La pop culture représente aujourd’hui un phénomène mondial auquel s’intéressent nombre de chercheurs en sciences humaines. Dans les univers repris par la pop culture, la période viking historique d’une part et les mythes nordiques postérieurs d’autre part construisent des récits porteurs de valeurs et d’aspirations actuelles. Parmi tous les sujets en lien avec cette période, celui des combattantes vikings ou skjaldmö suscite autant de débats scientifiques que de passions dans le grand public. Ces discussions, entre questionnements et affirmations, partent des séries mais aussi des documentaires qui bénéficient de nouvelles découvertes en archéologie pour revenir aux textes médiévaux légendaires. Nous souhaitons montrer comment la figure de la skjaldmö, né dans les sagas scandinaves, profite du succès de la série Vikings afin de servir de préfiguration à un empowerment au féminin pour les femmes du XXIe siècle.
Mots-clés : skjaldmö, femme, guerrière, viking, mythes
Pop culture is now a global phenomenon in which many researchers in the humanities are interested. In the universes taken up by pop culture, the historical Viking period on the one hand and the later Norse myths on the other hand construct narratives that carry current values and aspirations. Among all the subjects related to this period, that of the Viking women fighters or skjaldmö arouses as much scientific debate as it does passion among the general public. These discussions, between questioning and assertions, start from the series but also from documentaries which benefit from new discoveries in archaeology to return to the legendary medieval texts. We wish to show how the figure of the skjaldmö, born in the Scandinavian sagas, benefits from the success of the Vikings series in order to serve as a prefiguration of a feminine empowerment for women of the 21st century.
Keywords : skjaldmö, women, warrior, Viking, myths
En 2013, la série télévisée Vikings (Michael Hirst, 2013-2020) a conquis le petit écran et le personnage de Lagertha (interprété par Katheryn Winnick) y tient une place de choix, à la fois dans le scénario et dans le cœur des téléspectateurs. Lagertha ou Lathgertha, dont l’histoire est relatée par Saxo Grammaticus dans le neuvième volume de la Gesta Danorum, est un personnage légendaire danois lié à celui du non moins mythique Ragnar Lodbrok. Sur nos écrans, elle apparaît comme la quintessence populaire du personnage de la skjaldmö [1] (McLeod, 2019 : 79), l’archétype de la jeune femme guerrière armée d’un bouclier dans les récits des mythes nordiques [2]. Dès le premier épisode, on voit en effet Lagertha combattre et mettre à mort deux violeurs sans difficulté. Bien sûr, elle n’est pas la seule femme guerrière de la série. Dans la quatrième saison, elle dispose même d’une garde personnelle composée de femmes. Mais si on cherche sur Internet une représentation de ‘Femme guerrière viking’, ce sont des images de Lagertha sous les traits Katheryn Winnick que l’on trouvera en premier. Parce qu’elle est l’un des personnages principaux d’une production directement inspirée par des récits transmis par la tradition, mettant en scène des faits et des personnages imaginaires ou historiques mais transformés par la légende, elle participe à nourrir le mythe [3].
Ce n’est d’ailleurs pas étonnant si on considère le fait que la pop culture [4] participe à la réactualisation du mythe dans le quotidien (Broissiat Graziosi, 2018 : 5). Dans l’imaginaire populaire occidental, les vikings sont à la fois des figures historiques et des personnages de légende, un double statut qui leur offre une place unique dans la pop culture et participe à la définition d’un ‘mythe nordique’ [5]. Les sources historiques de ce qu’on appelle aujourd’hui les « mythes nordiques » représentent une matière dont l’utilisation dépend de l’attente de ceux qui les étudient (Di Filippo, 2016 : 38). Dans ce cadre, actuellement, la question du statut des femmes chez les vikings est un des nombreux sujets qui fascinent chercheurs et amateurs : elles y accédaient à certains droits fondamentaux [6], la mythologie nordique compte de nombreuses et puissantes figures féminines et de nombreuses sources textuelles mettent en scène des combattantes en chair et en os, les guerrières au bouclier. Selon nous, l’exemple du traitement de la skjaldmö, en tant qu’héroïne renouvelée dans les industries culturelles et créatives, témoigne des enjeux du mythe au XXIe siècle [7]. Elle retrouve une place de choix dans notre culture et, parmi les nouvelles valeurs symboliques et collectives qu’on lui attribue, l’empowerment [8] tient une place de choix. Dans les approches féministes, cette notion d’empowerment permet de « saisir ensemble l’accès au pouvoir comme état ou comme objectif et le processus pour y arriver », tout en prenant en compte les « différentes formes de pouvoir en jeu, le “pouvoir sur” mais aussi des pouvoirs plus génératifs comme le “pouvoir de” et le “pouvoir avec” compris en termes d’énergie, de compétences, de capacités » (Bacqué et Biewener, 2013 : 32). Ce phénomène d’élaboration d’une figure féminine ‘empouvoirisée’ se construit à la lumière des périodes historiques, toutefois encore trop peu connues, combinées à des récits tardifs qui déjà fantasmaient ce passé et trouvent aujourd’hui un relais dans des créations contemporaines. Or, cette construction complexe nourrit une préfiguration qui ne trouve de justification que dans une certaine lecture de cet archétype, mais dont les composants doivent être contextualisés. Une analyse de ce phénomène sous l’angle des préfigurations nécessitent d’aborder les sources anciennes pour comprendre leur actualisation. Nous présentons ici une analyse basée sur une pratique interdisciplinaire, entre histoire, littérature et culture. Nous aborderons en tout premier lieu le mythe de la skjaldmö et ses réceptions, à travers l’évocation dans les récits nordiques et en particulier la figure de Lagertha, actualisée et comparée à d’autres figures féminines combattantes. En second lieu, nous verrons qu’il existe une quête de légitimation scientifique et populaire, avec d’un côté les espoirs de la recherche en archéologie et de l’autre sa réception dans les productions documentaires. Enfin, nous traiterons de la réception contemporaine entre question de genre et empowerment féminin, notamment dans la presse d’infodivertissement qui les relaie abondamment. Nous y verrons comment s’articule pleinement ce phénomène de préfiguration à partir de la figure de Lagertha qui offre un fort potentiel d’inspiration aux publics contemporains. C’est un des points essentiels de cet épanouissement figuratif, à partir des imaginaires réactivés : une manière de questionner les enjeux contemporains de la féminité et de la masculinité. En nous basant sur ces notions, au travers du mythe de la skjaldmö et de sa réception contemporaine dans les discours des journalistes et des fans également, nous verrons que la question du statut des femmes chez les peuples scandinaves médiévaux sert de terreau à des auteurs d’œuvres contemporaines, est récupérée et commentée par la presse d’infodivertissement pour enfin alimenter la construction historique et, d’une certaine manière, épique du plus grand nombre. La figure féminine combattante viking fantasmée rejoint des questions de société actuelles sur la place des femmes et trouve à exprimer, dans des industries culturelles et créatives, un encouragement à l’autodétermination féminine. Si ce phénomène est observable et participe d’une construction plurielle des imaginaires, il est important de situer la complexité et parfois l’éloignement, de ses racines.
Les mythes peuvent prendre des sens différents au fil du temps, ce que Hans Blumenberg analysait comme le « potentiel d’efficacité » du mythe qui permet qu’on se l’approprie pour répondre à des besoins spécifiques et des situations particulières [9]. Le mythe est une ressource que les individus actualisent et dont le sens se renouvelle au travers de cette réception (Di Filippo, 2016 : 131). Comme l’a expliqué Blumenberg dans ses réflexions (Di Filippo, 2016 : 129), il est difficile de trouver l’origine d’un mythe et de savoir quand ces histoires ont été racontées pour la première fois : la figure de la skjaldmö ne déroge pas à ce constat. En matière de femmes vikings guerrières, la littérature nordique de l’époque regorge à la fois de figures féminines dont le courage ne faiblit pas lorsqu’elles doivent entrer dans la bataille, mais également de personnages féminins surnaturels pour qui l’univers guerrier est familier [10]. Parmi tous ces personnages littéraires, la série Vikings a précisément choisi d’actualiser la figure de l’une d’entre elle : Lagertha.
La légende de Lagertha [11] a été raconté par Saxo Grammaticus, un moine et historien de l’époque médiévale danoise, dans La Geste des Danois qu’il rédige vers l’an 1200 pour offrir au Danemark une histoire digne des autres monarchies occidentales (Maillefer, 2012 : § 1). Dans ce récit, la vie guerrière de Lagertha commence lorsque le roi de Suède envahit la Norvège et tue le roi Synardus : afin d’humilier publiquement les femmes de la famille du roi défunt, il les assigna dans un bordel pour les prostituer. Le petit-fils de Synardus, Ragnar Lodbrok, vint venger sa mort à la tête d’une armée. Plusieurs des femmes abusées saisirent elles aussi l’occasion de se venger en s’habillant comme des hommes et en se joignant à la bataille aux côtés de Ragnar (Chadwick, 1950 : 414). Lagertha aurait été la figure-clef de cette troupe de combattantes et aurait contribué de façon significative à la victoire de Ragnar.
Saxo la décrit comme « une combattante pleine de savoir-faire, au tempérament masculin malgré son corps de jeune fille et sa chevelure tombant sur les épaules » (Saxo Grammaticus, v. 1200 [trad. 1995] : 389-390). Saxo Grammaticus semble fasciné par Lagertha, au point qu’il ne parle pas seulement de ses exploits guerriers, mais il la décrit également dans son apparence, commentant sa grande beauté. Son impétuosité et son courage impressionnèrent Ragnar qui l’épousa, avant de divorcer d’elle pour épouser Thora Town-Hart, la fille du roi de Suède. Lagertha tua ensuite son second mari d’un coup de fer de lance caché dans sa robe, lors d’une dispute, pour s’emparer « du titre et du pouvoir souverains. Femme présomptueuse, elle trouva plus plaisant de gouverner seule que de partager la fortune de son époux » (Saxo Grammaticus, v. 1200 [trad. 1995] : 393-394).
Dans la série Vikings, Lagertha dépasse rapidement son statut de femme de Ragnar (Travis Fimmel). Fidèle au récit de Saxo Grammaticus, elle y est dépeinte comme une grande guerrière sachant manier l’épée avec dextérité. Mère de Bjorn Côtes-de-fer (Alexander Ludwig), elle s’affranchit même de son mariage avec Ragnar (qui connaît d’autres conquêtes) et fait tout pour défendre son peuple contre les attaquants. Devenue Jarl, puis reine, Lagertha ne craint aucune bataille, qu’il s’agisse de protéger son propre intérêt, d’aider Ragnar ou son fils Bjorn. Au fil des saisons, Lagertha grimpe les échelons de la politique et le personnage à l’écran s’éloigne de la source originelle pour se développer et connaître nombre d’aventures à rebondissements dans une version actualisée propre à mieux correspondre aux aspirations actuelles [12]. C’est l’un des premiers visages qui vient à l’esprit quand on cite la série et, alors que Ragnar meurt dans la saison 4, il faut attendre la sixième et dernière saison pour voir s’éteindre Lagertha.
Dans le cadre des mythes nordiques, l’écrit constitue un élément majeur du processus de transmission culturelle et du travail de compréhension. Parmi les sources écrites nordiques, la Gesta danorum, qui n’est pas une source islandaise, tient une place importante et Lagertha n’y est pas la seule guerrière au bouclier : l’auteur mentionne de nombreuses combattantes de ce genre dans son œuvre [13]. Saxo Grammaticus avait sûrement des notions chrétiennes spécifiques en termes de comportement approprié pour les femmes : « il y eut autrefois au Danemark des femmes qui se donnaient une apparence masculine et passaient presque tout leur temps en campagnes militaires, car elles craignaient que leurs muscles valeureux ne se ramollissent si elles profitaient des plaisirs de la vie. Elles […] se forçaient à agir avec une mâle assurance. Elles couraient après la renommée militaire avec tant d’ardeur qu’on pouvait croire qu’elles étaient devenues asexuées. […] Comme si elles avaient oublié leur féminité native […] elles recherchaient plus la guerre que les baisers, plus le sang que les lèvres […]. De leurs mains qui étaient faites pour tirer l’aiguille, s’échappaient des lances » (Saxo Grammaticus, v. 1200 [trad. 1995] : 297-298). Au travers de ces passages, c’est une dénonciation du paganisme et une valorisation du patriarcat chrétien qu’il met en scène (Malbos, 2022 : 160) et un processus de réception du mythe de la skjaldmö qu’il propose. Saxo Grammaticus loue l’expertise des femmes qui combattent, il reconnaît la qualité de leur entraînement. Il semble toutefois que le prêtre historien ait certainement décrit des femmes guerrières d’avantage inspirées par son éducation classique, comme les amazones des légendes grecques, ainsi que par une variété d’autres sources en vieux norrois mal identifiées (Jesch, 1991 : 178), que par les mœurs réelles des vikings. Bien qu’il énumère ses sources dans la préface et même s’il se targue d’avoir écrit un récit authentique (Saxo Grammaticus, v. 1200 [trad. 1995] : 25-26), il n’en reste pas moins qu’une bonne part est due à son imagination et aux sources poétiques dont il a fait usage.
Saxo Grammaticus n’est pas le seul à évoquer les guerrières au bouclier. Bien que dans le corpus textuel nordique ancien la majorité des personnages féminins répondent aux canons de leurs époques en termes de place dans la société, plusieurs autres textes mettent en scène des guerrières armées et ceci dans presque la totalité des genres littéraires (Gardela, 2021). Parmi les sources écrites ayant participé à la construction des mythes nordiques, les sagas [14] mettent en scène plusieurs figures féminines emblématiques qui présentent un profil de guerrière similaire à celui de Lagertha [15]. Écrits par des chrétiens, ces textes représentent déjà une forme de réception des mythes. Ils détaillent la jeunesse et la formation de ces jeunes femmes attirées par des activités martiales et guerrières traditionnellement réputées masculines dans l’Occident chrétien médiéval. Entre toutes ces figures, mentionnons par exemple la redoutable guerrière historique que décrit la Eiríks saga rauða, sous les traits de Freydis Eiriksdottir, fille naturelle d’Erik le Rouge, qui enceinte, aurait frappé son épée avec sa poitrine nue sous les yeux des autochtones du Vinland effrayés (Anonyme, XIIIe s. [trad. 1880]). La Saga de Bósi parle quant à elle de la princesse Brynhild, une skjaldmö mutilée en duel par Thvari, qui la soigne ensuite et prend soin d’elle au point qu’ils tombent amoureux l’un de l’autre et se marient : elle prend place « sur le banc nuptial avec un casque et une byrnie [16] » (Anonyme, v. 1300 [trad. 2011]). Citons également Þornbjörg : enfant né de sexe féminin et seule héritière du royaume, elle préférait se battre et agir de manière virile, au mépris de son père. Elle se faisait aussi appeler par le nom masculin de Þórbergr et insistait pour qu’on ne la qualifie ni de vierge ni de femme. Reine, elle est appelée à quelques reprises Þórbergr konungr, « roi Thorberg ». L’histoire décrit un être ambivalent, une véritable ‘virago’ qui bien que de sexe féminin, agit consciemment en homme guerrier (Anonyme, XIIIe s. [transc. 2000]), avant de rendre les armes et de se marier sur les conseils de son père. Il existe même une saga principalement dédiée à une de ces skjaldmös légendaire : la Saga de Hervor et du roi Heidrekr (Boyer, 1988). Comme Thornbjörg, Hervor était connue pour avoir dès l’enfance agi comme un homme, allant jusqu’à détrousser des voyageurs, habillée de vêtements masculins. Élevée comme un jarl, au lieu de s’adonner à des activités féminines elle préfère s’entraîner à manier le bouclier et l’épée. Pour partir à l’aventure elle endosse l’habit masculin et dissimule sa chevelure sous une coiffe de lin : elle cache son identité féminine en adoptant un nom masculin. Puis elle reprend son rôle féminin pour se présenter devant la tombe de son père et réclamer son héritage dans le royaume des morts. Elle revendique l’épée Tyrfingr, l’épée maudite qu’elle sort de la tombe de son père, la réclamant comme son patrimoine [17].
Elles sont nombreuses, ces femmes qui prennent les habits masculins et défendent farouchement leur nom, leur patrimoine, leurs valeurs, l’épée et le bouclier à la main au fil des pages de ces récits scandinaves. L’essor de la recherche sur les sagas axées sur les femmes a été parallèle à l’essor du genre en tant que sujet dans les politiques identitaires féministes des années 1970 et ce dernier a eu un impact considérable sur le premier (Mayburd, 2014 : 122). Dans ce cadre, il est logique que le sujet de ces femmes guerrières soit rapidement devenu un enjeu.
Les sources écrites non scandinaves dont les caractères historiques semblent le moins se mêler d’éléments fantaisistes ne mentionnent, quant à elles, pas de femmes guerrières combattantes [18], mais plutôt des femmes adultes qui accompagnent les armées vikings [19]. En Scandinavie, toutefois, en regard des armes trouvées dans certaines tombes et de possibles représentations iconographiques, la question peut légitimement se poser, de la probabilité que des femmes guerrières aient réellement pris part à des batailles, participant peut-être à la construction de personnages féminins combattants, préfigurant celui de Lagertha dans les écrits de Saxo Grammaticus. C’est du moins la quête de la recherche scientifique : prouver l’existence réelle de ces femmes qui émaillent les sources nordiques.
En la matière, les sources archéologiques bénéficient habituellement d’un statut privilégié : elles sont considérées comme étant des sources d’information plus authentiques, donc plus fiables, sur les croyances scandinaves anciennes. Les sources archéologiques restent pourtant difficiles à interpréter, qui plus est en se basant sur les sources textuelles majoritairement écrites par des auteurs non-scandinaves, à une époque postérieure (Di Filippo, 2016 : 40). Si on cherche à étudier la réception des mythes, il faut s’intéresser aussi bien à l’évolution des ressources mythiques elles-mêmes qu’aux conditions de leur réception qui façonnent les manières de prendre en compte ces ressources (Di Filippo, 2016 : 43).
À bien y regarder, en dépit même des nouvelles avancées technologiques en termes d’investigation, les artefacts alimentent autant les idées reçues qu’ils soulèvent de questionnements [20]. En termes de culture matérielle, des appliques et des pendentifs retrouvés en Scandinavie montrent des femmes en armes qui pourraient par exemple illustrer une réalité historique, mais il peut tout aussi bien s’agir de la représentation de valkyries [21]. Les répertoires proposés par Shane Mc Leod pour l’Angleterre (2019) ou Leszek Gardela pour la Scandinavie (2021) montrent que, si on considère avec recul et attention les éléments archéologiques, les réelles potentielles tombes de guerrières sont très peu nombreuses et restent problématiques pour plusieurs raisons. Cela n’empêche pas que l’existence historique des guerrières au bouclier fasse actuellement l’objet de débats dans les milieux académiques. Certaines études les plus récentes cherchent à démontrer qu’elles ont bel et bien existé (Price et al., 2017 et 2019) tandis que d’autres s’attachent à souligner le manque de preuves de l’existence de guerrières entraînées (Jesch, 2014, 2017) [22].
Parmi les découvertes archéologiques autour des possibles tombes vikings féminines comportant des armes, la sépulture Bj 581 de Birka en Suède, datée du milieu du Xe siècle, est celle qui a connu la plus large et la plus retentissante réception dans la presse auprès du grand public. En 2017, grâce à de nouvelles analyse ADN, cette sépulture, jusque-là considérée comme celle d’un grand chef guerrier en raison de son mobilier funéraire martial, s’est avérée être celle du corps d’une femme [23] ayant connu une vie itinérante concordant avec ce que vivait la société martiale en Europe du VIIIe au Xe siècle. À la fin de leur article, les auteurs de cette recherche ont annoncé que l’individu dans la tombe Bj 581 était la première femme guerrière de haut rang confirmée, car les objets funéraires exclusifs et les deux chevaux sont dignes d’un individu ayant exercé des responsabilités en matière de stratégie et de tactique de combat (Price et al., 2017). La presse a relayé avec enthousiasme les effets d’annonce, mais rien n’indique que la femme inhumée ait été une guerrière et comme l’a détaillé Judith Jesch (2017) en analysant les apports et limites de cet écrit du point de vue de la méthode, dans le cas de la tombe BJ 581, les enjeux méthodologiques sont nombreux : l’étude de l’ADN seule ne permet en effet pas de résoudre le mystère qui entoure cette tombe (Malbos, 2022). On peut par exemple souligner le fait qu’il n’est pas certain que les ossements soient bien ceux de la tombe, ou que les éléments avec lesquels on inhume un défunt ne parlent pas forcément du vivant du défunt [24]. De même, le squelette ne comporte ni les blessures [25], ni les lésions ou pathologies que peut causer la pratique régulière des arts martiaux. On peut considérer que la personne enterrée l’a été comme un combattant dans la mort, mais que cela ne garantit pas qu’elle l’ait été durant sa vie (Mc Leod, 2019 : 84). De plus, les glissements de genre ne sont pas rares dans la culture viking, y compris dans la loi, comme on le voit dans la pratique du Baugatal (la compensation due en cas de meurtre), si la victime n’a pas d’enfants mâles mais a une fille célibataire, cette fille peut faire fonction juridique de fils. Les légendes au sujet de « jeunes filles guerrières », célibataires et sans frères, qui à la mort de leur père prennent la fonction de fils, se vêtant et agissant comme tels, comme on le voit dans la saga de Hervör, laissent également penser que de telles pratiques étaient admises dans l’opinion publique (Clover, 1993 : 370). En conséquence, en matière d’archéologie, il devient de fait difficile d’attribuer un genre aux artefacts retrouvés dans les tombes. Si les femmes sont habituellement inhumées avec des objets dits féminins, comme des outils de filage, les exemples ne manquent pas de tombes féminines retrouvées avec des artefacts considérés masculins, tels que des accessoires de chasse, des armes ou des outils de charpentier, laissant supposer que même dans la mort certaines femmes sont restées marquées d’un statut exceptionnel (Clover, 1993 : 366 ; Jesch, 1991 : 21-22).
L’interprétation des objets funéraires n’est pas simple et les auteurs de l’étude sur la Bj 581 sont eux-mêmes revenus sur leurs propos avec quelques nuances et explications supplémentaires en 2019. Alors que, comme Oren Falk le précise (2022), depuis plusieurs décennies déjà on privilégie des expressions telles que « sépulture avec armes » sans mentionner d’aspect « guerrier », une question reste tout de même soulevée : pourquoi continue-t-on si souvent d’affirmer qu’une tombe présentant un squelette d’homme avec une épée est celle d’un guerrier et pourquoi également refuser ce statut à un squelette de femme ?
Un fait est certain : même si d’autres pistes d’interprétations [26] que la guerrière sont envisageables (Malbos, 2022) et bien que les sources, toutes disciplines croisées, tendent à montrer que, comme toutes les sociétés du haut Moyen Âge, la société scandinave ancienne était profondément patriarcale et que les femmes y bénéficiaient d’une agentivité restreinte dans la sphère publique, ces découvertes ont mené une partie du monde académique et le grand public à affirmer que des guerrières vikings ont bel et bien existé.
L’attrait du public pour la légende et la fiction amène les spectateurs à vouloir remonter à la source de la Skjaldmö et à s’intéresser à l’histoire au travers de documentaires : en 2019, on dénombre au moins trois documentaires consacrés aux femmes guerrières vikings. En tant que film didactique qui raconte une histoire en s’appuyant des faits authentiques, un documentaire se présente majoritairement comme une sources ‘fiable’, à l’opposé de la fiction, mais cela n’empêche pas que le propos des intervenants puisse y être biaisé lorsqu’ils présentent les résultats de la recherche. La surprise de Birka a passionné le monde et pas seulement les chercheurs et archéologues. Plusieurs réalisateurs y ont vu un sujet de choix. Aleksandar Dzerdz réalise ainsi Birka, les mystères d’un chef viking, David Bartlett propose quant à lui un ‘docufiction’ intitulé Femmes Vikings, reines de guerre et National Geographic UK propose Viking Warrior Women. Le site Internet BT Broadband le salue comme « l’écriture d’une nouvelle histoire viking avec des découvertes choquantes : un nouveau documentaire de National Geographic redéfinit tout ce que nous pensions savoir sur l’histoire des guerrières vikings » (Fletcher, 2019). On voit la paléoanthropologue Ella Al-Shamahi se rendre au Royaume-Uni, en Suède et au Danemark, visiter des cimetières, examiner des restes vikings et parler à des experts pour tenter de découvrir des preuves des exploits de ces « tueurs féminins » (Woode, 2019). La découverte fait débat, néanmoins Ella Al-Shamahi voit dans les précautions et les allégations contraires une mise en lumière des préjugés de l’archéologie. Les revendications féministes s’en mêlent et elle assume ainsi mener « une croisade pour le genre », non pas « pour le plaisir » mais pour que les restes féminins et masculins bénéficient de la même objectivité en termes d’études et de recherches. L’année suivante, Alain Zenou et Gautier Dubois réalisent un docu-fiction français intitulé La guerrière de Birka (Bonum Productions, 2020), tout aussi discutable avec son approche tentant de plier les faits historiques pour les conformer à la réalité souhaitée plutôt que de présenter un travail scientifique. Là où les auteurs de la fiction des Vikings jouent avec le mythe, les intervenants des documentaires valident l’existence des skjaldmös. Alors qu’avant 2017 on parlait par exemple de « Femme de Viking » [27] dans un documentaire en deux volets produit par Arte Allemagne en 2014, il ne semble désormais plus possible d’échapper aux poussées du genre portées par les découvertes initiées à Birka. Dans la même veine sur une autre période de l’histoire, on peut citer le documentaire Lady Sapiens qui a proposé en 2021 une nouvelle image de la femme préhistorique présentée comme le résultat de la recherche scientifique et qui a soulevé la contestation de neuf spécialistes de la préhistoire et de l’anthropologie [28]. On retrouve dans ces enquêtes des « procédés rhétoriques donnant l’impression superficielle d’une enquête équilibrée » mais qui vise en réalité, pour les auteurs, à évacuer « les nombreuses observations qui pourraient contredire leur propos » (Augereau et al., 2021). Ces documentaires, qui se basent certes plus sur les sciences liées à l’histoire que les séries fictionnelles, peignent en réalité une image de la situation des femmes qui correspond bien davantage à un fantasme contemporain qu’à l’état de la connaissance scientifique.
La skjaldmö apparaît aujourd’hui comme une figure féministe. Il est intéressant à la lumière de ces différentes sources et dans les enjeux de l’actualité, d’observer une recherche d’un ancrage historique réel, probablement pour que son pouvoir actualisé en soit renforcé. Les différents acteurs de ces étapes, auteurs, chercheurs, journalistes et fans tentent ainsi de prouver que ce n’est pas seulement un personnage mythique, mais qu’elle a bel et bien existé. Gardela (2021) rappelle que le concept de femmes guerrières est un phénomène transculturel et que la culture viking n’est pas la seule concernée : si cela a fait partie du fantasme et de l’imagination de nombreux auteurs de l’Antiquité, on peut tout de même penser avec raison que des femmes ayant manié épées et boucliers ont existé de par le monde et pas seulement dans les textes. Bien que la figure de la skjaldmö peine à s’affirmer en tant que vérité historique, elle n’en a pas moins acquis une réalité tangible aux yeux des millions de spectateurs qui ont suivi la série Vikings. Même si elle prend corps autour d’un faible noyau de réel [29], elle acquiert une force inédite. On ne peut établir de comparaison entre la société viking et le présent en partant du principe que notre vocabulaire culturel contemporain, nos valeurs et nos attitudes sociales actuelles représentent un outil adapté pour analyser le passé, il n’en reste cependant pas moins que le grand public est enclin à le faire.
Même si la série Vikings n’est pas un documentaire, sa diffusion originelle sur les chaînes History au Canada et aux Etats-Unis, présente les risques que les spectateurs prennent ce qu’ils y voient pour la réalité historique. La croyance en l’existence des guerrières au bouclier dans les rangs des armées vikings fait partie de ces biais de lecture. On va ainsi voir fleurir sur les réseaux sociaux et dans le contenu d’infodivertissement en ligne des positions très tranchées qui témoignent d’une identification et d’une admiration très marquée. Selon Judith Jesch (2017), la fascination pour les femmes guerrières, que ce soit dans la culture populaire ou dans les discours académiques, est fortement influencée par les désirs des XXe et XXIe siècles.
A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, le magazine américain ETonline invite littéralement les lectrices à « s’incliner » devant leur reine viking, Lagertha et son interprète (Drysdale, 2019). Lagertha est vue comme « l’un des personnages les plus féministes de la télévision dans la série Vikings, inspirant les femmes, à l’écran et en dehors, à faire preuve de ‘courage et de confiance’ ». Au lieu de subir la domination du pouvoir masculin, Lagertha en sort toujours plus forte à la fin et K. Winnick voit en elle « quelqu’un auquel les jeunes filles peuvent essayer de s’identifier et aspirer à être » (Drysdale, 2019).
Du côté français, dans un article de Madmoizelle, on trouve une véritable déclaration d’amour pour le personnage et son actrice qui « fait revivre la légende » de la Skjaldmö (Bocelli, 2015). Ce qui plaît chez elle, c’est que bien que mère et épouse, elle parvient à « s’imposer autrement que par le titre de ‘femme de’ » (Bocelli, 2015). Sous la plume de Sarah Bocelli comme chez les commentateurs de l’article, Lagertha revitalise un mythe porteur : « Lagertha, ma légende, ma Valkyrie… La voilà ainsi qui reprend sa digne place au panthéon de ces femmes mythiques, et mon amour pour elle […] n’a d’égal que ma joie de savoir un tel personnage féminin sur les écrans de milliers d’autres femmes, jeunes et moins jeunes » (Bocelli, 2015). Lagertha apparaît porteuse d’un message d’empowerment féminin en ce qu’elle en incarne parfaitement les valeurs retranscrites dans la presse féminine [30]. Lagertha représente un modèle pour les jeunes générations féminines pour les inciter à s’émanciper par elles-mêmes et à être actrices militantes de leur propre vie. « Badass », « respir(ant) le swag » : voilà les mots utilisés pour la qualifier et « tant pis si les skjaldmö n’ont probablement jamais existé, on s’en fout » (Bocelli, 2015).
Pour la communauté des fans, l’apparence de Lagertha est de ce fait très importante. Son style est iconique, porteur des valeurs humaines et guerrières du personnage, avec une idée sous-jacente : si on s’approprie cette apparence, on fera sienne cette puissance. « Lagertha a toujours été mise en valeur par ses costumes […]. Elle se distingue aussi des autres personnages par ses coiffures toujours très stylisées, tout en restant pratiques pour le combat » (R., 2016). La mention soulignant le côté pratique des vêtements adaptés pour le combat montre bien à quel point cette image de la skjaldmö est signifiante. Sur Internet, des sites et des tutoriels expliquent comment se coiffer comme elle : « son style est devenu LA coiffure tendance de ces derniers temps » (Anonyme, 2021).
Dès 2013, cette version féministe du personnage de la skjaldmö Lagertha dans Vikings, dont le contenu se situe entre l’histoire et la fiction, réveille les rêves de femmes guerrières historiques, comme autant de ‘mentors’ à suivre, qui vont trouver leur pleine expression à l’issue des analyses ADN réalisées sur le squelette de la tombe de Birka. Le fantasme légendaire bénéficie alors d’un potentiel ancrage scientifique dans la réalité historique et connaît de nouveaux développements. Dans le fim The Northman (Robert Eggers, 2022), la descendance d’Amleth [31] va s’incarner dans un ‘roi fille’. Possible clin d’œil aux découvertes archéologiques liées à Birka [32], ou encore allusion au personnage légendaire de Thornbjörg, peu importe, certains voient dans ce passage du film une preuve que les rôles de dirigeants et de puissants étaient beaucoup plus « gender-fluid » à l’époque des vikings qu’on ne le pensait. (Joho, 2022), ce que la mythologie populaire nordique tendrait à montrer également (Clover, 1993 : 378 ; Mayburd, 2014) [33].
Qu’il s’agisse de films, de presse, de documentaires ou de séries, les médias sont influencés par la forte présence des questions féministes dans la société et ils contribuent à les diffuser. En s’appuyant sur la série Vikings ou les recherches scientifiques sur Birka, ils utilisent la guerrière au bouclier comme un modèle d’inspiration à destination des femmes du XXIe siècle. Une telle skjaldmö est-elle historique ? Le grand public, autant qu’une partie du milieu académique, le souhaite ardemment. En témoignent les titres qui sont apparus en 2017 dans la presse et sur internet, tels que « Le test ADN d’un squelette viking prouve que les historiens avaient tort », « Première preuve génétique que les femmes étaient des guerriers vikings », « Comment la tombe d’un guerrier viking remet en question les stéréotypes liés au genre », « Le genre révèle que l’ancien guerrier viking était une femme, selon l’analyse ADN ». Tous se sont montrés enthousiastes face à ces ‘preuves’ d’un fait qu’ils soupçonnaient depuis longtemps (Androshchuk, 2018).
Les films et les séries sur les vikings ne cherchent pas à proposer des reproductions documentaires de l’histoire, mais à en fabriquer une nouvelle image qui serve les objectifs des réalisateurs et les attentes du public. Ce qui compte, c’est le processus d’identification au(x) personnage(s), qui fait que le spectateur le(s) considère comme une projection de ses propres aspirations. Autour de l’archétype mythique de la Skjaldmö, on peut noter la mise en place d’un mécanisme de « préfiguration » (Blumenberg, 2016). La préfiguration consiste à donner une légitimité à une action pour la transformer en événement historique, à écrire par avance le sens de l’histoire. Face à l’incertitude de ce qui est à venir, on peut choisir de considérer le passé comme un réservoir de possibles qui peuvent se répéter. Dans la préfiguration, l’acte consiste à répéter quelque chose de préfiguré dans l’espoir de reproduire l’effet identique. On transpose alors une action première, historique ou mythique, dans un contexte nouveau pour légitimer l’action (Shairi, 2021). Alors que la figure de la guerrière au bouclier peut être lue comme une sorte de fantasme masculin, « comme une incarnation bataillienne probablement nécessaire de l’Éros, la femme, au cœur du Thanatos, la guerre, […] comme si la vaste tuerie allait de pair avec son extrême antagoniste, la sexualité » (Demeule, 2015), l’interprétation contemporaine s’appuie sur les caractéristiques de liberté et d’autodétermination de cette figure pour y poser les revendications féminines actuelles. Comme la préfiguration est un instrument de justification pour des situations d’action faiblement fondées, tout dépend de la force prégnante de la figure de référence (Blumenberg, 2016) et le personnage de Lagertha dans la série porte justement en lui cette puissance. Repris et relu par le courant féministe, tant à l’écran que dans l’analyse qui en est faite dans les médias, le mythe de la skjaldmö offre une parfaite légitimation à l’autodétermination et à l’empowerment des femmes visant à rompre avec des manières de faire considérées comme paternalistes, hiérarchiques et inégalitaires (Bacqué, Biewener, 2013 : 26). Sarah Bocelli (2015) voit dans la série une adaptation d’une « saga épique à l’échelle humaine, une espèce d’histoire derrière le mythe ». Dans ce cadre, la notion de l’« inconceptualisable » selon Blumenberg (2017) : le sujet de la femme guerrière viking comme préfiguration historique de la femme occidentale socialement puissante au XXIe siècle [34] est en quelque sorte inconceptualisable au regard des connaissances actuelles, des sources et des trouvailles archéologiques. La théorie ne peut être vérifiée et (in)validée par l’expérience, cela reste un point de l’histoire qui demande plus de recherches et, pourtant, la société actuelle réclame une réponse à ce questionnement. En effet, ce qui a déjà été fait une fois n’a besoin, si l’on admet la constance des conditions, ni de réflexions nouvelles, ni d’hésitations, ni de perplexités (Blumenberg, 2016). Si la femme a été aussi puissante que l’homme dans le passé, cela peut être répété : la figure de la skjaldmö semble pouvoir satisfaire le besoin et le désir des sociétés occidentales actuelles en la matière (Monod, 2015 : 290), tout en portant un potentiel d’inspiration dont le public a soif.
Si, comme l’évoque Carol Clover (1993), dans la société nordique patriarcale les droits des femmes présentent toute de même un intéressant développement, une majorité de spécialistes continue de penser qu’il n’y avait pas de femmes guerrières vikings, car cela aurait été contraire à l’éthique viking [35] (Jesch, 2014, 2017). Mais la vraie problématique ne se situe peut-être pas dans l’opposition femme/homme. Carol Clover (1993 : 365-366) interrogeait déjà il y a trente ans la binarité des genres, en montrant que, trop souvent selon elle, quand on veut parler des femmes dans la culture viking et la Scandinavie médiévale, on pense les rapports entre les sexes en sphères séparées, polarisées et complémentaires, comme c’est le cas dans nos sociétés contemporaines légataires de la tradition judéo-chretienne (Malbos, 2022 : 171). Au niveau linguistique (Clover, 1993), lorsqu’une femme agit de manière virile [36], l’adjectif par lequel on la caractérise change de genre, passant du féminin au masculin. La féminité est en quelque sorte dépassée par l’agressivité vue comme masculine. Il semble alors que dans la culture nordique, une femme puisse être à la fois féminine par son sexe et masculine par son genre [37]. On note d’ailleurs que dans les textes médiévaux, ces femmes sont parfois critiquées mais plus souvent admises et admirées, allant même jusqu’à y être qualifiées d’« hommes vaillants » (Clover, 1993 : 372).
Grâce à ce glissement du genre, Lagertha, tend donc vers le masculin : elle est entraînée au maniement des armes, se vêt comme un homme [38], participe aux raids en tant que combattante et parvient même à acquérir le rôle politique ‘masculin’ de Jarl. Même si son apparence physique traduit une féminité marquée et affirmée, le personnage de Lagertha se comprend de manière progressiste et, tel que l’on entend le genre dans notre société, il se conçoit comme masculiniste (Tung, 2004). À travers Lagertha, la série Vikings propose un modèle féminin alternatif en se réappropriant le mythe de la skjaldmö : comme dans les textes médiévaux scandinaves où, alors que leurs activités et leurs équipements guerriers les dotent de caractéristiques et de pouvoirs masculins, et que les marqueurs linguistiques et d’autres détails de leur vie désignent les « Shield-Maidens » comme des femmes, nous sommes amenés à la considérer non plus sous un angle binaire, mais comme appartenant à un ‘troisième genre’ [39], un hybride de féminité et de masculinité (Self, 2014 : 143-144). Les échanges sur les réseaux sociaux montrent que le personnage est apprécié pour ses caractéristiques masculines : sa force guerrière, son courage et son autonomie. Reprise comme symbole de l’émancipation féministe, pour en finir avec le schéma habituel de la victimisation féminine, la guerrière met l’accent sur l’autonomie et le pouvoir des femmes.
Au XXIe siècle, dans les écrits comme à l’écran, le viking est une icône hyper-masculine instantanément reconnaissable, mais au travers du personnage de Lagertha une nouvelle figure se dessine : celle de la femme ‘virile’ et puissante. Elle construit l’image de la guerrière au bouclier dont les scientifiques et le grand public cherchent à prouver l’existence : certaines personnes idéalisent souvent les valeurs du passé et puisqu’elles arrivent même à en considérer quelques-unes comme meilleures que celles de la société qui est la leur, elles vont chercher à les remettre au goût du jour. Les guerrières vikings au bouclier ont peut-être existé, dans certains contextes précis, mais n’ont absolument pas représenté la norme (Mc Leod, 2019 : 89). Toutefois, conscient que les idées actuelles ont très peu en commun avec celles de la période viking, il est intéressant de reconsidérer les présuppositions concernant le rôle passif des femmes à cette époque. Même un imaginaire collectif peut nous apprendre beaucoup sur les tensions sous-jacentes qui animent la société qui le produit (Clover, 1986 : 36) et cela vaut autant pour les sources textuelles nordiques que pour les séries aujourd’hui. Dans notre société en crise qui s’attache à redonner aux femmes leur juste place sociale dans l’histoire et aujourd’hui, la réactivation du mythe de la guerrière au bouclier au travers de la série Vikings témoigne de ces aspirations. Et c’est dans ce contexte que se développent également de nouvelles théories en archéologie. La réception actuelle du mythe de la skjaldmö, de manière interdisciplinaire, nous invite à réinventer notre vision des vikings vers la légitimation d’un empowerment au féminin préfiguré. Pour une jeunesse en construction dans un monde économiquement, géopolitiquement, ou encore écologiquement instable et où on cherche à rebattre les cartes du pouvoir masculin/féminin, cette image mythique de femme puissante et maîtresse de sa destinée apparaît comme un modèle incontournable duquel s’inspirer. Et s’il est aujourd’hui admis que la vision romantique du mythe, consistant à y chercher la continuité qu’il peut exister entre le passé et le présent d’un peuple, est dépassée, il apparaît néanmoins que la réception du mythe de la skjaldmö par le public actuel reste empreinte de cette conception. Ainsi, au travers de ce mythe renouvelé, il s’agit de revaloriser la condition féminine en validant, grâce au passé, un présent voire un futur et de permettre aux spectatrices et aux fans de dépasser et de transcender leur propre condition, en créant de nouvelles figures à admirer et respecter.
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[1] Le terme est construit à partir de la racine skjald/skjold qui signifie ‘bouclier’ en vieux norrois et mör/mœr qui veut dire ‘jeune fille’ (Malbos, 2022 : 300).
[2] On désigne sous le nom de mythes nordiques des récits basés sur des manuscrits du XIIIe siècle, dont la majorité sont islandais (les sagas et les Eddas), mais on compte également parmi eux la Gesta Danorum, un texte danois rédigé en latin au début du XIIIe s. par le clerc et savant Saxo Grammaticus (vers 1150-1220).
[3] S’il n’est pas facile de définir scientifiquement le mythe, les définitions données par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales mettent en exergue deux notions fondamentales à l’esquisse d’une analyse du mythe de la skjaldmö au XXIe siècle : des récits transmis par la tradition, évoquant des faits et des personnages imaginaires ou historiques mais transformés par la légende qui vont servir de modèles à des individus ou à des groupes pour y conformer leurs pensées et comportements, mais aussi y puiser confiance et incitation à l’action (CNRTL).
[4] La pop culture nous offre un prisme parfait puisque « les moyens de diffusion modernes permettent une transmission des mythes à l’échelle mondiale par les médias contemporains » (Di Filippo, 2020).
[5] Si « les catégories contemporaines [du mythe] utilisées pour désigner ces récits ne correspondent pas aux catégorisations des textes en vieux norrois et que c’est par un processus de construction historique […] que les récits médiévaux scandinaves ont été ainsi désignés » (Di Filippo, 2016 : 32), on parle en effet souvent aujourd’hui du ‘mythe nordique’.
[6] À titre d’exemple, en Scandinavie comme dans les mondes germaniques, même si les hommes avaient la préséance dans les héritages, les femmes pouvaient malgré tout hériter elles-mêmes, elles pouvaient même être propriétaires foncières ou commerçantes et elles avaient le droit de divorcer (Clover, 1993 : 366).
[7] Selon l’historien et critique de cinéma Laurent Aknin « le mythe sert à la fois à comprendre comment notre monde a été créé, à comprendre notre époque… et à se comprendre soi-même […] : on fait connaissance avec nos propres archétypes » (cité par Ropert, 2015).
[8] Mobilisée dès les années 1970 dans les pays anglo-saxons comme expression d’une critique sociale et féministe, la notion d’empowerment arrive en France dans les années 2000. Elle désigne à la fois le pouvoir, comme le laisse entendre la racine du mot et le processus d’apprentissage pour y accéder. Elle renvoie donc autant à un état (qu’à un processus. Nous utilisons ici le terme anglais car, comme l’ont souligné Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener (2013 : 25) : « Une des premières difficultés de l’utilisation française de cette notion est sa traduction. Plusieurs formulations ont été proposées, parmi lesquelles “capacitation”, “empouvoirisation”, “autonomisation” ou “pouvoir d’agir”. Mais les termes “autonomisation” et “capacitation”, s’ils indiquent bien un processus, ne font pas référence à la notion de pouvoir qui constitue la racine du mot ; et les expressions “pouvoir d’agir” ou “pouvoir d’action” ne rendent quant à elles pas compte du processus pour arriver à ce résultat et de sa dimension collective. »
[9] Selon Blumenberg, « la significativité […] est un résultat, non pas une réserve constituée : les mythes ne signifient pas “toujours déjà” ce que leur interprétation et leur élaboration en font, mais s’enrichissent à partir des configurations dans lesquelles ils entrent ou auxquelles ils sont rapportés » (Di Filippo, 2016 : 131). Le mythe s’adapte perpétuellement aux situations nouvelles.
[10] Comme les Valkyries ou les géantes (Gardela, 2021).
[11] Judith Jesch (1991 : 178), comme de nombreux autres historiens, considère l’histoire de Lagertha comme largement fictive.
[12] À titre d’exemple, comme dans le récit légendaire, Lagertha tue son second mari, mais au lieu de la raison teintée de misogynie avancée par Saxo Grammaticus, dans la série elle ne fait que venger son honneur et se défendre d’un époux abusif.
[13] Saxo Grammaticus évoque par exemple Alvid, dont la beauté a poussé son père à lui voiler le visage et à lui donner deux serpents venimeux pour garantir sa chasteté. À la suite d’une grande déception, elle change radicalement d’apparence et de mode de vie, devenant pirate. Elle abandonnera cependant les vêtements masculins une fois mariée et mère (296-297).
[14] Les sagas représentent un genre littéraire nordique qui regroupe des textes variés en prose, dont certains évoquent des éléments surnaturels et d’autres des récits historiques (Di Filippo, 2016 : 45).
[15] Voir le détail qu’en propose Leszek Gardela dans l’ouvrage qu’il consacre aux Amazones du nord (2021, chap. 3).
[16] Le terme byrnie désigne une broigne, type d’armure masculine largement diffusée à cette période (Baptiste, 2022).
[17] Carol Clover (1986 : 38) voit cette arme comme un symbole phallique, une représentation emblématique du patronyme et de l’esprit des ancêtres.
[18] La seule preuve écrite de l’existence de guerrières vikings se trouverait dans le récit des Byzantins surpris par le nombre de femmes mortes sur le champ de bataille en 971 sur les rives du Danube (Price, 2002 : 332). Habillées comme des hommes, ces nombreuses femmes auraient combattu, selon certains auteurs, seulement en raison de la situation désespérée dans laquelle l’armée viking se trouvait et il n’est pas non plus certain que ces femmes étaient d’origine nordique.
[19] Comme celles qui se rendent en Angleterre à la fin du IXe siècle, accompagnées d’enfants et aidant au camp (Mc Leod, 2011 et 2019 : 86-88).
[20] Voir entre autres les réflexions de Shane Mc Leod (2019) ou de Nicolas P. Baptiste (2022).
[21] Leszek Gardela (2021) propose également d’autres lectures comme celles de la représentation de Freya, ou encore de Brynhildr.
[22] Alors que l’article révélant les découverte sur la tombe de Birka commence en affirmant que « déjà au début du Moyen-Âge, il y avait des récits sur de farouches femmes Vikings combattant aux côtés des hommes » (Price et al., 2017), selon Jesch il est certes probable que les femmes aient dû se défendre et défendre leur famille du mieux qu’elles pouvaient, avec les armes dont elles disposaient, mais il n’existe pour le moment absolument aucune preuve tangible que les femmes vikings se soient entraînées ou aient servi comme guerrières régulières.
[23] Si les ossements en question sont bien ceux de cette tombe, comme le précise Judith Jesch (2017).
[24] Mc Leod cite à ce titre les tombes de jeunes enfants retrouvés avec des armes d’adultes qu’ils n’ont pas pu avoir la force d’utiliser de leur vivant (Mc Leod, 2019 : 83).
[25] En 2019, des scientifiques ont recréé le visage d’une femme découverte à Solør, en Norvège, également inhumée avec des armes (Alberge, 2019) et dont le crâne porte la trace d’une entaille assez puissante pour avoir abîmé l’os, comme aurait pu le faire un coup d’épée. Cette constatation est portée au bénéfice de la théorie selon laquelle la défunte aurait été une guerrière. Mais même dans ce cas, comment être sûr qu’elle a été blessée en maniant elle-même les armes ?
[26] Lucie Malbos (2022) évoque des figures potentielles telles qu’une riche marchande, une femme prenant les armes pour protéger le port de Birka, ou encore une défunte chargée dans l’au-delà de protéger les vivants.
[27] Nous soulignons.
[28] « Au bout du compte, le récit que tisse Lady Sapiens à partir des données de la science met en scène une version modernisée du mythe du matriarcat primitif ; mais là où c’était l’enfantement qui était censé avoir conféré aux femmes une place prééminente, c’est désormais leur activité productive qui aurait assuré l’égalité paléolithique des sexes. Sous cette lumière, ce lointain passé – supposé uniforme durant des millénaires et de l’Amérique à l’Eurasie – ressemble étrangement au futur auquel aspirent à juste titre les féministes contemporaines, jusqu’à une ’fort possible […] gestion des identités sexuelles […] bien plus ouverte et tolérante […] que de nos jours’ [p. 202] » (Augereau et al., 2021).
[29] Michel Leroy (1992 : 368) rappelle que « le critère de validité d’un mythe n’est pas la vérité, […] dans la mesure où le mythe se cristallise autour d’un faible noyau de réel ».
[30] « Ce concept synthétise toutes les méthodes qui permettent aux femmes de retrouver leur combativité et met en avant des valeurs fortes comme la confiance en soi, l’ambition, l’acceptation de ses forces et de ses faiblesses, ainsi qu’une volonté à se battre pour ses droits […] un terme qui désigne tout ce qui touche au dépassement de soi en se considérant comme la seule personne qui puisse agir pour soi » (Denoix, 2021).
[31] Cette histoire est elle aussi tirée de la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus (120-132).
[32] Ce ne serait pas le seul clin d’œil à la tombe Bj 581 dans le film. Dans une interview, la costumière Linda Muir confirme qu’un des personnages du film est bien une guerrière au bouclier « vaguement inspirée » de la tombe de Birka (Hess, 2022). Les résultats des analyses ADN ont été annoncées pendant le tournage et « c’était vraiment cool » pour elle et Robert Eggers d’intégrer ce détail. Linda Muir y voit une preuve du caractère « féministe » de l’écriture de Eggers (Hess, 2022).
[33] Dans sa réponse à la critique qui leur a été adressée, l’équipe qui a analysé l’ADN de la personne dans la Bj.581 utilise d’ailleurs précisément cette expression, renvoyant aux réflexions de Carol Clover, en se demandant si la défunte était bien une femme, dans un sens genré. Ils soulignent alors que la femme de Birka aurait pu assumer un rôle social d’homme, tout en conservant une identité féminine (Price et al., 2019).
[34] Si les luttes en faveur des droits des femmes sont encore d’actualité même en Occident, nous pensons ici aux avancées en matière d’émancipation féminine telle qu’elles sont décryptées par Didry, Hours et Sélim (2016) et surtout par l’anthropologue Emmanuel Todd (dans son ouvrage Où en sont-elles ? aux éditions du Seuil, 2022) qui analyse la manière dont selon lui les femmes ont de fait déjà pris le pouvoir, du moins en Occident.
[35] C’est entre autres à l’ouvrage de l’explorateur Paul Du Chaillu, intitulé The Viking Age et publié en 1889, que l’on doit la représentation d’une modernité de la femme viking dont le statut avait décliné à la suite de la conversion au christianisme (Facchini et Iacono, 2020).
[36] Carol Clover (1993 : 364) cite l’exemple de Auðr dans la Gísla saga, qui cogne le nez de Eyjólfr au point de le faire saigner.
[37] Les sources écrites sont à prendre avec circonspection car elles datent de la période chrétienne, mais il n’en reste pas moins qu’on y perçoit les changements imprimés par le nouvel ordre dans la perception du genre, avec une définition plus circonscrite et plus figée de la féminité et par là même de la masculinité (Clover, 1993 : 385).
[38] Notons que les sources textuelles présentent des récits dans lesquels le port de vêtements masculins par des femmes vikings n’était pas forcément bien vu de la part de la société dont elles faisaient partie. Dans la Laxdœla saga, le personnage de Auðr a pour surnom Bróka Auðr, ou Auðr la culottée, en raison du litige qu’elle a eu avec son voisinage : elle portait des braies pourvues d’une braguette et des longues chausses, une attitude apparemment digne des plus virulentes critiques (Gardela, 2011). Le glissement de genre ne se fait pas toujours sans heurts.
[39] L’expression « troisième genre » renvoie, selon les définitions, à un genre humain auquel appartiennent les personnes n’étant considérées ni comme homme ni comme femme, mais aussi à une catégorie sociale de certaines sociétés qui reconnaissent trois genres humains ou plus. Pour la notion sous son angle anthropologique, nous renvoyons par exemple à l’article de Bernard Saladin d’Anglure traitant du troisième genre chez les Inuits (Saladin d’Anglure Bernard (2012), Le « troisième genre », Revue du MAUSS, 39 : 197-217) et sur le sujet des shield-maidens à celui de Kathleen M. Self (2014).
Anthore Soline, « Le mythe de la Skjaldmö : de la figure des sagas islandaises à celle de l’empowerment féminin », dans revue ¿ Interrogations ?, Partie thématique [en ligne], http://revue-interrogations.org/Le-mythe-de-la-Skjaldmo-de-la (Consulté le 21 décembre 2024).