L’engagement du psychologue auprès de son patient convie sa subjectivité sur le territoire d’une rencontre entre deux altérités, mais de manière différente selon que sa pratique est libérale ou institutionnelle. Alors que l’orthodoxie clinique tente d’en limiter l’implication par les différents éléments du dispositif, la dialectique de la rationalité objective et de l’engagement subjectif permet de trouver la finalité bénéfique d’une telle démarche pour le clinicien et son patient.
Mots-clés : psychologue, patient, subjectivité, dispositif, rencontre
The psychologist’s commitment to his patient : risk or necessity ?
When the psychologist commits to his patient, it leads his subjectivity on a field where two different persons encounter. However it differs whether he works in private or in an institution. Whereas clinical orthodoxy attempts to limit its implications through the different elements of the clinical device. The dialectic of objective rationality and subjective commitment allows to find a favourable end of such a process for the psychologist and his patient.
Keywords : psychologist, patient, subjectivity, process, encounter
La recherche en sciences de l’homme associe deux exigences qui sembleraient contradictoires. D’une part, il s’agit d’explorer les lois du fonctionnement humain individuel ou collectif, d’en formaliser les constantes ou invariants, locaux et universels, à partir d’une exigence d’objectivité et de rationalité. D’autre part, la recherche est faite par des hommes dotés d’affects, situés dans des devenirs et donc engagés par leurs affiliations, leurs désirs, leurs fantasmes, consciemment ou non. La pratique clinique en psychologie combine la même contradiction. Le psychologue doit faire preuve d’une exigence d’objectivité, d’impartialité afin de prendre le recul nécessaire à son travail d’élaboration, actualisée par la mise en place d’un dispositif d’entretiens sous-tendu par un ensemble d’outils théoriques. Cependant, le clinicien est aussi, et peut-être avant tout, un sujet nourri et dynamisé par les contingences de son individualité, mû par des intentionnalités souterraines et donc engagé par sa subjectivité qui est d’abord un outil de travail comme l’ont confirmé certaines études sur les facteurs communs en psychothérapie [1]. Ainsi, cette dualité fait du clinicien un ’objet’ ambivalent où son appareil théorique et son cadre professionnel circonscrivent sa pratique et formalisent sa relation au patient. Alors même que, engagé dans une rencontre entre deux subjectivités, il se retrouve parfois expulsé sur des territoires s’écartant de ceux prescrits par l’orthodoxie clinique de son obédience. Par orthodoxie clinique nous entendons l’ensemble des règles et des principes qui, dans chacun des courants théoriques en psychologie, formalise le dispositif de l’entretien : son cadre, sa finalité, son fonctionnement, le positionnement patient/thérapeute, etc. C’est donc ici, au creux de la rencontre, dans l’épaisseur intime de l’intersubjectivité, que sont secrétés des éléments non cernés par les dispositifs et pour lesquels l’engagement des sujets en constitue le fidèle témoin. En effet, pour que la rencontre advienne entre la subjectivité du clinicien et celle de son patient, encore faut-il qu’ils y mettent des éléments de même nature. Autrement dit, l’intersubjectivité suppose une réciprocité et une symétrie dans le partage de ce qui est propre à chacun (sa construction, son vécu, ses origines, son fonctionnement, ses affiliations, etc.). Elle induit un engagement du clinicien dans le domaine de l’intime. La notion d’engagement questionne donc la fonction même du psychologue et de la place que sa subjectivité doit ou peut y tenir, ce qu’il engage et met en gage dans sa relation au patient, ce qu’il peut lui promettre, échanger avec lui, et où il se lie et se risque avec lui.
Après un éclairage étymologique, nous nous interrogerons sur les conditions de l’engagement du clinicien auprès de son patient en tant que phénomènes inconscients et conscients. Puis, nous tenterons d’identifier les éléments théoriques et les objets concrets du dispositif clinique qui limitent et favorisent l’engagement. En dernier lieu, nous proposerons quelques éléments de réponse quant à la finalité d’une telle position tant pour le clinicien que pour son patient.
L’étymologie du verbe « engager » [2] selon un article du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, permet de mettre en lumière différents segments de sens, dont ceux de « gage », de don de « sa parole en caution », de « lier par une promesse », de « débordements », qui impliquent deux types d’éléments : 1. La mise en place d’une relation entre deux personnes. Celle-ci est déterminée par un échange initié par le désir des deux parties et induisant pour chacune le don d’un objet pour en recevoir un autre, associé au risque de perte. Les enjeux sont constitués autant de ce qui est susceptible d’être gagné que perdu. C’est donc la symétrie du désir et la réciprocité de l’échange qui constituent précisément un lien d’engagement entre ’engageur’ et ’engagé’, cimenté par le risque de la perte ; 2. La nature du support de l’engagement, à savoir la parole ou la promesse, nous introduit dans le domaine de la sphère privée, où c’est le sujet tout entier qui se lie, synthétisé, ramassé par sa parole. Le verbe est suffisant pour installer cette relation, comme s’il représentait et sédimentait quelque chose de l’intériorité de celui qui s’engage, mobilisant des éléments issus de son identité mais aussi de ses composantes narcissiques, subjectives.
L’engagement éclairé de ces précisions nous introduit donc dans le domaine du lien privé où ce qui est impliqué relève de la subjectivité, de l’intime, du libre-arbitre, voire du désir, avec la notion d’échange entre les deux sujets. Or, ces acceptions de la notion d’engagement inscrites dans la sphère privée, sont-elles compatibles avec des pratiques professionnelles socio-médicales, telle que celle du psychologue clinicien ? Et si oui, qu’engage-t-il auprès de son patient en termes d’échange ?
Engager sa parole pour un psychologue reviendrait à promettre à son patient la guérison de son trouble, le soulagement de sa détresse, de ses souffrances ou encore l’élucidation de ses problèmes, renvoyant à une vision simpliste, voire erronée du fonctionnement psychique et de l’intervention thérapeutique. En effet, le soin psychique et le changement chez le patient dépendent de facteurs multiples - les aptitudes cognitives du sujet, l’état de ses défenses, de son inscription familiale, professionnelle, sociale, son état organique enfin, et des compétences et de la personnalité du thérapeute - autres que l’engagement du clinicien qui n’est donc pas une condition suffisante, même si elle peut être nécessaire. Le psychologue ne peut ainsi s’engager dans ce genre de promesse sans produire un leurre pour lui-même et son patient. Dans cette éventualité, il pourrait s’agir d’une illusion de l’ordre d’une toute puissance narcissique, où le patient deviendrait une sorte de faire-valoir, un lieu d’investissement du clinicien pour ses fins personnelles, tels que le besoin inconscient de reconnaissance ou de valorisation. Le patient, susceptible de croire aveuglément dans les potentialités thérapeutiques du clinicien, se placerait alors dans l’attente d’une intervention miracle et définitive, sorte de ’baguette magique’ qui réglerait instantanément ses troubles. En échange du paiement de sa consultation, il ne recevrait que la déception de ses espoirs thérapeutiques vains.
On peut identifier une autre forme d’engagement inconscient de la parole du clinicien dans les effets induits par le phénomène de contre-transfert. Théorisée par la psychanalyse,
J. Laplanche et J.-B., Pontalis donnent de ce concept la définition suivante : « Ensemble des réactions inconscientes de l’analyste à la personne de l’analysé et plus particulièrement au transfert de celui-ci (…) Du point de vue de la délimitation du concept, de larges variations se rencontrent, certains auteurs entendant par contre-transfert tout ce qui de la personnalité de l’analyse, peut intervenir dans la cure, d’autre limitant le contre-transfert aux processus inconscients que le transfert de l’analysé induit chez l’analyste. » [3] Dans le contre-transfert, sont produits et exprimés des éléments directement issus de la personnalité de l’analyste, de son fonctionnement psychique propre et de son histoire individuelle, en réponse au transfert de l’analysé. Ce phénomène de dynamique inter-psychique et intersubjective va donc pouvoir induire des phénomènes d’engagement de l’analyste, contenus dans la nature de ses interventions en plaçant l’analysé à une place signifiante pour lui-même. L’identification de ces phénomènes par l’analyste sous la forme d’un travail d’élaboration, constituant une prise de recul, est donc nécessaire d’une part, pour éviter le surinvestissement du patient et, d’autre part, parce qu’ils contiennent des éléments de réflexion importants pour la poursuite de l’analyse et dans l’intérêt du patient.
On ne peut ignorer que ces phénomènes de contre-transfert et de transfert, ont lieu en dehors du cadre analytique et participent en fait du fonctionnement interactif et relationnel normal de tout professionnel placé en situation de travail thérapeutique. Ces mêmes phénomènes agissent ainsi en milieu institutionnel, induisant des effets d’engagement des soignants, et cela à leur insu. C’est souvent au cours d’échanges informels entre soignants à propos des patients, que se révèle le contre-transfert exprimé en termes d’effets sur leur propre fonctionnement. Ce sont par exemple le développement inopiné d’affects, de pensées, d’intentions, lesquels agissent en retour sur l’engagement des soignants, visible par des interventions souvent inexpliquées et dépassant largement le cadre de leur fonction professionnelle. On reconnaît ces interventions particulières au fait qu’elles apparaissent inappropriées, excessives, sous-tendues par une puissante énergie. Cette dernière indique la présence d’une motivation individuelle souterraine où le soignant ’règlerait’ avec le patient ses propres difficultés irrésolues avec l’un des membres de sa famille, déplaçant sur la personne du patient sa problématique individuelle. Le surinvestissement du patient traduirait alors la répétition d’une situation problématique pour le soignant, dans l’espoir d’y trouver une solution. Ici, aussi, c’est la prise de recul par rapport à ses interventions qui sont bénéfiques au soignant comme au patient.
Dans d’autres situations l’engagement inconscient du clinicien auprès de son patient s’actualise sous la forme d’un investissement fort et sous-tendu par le risque d’une perte. Ce phénomène est particulièrement visible chez les stagiaires en psychologie qui parfois surinvestissent leurs premiers patients, au prix d’angoisses, de pensées récurrentes, de ruminations voire de cauchemars. Ces formes d’engagement traduisent leurs craintes de commettre des erreurs, de ne pas savoir quoi faire ou quoi penser, lesquelles sont en lien avec le risque de perdre la confiance du maître de stage, donc de décevoir l’autre et soi. Le risque de perte est ici narcissique et en lien avec une situation d’apprentissage, cependant il existe dès que le clinicien se retrouve dans un environnement où la présence d’autres cliniciens ou d’autres patients (groupes de parole), suscite ce risque. Le patient devient alors un faire-valoir pour le clinicien, voire le gage de sa crédibilité auprès des autres, qu’il lui faudra repérer. L’engagement, issu de dynamiques psychiques inconscientes, constitue ainsi une forme de lien intersubjectif.
La pratique psychologique se réalise au sein d’un dispositif spécifique installant les éléments d’une relation de services. Dans le cas d’entretiens psychologiques en libéral, l’engagement s’actualise par un échange rendu visible sous la forme d’une rétribution financière en contre valeur d’un service, consistant pour le thérapeute à offrir à un patient en difficulté et en souffrance, une réélaboration de sa problématique. Autrement dit, le thérapeute propose au sujet de construire avec lui une pensée sur son trouble à partir d’un autre point de vue. L’engagement induit par la contre partie financière est d’ordre professionnel et constitue la partie visible d’un contrat tacite prévoyant un lieu (cabinet), un temps (horaires de la consultation), et une valeur d’échange (tarif de la consultation). Ces éléments ont une importance fondamentale puisqu’ils posent des bornes à l’engagement : celui-ci est circonscrit par les conditions du contrat et par des objets matériels et commerciaux où l’argent est un bien valorisé mais non lié spécifiquement aux personnes engagées par le contrat. L’argent a ceci de particulier qu’il introduit les deux parties dans le domaine du profit, donc d’un système pragmatique dont l’effet est de produire une distance en installant une frontière protectrice entre l’intime et le publique. L. Demailly confirme cette fonction protectrice et objectivante de l’argent : « … en ce qui concerne les professions libérales, médecins et avocats, le mot honoraire est apparu, qui manifeste une certaine distance au commerce. Le conseil de l’ordre précise bien : ’la médecine n’est pas un commerce’. Nous sommes là dans une relation marchande euphémisée, marchande non commerciale si cet oxymore est possible mais qui n’est pas non plus du tout de l’ordre du don/contre don, puisqu’il faut bien payer ’cash’ sitôt l’acte effectué pour un médecin (…) Pour la psychanalyse, que le consultant paye ou pas, cela induit pour le travail des ’cadres’ différents. Payer en argent plutôt qu’en cadeau évite la personnalisation du lien… Le paiement réintroduit une banalité, une trivialité, un prosaïsme, une distance, voire une froideur dans des relations qui deviendraient vite trop brûlantes ou enchantées. » [4] L’argent par son pouvoir de ’dé-singularisation’ annule toute spécificité à la relation qu’il réinterprète : c’est bien parce que le profit constitue, en partie, une finalité pour le thérapeute, qu’il le place avec son client dans une relation limitant un engagement trop intime. L’argent, en opérant des contraintes contractuelles, met ainsi à distance et par là-même protège et sécurise le thérapeute d’un glissement, d’une ouverture sur sa subjectivité. L’un des risques étant, pour le clinicien peu scrupuleux de sa fonction clinique, de faire de sa rétribution financière le seul objet d’un engagement stratégique destiné à satisfaire un objectif purement mercantile. Il faut cependant évoquer la situation particulière de la psychanalyse où l’argent, loin de désengager l’analyste, le met dans une relation symbolique, ce qu’a explicité R. Castel : « L’argent perd son rôle économique (commun dénominateur des échanges) et son essence sociale (ponction de plus-value) pour devenir une dette symbolique et par là un support privilégié d’investissement » [5] Castel va encore plus loin. Il fait de l’argent un élément processuel clef du dispositif analytique et un exemple du déni de la réalité qui y est opéré. Revêtue d’une fonction explicitement symbolique, la matérialité de l’argent serait écartée de la scène analytique pour y revenir implicitement, comme moteur et médiateur de la relation.
Toutes les pratiques en psychologie n’ont pas lieu dans le cadre libéral, comme c’est le cas en institution, où la rétribution financière directe entre le thérapeute et son patient est absente. Le psychologue est ici rémunéré mensuellement pour l’ensemble de ses services rendus au sein de l’institution. Cette fonction protectrice est alors assurée par d’autres éléments du dispositif : le port d’une blouse blanche étiquetée des noms, fonction du soignant et adresse de l’établissement ; la désignation d’un lieu réservé à l’usage des entretiens psychologiques et portant le nom du clinicien ; l’édition de cartons de rendez-vous précisant à nouveau les coordonnées du clinicien ; la consignation des éléments relatifs au patient à l’intérieur d’un dossier spécifique étiqueté à son nom, constituent des éléments formels et systématisés. Y sont associés d’autres éléments non formalisés et implicites, tels que la dénomination des patients par leur nom de famille et l’évitement de la familiarité par l’utilisation du vouvoiement. Ces pratiques informelles favorisent la distanciation entre patient et soignant. D’autres éléments appartenant aux techniques de soins en psychiatrie tels que les dispositifs d’entretiens groupaux (groupes de parole, réunions communautaires, ateliers thérapeutiques), fabriquent le thérapeute comme un objet institutionnel servant à tous, et non plus comme un objet personnel qui s’inscrirait dans l’illusion d’une relation unique. On doit également citer la présence des stagiaires psychologue qui apportent aux entretiens cliniques une dimension didactique, et donc une ouverture sur l’extérieur. Les stagiaires convoquent symboliquement les universités auxquelles ils appartiennent, mais pas seulement. Ces derniers mettent le patient dans une position particulière de sujet-test, avec en arrière-plan, la formalisation des techniques psychologiques et l’objectivation du métier de psychologue. Ces éléments contribuent à la préservation des distances en l’absence de rétribution financière, d’autant que les patients pris en charge dans le cadre de consultations externes sont dispensés de toute avance financière, celle-ci étant réalisée par le système de sécurité sociale. Ces éléments participant à maintenir une certaine distance et donc le contrôle de l’engagement du clinicien, ont cependant peu d’effet sur les phénomènes inconscients comme le transfert, qui réactive l’engagement.
La relation clinique est une relation particulière mettant en lien deux sujets, dotés de subjectivité, d’affects, d’intentionnalités et dont l’interaction va produire et susciter l’émergence d’objets tels que l’engagement mais aussi l’angoisse ou encore le transfert, qui constituent les témoins de cette dynamique interactive. L’engagement comme l’angoisse, dont certains déterminants sont inconscients, ne peuvent être nivelés par les éléments formels du dispositif. G. Devereux a rappelé au sujet de l’angoisse du chercheur, l’impossibilité de la dissoudre même par le truchement de dispositifs dont l’effet anxiolytique reste illusoire. « Les premiers chapitres de ce livre insistent sur l’angoisse suscitée par les données en sciences du comportement ; ils peuvent créer la fausse impression que l’objectivité est a priori impossible dans la recherche en ce domaine et que nous devons, pour réduire les déformations subjectives, interposer entre nous-mêmes et nos sujets des écrans filtrants de plus en plus nombreux – des tests, des techniques d’enquête, des « trucs » et autres artifices heuristiques. (…) j’encourage seulement à combattre l’illusion selon laquelle ces filtres abolissent toute subjectivité et neutralisent complètement l’angoisse. » [6] Mais plus encore, il a proposé de faire de l’angoisse un élément fondamental en science du comportement, dont la fécondité réside dans les « ’insights’ positifs, non susceptibles d’être obtenus par d’autre moyens, (que) nous pouvons tirer du fait que la présence d’un observateur (qui est du même ordre de grandeur que ce qu’il observe) perturbe l’évènement observé. » [7] L’angoisse comme l’engagement du clinicien tirent leur fécondité des potentialités d’élaboration qu’ils contiennent, comme nous l’avons déjà évoqué précédemment. C’est en opérant un retour sur sa relation clinique avec le patient, et en explorant ce qu’il y engage, que le clinicien peut en tirer des bénéfices tant pour l’avancement de la problématique de son patient que pour son évolution propre. Par ce retour, il produit des métacognitions sur ses propres interventions et leurs résultats sur son patient, constituant une forme d’abstraction des données élaborées à partir de cas particuliers et pour lesquelles on sait le rôle épistémologique qu’elles jouent dans la généralisation des connaissances.
L’installation de la relation clinique par le psychologue mobilise en fait certains principes et qualités dépendant de différents facteurs tels que ses affiliations théoriques, des éléments de sa personnalité, ou encore la nature de l’interaction avec le patient, i.e. ce qui se construit à l’intérieur du cadre clinique. Ainsi, certains courants théoriques tels que l’ethnopsychiatrie s’appuient, pour la réussite de leurs objectifs thérapeutiques, sur des principes spécifiques comme la symétrie, qui participent à créer un contexte favorable au déploiement de l’engagement du clinicien.
Nous citons l’exemple des consultations d’ethnopsychiatrie, réalisées au Centre Georges Devereux à Paris 8, et destinées à prendre en charge les migrants en difficultés psychique. Le principe de symétrie y est d’abord envisagé spatialement par une organisation particulière du dispositif que C. Mesmin a décrit avec minutie : « Ce dispositif particulier, à cause du nombre de participants et de son organisation spatiale, introduit d’abord chacun dans un cercle, un espace commun dans lequel toutes les places sont identiques (…) L’ensemble représente trois groupes différents, famille d’une part, travailleurs sociaux accompagnant les familles d’autre part, thérapeutes et stagiaires enfin. Sachant que cette aide passe obligatoirement par la connaissance approfondie des langues et des cultures des familles, un psychologue du groupe que l’on a pris l’habitude de nommer « médiateur ethnoclinicien » est de la même ethnie que la famille reçue. » [8] Les conséquences de la mise en place d’une symétrie active sont la co-construction des significations, où ce qui se pense et émerge sur le patient et sa famille, est construit de concert avec le patient lui-même et le groupe des thérapeutes. Ainsi, le patient se retrouve-t-il dans une position de « partenaire obligé, indispensable alter égo d’une recherche entreprise en commun » selon Nathan [9]. Par ailleurs, l’introduction en séances thérapeutiques de la traduction depuis la langue maternelle du patient vers le Français, mobilise le patient, sa famille et le médiateur culturel, induisant ce que Nathan nomme ’l’inversion d’expertise’ : « La personne la plus compétente dans cette discussion n’est évidemment pas le thérapeute, le plus souvent ignorant dans la langue, ni le médiateur, qui peut ne pas immédiatement saisir l’usage que le patient ou sa famille font de la langue – non ! Du coup, l’expert est le patient lui-même. L’introduction de la traduction inverse donc les lieux d’expertise. » [10] Le même principe de symétrie est appliqué au traitement des croyances traditionnelles que Nathan propose de revaloriser en les traitant avec le même égard que les théories occidentales : « Cette tentative (…) n’est possible que si l’on considère sur le même plan – c’est-à-dire avec un égal respect – les thérapeutes occidentaux et les « guérisseurs locaux », en créditant donc les théories des guérisseurs de la possibilité de rendre compte (…) de leur pratique » [11]. Ces principes théoriques contribuent donc à modifier les dispositifs par des changements de positionnement et de point de vue qui engagent tant le patient que le clinicien. L’engagement du clinicien est ici pensé à un autre niveau, en tant que membre d’une entreprise collective où certaines dissymétries sont annulées au profit d’un positionnement symétrique pour un bénéfice thérapeutique. La symétrie agit comme un élément nivelant certaines hiérarchies, émoussant certains préjugés quant à ceux qui sont supposés détenir le savoir, lesquels sont induits par le contexte institutionnel. Et du coup elle expose le clinicien non plus à partir de son intériorité mais en tant qu’élément participant et appartenant à un système groupal thérapeutique. Ici, l’engagement du clinicien se ferait moins au niveau de sa subjectivité qu’au niveau de son identité groupale, synthétisée par ses différentes affiliations et inscriptions (professionnelles, universitaires, sociales etc.). En fait, le clinicien a préalablement engagé sa subjectivité en s’affiliant aux théories, méthodes et démarche du groupe thérapeutique. Cette affiliation groupale l’a intimement engagé et c’est en tant que représentant de ce groupe particulier qu’il s’engage auprès du patient.
L’entretien clinique, et plus largement la fonction du psychologue, implique donc des composantes théoriques, méthodologiques, techniques, mais aussi et avant tout peut-être un engagement humain du clinicien. Celui-ci s’actualise notamment par sa capacité à prendre des risques dans la rencontre avec l’autre et à assumer ses possibles effets sur son propre fonctionnement et sa construction identitaire. Nathan a rappelé cette nécessité pour le psychologue de prendre des risques comme condition indispensable de l’évolution des pratiques. « De mon long et intensif travail clinique auprès des populations migrantes, je reviens aussi auprès de mes collègues cliniciens avec des constats, des méthodes et des propositions pour de nouveaux risques à prendre dans notre métier. Une psychopathologie qui prend des risques – je parle évidemment des risques de pensée -, c’est ainsi que j’essaie de la promouvoir depuis maintenant plus de vingt ans. Faire prendre un risque à sa pensée est une action volontaire consistant à infléchir sa réflexion dans une direction où l’on se trouve contraint à fabriquer des dispositifs susceptibles de convoquer des témoins au procès d’existence d’êtres nouveaux. » [12] A l’instar de Nathan, et à partir de notre pratique clinique en psychiatrie [13], il nous a semblé que la rencontre avec l’altérité de certains patients nécessitait un engagement, une réelle intention, voire un désir de la part du clinicien. En effet, certaines pathologies psychiatriques, tant par la particularité des symptômes que leur représentation, construisent ceux qui les portent comme relevant d’une nature résolument distincte. Celle-ci peut susciter inquiétude et fuite, à défaut d’une curiosité clinique. Pourtant, parfois, malgré l’angoisse de l’inconnu, une rencontre s’amorce entre clinicien et patient. Tel fut le cas pour une jeune patiente diagnostiquée schizophrène et victime d’abus incestueux. Nos contacts restaient toujours difficiles et son discours imprégné d’éléments morbides et délirants autour du corps et de la reproduction. Cependant qu’elle évoquait très clairement vouloir ouvrir une boutique de fleurs avec l’argent reçu en dédommagement de son préjudice. Nous avons alors saisi son idée et aménagé un atelier thérapeutique individuel. Deux fois par semaine, nous achetions des fleurs fraîches afin que la jeune fille confectionne des bouquets et qu’elle puisse rassembler un peu de son psychisme éparpillé à travers l’assemblage patient et méticuleux des fleurs. Quelque chose s’est alors produit, que les mots échouent à rendre compte, et qui reste inexplicable – une part de mystère que nous supposons issue du désir et qui n’a pu avoir lieu que grâce à la construction d’un nouveau dispositif, l’invention de nouvelles modalités de rencontre intersubjective.
Le concept de « rencontre », tel que l’a défini Deleuze nous permet de saisir finement la nature des processus à l’origine de ce qui se joue entre un clinicien et son patient quelle que soit sa pratique, libérale ou institutionnelle : « Une rencontre, c’est peut-être la même chose qu’un devenir ou des noces (…) Nous disions la même chose pour les devenirs : ce n’est pas un terme qui devient l’autre, mais chacun rencontre l’autre, un seul devenir qui n’est pas commun aux deux, puisqu’ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre, mais qui est entre les deux, qui a sa propre direction, un bloc de devenir, une évolution a-parallèle (…) : même pas quelque chose qui serait dans l’un, ou quelque chose qui serait dans l’autre, même si ça devait s’échanger, se mélanger, mais quelque chose qui est entre les deux, hors des deux, et qui coule dans une autre direction. Rencontrer, c’est trouver, c’est capturer, c’est voler (…). Voler, c’est le contraire de plagier, de copier, d’imiter ou de faire comme. La capture est toujours une double-capture, le vol, un double-vol et c’est cela qui fait, non pas quelque chose de mutuel, mais un bloc asymétrique, une évolution a-parallèle, des noces, toujours ’hors’ et ’entre’. » [14] Lorsque le clinicien rencontre un patient, et pour peu qu’il veuille s’engager dans ce nouvel espace étranger, alors il ne s’agit plus d’un soignant face à un malade, mais de l’interaction entre deux altérités, où chacune est exposée aux particularités de l’autre. La rencontre implique ainsi une réciprocité (la ’double-capture’) qui fait encourir à chacun le risque ou le bénéfice d’être modifié par l’autre, s’il accepte de s’y engager. Nous faisons donc ici de l’engagement la condition première à l’éventualité de cette rencontre. L’engagement est en fait nourri d’une part, de la curiosité du clinicien, i.e. la nécessité dans laquelle il se trouve de vouloir comprendre l’autre – de le saisir dans sa différence - et sa relation à cet autre, et d’autre part, des demandes répétées du patient d’être compris, sans pour autant être modifié selon les nosologies psychiatriques.
Chez les patients, leurs demandes de compréhension prennent des formes très variées : la demande d’information personnelle faite au clinicien et souvent d’ordre familial semble convoquer ici le clinicien sur un terrain familier et qui a pour effet d’humaniser la relation, de la faire revenir à un entretien entre deux personnes qui partagent des mêmes fonctionnements et contextes de vie ; la demande de réalisation d’actes s’écartant du cadre clinique, comme la demande d’argent ou l’usage du téléphone ; les dons en cadeaux, en écrits. Ces demandes, s’écartant du cadre clinique orthodoxe, convient patient et thérapeute sur le terrain de la familiarité où la subjectivité de chacun est questionnée, et où le clinicien accepte ou refuse de s’engager.
Chez le clinicien, c’est précisément cette demande de compréhension qui va l’engager à dépasser la partition non résolue entre le normal et le pathologique. Il se retrouve situé sur cette frontière imprécise, fluctuante et relative, laquelle dépend de facteurs aussi variés que l’époque ou la localisation géographique. Ainsi, un sujet dissocié et délirant pourra être diagnostiqué schizophrène en France, alors même qu’il sera reconnu et construit comme chaman aux fonctions thérapeutiques et divinatoires chez certaines cultures traditionnelles africaines. C’est par des demandes répétées du patient, invitant le clinicien à venir le rencontrer sur son territoire et dans son monde, qu’est suscité l’engagement de sa réflexion, mais aussi et surtout de son désir – désir de la rencontre avec l’Autre et de sa singularité. L’engagement constitue alors une modalité clinique, une véritable démarche. Il interroge les capacités du clinicien à se mesurer à un Autre, sur son territoire à lui, à un étranger appartenant à un monde différent et construit par lui, à l’instar du positionnement pris par Nathan dans sa clinique avec les sujets migrants. La difficulté tient à ce qu’il doit abandonner, au seuil de la frontière avec l’Autre, ses théories, ses nosologies, ses préjugés - la rencontre impliquant donc une exposition du clinicien, une mise en risque et à nu. Rencontrer l’Autre, c’est quelque part aussi renoncer à le comprendre (du latin prendre avec), à le saisir avec ses classifications, afin de prendre le risque de découvrir son altérité, c’est-à-dire de traiter et prendre avec soi des objets exogènes. Le psychologue revenu de ce voyage en ressortira forcément modifié s’il s’est autorisé le risque de se frotter à la différence et à l’inconnu, de les penser et d’être pensé par eux. Tout l’intérêt encore une fois réside dans les réflexions, élaborations et métacognitions que le psychologue aura produites lors de ce voyage. Cette modification du clinicien pourra prendre la forme d’un assouplissement, d’une altération, voire d’une transformation de ses théories et préconceptions, agissant en retour sur sa démarche clinique, comme les ethnologues reviennent transformés de leurs rencontres étrangères. C’est donc peut-être ici qu’il faut reconsidérer le risque encouru par le clinicien, dans le désir qu’il peut éprouver à rencontrer des éléments de l’altérité de l’Autre, et de se sentir dépassé, voire submergé non pas par ce qu’il y trouvera, mais parce que ça pourra se nommer ’plaisir’. Ce serait alors l’idée d’éprouver désir et plaisir à l’endroit du patient qui le fera peut-être renoncer à cette rencontre. Dans ce dernier cas, lorsque la rencontre n’aura pu avoir lieu, les demandes des patients pourront induire une radicalisation des positions théoriques du clinicien, érigées comme défense contre tout risque de changement de soi.
À notre question de départ sur la possibilité pour le psychologue de concilier dans sa pratique deux contradictions – une exigence de rationalité, impliquant une distance objectivante et l’engagement impliquant une proximité subjective - nous avons vu que la fonction du psychologue clinicien nécessitait une dialectique de l’objectivité et de la subjectivité, de la distance et du rapprochement. Les éléments formels du dispositif, différents selon qu’il s’agit d’une pratique en libéral ou en institution, contribuent à installer une illusion de distance qui se réduit cependant à la hauteur de ce que le psychologue est capable d’engager inconsciemment et consciemment. L’engagement dans ce sens, qu’il soit prévu et encadré par la théorie ou bien qu’il émerge dans des territoires s’écartant de l’orthodoxie clinique, peut s’avérer fécond dès lors qu’il est accompagné d’une réflexion par le clinicien tant sur les effets inconscients que sont le transfert et contre-transfert que sur les effets conscients comme la mise en place du principe de symétrie, ou la création de nouvelles modalités de rencontre.
Cependant, comme tout processus intersubjectif, l’engagement est accompagné d’effets de transformation de soi. Attendus chez le patient, ces effets de transformation interviennent également chez le clinicien, même s’il est peu enclin à le reconnaître. Peut-être doit on y voir le signe des rencontres effectuées avec ses patients, ce qui confirmerait la pensée de Deleuze sur la réciprocité des effets d’une rencontre. Ils sont le témoin des effets profonds de l’engagement et constituent une promesse d’évolution, et peut-être aussi la marque d’un certain désir du clinicien envers son patient, i.e. pour la richesse et la singularité de son altérité.
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● Mesmin C., Le groupe thérapeutique au sein du dispositif ethnopsychiatrique, 1999, [en ligne]
● Nathan T., Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2001
[1] A. Blanchet A. et C. Chabrol, « L’interaction et ses processus d’influence », Psychologie Française, Tome 44, n°4, Presses Universitaires de Grenoble, 1999
[2] « Engager », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne] (page consultée le 9 mai 2009)
[3] J. Laplanche et J-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1998, p 103
[4] L. Demailly, Politiques de la relation : approche sociologique des métiers et activités professionnelles relationnelles, Villeneuve d’Ascq, Presse Universitaire du Septentrion, 2008, pp. 127-128
[5] R. Castel, Le psychanalysme. L’ordre psychanalytique et le pouvoir, Paris, Flammarion, 1981, p. 64
[6] G. Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980, pp. 17-18
[7] Ibidem, p. 369
[8] C. Mesmin, Le groupe thérapeutique au sein du dispositif ethnopsychiatrique, 1999, [en ligne] (page consultée le 9 mai 2009)
[9] T. Nathan, Nous ne sommes pas seuls au monde, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2001, p. 98
[10] Ibidem, p. 85
[11] Ibidem, p. 77
[12] Ibidem, pp. 48-49
[13] Psychologue clinicienne travaillant en département de Psychiatrie Adulte, à l’hôpital de Cannes (06)
[14] G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p. 1
Gérard Sonia, « L’engagement du psychologue auprès de son patient : risque ou nécessité ? », dans revue ¿ Interrogations ?, N°9. L’engagement, décembre 2009 [en ligne], https://revue-interrogations.org/L-engagement-du-psychologue-aupres,143 (Consulté le 13 décembre 2024).