Les ’sports de glisse’ ont donné naissance à différents champs d’études qui, à l’aube des années 1990, se sont attachés à analyser ce qui sera par la suite nommé pratiques alternatives ou sport subculture. L’intérêt porté initialement au phénomène de la glisse résidait dans sa structuration ’à la marge’ des pratiques mainstream (de ’masses’ ou ’légitimes’), c’est-à-dire en dehors de tout cadre institutionnel et légitimé par une structure normative dominante (Jarvie, 2006). Les chercheurs anglo-saxons sont les premiers à porter un regard sur l’apparition de ces pratiques. Refusant d’y voir des formes de déviances juvéniles, ils s’appuient sur les théories portées par les Cultural Studies, afin d’envisager ces mouvements émergents comme « une forme de culture populaire résistant au cadre capitaliste » (Beal, 1995 : 252). Abordés sous l’angle des « youth culture » (Wheaton, 2007 ; Heino, 2000), le skateboard, le roller ou encore le surf défendent un cadre de pratique refusant le système mainstream et le modèle sportif traditionnel (Rinehart, 2000). En participant à la création de normes et de valeurs alternatives, ces pratiques affichent leur détachement des institutions et proposent d’autres manières d’envisager la pratique sportive.
En France, la réappropriation des espaces constitue l’angle privilégié des chercheurs travaillant sur ces pratiques. Ils y voient le passage d’un sport historiquement considéré comme étant « d’utilité publique » à un sport devenant « d’utilité ludique » (Loret, 1995 : 212). Tandis que la glisse urbaine (le skateboard ou le roller) permet aux pratiquants de « [sortir] des espaces policés » (Caligoriou, Touché, 1995), les espaces de pleine nature s’avéreront propices à l’émergence de nouvelles pratiques, loin des villes. Les airs (le parapente), la montagne (le snowboard) et la mer (le surf) vont en effet devenir les nouveaux eldorados de poignées d’individus en quête de nouvelles sensations. Entre détournements urbains ou conquête de nouveaux espaces, ces pratiques représentent, durant les premières années de leur structuration, des réponses à des activités jugées parfois trop compétitives.
Les analyses portant sur le « cycle de vie » de ces loisirs (Stebbins, 1995) semblent cependant conclure à l’’échec’ des projets alternatifs qui reposaient initialement sur la recherche de valeurs et de fonctionnements qui ne sont pas ceux des pratiques mainstream (Jorand, Suchet, 2018). En effet, leur ’récupération’ par les entreprises commerciales les inscrivent sur les pierres angulaires du capitalisme et l’intérêt qu’elles suscitent auprès des institutions sportives conforte leur inscription dans un processus de légitimation culturelle. Dès lors, si l’émergence des pratiques de pleine nature au cours des années 1990 permet une analyse en termes de dynamique alternative, celle-ci nous semble aujourd’hui dépassée.
À travers ce numéro, nous souhaitons renouveler les regards portés sur ces pratiques. À rebours des approches post-modernes, nous défendons un positionnement inscrit dans la lignée des théories anglo-saxonnes, en associant à la définition des pratiques alternatives une réflexion autour des dynamiques ’créatives’ et ’contestataires’ qui en émanent. Plus précisément, nous entendons par sports alternatifs les activités qui impliquent la transformation ou la structuration à la marge d’un cadre normatif initialement donné. Issus de communautés de pratiquants partageant et revendiquant des valeurs communes (Tuaillon Demésy, 2016 et 2018), les sports alternatifs s’inscrivent dans une logique de dissidence vis-à-vis d’un ordre hégémonique [1]. Dans cette lignée, certains travaux proposent des pistes fécondes concernant notamment les ressorts de l’action collective des pratiquants de glisse, que nous souhaitons pouvoir étendre à d’autres types de loisirs sportifs. Thomas Riffaud (2018) et Travis Beaver (2012) se sont intéressés à la logique d’action « do it yourself/themselves » des skaters et des joueurs de roller derby, tandis que Bastien Soulé et Steve Walk analysent les stratégies des pratiquants pour conserver et revendiquer une « authenticité » culturelle (2007). Ces approches tendent à rejoindre les angles d’analyse retenus par les recherches conduites au sein du programme ANR Aiôn (Socio-anthropologie de l’imaginaire du temps. Le cas des loisirs alternatifs). Dans ce contexte, des travaux en cours auprès de diverses communautés sportives (parkour, quidditch, arts martiaux historiques européens, roller derby, etc.) ont en effet permis de rendre compte de leur structuration sur la base de valeurs qui se détachent de celles plébiscitées par le sport ’traditionnel’ (du mythe méritocratique aux injonctions liées du bien-être). Nos enquêtes de terrain nous conduisent à observer le passage d’une logique davantage consumériste dans laquelle s’inscrivent les pratiques de loisirs traditionnels à une logique incitative, par laquelle les acteurs « façonnent un univers de sens » (Pasquier, 2005) qui leur convient davantage que le cadre mainstream.
Cet appel à communication ambitionne de repenser la définition de l’alternatif dans le cadre sportif, afin d’en définir les contours et les limites (Tuaillon Demésy, 2021). Quelles relations ces pratiques physiques entretiennent-elles avec le mainstream ? Quelles sont les valeurs autour desquelles les pratiquants se rassemblent ? Afin de répondre à ces questionnements, différents axes peuvent être envisagés pour confronter les réflexions et les définitions.
En premier lieu, les pratiques alternatives semblent répondre à un manque dans l’offre de loisir sportif. Nous souhaitons donc interroger le processus d’implantation d’un sport ’hors cadre’ ou ’hors norme’, depuis sa création jusqu’aux réflexions menées autour de sa viabilité. Comment chaque communauté de pratiquants produit-elle de nouveaux loisirs ? À l’inverse, comment des activités sportives peuvent-elles faire naître de nouvelles communautés de pratiquants/de pratiques (Wenger, 2009) ? Quels sont les éléments déclencheurs qui incitent à l’engagement dans une pratique alternative (Jecker, 2019) ? Le désir de faire par soi-même, la volonté d’être ensemble pour construire une autre activité, comme la recherche d’un projet à défendre (engagement politique et social, entre autres) déterminent aussi des modalités de pratiques.
Dans cette continuité, une approche par familles d’activités ou par comparaison internationale permettrait de dessiner un portrait des pratiquants de ces sports. Hormis la jeunesse, les caractéristiques socio-démographiques des acteurs de ces activités demeurent globalement peu renseignées. Par ailleurs, ces profils évoluent-ils au cours du temps et des « cycles de vie » des pratiques ? Enfin, comment les pratiquants se définissent-ils ? Quelle identité revendiquent-ils (entre joueurs, sportifs, militants, etc.) ? À cet égard, des analyses portant sur les catégories d’usage ou émiques permettent d’analyser les classifications ayant cours au sein de ces communautés.
D’autre part, en s’intéressant aux conditions de création de ces activités, il convient de porter une attention particulière aux expériences sportives. Comment celles-ci permettent-elles de rappeler l’ancrage alternatif d’une pratique ?En effet, toutes les pratiques émergentes ne sont pas alternatives et certains sports alternatifs sont parfois des réactualisations de pratiques passées (par exemple, le roller derby, le béhourd, etc.).
À la croisée d’une approche centrée sur les pratiquants et d’une autre mettant en exergue les styles de pratiques, les cultures sportives (Pociello, 1999) peuvent permettre de proposer un cadre pour délimiter ces sports alternatifs. Il s’agit aussi de penser ces activités en lien avec d’autres formes de loisirs, notamment culturels. Comment les théories du transmédia (Di Filippo, Landais, 2017) et celles de la convergence culturelle (Jenkins, 2013) conduisent-elles à penser les pratiques alternatives en dehors du seul cadre du champ sportif ? C’est l’exemple du quidditch, sport issu de la fiction Harry Potter (livre puis film) mis en vie depuis une quinzaine d’années et joué à l’heure actuelle sur tous les continents (Tuaillon Demésy, 2017). De fait, les pratiques alternatives questionnent le « sens du style » (Hebdige, 2008) propre à chaque famille d’activité.
Dès lors, comment les sports alternatifs s’appuient-ils sur d’autres pratiques culturelles pour se produire, se maintenir et se diffuser ? Dans cette logique, la musique semble occuper une place prépondérante dans l’expression de ces sports. Les mouvements musicaux contre-culturels entretiennent en effet des liens avec l’émergence des pratiques alternatives. Venues pour la plupart des États-Unis, celles-ci s’exportent en Europe et en France en conservant un fort attachement à l’esprit des dynamiques contre-culturelles nord-américaines des années 1960, comme l’hédonisme hippie ou l’esprit libertaire de la Beat Generation. Le mouvement punk semble également avoir joué un rôle important dans la création du roller derby en 2002 (Messey, 2021).
La dimension politique de ces sports peut également être mise en exergue : comment s’articulent les termes ’alternatif’ et ’politique’ ? Les pratiques alternatives sont-elles par définition politiques ? Plus encore, la contestation d’un système sportif hégémonique est-elle nécessairement politique ?
Enfin, le dernier axe envisagé pour traiter la question des sports alternatifs est celui des ruptures et continuités. Celles-ci peuvent être appréhendées en interne, au sein d’une pratique (il pourra par exemple être fait mention de la perpétuation ou non des normes et des valeurs en jeu au sein de chacune de ces activités), ainsi qu’en externe. Ce deuxième point conduit à interroger les relations que ces pratiques entretiennent avec les instances sportives fédérales ou, plus globalement, avec les réseaux mainstream. À travers des processus telles la sportivisation ou l’institutionnalisation, c’est la reconnaissance de ces activités en dehors de leur cadre premier d’expression (la communauté à l’origine de leur création) qui est perceptible. Cette visibilité apparaît-elle comme une limite à la dimension alternative ? En somme, la question posée est celle des niveaux et espaces de ruptures. Comment la normalisation du cadre de pratique est-elle gérée en interne ? Quel impact peut-elle avoir sur la structuration initiale du collectif ?
Pour autant, les ruptures ne sont pas toujours nettes et les principes de négociation et de « bricolage » (De Certeau, 1990) évoquent aussi des formes de continuités, malgré des changements. Lorsque l’élan alternatif échoue (par exemple, suite à une trop rapide intégration au modèle fédéral qui ne laisse pas suffisamment de temps au projet alternatif pour se défendre), comment se renégocient les cadres de la pratique ? Globalement, comment le passage du Do it yourself à un modèle sportif mainstream est-il intégré dans le fonctionnement quotidien de ces sports ? Comment les acteurs s’en accommodent-ils (ou pas) ?
Si toutes les disciplines sont évidemment bienvenues pour appréhender les sports alternatifs, les présenter et les délimiter, les articles attendus pour ce numéro de la revue devront nécessairement reposer sur des exemples de terrain et/ou sur des corpus clairement identifiés. Par ailleurs, les propositions d’articles devront s’inscrire dans au moins l’un des trois axes présentés ci-dessus.
Beal Becky (1995), « Disqualifying the official : an exploration of social resistance through the subculture of skateboarding », Sociology of sport journal, vol. 12, n° 3, juillet-septembre, pp. 252-267.
Beaver Travis D. (2012), « “By the Skaters, for the Skaters” The DIY Ethos of the Roller Derby Revival’ », Journal of Sport and Social issues, vol. 36, n° 1, janvier-février, pp. 25-49.
Caligoriou Claire, Touché Marc (1995), « Rêver sa ville : l’exemple des pratiquants de skateboard », Journal des anthropologues, vol. 61-62, n° 3, juillet-septembre, pp. 67-77.
De Certeau Michel (1990), L’invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Gallimard.
Di Filippo Laurent, Landais Émilie (2017), « Dispositifs transmédiatiques, convergences et publics : construire et penser les relations entre médias », dans Di Filippo Laurent, Landais Émilie (dir.), Penser les relations entre médias : dispositifs transmédiatiques, convergences et constructions des publics, Strasbourg, Néothèque, pp. 7-46.
Gibout Christophe, Lebreton Florian (2014), « Cultures juvéniles et loisirs sportifs de rue : une approche par l’espace public », Agora Débats/Jeunesses, vol. 68, n° 3, septembre-décembre, pp. 71-84.
Hebdige Dick (2008), Sous-culture : Le sens du style, [1979], Paris, Éditions La Découverte.
Jarvie Grant (2006), Sport, culture and society : an introduction, Londres/New-York, Routledge.
Jecker Daniel (2019), « Les représentations du corps dans l’espace urbain. Intérêt de la notion d’imaginaire pour l’étude du parkour », Mundus Fabula, mars, [En ligne]. https://mf.hypotheses.org/967 (consulté le 01.09.2019).
Jenkins Henry (2013), La culture de la convergence : des médias au transmédia, Paris, Armand Colin.
Messey Orlane (2021), « Le roller derby en France : une véritable ’révolution’ ? », communication lors du colloque Pratiques, institutions et valeurs : les innovations sociales dans le sport et l’éducation physique, Réseau des doctorants en études sportives, Rennes, 1er avril.
Pociello Christian (1999), Les cultures sportives. Pratiques, représentations et mythes sportifs, Paris, PUF.
Riffaud Thomas (2018), « Construire son propre spot : la philosophie Do it yourself dans les sports de rue », Espaces et sociétés, vol. 175, n° 4, octobre-décembre, pp. 163-177.
Rinehart (2000), « Emerging arriving sport : alternatives to formal sports », dans Handbook of sports studies, Jay Coakley, Éric Dunning (dir.), Londres, Sage, pp. 504-520.
Stebbins Robert (2015), Serious leisure : a perspective for our time, New Brunswick, Transaction publishers.
Tuaillon Demésy Audrey (2016), « Réflexions épistémologiques autour de la (re)création du geste technique de combats anciens à partir de sources historiques », Revue suisse d’histoire / Itinéra, vol. 39, n° 1, janvier-avril, pp. 21-33.
Tuaillon Demésy Audrey (2021) « Définir les loisirs alternatifs. Expériences ludiques et imaginaire du temps », dans Identités imaginées, Laurent Sébastien Fournier, Claude Chastagner, Dominique Crozat et Catherine Bernié-Boissard (dir.), Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, pp. 17-31.
Wenger Étienne (2009), La théorie des communautés de pratique. Apprentissage, sens et identité, [2005], Québec, Presses de l’Université de Laval.
Les propositions d’articles sont attendues pour le 15 decembre 2021 au plus tard, aux adresses électroniques suivantes : orlane.messey@univ-fcomte.fr ET audrey.tuaillon-demesy@univ-fcomte.fr.
Ils ne devront pas dépasser 50 000 signes (notes, espaces et bibliographie compris) et devront être accompagnés d’un résumé et de cinq mots-clés en français et d’un résumé (abstract) et de cinq mots-clés (keywords) en anglais.
Les articles répondront impérativement aux normes de rédaction présentées à l’adresse suivante : http://www.revue-interrogations.org/Recommandations-aux-auteurs
Publication prévue du numéro : décembre 2022 ou juin 2023.
La revue accueille également des articles pour ses différentes rubriques, hors appel à contributions thématique :
♦ La rubrique« Des travaux et des jours » est destinée à des articles présentant des recherches en cours dans lesquels l’auteur met l’accent sur la problématique, les hypothèses, le caractère exploratoire de sa démarche, davantage que sur l’expérimentation et les conclusions de son étude. Ces articles ne doivent pas dépasser 30 000 signes (notes, espaces et bibliographie compris) et être adressés à Mireille Dietschy : mireille.dietschy@gmail.com
♦ La rubrique « Fiches pédagogiques » est destinée à des articles abordant des questions d’ordre méthodologique (sur l’entretien, la recherche documentaire, la position du chercheur dans l’enquête, etc.) ou théorique (présentant des concepts, des paradigmes, des écoles de pensée, etc.) dans une visée pédagogique. Ces articles ne doivent pas non plus dépasser 30 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Agnès Vandevelde-Rougale : a-vandevelde@orange.fr
♦ La rubrique« Varia », accueille, comme son nom l’indique, des articles qui ne répondent pas aux différents appels à contributions ni aux rubriques précédentes. Ils ne doivent pas dépasser 50 000 signes (notes, espaces et bibliographie compris) et être adressés à Audrey Tuaillon Demésy (audrey.tuaillon-demesy@univ-fcomte.fr) ET Laurent Di Filippo (laurent@di-filippo.fr).
♦ Enfin, la dernière partie de la revue recueille des« Notes de lecture » dans lesquelles un ouvrage peut être présenté de manière synthétique mais aussi critiqué, la note pouvant ainsi constituer un coup de cœur ou, au contraire, un coup de gueule ! Elle peut aller jusqu’à 12 000 signes (notes et espaces compris) et être adressée à Florent Schepens : schepens.f@wanadoo.fr. Par ailleurs, les auteurs peuvent contacter Florent Schepens pour nous adresser leur ouvrage, s’ils souhaitent les proposer pour la rédaction d’une note de lecture dans la revue. Cette proposition ne peut être prise comme un engagement contractuel de la part de la revue. Les ouvrages, qu’ils fassent ou non l’objet d’une note de lecture, ne seront pas retournés à leurs auteurs ou éditeurs.
[1] https://aion-project.org, piloté par Audrey Tuaillon Demésy.
Comité de rédaction, « AAC n° 35 - De la création à la contestation : délimiter les sports alternatifs », dans revue ¿ Interrogations ?, Appels à contributions en cours [en ligne], http://revue-interrogations.org/AAC-no-35-De-la-creation-a-la (Consulté le 31 octobre 2024).