Benoît Boussemart, La richesse des Mulliez. L’exploitation du travail dans un groupe familial, Auchy-lez-Orchy, Editions Estaimpuis, 2008.
Connaissez-vous la famille Mulliez ? Sans doute non ; car elle a peu fait parler d’elle jusqu’à présent ; et elle fait tout pour qu’on parle d’elle le moins possible, comme nous allons le voir. Et, pourtant, vous la connaissez malgré tout… par ses œuvres. Car, si je vous dit : Auchan, Leroy-Merlin, Décathlon, Flunch, Saint-Maclou, Kiloutou, Pimckie, Kiabi, Phildar, il est impossible que vous ne connaissiez pas la plupart de ses marques et enseignes de groupes de la grande distribution. Lesquels sont tous, parmi d’autres moins connus, la propriété intégrale des quelques cinq cents membres de la famille Mulliez, dont la participation au capital des 3 Suisses International s’élève par ailleurs, pour faire bonne mesure, à 43 %. Le montant des actifs de la galaxie Mulliez s’élève aujourd’hui à quelques 30 milliards d’euros, elle a réalisé en 2007 un chiffre d’affaires de 57,2 milliards d’euros en employant 318 515 salariés, à l’étranger aussi bien qu’en France ; ce qui l’a classée en sixième position dans la hiérarchie mondiale des groupes de la grande distribution. Parmi les entreprises françaises du secteur, il n’y a que Carrefour pour être mieux placé. Un vrai mastodonte par conséquent, dont on peut s’étonner qu’il soit aussi peu visible et si discret dans le paysage économique actuel.
Tous ces chiffres et bien d’autres, vous les trouverez dans l’ouvrage de Benoît Boussemart cité en référence. Pour lever une (bonne) partie du voile qui entourait jusqu’alors l’activité de ce ‘groupe’, il a fallu à ce maître de conférences en économie de l’université Paris X presque dix ans d’un travail de bénédictin consacré à réunir et traiter les informations et les éléments d’analyse dont l’ouvrage constitue la synthèse. Après quoi, il lui a encore fallu livrer une bataille juridique, la holding chaponnant l’ensemble de la galaxie Mulliez ayant cherché à retarder sinon interdire la publication du livre, le temps de vérifier qu’il ne contenait aucune information confidentielle. Une action dont elle a été déboutée par le juge.
L’ouvrage n’a pourtant rien de scandaleux. Il s’attache à comprendre comment ce qui n’est encore, dans les années 1950, qu’une assez famille exploitant une modeste filature dans le Nord a pu amasser, en à peine plus de quarante ans, une telle fortune et se hisser aux sommets de la puissance économique contemporaine. Et le secret de cette réussite – c’est du moins l’argument central de Benoît Boussemart – réside dans ce qui paraît pourtant constituer précisément l’aspect le plus rétro, pour ne pas dire archaïque, de l’entreprise : son côté familial justement. Tel est bien l’intérêt de son ouvrage que de renouveler la problématique des rapports entre famille et capitalisme à partir de cette étude monographique.
La vulgate de l’histoire et de la sociologie économiques enseigne en effet que les premiers capitaux qui se sont historiquement constitués sont des capitaux dont la composition est familiale pour l’essentiel, en entendant évidemment par là une famille large, à caractère patriarcal. Il s’agit généralement de capitaux marchands mêlant commerce lointain en gros et prêts d’argent, s’aventurant jusqu’à prendre en régie et en ferme le prélèvement d’impôts ou l’extraction minière, voire à se mêler de l’organisation du travail à domicile dans certaines branches (dont le textile), comme cela a été le cas des compagnies qui ont vu le jour dans les cités-Etats italiennes dès le XIIIe siècle. Le mot même de compagnie en dit l’origine : il dérive du latin cum pane (littéralement : avec le/du pain) ; et le compagnon est d’abord celui avec lequel on partage son pain, sa table, son couvert et son gîte. La famille est ainsi le lieu par excellence du compagnonnage. Mais cette même vulgate nous enseigne que, si tel a été le berceau du capitalisme, celui-ci a dû le quitter pour grandir et accéder à l’âge adulte. Même le grand Max Weber fait des conditions en même temps que des traits distinctifs de ce qu’il appelle « le capitalisme rationnel » (par quoi il entend le capitalisme moderne et contemporain) la séparation entre ménage et entreprise [1]. Tout juste la même vulgate concède-t-elle que cette séquence peut se reproduire tout au long de l’histoire du capitalisme, lors de la naissance de nouveaux capitaux, l’ontogenèse de chaque capital reproduisant en quelques sorte la phylogenèse du capitalisme lui-même.
Or Benoît Boussemart montre précisément que ce n’est pas ce qui s’est produit dans le cas des Mulliez : pour passer de la modeste filature de Roubaix au très grand groupe faisant partie de l’oligopole dominant la scène planétaire de la grande distribution, il ne lui pas fallu non pas abandonner le caractère familial originel de l’entreprise mais, au contraire, le maintenir et le renforcer. Et de nous détailler les différents intérêts que présente la structure familiale du capital de la galaxie Mulliez.
Le premier est que cette structure permet au capital de se socialiser (sa propriété peut se répartir entre de multiples individus) tout en restant constamment entre les mains du même groupe d’individus. C’est la sage précaution prise dans les années 1950 par le fondateur du clan, Gérard Mulliez, en créant l’Association Famille Mulliez (AFM) dont font automatiquement partie tous les membres (par descendance ou alliance) de la famille et entre lesquels seuls le capital des différentes entreprises du ‘groupe’ doit être réparti : nul ne peut revendre ses actions si ce n’est à un autre membre de la famille. Ce véritable « communisme actionnarial » (selon l’expression de Bernard Gobin [2]) met le ‘groupe’ à l’abri de toute opération (amicale ou hostile) d’appropriation à laquelle sont au contraire exposés les capitaux dont l’actionnariat est dispersé entre une multiplicité de porteurs qui ne se connaissent pas et peuvent agir indépendamment les uns des autres, en ne tenant compte que de leur seul intérêt individuel, en dépit éventuel de l’intérêt du ‘groupe’ en tant que tel. La famille Mulliez nous offre ainsi un nouvel exemple de cette « mobilisation collectiviste » dans laquelle Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont vu la caractéristique propre de la grande bourgeoisie [3].
Le second intérêt fondamental d’une distribution et structure familiale du capital est de pouvoir compter sur la solidarité familiale, qui permet à chaque nouvelle génération de se lancer dans une nouvelle branche d’activités, en bénéficiant tout à la fois de l’appui financier des aînés qui ont déjà stabilisé leur situation et de l’accumulation de leurs expériences et conseils, notamment en matière d’organisation de la grande distribution. Tandis que, inversement, l’ouverture ou la conquête de ces nouvelles branches d’activité renforce le réseau familial dans son ensemble, en lui évitant de se concentrer sur une petit nombre de branches, en autorisant le cas échéant des reconversions plus rapides et en lui permettant de saisir toutes les opportunités de valorisation du capital qui se présentent – en un mot : une plus grande flexibilité du capital. D’où l’extrême diversité des branches dans lesquelles opère actuellement le capital dirigé par la holding qui coiffe l’ensemble des entreprises, marques et enseignes qui sont la propriété des membres de l’AFM. En somme, là encore, une étonnant combinaison des vertus de la plus traditionnelle des solidarités, celle du sang, avec la plus moderne des efficacités économique, celle des réseaux flexibles. Mais la famille large ne serait-elle en définitive le prototype de tous les réseaux ?
La place manque dans cette note pour rendre compte de bien d’autres aspects de la pieuvre Mulliez et notamment des effets de la structure familiale de son capital. Evoquons en cependant un dernier et non le moindre. Selon Benoît Boussemart, si les hypermarchés Auchan, le poids lourd du groupe, sont actuellement les plus rentables qui soient en France, ils le doivent à la productivité supérieure de leurs salariés, qui renvoie à la plus grande implication de ces derniers dans leur travail, obtenue grâce au paternalisme de la direction à leur égard. Un paternalisme qui, par le biais de leur participation et de leur intéressement aux bénéfices tend à faire de ces salariés… une grande famille, propriétaire par l’intermédiaire d’un fonds commun de placement de 13 % du capital de l’entreprise. Qui dira encore que la famille et l’idéologie familialiste ne font pas bon ménage avec le capitalisme, y compris dans ses formes les plus abouties et plus actuelles ?
[1] Cf. M. Weber, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société [1922], Paris, Gallimard, 1991, p. 296-298.
[2] Bernard Gobin a été le co-auteur, avec Benoît Boussemart, d’un premier ouvrage sur les Mulliez, Le Secret des Mulliez, paru en 2006, que le second, le jugeant inabouti, a fini par interdire la diffusion.
[3] Cf. notamment M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Les beaux quartiers, Paris, Le Seuil, 1989 et Sociologie de la bourgeoise (chapitre VI, « Une classe mobilisée »), Paris, La Découverte, 2000
Bihr Alain, « Benoît Boussemart, La richesse des Mulliez. L’exploitation du travail dans un groupe familial », dans revue ¿ Interrogations ?, N°9. L’engagement, décembre 2009 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Benoit-Boussemart-La-richesse-des (Consulté le 21 décembre 2024).