Louis Pinto, Le collectif et l’individuel. Considérations durkheimiennes, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2009
Les récentes contributions de Louis Pinto concernant la sociologie de l’individu, reprises et développées dans Le collectif et l’individuel, ne constituent pas « une invalidation générale des approches sociologiques de l’individu » [1]. Pour notre part, nous n’identifions pas de la sorte son entreprise, bien qu’elle s’expose à certaines critiques que nous évoquerons par la suite. Ainsi, loin de disqualifier a priori le concept d’individu, Louis Pinto est surtout attentif aux limites d’une réflexion sociologique qui mobilise l’individu comme instrument de pensée. En effet, le concept d’individu n’échappe pas au travail du concept auquel doit s’atteler tout sociologue et c’est le premier mérite de cet ouvrage que d’œuvrer à une telle tâche.
Dès l’introduction, Louis Pinto évoque notamment la profusion des questionnements sociologiques et philosophiques à partir desquels on peut construire l’individu comme objet de recherche. En effet, les discours sont bien divers pour déterminer à quels processus sociaux se confronte le sociologue lorsqu’il effectue une sociologie des individus. Se confronte-t-il à la (re)production d’une société d’individus, pour paraphraser Norbert Elias, ou plutôt à la (re)production d’une idéologie individualiste et narcissique ? Et qu’est-ce qu’une société d’individus ? « Qu’est ce que l’individu ? » et « l’individuel est-il distinct, et en quoi, du collectif ? » (p. 41) Ou encore, comment de l’individualité biologique advient un individu social ?
À cette confusion des questionnements se joint celle des problématiques. Ainsi, pour reprendre la question des modalités par lesquelles de l’individualité biologique advient un individu social, « une attitude ‘‘individualiste’’ envers les institutions, les partis, la famille » (p. 12) est-elle le témoignage irréfutable de l’existence d’individus, ce qui revient à proposer une sociologie individualiste de l’individu ?
Le versant subjectiviste de cette sociologie de l’individu postule quant à lui qu’il suffit de s’attribuer le statut d’individu pour ‘‘se réaliser’’ effectivement comme tel, le sociologue estimant alors qu’il « n’est pas opportun de faire la genèse » (p. 13) de ces choix et systèmes de préférence supposés ‘‘personnels’’ et qu’il suffit par conséquent « de trouver des gens qui se disent des individus » pour se contenter de ne les « penser que comme individus » (p. 41).
Une autre problématique consiste plutôt à interroger les modalités par lesquelles la société produit différentes figures d’individus, relativement à l’appropriation des « propriétés socialement déterminées » (p. 13) que sont les capitaux économiques, sociaux, culturels et symboliques. Ce qui nous conduit vers une sociologie structurale et constructiviste de l’individu, dont nous retrouvons de précieux éléments chez Robert Castel, auquel Louis Pinto se réfère (p. 17) concernant sa distinction entre « l’individu positif » et « l’individu négatif ».
Permettons-nous ici d’ajouter un autre champ de références, que nous identifions comme une sociologie clinique de l’individu et que l’auteur aurait pu évoquer, d’autant plus que certaines de ses considérations s’y associent, par exemple à propos des « formes nouvelles de domination à travers le travail d’individuation dans le management d’entreprise […] » (p. 147) [2].
Dans la première partie de l’ouvrage, Louis Pinto propose une « analyse critique des discours sociologiques sur l’individu » (p. 21). On y retrouve notamment la reprise d’un article publié dans la revue ¿Interrogations ? [3] dans lequel il discute la faillite supposée du raisonnement sociologique ‘‘classique’’ face à la multiplication des individus ‘‘pluriels’’, non réductibles à la somme de prédicats que mobilisent les sociologues orthodoxes (comme la profession, le genre, etc.). Or, à moins d’enfermer le discours sociologique dans des tautologies psychologisantes du type ‘‘ego est avant tout ego’’, Louis Pinto rappelle qu’« il n’y a pas d’individus sans prédicat » (p. 42) et, citant Peter Frederick Strawson, que l’individu constitue « une occurrence individuelle de quelque chose de général. Il n’existe pas de particulier pur. ». [4] Cette référence à Peter Frederick Strawson nous semble déterminante car elle concilie l’individu (pris comme objet de recherche sociologique) et le principe aristotélicien selon lequel « il n’y a de science que du général ». En effet, loin d’y voir une antinomie, l’individu et les prédicats sociologiques constituent un couple logique, chaque individu étant pris dans la logique de ces prédicats dont certains, comme la profession, condensent à eux seuls plusieurs de ses propriétés objectives (revenus, niveau scolaire, etc.) et délimitent « assez largement un espace des possibles sociaux en partie redondants (stratégies matrimoniales, scolaires, pratiques culturelles…). » (p. 43). Et ce couple logique individu-prédicat est tout aussi logique sur le plan de la subjectivité puisque l’individu se perçoit à partir de prédicats, que ce soit pour s’y confondre (‘‘je suis un ouvrier’’), pour s’y opposer (‘‘je ne suis pas un ouvrier’’) ou encore pour y prendre ses distances (‘‘je ne suis pas un ouvrier comme les autres’’).
Enfin, Louis Pinto récuse le fait d’associer l’individuel (le soi) à la liberté, l’intime et l’authenticité et à l’inverse les prédicats sociologiques (concevant le social) à la contrainte et au superficiel, « ce qui peut entretenir [l’]illusion de la révocabilité du social » (p. 51). Il se réfère alors à Émile Durkheim (chapitre 5) afin d’évoquer la face double du social, simultanément contrainte et condition de possibilité, force coercitive et instruments de pensée, ce qui lui permet de nouveau d’affirmer qu’individu et prédicats (individu et collectif) constituent un couple logique plus qu’une opposition : « Ce que le collectif ajoute ou apporte à l’individuel […] c’est une capacité de faire, un équipement instrumental. Il en va ainsi du concept, de la raison, de la science […] » (p. 136).
Concernant l’opposition supposée entre le soi et le social, Louis Pinto se demande ce qui autorise le sociologue à évaluer ce qui serait de l’ordre de l’authenticité et ce qui serait de l’ordre du conventionnel : « Le sociologue peut-il se permettre, quant à lui, de trancher sur ce point ? Il faudrait qu’il puisse nous dire d’après quoi on peut distinguer une pratique relevant de l’observance de conventions impersonnelles et une pratique surgie de l’authenticité du soi. Et là, les choses risquent de se compliquer un peu plus. Doit-on s’en remettre à l’autorité du métaphysicien, à celle du sociologue ou bien à l’autorité de l’individu, qui serait finalement le seul juge pour déterminer ce qui vient bien de lui et ce qui vient de l’extérieur ? » (p. 50). Cette question nous semble plus que jamais pertinente quand on constate par exemple à quel point cela semble évident d’identifier ‘‘la réalisation de soi’’ par la vie au foyer comme le signe de la contrainte sociale et ‘‘la réalisation de soi’’ par la vie active comme le signe de l’authenticité et du choix personnel…
Néanmoins, si l’opposition entre le soi authentique et le social est critiquée à juste titre, nous regrettons que Louis Pinto soit totalement muet concernant l’articulation dialectique qui noue le psychique et le social. Alors qu’il fait pourtant usage d’un vocabulaire psychanalytique, parlant ainsi de « pulsions intellectuelles équivoques » (p. 12), aucune problématique psychanalytique ne transparaît dans sa réflexion épistémologique sur l’individu, même lorsqu’il évoque la problématique des dissonances culturelles interindividuelles à laquelle travaille Bernard Lahire (chapitre 2). Plus qu’un acte manqué, contentons-nous d’identifier cette absence comme une occasion manquée d’interroger les contradictions ou à l’inverse l’unité des dispositions sur un plan à la fois psychique et social.
Sur le plan social, Louis Pinto relativise le profil dissonant des individus en rappelant notamment que « l’identité sociale n’est engagée que très différemment selon les domaines de la pratique » (p. 45) et que c’est « à partir d’un ensemble convergent d’indicateurs, et non pas grâce à une réponse isolée à un questionnaire » (p. 62) qu’on peut évaluer le degré d’uniformité d’un style de vie. De même, il met en question le découpage que Bernard Lahire réalise concernant « la catégorie supérieure » et qui « a tout pour accroître l’effet d’hétérogénéité » (p. 64) en ne distinguant pas des populations disposant pourtant d’une répartition très différente des capitaux sociaux.
Bien d’autres passages du livre mériteraient également un développement. Ainsi, nous retiendrons aussi de cet ouvrage la mise en évidence du couple réunissant paradoxalement le fétichisme de la microsociologie et le recours à une philosophie de la nature (p. 85), une de ses parfaites manifestations étant la sociologie des tribus de Michel Maffesoli et son rattachement à la pensée archétypale de Carl Gustave Jung. De même, les passages consacrés à la question de la conviction et de l’assurance (chapitre 4) sont remarquables, particulièrement concernant l’usage compensatoire du capital corporel face à « la détresse symbolique » (p. 96). Enfin, le « travail de ‘‘revisitation’’ » (p. 106) des concepts de Durkheim compense quant à lui les innombrables caricatures de son œuvre qu’on retrouve par ailleurs…
Permettons-nous toutefois une dernière remarque : si les considérations durkheimiennes que délivrent l’auteur constituent une arme de réfutation massive de l’idéologie du ‘‘soi authentique’’, « robinsonnade anthropologique » postulant un individu en soi « tout équipé » (p. 108), cet ouvrage est tout de même marqué par l’absence paradoxale de méditations bourdieusiennes concernant le manque à être anthropologique de l’individu, anti-thèse de l’idéologie du ‘‘soi authentique’’ puisque postulant que nous sommes des êtres sans la moindre raison d’être.
[1] Comme le laisse entendre Philippe Corcuff (Les nouvelles sociologies, Paris, Armand Colin, p. 127)
[2] Problématique qui est au cœur de l’ouvrage de Vincent De Gaulejac, La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Seuil, 2005
[3] L. Pinto, « Ne pas multiplier les individus inutilement », Revue ¿Interrogations ?, n°2, juin 2006, [en ligne]
[4] P. F. Strawson, Etudes de logique et de linguistique, Paris, Seuil, 1977, p. 4
Fugier Pascal, « Louis Pinto, Le collectif et l’individuel. Considérations durkheimiennes », dans revue ¿ Interrogations ?, N°9. L’engagement, décembre 2009 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Louis-Pinto-Le-collectif-et-l (Consulté le 21 novembre 2024).