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Abid-Dalençon Ambre

La société de communication, ou le ressassement d’un mythe par ses interprètes

 




 Résumé

Cet article propose d’aborder une actualisation du mythe de la société de communication à travers l’analyse d’un corpus de revues professionnelles spécialisées en marketing et communication. Ne posant pas de séparation entre discours spécialisés et les autres discours de « la » société dans la fabrique des mythes, nous montrons en quoi ces revues participent d’imaginaires communs et contemporains. Pour ce faire, nous abordons d’abord les liens théoriques entre mythe, répétition et idéologie. Cela nous permet de questionner la manière dont le mythe s’approche dans l’analyse. Nous évoquons ensuite la fonction du mythe, à la lumière des notions de récit et de parole autoréalisatrice. Nous terminons enfin en illustrant cela par l’analyse d’un sous-récit du mythe de la société de communication : la société technologique.

Mots clés : Société de communication, mythe, idéologie, société technologique, revues professionnelles.

The communication society : the reiteration of a myth by its representatives

 Abstract

Based on a study of professional magazines specialized in marketing and communication, this article revisits the analysis of the communication society myth. Without separating specialized discourses from the other discourses of ʻtheʼ society in the fabrication of myths, we show how these magazines feed common and contemporary imaginary. To that end, we focus first on theoretical links between myth, repetition and ideology. This enables us to question how myths can be grasped. Next, we mention myth function, in light of narration and self-fulfilling prophecy notions. We conclude by illustrating this with an analysis of a secondary narrative of the myth of the communication society : the technological society.

Keywords : Communication society, myth, ideology, technological society, professional magazines.

 Introduction

L’émergence du poids de la communication durant ces dernières décennies, voire ces derniers siècles, selon la circonscription donnée à cette dernière, a fait l’objet de nombreux écrits en sciences humaines et sociales [1]. Certains auteurs situent l’importance grandissante de la communication à partir des années 1940, d’autres dans les années 1980 (avec l’affirmation de nouveaux intermédiaires, dont la professionnalisation remonte pour certains à la première moitié du XXe siècle). D’autres préfèrent penser cette émergence dans un temps beaucoup plus long, dans une démarche de « prise de distance par rapport au tropisme d’une définition de la communication qui sacrifie trop à la sphère médiatique » (Mattelart, 2011 : 11-12). Les médias de masse, ou encore les phénomènes de normalisation (du travail, des organisations, des techniques de vente, etc.) ne sont alors plus que la résultante d’un long processus qui aurait débuté au XVIIe siècle. Ces auteurs (Mattelart, 2011 ; Flichy, 1997) redéfinissent la communication en mettant l’accent sur le tournant du « long XIXe siècle », que l’on situe entre les lendemains de la Révolution française et la seconde moitié du XXe siècle. Quelle que soit la temporalité retenue, que la définition de « la société de communication » mette l’accent sur les industries culturelles, les techniques ou encore sur l’essor de nouveaux intermédiaires, la communication rassemble et fait débat au sein d’une abondante littérature qui enquête et la théorise comme « constitutive de notre modernité » (Breton, 1997 : 10). Certains de ces ouvrages font aujourd’hui référence en sciences de l’information et de la communication, puisqu’ayant contribué à son institutionnalisation. La critique du mythe ou son analyse ont ainsi participé de l’édification d’un champ scientifique, lui-même soumis à des impératifs de professionnalisation de futurs professionnels au service du phénomène, ce qui n’est pas la moindre des ambiguïtés, comme cela fut pointé. Philippe Breton (1997 : 111) montre comment certains scientifiques, dont les thèses ont pu connaître un grand écho, comme Paul Watzlawick, ont contribué « à l’idée selon laquelle ʻtout est communicationʼ, tout en comptant parmi les critiques de cette utopie  ». Plusieurs chercheurs mettent de fait en garde, invitent à préciser le niveau d’analyse dans lequel on se situe lorsque l’on s’attache à étudier un tel domaine multiforme, au risque sinon de déliter le terme communication de tout son sens (Breton, Proulx, 2012).

S’il était nécessaire de resituer notre objet au regard de cette tradition, l’objectif de cet article ne sera pas de proposer une synthèse de cette littérature abondante. Nous inspirant de cet héritage théorique, nous souhaitons plutôt revenir sur la catégorie du mythe qui permettrait de penser « la société de communication » [2], à l’aune d’un terrain contemporain, spécialisé et professionnel. Ce rapprochement – entre mythe et société de communication – a déjà été fait dans plusieurs écrits, sans que la notion ne fasse d’ailleurs toujours l’objet de développements. Nous retiendrons donc surtout ici Érik Neveu (2011 : 49), qui explicite et développe ce rapprochement : « La ʻcommunicationʼ aura connu en cinquante ans la plus haute fortune sociale que puisse connaître une représentation : sa solidification en un mythe, un récit ordonnateur du social  ». Notre approche sera de creuser la notion de mythe – prise dans une perspective barthésienne et lévi-straussienne [3] – à la lumière d’un terrain professionnel qui nous est familier. Nous privilégierons une démarche théorique, mais convoquerons des éléments d’analyse à valeur illustrative. Définissons à présent notre corpus et la méthodologie qui sera centrale dans cet article.

Nous reviendrons sur un corpus de revues professionnelles spécialisées en marketing et communication, analysé dans le cadre d’une recherche doctorale (Abid-Dalençon, 2022). Dans cette recherche, nous avons rassemblé trois revues, Tank, Influencia, L’ADN, car elles présentaient à une même période une même prétention [4] médiatique. Ces revues professionnelles jouent en effet le jeu, en partie, de ce que l’on a appelé les « mooks » ou « revues-livres » [5]. Trimestrielles, de format papier, elles sont vendues en librairie comme leurs consœurs et se présentent comme des revues de société. En tant que telles, elles se proposent d’étudier cette dernière à travers des thématiques relativement larges, censées dire un état de nos sociétés (« L’opacité de la transparence », « Ralentir », « La mobilité », « La data », etc.). Ce glissement éditorial fut favorisé par le fait que ces acteurs sont positionnés sur le volet « tendances » de l’offre informationnelle du secteur. Influencia et L’ADN, surtout, sont des acteurs emblématiques du champ, connus et reconnus pour tout leur écosystème médiatique autour des tendances. Ce sont des professionnels de l’information professionnelle, ce qui n’est pas le cas des fondateurs de la revue Tank, qui ont souhaité créer ce support à côté de leur mission de présidence d’agence ou de groupe de communication. Si ces acteurs présentent des différences notables, nous avons choisi néanmoins de les constituer en corpus pour leur prétention médiatique commune. Ce sont les seuls acteurs du secteur à avoir exprimé cette dernière à cette échelle, ce qui conférait à notre corpus d’étude une certaine exhaustivité. Nous avons analysé ces publications sur une période allant de 2012 à 2018, soit au total cinquante-deux numéros, chacun de ces formats longs comptant en moyenne entre cent-cinquante et deux cents pages. Notre analyse s’est intéressée tant aux dimensions textuelles, discursives, matérielles qu’iconographiques de ces revues. Leur globalité sémiotique fut embrassée au moyen d’une grille d’analyse plurielle, prenant en compte les niveaux méta-discursif, socio-discursif, thématique, fonctionnel et poétique du texte périodique. Dans le cas d’Influencia, l’analyse de la revue papier fut complétée par celle de ses versions numériques, sur lesquelles nous reviendrons en corps de développement. Précisons que nous nous inscrivons dans une approche socio-sémiotique, sémio-communicationnelle et symbolique des professions, inspirée de la sémiotique ouverte et opérant par multidimensionnalité méthodologique, en vue de rendre compte des phénomènes d’appropriation et de circulation des formes médiatiques au sein de l’espace social (Boutaud, Verón, 2007 ; Perret, 2004 ; Berthelot-Guiet, 2015 ; Abid-Dalençon, 2022). Le volet d’analyse sémiotique des revues fut donc associé à d’autres méthodologies [6]. Ces dernières ne seront cependant pas convoquées ici, car nous avons nécessairement dû faire des choix.

Ce corpus pourrait sembler, de par sa dimension professionnelle et spécialisée, quelque peu en décalage au regard de ce numéro qui questionne de manière large les mythes du XXIe siècle. Il met pourtant en lumière la dimension dynamique de la construction des mythes, leur fonction et leur mode de fonctionnement, et ce, pour au moins deux raisons.

Premièrement, pour la compréhension de la dynamique de construction de certains mythes, opérer une scission entre les discours professionnels spécialisés et le reste de la société nous semble dommageable en termes d’analyse. Les professionnels ne sont pas « coupés » du social. Ce fait est d’autant plus prégnant que nous parlons ici de professionnels de la communication, qualifiés précisément par Jean Baudrillard (1986 : 196) d’« opérateurs mythiques ». Leur interprétation et leur construction de la réalité sont continues, innervent les espaces sociaux de par leur travail du visible. Insistons par ailleurs sur ce point : cette construction est tout autant le produit d’un milieu socio-professionnel que de la société. La communication professionnalisée promeut des valeurs qui sont celles d’une société – ou pour être plus précise, les valeurs de l’une de ses versions –, comme par exemple le libéralisme, au sens où, à l’instar de la publicité, elle est « un vaste répertoire et une matrice de créolisation et de naturalisation des discours et des valeurs circulant dans une collectivité donnée […] vaste phénomène d’accompagnement et d’apprivoisement continu de notre monde et de notre modernité » (Soulages, 2013 : 41). C’est pourquoi tout discours communicationnel est profondément politique, sous couvert bien souvent d’être apolitique, notamment quand il relève de ressorts mythologiques. C’est même dans la prétendue posture apolitique que se comprend la part fondamentalement politique de ces discours. Les terrains issus de mondes professionnels sont donc bien des postes d’observation tout aussi pertinents que d’autres pour approcher la dynamique de fabrication des imaginaires sociaux, car ils manipulent et font circuler ces imaginaires à des fins diverses : d’ancrage, de validation, de promotion, de légitimation, etc.

Deuxièmement, le terrain que nous proposons est propice à l’analyse de la construction et du fonctionnement des mythes du fait de sa spécificité représentationnelle, présentée plus haut. L’un des objectifs de notre recherche doctorale fut de montrer que derrière la feintise déspécialisée se renforce un discours disciplinaire [7] qui est celui d’une profession et d’un champ de pratiques associées (les lecteurs de ces médias restant principalement, bien entendu, les professionnels du secteur). La stratégie éditoriale est tendue vers des impératifs de promotion, de distinction et de légitimation, et passe à cette fin par le ressassement du mythe d’une société dominée et modelée par la communication.

Notre corpus et ses enjeux présentés, notre article reviendra sur la construction et le renforcement du mythe communicationnel au sein de ces revues. Ce sera l’occasion de poser en premier lieu le lien que nous faisons entre mythe, répétition et idéologie ; de voir ainsi comment le mythe s’approche dans l’analyse. Nous évoquerons ensuite la fonction du mythe, à l’échelle de notre terrain professionnel et à la lumière des notions de récit et de parole autoréalisatrice. Pour finir, nous resserrerons notre propos sur l’un des sous-récits de ce mythe, identifié dans notre corpus : la société technologique. Nous montrerons comment ce sous-récit se nourrit – pour inscrire ses fantasmes – de matière fictionnelle et publicitaire.

 Le mythe dans son insistance : systèmes de relations, permanence et sens de la répétition

Nous l’avons dit, les revues professionnelles de notre corpus, spécialisées en marketing et communication, déploient une prétention généraliste. Par cette prétention, le prisme communicationnel voit sa portée élargie : chaque problématique sociale toucherait à des questions de communication et inversement. Les professionnels s’appuient en cela sur l’« ambiguïté structurante » de la communication, «  qui marque dans une large gamme d’institutions et de lieux différents toutes les activités étiquetées comme étant de la communication. Sous la même désignation, l’on confond en général quatre réalités profondément différentes : une dimension anthropologique fondamentale, constitutive du social ; un ensemble de pratiques et de dispositifs qui relèvent d’un secteur professionnel particulier identifié comme relevant de la com ; des discours et des idéologies sociales ; une discipline scientifique qui étudie – comme on le fait ici – la relation entre ces différents niveaux de savoirs et de pratiques » (Jeanneret, 2014 : 305). La notion de mythe permet de penser précisément la combinaison du flou et du prégnant de cette grille communicationnelle.

Dans ses Mythologies, Roland Barthes pose diverses caractéristiques du mythe qu’il pense en termes de structure et de fonction sociale. Comme cela a pu être relevé par d’autres chercheurs, il n’y a pas pour autant d’« outils pour la localisation méthodique des mythes, on est forcé d’identifier ceux-ci intuitivement, en usant de son flair socioculturel  » (Zenkine, 2010 : 22). Tout peut être potentiellement mythe pour Roland Barthes (1957 : 181), au sens où le mythe est une parole ouverte à l’appropriation. Cette parole « ouverte » peut, qui plus est, prendre divers signifiants comme support de son énonciation. En résumé, la force du mythe opère par sa capacité à voir ses formes varier ainsi que ses idées et leur signification politique appropriées. Son concept renvoie à « un savoir confus, formé d’associations molles, illimitées » (Barthes, 1957 : 192). Infléchissons ici, tout en la renforçant, l’idée « d’associations molles » de Roland Barthes, en la croisant avec celle de mythème, développée par Claude Lévi-Strauss. Notre analyse des revues du corpus a révélé que l’opérativité symbolique du mythe communicationnel réside dans la présence et le croisement de multiples « unités constitutives » que l’anthropologue n’appréhende pas comme isolées, mais précisément comme « paquets de relations » : « c’est seulement sous forme de combinaisons de tels paquets que les unités constitutives acquièrent une fonction signifiante » (Lévi-Strauss, 1990 : 234). Ces « paquets de relations » ont pu être observés à l’aune des logiques argumentatives déployées au fil des articles : ainsi le thème de l’abondance des savoirs disponibles introduit et se nourrit de celui de leur diffusion, soit de celui des technologies. Ces dernières conduiraient quant à elles à l’interactivité, à la proximité et à la participation, à une forme de démocratisation (la participation contribuant elle-même à la multiplication des informations et des savoirs, par des effets de boucles argumentatives). Ces effets de recoupements et d’associations entre éléments du récit communicationnel ont été étudiés par Érik Neveu (2011 : 51), qui reprend également dans son analyse cette notion de mythème : « La thématique de l’abondance conduit à celle de la démocratie culturelle et politique. Si la seconde ouvre un nouvel horizon à la citoyenneté, la première fonctionne comme une conséquence qualitative de l’abondance ».

Le second élément d’analyse que nous pouvons emprunter à l’approche structurale de Claude Lévi-Strauss est l’idée de continuum temporel passé/présent/futur du mythe. Le mythe est rattaché pour Claude Lévi-Strauss (1990 : 231) à « un système temporel » : « un mythe se rapporte toujours à des événements passés […]. Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente  ». Les auteurs ayant étudié la société de communication abordent cette caractéristique de la permanence. Il apparaît que ce mythe s’actualise au fil de l’histoire, au gré notamment des renouvellements technologiques, tout en reposant sur des éléments permanents et constitutifs (principe d’émancipation par l’information et les savoirs, imaginaire de la rapidité de diffusion, proximité entre les êtres, idéal de la transparence, analogie posée entre progrès technique et progrès social et politique, etc.) : « Seule une conception évolutionniste de l’histoire, découpée en étapes successives et étanches, peut faire accroire que la mémoire des siècles ne continue pas à travailler le mode de communication contemporain » (Mattelart, 2011 : 11) ; « il est frappant de constater que non seulement l’essentiel de la philosophie d’un tel projet est ancienne et date d’un demi-siècle […], mais qu’elle se réactualise environ tous les dix ou quinze ans, sous d’autres formes » (Breton, 1997 : 119). En bref, pour Érik Neveu (2011 : 61), si l’approche généalogique invite à prendre en compte la diversité des discours du mythe de la société de communication, privilégiant le relevé des ruptures plus que celui d’une continuité, l’approche par le mythe « suggère une posture inverse. S’il connaît des déclinaisons, le discours qui a émergé d’une généalogie chaotique est au final d’une remarquable cohérence  ». Le récit de la société de communication qui s’affirme depuis les années 1980 peut ainsi « être cadré autour de quelques promesses fédératrices. Celles-ci ne sont pas nécessairement coprésentes dans toutes ses variantes. Elles sont cependant un nombre limité, identifiable et prévisible. L’annonciation de la société de communication s’articule autour de cinq promesses : abondance, démocratisation, autonomie des individus, mondialisation, contraction de l’espace-temps » (Neveu, 2011 : 49).

En résumé, le mythe relève autant de l’ouvert (à déclinaison et à actualisation) que du permanent. De ce constat émerge une voie pour l’analyste des mythes : on repère le mythe à son « insistance  » (Barthes, 1957 : 193), autrement dit à des formes de répétition qui furent également pointées par Claude Lévi-Strauss (1990 : 254) comme indices du mythe : « La répétition a une fonction propre, qui est de rendre manifeste la structure du mythe […] tout mythe possède donc une structure feuilletée qui transparaît à la surface, si l’on peut dire, dans et par le procédé de répétition ». Si ces revues revendiquent une posture en partie déspécialisée, l’analyse systématique que nous avons faite au moyen de notre grille d’analyse a permis d’éprouver la saturation de référents qui sont ceux du monde professionnel de la communication. Cette saturation a pu être testée également au niveau des dispositifs numériques pensés comme prolongements de la revue imprimée, puisque nous avons appliqué aux plusieurs milliers de captures extraites des sites internet, comptes Facebook et Twitter des niveaux d’analyse communs à ceux des revues papier. À partir de ces analyses croisées, a émergé un intertexte idéologique, les dynamiques interdiscursives et intermédiatiques renforçant la saturation. Nous ne pouvons rendre compte ici du détail de ces analyses, mais c’est de cette façon que nous avons pu relever l’importance par exemple (déclinable sous diverses formes) du thème de la maîtrise, du contrôle et de l’influence dans ces métiers ; le rôle extensif accordé aux marques ou aux nouvelles technologies ; ou encore la récurrence du modèle de l’entreprise « agile » et « libérée ». De nos immersions textuelles et techno-sémiotiques est né un résultat d’analyse, qui est que c’est dans et par la répétition que vit le mythe de la société de communication et son idéologie, au sens ricœurien du terme [8]. Cela nous amène à notre second point, celui de la fonction du mythe.

 Parole récitée et fonction du mythe

Pour Roland Barthes, le mythe tient sa validité de sa fonction : « le mythe ne cache rien  : sa fonction est de déformer », d’infléchir. C’est l’insistance du concept – par la répétition – qui alerte, comme nous l’avons dit : c’est alors « l’insistance d’une conduite qui livre son intention » (Barthes, 1957 : 193-194). Dans notre cas, la société est « déformée » sous l’angle communicationnel : l’Europe est questionnée à travers son storytelling, la santé à travers la communication patients-soignants ou la culture à travers les contenus de marque. La communication apparaît au gré des discours comme un « fédérateur symbolique capable d’apporter une cohérence dans les changements sociaux qui nous frappent » (Neveu, 2011 : 80). Ce « fédérateur symbolique » adopte la voie péremptoire du mythe qui « a un caractère impératif, interpellatoire […] il est tourné vers moi, je subis sa force intentionnelle, il me somme de recevoir son ambiguïté expansive » (Barthes, 1957 : 197). Tant par sa forme que par sa récurrence, le mythe naturalise le concept auquel il renvoie en le posant comme une évidence. Et ce, alors même que la forme répétitive témoigne du fait que derrière la naturalisation s’opère un travail dense de construction. Car le mythe « est une parole excessivement justifiée » (Barthes, 1957 : 203). Cette justification s’ancre dans la narration, dans « un récit ordonnateur du social » : « Les unités de sens (mythèmes) s’articulent pour constituer un univers de sens à la fois assez plastique pour se prêter à des usages et interprétations variés, mais assez fermement charpenté pour constituer le cadre d’un grand récit » (Neveu, 2011 : 49, 61). Si nous souhaitons prendre un peu de distance avec l’idée de « grand récit », nous retenons bien celle de récit, qui renvoie en creux à la question du ou des narrateur(s). Le récit communicationnel est le récit que les professionnels se font d’abord à eux-mêmes et qu’ils offrent à leurs pairs et clients. Il s’agit de communiquer sur la communication érigée au rang de structurateur du social et, de fait, de communiquer sur les « communicants » eux-mêmes. Les professionnels de la communication participent donc certes d’un réseau d’intermédiaires divers du mythe de la société de communication, mais ils en sont surtout les « amplificateurs » de prédilection (Neveu, 2011 : 104), ceux qui donnent au mythe, en première ligne, sa force et sa longévité. Ils opèrent pour cela par un processus tautologique et d’autoréalisation.

 Mythe et parole autoréalisatrice

Avant de poursuivre, arrêtons-nous sur la spécificité d’un terrain professionnel comme le nôtre, car les logiques mythiques et autoréalisatrices ont une fonction bien précise. Les revues professionnelles participent d’une normalisation des savoirs professionnels. Il s’agit même de l’une de leurs fonctions principales. La normalisation des savoirs, tant en termes de contenus que de manières de faire savoir (études de cas à valeur d’exemplarité, sociologie de la connaissance, corps de savoirs théoriques qui se répètent, etc.), importe dans un monde professionnel. Les régularités observées sont celles qui assoient « pendant un certain temps, une unité stable, un monde » (Becker, 2009 : 22). Le figement des représentations nourrit en retour l’autorité de la revue professionnelle, car il tend à « dissuader la contradiction, à s’imposer sur le mode de l’évidence, à sembler faire consensus » (Krieg-Planque, 2015 : 115). Il s’observe à travers des termes récurrents et la circulation de formules, qui ont pu être relevés avec notre grille d’analyse : « changer de modèle », « nouveau monde » (vs) « ancien monde », « darwinisme », etc. Pour développer le lien que nous établissons entre logique mythique et logique autoréalisatrice au sein de notre corpus, nous nous appuierons sur les propositions de Sarah Labelle (2001) au sujet de la formule « la société de l’information ».

Quand un contributeur parle d’« ancien monde », la formule est d’abord, comme l’énonce Sarah Labelle, un « lieu vide », en ce que jamais il n’est clairement défini ce que serait cet « ancien monde », ni même le « nouveau monde » qui s’y oppose. Mais c’est précisément le fait que ce lieu soit vacant, sémantiquement parlant, qui permet l’usage de la formule, son appropriation. Une grande partie des lecteurs comprendra ce que l’auteur veut dire à peu près. Car la formule est aussi « pleine » de la mémoire de discours antérieurs, ne serait-ce qu’au sein d’un même numéro. On comprendra que le « nouveau monde » renvoie à des formes d’organisations considérées comme plus souples, à une concurrence libérale accrue ou à un monde plus « digitalisé », ces différentes interprétations se combinant le plus souvent. L’« ancien monde » renverrait quant à lui à ce qui est pointé comme des lourdeurs institutionnelles et politiques, à des « élites » largement décrites comme « dépassées », à des processus de décision et de validation qui constituent des freins à la compétitivité. Le choix d’une formule exprime ainsi l’« assujettissement » ordinaire d’un auteur vis-à-vis d’un ensemble d’énoncés antérieurs selon Sarah Labelle. Il réfère à une filiation, en vue d’une intégration. Néanmoins, les formules ne renvoient pas qu’à des logiques d’intégration. Sans que le sens de ces termes ne soit jamais élucidé tout à fait, leur présence « n’est pas secondaire, ni anodine, puisqu’elle collabore à l’ensemble du propos » (Labelle, 2001 : 72) [9]. Passages obligés, elles cristallisent des enjeux que ces emplois « contribuent dans le même temps à construire » (Krieg-Planque, 2009 : 7). Sarah Labelle a étudié la manière dont la formule « la société de l’information » se matérialise dans différentes productions, avec ce mécanisme paradoxal qui fait toute sa force : elle s’autoréalise dans les textes qu’elle fait fonctionner. L’auteure reprend l’idée de « présupposition ontologique » à l’appui d’Oswald Ducrot [10]. La formule s’impose comme « nécessaire » (ce qu’elle désigne serait non pas de l’ordre du possible mais du réel, et son postulat permet de comprendre le monde décrit) et structurante (puisqu’il y a homogénéisation des différentes instances énonciatrices à travers elle) : « loin de décrire seulement une réalité existante, [elle] participe matériellement à la réalisation même de ce qu’elle entend désigner : ainsi passe-t-on d’un effet de discours, dans le dire, à l’autoréalisation d’une idéologie, dans le faire ». Dans ces mécanismes ontologiques « accélérateurs de croyance » (Neveu, 2011 : 143), la récurrence des discours et des savoirs prouverait l’existence de la chose à laquelle elle renvoie, raison pour laquelle nous avons rappelé plus haut le statut de ces professionnels, celui d’« opérateurs mythiques » (Baudrillard, 1986 : 196). Les auteurs énoncent une société qu’ils participent quotidiennement à construire, avec, pour fil d’Ariane de leur récit, l’horizon du mythe de la société de communication, tantôt vertueuse, tantôt menaçante, mais toujours triomphante.

Intéressons-nous maintenant à l’un des sous-récits de la société de communication : celui de la société technologique. En effet, l’opérativité symbolique du récit communicationnel réside dans le fait qu’il est composé de sous-récits (société marchande et de consommation, société technologique, société des connaissances, etc.) qui s’interpénètrent et le nourrissent en permanence en tant que récit-mythe.

 Un « habit de lumière du présent » [11] : la société technologique

Les professions de la communication sont travaillées par la question de l’influence, de la maîtrise, de la prise voire de l’emprise. La grille sémantique du pouvoir (que ce dernier soit décrit comme effectif ou impossible) est inhérente à la représentation d’une société de communication par les professionnels. Ce pouvoir peut prendre plusieurs visages, notamment celui des nouvelles technologies, pour servir un discours euphorique ou un discours plus dysphorique à valeur critique.

Du côté de la menace des technologies de l’information et de la communication, Orson Welles, Isaac Asimov et Aldous Huxley sont cités à de multiples reprises dans les articles anticipateurs que comptent ces revues. Le modèle de certaines productions littéraires et cinématographiques confine à la litanie. Selon la rhétorique adoptée, la fiction ne serait plus si lointaine de la réalité. Les relations entre l’homme et la machine qui se profilent nous mèneraient droit vers Blade Runner, Total Recall ou RoboCop. Les villes du futur et leurs datas n’auraient plus rien à envier à Brazil ou à Minority Report. Le traitement des données personnelles, avec les risques de surveillance généralisée qu’il renferme, remet au goût du jour la figure de Big Brother, dont les nombreuses références sont notables. Des productions plus actuelles décrivant un avenir dystopique sont également citées, à l’instar de la série Black Mirror où les dérives technologiques sont reines. Dans une fonction projective, à valeur de critique et d’alerte [12], les articles multiplient les sentences du type « Bienvenue dans le monde de Total Recall  » ou encore « Orwell, c’est maintenant  » (L’ADN, n°2, p. 112 ; n°4, p. 154). Ce régime référentiel sert autant la critique que l’apologie des technologies à travers elle, par le pouvoir que ces technologies renfermeraient. Tous ces discours combinés et inspirés de la science-fiction rendent compte d’un récit métacommunicationnel où la communication (technologique) apparaît « comme la catégorie inévitable pour penser tantôt un monde meilleur, tantôt le meilleur des mondes  » (Neveu, 2011 : 29). Le registre sémantique se fait guerrier dans ce qui s’apparente à une guerre des mondes entre les anciens et les modernes ; entre l’homme et la machine. Là encore, il convient d’expliquer en quoi les discours spécialisés et professionnels peuvent agir comme catalyseurs et moteurs de ce type de mythe.

Anamorphose d’une injonction sociale

Les évolutions technologiques concernent tout le monde, ce qui constitue tout l’intérêt pour ces revues, car cela ne peut que servir leur ambition généraliste. Ce monde professionnel produit néanmoins une anamorphose quant à la place de ces technologies. Les contraintes qui pèsent sur ses pratiques, en termes d’innovation des techniques de communication, l’amènent à produire une représentation du monde où la technologie est omnisciente – nous retrouvons le motif de l’insistance. L’injonction pour les lecteurs à se former aux nouvelles technologies est continue. Le mythe de la société de communication est ainsi non seulement travaillé par les questions de pouvoir (qui renvoient à celui de ses « interprètes » (Neveu, 1994)), mais est aussi très lié à un discours de déterminisme technologique (formulé plus ou moins en lien avec l’idée de pouvoir). C’est pourquoi certains auteurs ont accordé une place centrale à la technologie dans leur étude de la société de communication : « Utopies techniciennes, utopies sociales se mélangent pour célébrer la télévision de l’abondance qui permet de se brancher en direct sur tous les spectacles du monde, la télématique ou Internet qui donnent accès au savoir accumulé de la grande encyclopédie virtuelle, la téléphonie mobile qui permet aux nouveaux nomades d’être toujours branchés… » (Flichy, 1997 : 9). Ces technologies présentent l’avantage d’être particulièrement appelées à changer – puisqu’elles sont soumises au principe d’innovation permanente – ce qui permet par ricochet de réactualiser, sous de nouveaux objets, le mythe de la société de communication. Un renouvellement nécessaire au mythe : « Le mythe, c’est une histoire que l’on se raconte à plusieurs, sur plusieurs générations. Ils vieillissent, comme tout le monde […]. Il leur faut des couleurs nouvelles pour que la croyance puisse agir, pour que la génération qui entend le mythe puisse l’entendre dans les formes du contemporain. Un mythe dans ses vieux habits ne suscite pas l’adhésion  » (Lambert, 2013 : 10).

Pour illustrer ce principe d’anamorphose, prenons l’exemple du smartphone. On ne peut nier la présence du smartphone dans notre quotidien. Le motif est cependant excessivement présent dans les pages des revues, syncrétisant toutes les promesses de la société de communication : développement des loisirs et de la consommation, partage et accès aux connaissances, participation directe, réduction des distances, etc. Le consommateur ou l’usager sont représentés au fil des pages (dans les textes et les illustrations, photographies) comme soit omnipotents, soit mis en danger par cette prothèse technologique – selon la portée promotionnelle ou critique de l’écrit. On retrouve beaucoup ce motif, par exemple, dans les numéros sur la mobilité. Dans un numéro sur la « transformation digitale » (Influencia, n°19), il est question à plusieurs reprises de « darwinisme digital » [13]. Une illustration montre un Darwin extasié devant le smartphone qu’il a en main, laissant derrière lui un pigeon voyageur et un ordinateur à l’unité centrale cassée. Une autre image le représente ensuite en transe, avec des lunettes de réalité virtuelle. Rompu à ces technologies, le savant se voit en page suivante renforcé et rajeuni : modernisé, il a opéré sa « transformation digitale  ».

Dans le cadre de notre recherche, pour appuyer l’analyse des représentations de ces revues, nous avons opéré, en complément de nos grilles d’analyse, des focus à visée illustrative. Nous reproduisons ici des extraits de ceux en lien avec le précédent développement :

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Puissance de la prothèse technologique : le cas du smartphone.
Source : images issues des vingt premiers numéros de la revue Influencia.
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Darwin s’est « digitalisé ».
Source : illustration issue du numéro 19 d’Influencia.

La fantasmagorie technologique fait écho au sein de ce monde spécialisé à la logique concurrentielle dans laquelle est pris le professionnel. Le mythe, dans son sous-récit technologique, met en lumière, tout en les alimentant, les logiques concurrentielles. Car l’expertise aurait changé de camp ces dernières années. Dans une nouvelle donne des compétences, les figures du « hacker » et du « geek » innervent les propos de L’ADN par exemple. Les jeunes start-ups « agiles » sont quant à elles les nouvelles formes d’organisation où se cristalliseraient toutes les promesses. La revue reprend à son compte un vocabulaire qui en est issu. Les modèles californiens hantent les discours, les méthodes et les parcours. Dans la même veine, les photographes choisis par L’ADN [14] ont une prédilection pour les symboles américains comme la voiture, Hollywood, le catch ou le désert californien. Ces symboles ne peuvent faire qu’écho à certains contenus rédactionnels qui célèbrent les génies de la Silicon Valley. La revue est engagée globalement dans la promotion d’une transition technologique, sociale et professionnelle, assurant ainsi son rôle de formation et de mise à jour des connaissances. Ces fonctions pédagogique et prescriptive sont présentes dans l’intitulé même de ses éditoriaux, qu’elle nomme « Manifestos ». Chaque éditorial est l’occasion d’asséner la nécessité de changer de « modèle de société », et ce, au moyen de diverses tonalités expressives. Il y a dans ces dispositifs éditoriaux un mélange de crainte et de fascination pour un monde fantasmé du tout technologique [15]. La fascination est perceptible dans les articles, où rédacteurs et personnalités interviewées parlent de technologies dont ils ne maîtrisent pas tous les ressorts, les possibles ou les dérives. L’« incompréhension », loin de rebuter, participe du fantasme de l’outil technologique. Nous sommes dans ce que Jean Baudrillard (1968 : 161) appelle « le mystère fonctionnel », l’objet à la « fonctionnalité vague, sans limites ». Une fascination analysable dans la mise en spectacle euphorique et dystopique de ces technologies.

Le spectacle de la « chaleur » de l’objet technologique

Dans le versant euphorique, les versions numériques de la revue Influencia servent, par exemple, le divertissement du spectacle technologique. Sur la période analysée, Influencia est seule à proposer un format numérique de sa revue. Ce format (toujours moins conséquent en termes de nombre d’articles par rapport au format papier), présente une version gratuite et une version payante, seulement accessible aux abonnés. Dans ces versions numériques, l’ouverture des numéros ou les introductions d’articles se font parfois par un extrait de science-fiction. Pour le numéro « Le contact », un article est introduit par exemple par un extrait d’Iron Man, homme prométhéen par définition dans la série des films Marvel. D’autres fois, et ce transfert est intéressant, la publicité remplace la production cinématographique. Ou encore, les articles non accessibles – parce que payants – sont remplacés par des contenus publicitaires. Analysons brièvement une publicité introductive pour illustrer la dimension euphorique du sous-récit technologique du mythe de la société de communication.

Le premier numéro de la revue datant de 2012, intitulé « L’innovation », s’ouvre par une publicité pour Ericsson et sa technologie domotique :

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Première page du n°1 de la revue Influencia (en version numérique).
La publicité Ericsson se lance automatiquement pour introduire le numéro. Source : https://www.influencia.net/larevue/…

Dans cette publicité, on suit un homme dont le quotidien est pris en main par la technologie. Sa journée de travail sitôt terminée, il échange avec le logiciel domotique de son appartement, lui annonçant que ce que l’on suppose être son amie vient dîner. Le logiciel dirige alors l’environnement de l’habitation en vue d’accueillir au mieux le « maître de maison » et sa compagne : vérification de la température ambiante, des plaques de cuisson, lancement d’une machine à laver, etc. Mais l’amie prévient qu’elle ne vient pas finalement. Déçu, l’homme en informe le logiciel. Ce dernier montre son empathie, de même que le mobilier (« SOFA, 1 minute ago : ☹ »). Devant cet état de fait, la fonction domotique reprend vite les choses en main. Le logiciel efface toutes les traces du dîner annulé, comme le four qui préchauffait. Il alerte les autres habitants de la maison qu’il faut préparer un accueil chaleureux ; la chaîne Hi-fi et la télévision se tiennent donc prêtes. Finalement, l’amie rappelle pendant que l’homme profite de son repas livré, face à un match enregistré. La maison a si bien fait son œuvre que l’homme décline l’appel. La maison est heureuse : « Mission accomplie ! ».

La publicité tient une place importante dans le spectacle séduisant du récit technologique. Non seulement elle vante la consommation de ces objets, mais elle se fait elle-même objet de consommation par le spectacle qu’elle offre. Dans ce spectacle, nul apport pédagogique, théorique ou pratique, mais un « indicatif publicitaire » qui sert le récit technologique. Jean Baudrillard distingue l’« impératif publicitaire » (achetez, consommez telle ou telle marque) de l’« indicatif publicitaire », qui joue à un niveau plus cardinal du système des objets qu’il analyse. Car l’indicatif publicitaire relève de la croyance, exprime « la thématique latente de protection et de gratification » de la publicité : « dans une ère de consommation, ou qui se veut telle, c’est la société globale qui s’adapte à l’individu. Non seulement elle va au-devant de ses besoins, mais elle prend bien soin de s’adapter non à tel ou tel de ses besoins, mais à lui-même personnellement » (Baudrillard, 1968 : 236). Une « ambiance » de sollicitude, une « chaleur » des objets, qui transparaissent dans ce spot publicitaire. Que ce soit l’aspirateur ou le four, les objets « se livrent, se déploient, ils vous cherchent […]. Vous êtes visé, aimé par l’objet […]. Si l’abondance des produits met fin à la rareté, la profusion publicitaire met fin, elle, à la fragilité  » (Baudrillard, 1968 : 238-239). La publicité, par sa fonction gratifiante, seconde donc bien le récit du monde technologique : « les prestiges de la publicité et de la consommation ont pour fonction de favoriser l’absorption spontanée des valeurs sociales ambiantes et la régression individuelle dans le consensus social » (Baudrillard, 1968 : 242). La vie technologique est fluide, sans accroc, toutes les solutions semblent se trouver à portée de clic. Marques et entreprises œuvrent pour nous faire entrer dans ce « nouveau monde » où la technologie est un facilitateur.

La fascination et, avec elle, l’absorption des normes sociales peuvent néanmoins tout autant se percevoir sous la modalité dysphorique du sous-récit technologique.

La dystopie euphorique

S’intéressant au stockage de nos datas, un contributeur s’adresse à ses lecteurs en ces termes : « la trace de vos mensonges se trouve stockée dans un data center et au nom de la lutte contre le terrorisme les États interdisent leur destruction. Vous allez vivre, pour l’éternité, avec des épées de Damoclès numériques  » (L’ADN, n°5 : p. 91). Dans cet extrait, la dramatisation dysphorique est relativement claire. Ce qui est cependant intéressant avec cette revue d’où nous prenons l’extrait, c’est que la dystopie et sa dysphorie renvoient bien souvent à une modalité euphorique de second niveau. Reprenons l’exemple du robot, à l’appui des propositions toujours de Jean Baudrillard. Selon l’auteur (1968 : 169), le robot « est l’aboutissement d’une phase naïve de l’imaginaire : celle d’une fonctionnalité continuelle et visible. Car il faut que la substitution soit visible » pour pouvoir « fasciner en toute sécurité ». Si le robot adoptait des traits trop humains, l’homme éprouverait l’angoisse de se voir « engloutir dans l’identification » (Baudrillard, 1968 : 70). À l’inverse, la revue aime à montrer que cet engloutissement est à prévoir. Les rédacteurs s’amusent de voir qu’un jury de concours littéraire est dupé par une intelligence artificielle. Nous pouvons faire un parallèle entre ce type de discours et l’usage citationnel qu’ils font de la science-fiction, comme évoqué plus haut. Dans tous ces exemples, la dysphorie euphorique sert deux logiques, qu’il faut placer à deux échelles différentes. Sur un plan idéologique de premier niveau (au sens intégratif), la société technologique repose sur le mythe de l’avancement ininterrompu de la technologie. Sur elle, dans une pensée du progrès et de sa modernité, reposeraient toutes les évolutions sociales, économiques ou politiques. Nous sommes dans un « présent ʻfuturiséʼ » (Hartog, 2012 : 150), défini par un hymne au progrès technologique. Dans cette perspective, la menace technologique (a priori négative) est l’indice extrême du progrès – et devient donc positive. Sur un plan idéologique de second niveau (au sens répressif), la menace sert enfin le savoir autoritaire de ces revues, dont il faut suivre les enseignements, si on ne veut pas se voir dépassé en tant que professionnel, ou simple citoyen.

 Conclusion

Dans le cadre de cet article, nous avons souhaité montrer l’actualisation constante du mythe de la société de communication par ses interprètes, les professionnels de la communication (tant contributeurs que professionnels de l’information). Moteurs, « montreurs » (Neveu, 2011 : 102) et catalyseurs de ce mythe, ils le nourrissent et le perpétuent du fait des injonctions qui pèsent sur leurs propres pratiques. Ils participent grandement à sa « persévérance à tout recouvrir » (Miège, 1989). Cette démarche sous-tendait de notre part une posture de recherche, qui est de refuser, pour penser cette problématique du mythe, la dichotomie entre des discours pensés comme généralistes et d’autres pensés comme spécialisés. Cette analyse fut l’occasion de discuter certaines relations théoriques, entre mythe, répétition et idéologie ; ou encore entre mythe et parole autoréalisatrice. À travers la démonstration de l’un de ses sous-récits, la société technologique, nous avons vu, pour finir, comment les professionnels participaient de certaines anamorphoses. Nous avons montré que la référence fictionnelle et la rhétorique publicitaire étaient des outils précieux pour ancrer la dimension fantasmagorique du mythe de la société de communication, pour lui conférer une charge poétique et émotionnelle.

 Bibliographie

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Alvès Audrey, Stein Marieke (dir.) (2017), Les mooks : espaces de renouveau du journalisme littéraire, Paris, L’Harmattan.

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Notes

[1] Baudrillard, 19 86 ; Beaud, 1994 ; Breton, Proulx, 2012 ; Breton, 1997 ; Flichy, 1991 ; Jeanneret, 2014 ; Mattelart, 2011 ; Miège, 1989 ; Neveu, Rieffel, 1991 ; Neveu, 2011 ; Sfez, 1988 ; etc. Ces références ne peuvent qu’être indicatives, cette liste n’a pas vocation à être exhaustive au vu de la richesse de cette littérature.

[2] Nous retirons les guillemets par la suite pour alléger notre écrit.

[3] Deux perspectives très différentes mais que nous croiserons ici au niveau des horizons conjoints qu’elles offrent.

[4] Nous utilisons ce terme dans la perspective de la notion de « prétention communicationnelle » (Jeanneret, 2014).

[5] Le terme « mook » est issu de la contraction de « magazine » et « book ». Ce phénomène éditorial est né pour beaucoup d’auteurs avec la parution de la revue journalistique XXI. Denses, au graphisme soigné, vendues en librairie, elles prônent un traitement décalé et de qualité de l’actualité, ou de leur thématique de prédilection. Depuis une quinzaine d’années, ce phénomène perdure (Alvès, Stein, 2017).

[6] Les autres méthodologies convoquées furent les suivantes : recherches documentaires et analyses des discours promotionnels ; analyses socio-discursives et techno-sémiotiques des sites internet, newsletters et médias socio-numériques des titres ; entretiens approfondis avec les fondateurs des revues, des professionnels de la diffusion et de la librairie ; observations de la diffusion dans les librairies.

[7] Nous utilisons ce terme dans la double acception qu’il permet : autant dans la perspective d’une culture théorique et pratique commune que dans celle d’un principe ordonnateur et de gouvernement potentiellement répressif. Cette approche foucaldienne de la presse professionnelle comme « média disciplinaire » fut développée dans la thèse.

[8] Cela signifie que sans connotation négative ou polémique, l’idéologie est prise ici d’abord et avant tout comme « structure symbolique de la vie sociale » (Ricœur, 2005 : 28).

[9] Les citations suivantes – sauf autre auteur indiqué – sont toutes extraites de l’article.

[10] Ce mécanisme fut étudié par plusieurs auteurs en sciences humaines et sociales. Parmi les auteurs cités, Jean Baudrillard (1986 : 197) évoque la self-fulfilling prophecy pour penser le discours publicitaire. Érik Neveu (2011 : 143-144) rappelle quant à lui la « prophétie autocréatrice » théorisée par Robert K. Merton ou Richard L. Henshel.

[11] Lambert, 2013 : 10.

[12] C’est là une des fonctions de la revue professionnelle, définies au moyen de notre grille d’analyse et au regard de notre corpus. Nous avons repéré sept fonctions qui nous ont servi de support à nos analyses : projective, définitoire, de savoir, critique, pédagogique, prescriptive et idéologique.

[13] Nos analyses sémiotiques ont montré le déploiement d’une pensée de l’innovation. De manière transversale, l’hypertrophie du thème a pu être approchée par le sort privilégié accordé à deux théoriciens, devenus figures sous la plume des professionnels : Joseph Schumpeter, dont la théorie est condensée à travers sa formule oxymorique abondamment citée – « la destruction créatrice » – et Charles Darwin, dont le nom permet de déployer la menace d’une non-acceptation du risque d’innovation (en vue de se maintenir ou de conquérir).

[14] La revue choisit un photographe pour illustrer chacun de ses numéros, leur donner une ambiance particulière.

[15] Précisons une chose importante ici : si ces revues sont des revues de « tendances », avec ce que cela peut comporter de projections et de fantasmes, l’exercice de la tendance en communication n’a rien de fantasmatique pour autant. Il constitue un outil de conseil et de décision déterminant dans ces métiers. La prétention intégrée (par les lecteurs et commanditaires) de la tendance non pas à faire rêver mais à dire le réel, à décrire ce qui est tout en n’étant pas encore, dans une optique de conseil, est fondamentale à comprendre pour percevoir l’autorité et le sérieux accordés à ces acteurs au sein de l’interprofession. Des rubriques « tendances » sont présentes d’ailleurs dans la plupart des titres de la presse du secteur, l’exercice étant loin d’être limité aux acteurs de notre corpus.

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Pour citer l'article


Abid-Dalençon Ambre, « La société de communication, ou le ressassement d’un mythe par ses interprètes », dans revue ¿ Interrogations ?, Partie thématique [en ligne], http://revue-interrogations.org/La-societe-de-communication-ou-le (Consulté le 21 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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