Bertrand Bergier, Pas très cathodique. Enquête au pays des « sans-télé », Toulouse, Erès, 2010.
Depuis sa sortie, cet ouvrage sur les Français qui ne regardent pas la télévision constitue un phénomène éditorial suscitant commentaires et débats publics. Après des études sur le logement, la stabilité sociale, la réussite et ses facteurs, l’auteur expose avec méthodologie et pédagogie les éléments constitutifs de valeurs et d’intérêts contemporains de la population française. Bertrand Bergier s’inscrit dans le champ de la sociologie bourdieusienne, observant la société des loisirs après 1945 et enquêtant sur les pratiques culturelles et le système éducatif, dans une continuité des études menées par Jean-Michel Berthelot ou Jean-Paul Laurens.
L’ouvrage est un véritable cas pratique offrant aux lecteurs une séquence réflexive sur la mutation générationnelle illustrée des usages sociaux. L’enquête est structurée pour interpeller celles et ceux d’entre nous qui se placent dans l’écrasante et globalisante majorité des possesseurs de télévision. Elle donne lieu à un livre qui est à recommander aux étudiants, alliant méthodologie, protocoles et objet d’étude à fort impact contextuel. L’organisation du livre permet au lecteur de suivre le cheminement réflexif de son auteur et offre, pas à pas, un descriptif de la population ciblée : les origines caractéristiques, les particularités générationnelles, les surreprésentations sociales, l’utilisation modérée ou maitrisée de l’objet dans certains cas, les réactions de l’entourage, une présentation de portraits culturels représentatifs et des dérapages culturels plus ou moins contrôlés appuyés par des annexes pertinentes. Aussi est-ce un ouvrage sur les non possesseurs de télévision qui reflète intelligemment les us et coutumes de ceux qui en font usage. Plusieurs questionnements sont explorés : quels sont les modalités du succès de la démarche del’enquête ? Les enquêtés sont-ils si marginaux au quotidien ?
L’auteur utilise stratégiquement les ingrédients permettant de susciter l’intérêt d’un guide sur le ’téléphage’ caché en chacun de nous. De la fascination sur la matrice médiatique à l’accroche commerciale exploitée sur la quatrième de couverture,les stéréotypes et les préjugés injectés dans la recette font office de levier d’une prise de conscience nourrie dans la crainte de la manipulation et d’un temps gâché à rester assis devant un mur à contempler une lucarne ouverte sur le monde.
Outil de transition sociétale à lire en cas d’effondrement médiatique généralisé, l’enquête propose une visualisation, par l’exemple, de la manière dont on dispose du temps libéré à ne plus regarder la télévision, en distinguant les critères de mise en place, des contraintes et des libertés acquises individuellement ou collectivement. La démarche suit une démonstration méthodologique en incluant le rappel des notions destinées à un public non averti, pour faciliter la distinction des perceptions adultes et infantiles, des motivations, des attentes de l’observateur et des parcours non télévisuels repérés. La population étudiée reçoit un « profil » sociétal : tissu social d’origine, distinction des classes d’âges et générations télévisuelles, les effets de la dépendance télévisuelle, un décodage réfléchi des stades psycho-cliniques permettant de diagnostiquer quelle attribution donner au temps substitué. Des illustrations par témoignages aux mécanismes rythmés par des séquençages ’télévisués’ de la vie quotidienne, il devient possible d’identifier les déclencheurs d’une vie organisée autour d’une utilisation légitimée du petit écran : négociations, reproches, compromis comme éléments de séquences comportementales portées par un individu et gérées par son entourage. L’impact des enquêtes dans la perception de l’objet d’étude est ici une source pour apprendre à déjouer les pièges de l’homogénéisation, comprendre les apports de la probabilité, des tableaux et leur interprétation. Par-delà les données brutes illustrant les démonstrations, les extractions de données permettent de rendre visibles les traces de l’exposition à la télévision, comme l’implantation territoriale, la conjoncture et la possession de facteurs aggravants tel le magnétoscope. La population télévisuelle devient une sorte de population à risque, non pleinement consciente des dangers, par manque de recul sur un quotidien empli de gestes réflexes conditionnés. Après sans nul doute une dépendance boulimique et une phase de sevrage, l’auteur se demande alors comment l’être humain tente de se réapproprier une vie gouvernée par une socialisation tissée sur les nouvelles technologies ?
La télévision, omniprésente dans la vie quotidienne, expose l’individu au principe de légitimation. Actualité, présence sonore ou sujet de conversation, l’objet télévisuel est décrit dans les témoignages comme contribuant à une posture culturelle complexifiée, brouillant les valeurs, les pratiques, les stratégies, les discours et les croyances que certains ne peuvent plus assumer. C’est également la notion du choix qui est questionnée jusque dans la conscience de son usage, sa mise en forme, son contenu, son refus, son espace ou encore son support. L’étude propose certes des réflexions sur la consommation de télévision mais aussi sur les activités de compensation. Ce qui ouvre de nouveaux questionnements : ce public abstentionniste est-il le vecteur annonciateur d’une nouvelle norme ? L’objet de l’étude est-il le reflet d’une volonté d’uniformisation sociale ou culturelle ? Un déterminisme peut-il être repéré chez les abstinents du tube cathodique ?
Sans que l’ouvrage n’oriente le lecteur vers un renoncement militant, il propose un nouveau regard sur la vie numérique des ménages Français, renforçant les doutes sur le problématique maintien de l’archétype de la ménagère de moins cinquante ans, l’effet d’isolement relationnel, les choix éducatifs, les surreprésentations ou encoreles repères de l’histoire familiale.
Dubois Franck, « Bertrand Bergier, Pas très cathodique. Enquête au pays des « sans-télé » », dans revue ¿ Interrogations ?, N°15. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (I), décembre 2012 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Bertrand-Bergier-Pas-tres (Consulté le 31 octobre 2024).