supérieur à 10, l’autre les vingt-six personnes obtenant un score au plus équivalent à 5.
Nous sommes ainsi en possession de six variables à expliquer : une variable principale mesurant la proximité de l’extrême droite stricto sensu (PDD) ; quatre variables annexes complémentaires mesurant la présence de différents caractéristiques de la mentalité d’extrême droite (HP, RA, PA et PI) ; enfin une variable synthétique (MED), mesurant la présence d’une mentalité d’extrême droite susceptible de favoriser des prises de position politiques d’extrême droite.
Les corrélations observées sont condensées dans le tableau 12. La classe A (les Alsaciens à identité régionale négative et à fort complexe national) se distingue ainsi clairement par une proximité à l’extrême droite stricto sensu (variable PDD) nettement supérieure à la moyenne de la population tandis que les trois autres classes B, C et D se situent en gros autour de cette moyenne.
La classe C (les Alsaciens à identité régionale positive, dont nous avons vu qu’elle s’accompagne toujours d’un fort complexe national) se singularise sous l’angle des cinq variables (HP, RA, PA, PI, MED) mesurant la présence de différents traits de la mentalité d’extrême droite :
Le premier de ces trois résultats semble confirmer mon hypothèse initiale. Cette dernière disposait que la double singularité de l’Alsace relativement à l’audience des formations d’extrême droite procède d’une identité négative dans sa double composante nationale et régionale. Or la proximité maximale de l’extrême droite s’observe clairement au sein de la classe A, soit précisément dans le cas où se conjuguent, dans une population d’Alsaciens (au sens ici entendu), une identité régionale négative et un fort complexe national, autrement dit une identité nationale également négative. Inversement, la proximité à l’extrême droite des Alsaciens diminue chaque fois que s’affaiblit ou que s’annule l’une des deux composantes de l’identité négative, qu’il s’agisse de sa composante nationale (c’est le cas de la population B) ou de sa composante régionale (c’est le cas de population C).
Le deuxième résultat observé me contraint, par contre, à complexifier mon hypothèse initiale. En effet, lorsque s’annule la composante régionale de l’identité négative et que se maintient simultanément sa composante nationale (ce qui est le cas avec la classe C), deux phénomènes contraires se produisent simultanément : d’une part, la proximité de l’extrême droite, plus exactement sa proximité partisane déclarée, diminue ; d’autre part, les traits de la mentalité d’extrême droite et, avec eux, la prédisposition à des positions politiques d’extrême droite se maintiennent pourtant à un niveau équivalent. Autrement dit, en cas de fort complexe national (donc de présence d’une identité nationale négative) et d’identité régionale positive, il y aurait génération d’un fort potentiel de prise de positions politiques d’extrême droite et, simultanément, stérilisation de ce potentiel en termes de prise de position partisane déclarée. En somme, tout semble se passer comme s’il n’y avait pas de passage à l’acte (déclaration de proximité partisane) comme dans le cas de la classe A, alors que toutes les prédispositions psychoaffectives et idéologiques de ce passage sont réunies.
Ainsi, les deux composantes de l’identité négative ne semblent pas jouer le même rôle. Sa composante nationale générerait les prédispositions mentales à des prises de position politiques en faveur de l’extrême droite (notamment en termes d’hétérophobie et d’autoritarisme) ; en somme, elle accumule la poudre dans le baril. Tandis que sa composante régionale jouerait plutôt le rôle de la mèche ou du détonateur, en faisant exploser le baril.
Mais il resterait à expliquer l’ensemble du mécanisme que je viens d’imaginer. Pourquoi (par quoi) la composante nationale de l’identité négative génère-t-elle des prédispositions psychoaffectives et idéologiques à l’extrême droite ? Et comment sa composante régionale parvient-elle à activer ce potentiel en termes de prises de positions effectives ? Plus précisément, quels éléments supplémentaires apporte-t-elle qui permettent d’activer ce potentiel ?
Le troisième résultat me laisse perplexe du point de vue de mon hypothèse initiale, y compris telle que je viens de la remanier. Ce qui est ici problématique, c’est le fait que la classe B ne se distingue guère de la classe D, ni quant à ses positions politiques à l’égard de l’extrême droite ni quant à ses prédispositions psychoaffectives et idéologiques à épouser des telles positions. En somme, les Alsaciens à identité régionale négative et à faible complexe national se comportent en tout comme des non Alsaciens. Or, ce n’est pas ce que mon hypothèse initiale laissait prévoir.
En effet, comme je viens de le rappeler, la classe B se caractérise par une identité régionale négative et un faible complexe national. Relativement à la situation de la classe A, l’une des deux composantes de l’identité négative (sa composante nationale) se trouve donc affaiblie tandis que l’autre composante (sa composante régionale) se maintient. On est donc ici dans une situation analogue bien qu’inverse de celle de la classe C.
Ce que mon hypothèse prévoit dans l’un et l’autre cas, c’est certes une diminution ou une altération de la proximité de l’extrême droite relativement à la classe A, mais sans que cela n’aille jusqu’à annuler tous les effets de l’identité négative en ramenant la position de la classe C à celle de la classe D (qui sert ici de population de référence) puisque l’une des composantes de l’identité négative demeure en principe active. C’est bien ce qu’on observe dans le cas de la population C ; mais ce n’est précisément pas ce qu’on observe dans le cas de la population B.
Même en supposant que l’essentiel de l’effet de l’identité négative est produit par sa composante nationale, ici atténuée voire annulée, il faudrait qu’on puisse malgré tout toujours repérer l’effet propre de sa composante régionale qui reste active. Pour poursuivre la métaphore antérieure, on ne devrait plus trouver grand-chose comme poudre dans le baril mais malgré tout bien un détonateur ou une mèche en état de fonctionnement, le tout devant quand même produire l’effet de l’équivalent d’un gros pétard.
Dans ces conditions, je ne peux sauver mon hypothèse qu’en la compliquant encore davantage : la composante régionale de l’identité négative n’opèrerait pas sans sa composante nationale ; voire son action changerait de sens en fonction de l’intensité de la composante nationale. Autrement dit :
Ou bien la population X n’existe pas. Autrement dit, il n’existe pas d’individus présentant l’ensemble des caractéristiques précédentes. Cela reviendrait à dire qu’il est impossible pour un Alsacien de présenter une identité régionale positive et de ne pas, simultanément, présenter un fort complexe national, donc une identité nationale négative. En somme, en Alsace, identité régionale positive et identité nationale positive seraient des contraires s’excluant mutuellement et dont le conflit contribuerait à faire naître des prédispositions à des positions d’extrême droite. Resterait à en comprendre les raisons.
Ou bien la population X existe bien. Et on ne doit qu’aux circonstances aléatoires qui ont présidé à la constitution de notre échantillon ainsi qu’à sa taille limitée de ne l’y avoir pas rencontrée. Si ce devait être le cas, mon hypothèse prévoit que ses prédispositions à épouser des positions d’extrême devraient être inférieures à celles de la classe C. Tout autre résultat remettrait lui aussi, en tout ou en partie, mon hypothèse initiale en question.
L’enquête menée par le GREDA en 2006 et 2007 ne pouvait avoir que le statut d’une pré-enquête, capable au mieux de mettre mon hypothèse directrice à l’épreuve. De ce point de vue, elle a parfaitement rempli sa fonction. Nous venons de voir en effet en quoi l’interprétation des corrélations observées entre les différentes variables construites sur la base des résultats de cette enquête m’ont permis mais aussi contraint tout à la fois à affiner, infléchir et finalement problématiser certains aspects de cette hypothèse (à savoir la forte corrélation entre identité négative et proximité de l’extrême droite), en anticipant ainsi sur le contenu de cette conclusion. Cela m’a permis de dégager une série de nouvelles questions auxquelles seule une enquête de plus vastes dimensions que celles du GREDA, pour partie réorientée en fonction de ces interrogations neuves, pourrait permettre de répondre.
Cependant, l’examen de certaines de ces nouvelles questions nécessitera sans doute des démarches d’une autre nature encore. Ainsi en ira-t-il par exemple de la question relative au poids et au mode opératoire respectifs de la composante nationale et de la composante régionale de l’identité négative alsacienne. Car, pour l’éclairer, il serait peut-être intéressant de se pencher, dans une démarche comparative, sur le cas d’autres régions partageant avec l’Alsace la double caractéristique d’une forte identité régionale et d’un statut périphérique et/ou frontalier à l’intérieur de l’espace national, tels par exemple la Bretagne, le Pays basque et la Corse, en essayant de comprendre pourquoi cette situation s’accompagne de fortes sympathies pour l’extrême droite dans la première et non pas dans les trois dernières citées.
Alain Bihr
Laboratoire Culture, Sport, Santé, Société (C3S)
Université de Franche-Comté
Source : Ministère de l’Intérieur http://www.interieur.gouv.fr/Elections/ (consulté le 14 décembre 2014)
[1] Tous les tableaux figurent en annexe de l’article.
[2] Le ressentiment est une disposition psychoaffective caractérisée par la rumination sempiternelle de maux (réels ou imaginaires), un mécontentement continuel et général, une plainte permanente et indéterminée dans son objet, une rage impuissante qui aigrit le sujet en le repliant sur lui-même, un esprit de vengeance mêlant haine et jalousie, rancune et envie, souvent étendu au monde entier, le tout impliquant un surinvestissement narcissique de soi-même et de son semblable, qui ne trouve à se justifier que par le rejet et le mépris de l’autre, du différent.
[3] Au Trou à Moustiques [nom d’une auberge des environs de Strasbourg]
Jean peut avoir tout ce qu’il veut
Mais ce qu’il a, il ne le veut pas
Et ce qu’il veut, il ne l’a pas
Au Trou à Moustiques
Jean peut avoir tout ce qu’il veut.
[4] D’autres interprétations de ce personnage sont évidemment possibles, qui ne font qu’en souligner l’ambivalence fondamentale. On en trouvera une présentation partielle dans Cerf, 1994.
[5] Nous renvoyons le lecteur aux échos de cette question polémique dans la presse française de 2014 et 2015.
[6] Les actes de ce colloque, de même que le questionnaire de l’enquête, ont été mis en ligne et sont consultables à l’adresse suivante : https://ethique-alsace.unistra.fr/fileadmin/upload/DUN/ethique/Ressources_doc/GREDA.pdf Cet article reprend l’essentiel de la communication que j’ai présentée lors de ce colloque. Je considère en effet que l’hypothèse qui lui a servi de point de départ de même que les résultats de l’enquête du GREDA sur lesquels elle s’est fondée conservent toute leur pertinence quelque dix ans après cette dernière, ainsi que la permanence du syndrome identitaire alsacien et de son exploitation par l’extrême droite, précédemment relevée, l’a encore récemment attesté.
[7] Cf. ses remarques aux pages 253-272 des actes du colloque donnés en référence à la note précédente.
[8] Cette expression désigne les Alsaciens et Mosellans incorporés de force dans l’armée allemande à partir d’août 1942 et envoyés pour la plupart sur le front de l’Est. Sur les cent quarante mille incorporés, quelque quarante mille ne sont jamais revenus. Il n’est quasiment pas de famille alsacienne qui n’ait compté une victime, d’où un traumatisme encore sensible deux générations après la guerre.
[9] La notion d’hétérophobie est ici prise dans son sens étymologique de phobie du différent, quel que soit le principe de cette différence.
Bihr Alain, « Extrême droite et identité négative : le côté obscur de Hans em Schnokeloch », dans revue ¿ Interrogations ?, N°21. L’actualité de l’extrême droite, décembre 2015 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Extreme-droite-et-identite (Consulté le 8 décembre 2024).