Bonnet Estelle, Desaleux David, Drouet Jeanne
Cette contribution fait état d’un croisement de regard entre sociologues et un photographe professionnel autour du travail et sur un terrain particulier, celui du concours des Meilleur.es Apprenti.es de France, emblématique de l’excellence dans la voie professionnelle courte. L’article propose une plongée sur le terrain en montrant la façon dont les images deviennent des objets pivots (grâce aux “indices” qu’elles détiennent), sont supports d’échanges et de discussions entre les deux figures en présence. Il donne à voir comment sociologie et photographie appréhendent des pans du travail et comment les deux disciplines s’articulent, tout en engageant par ailleurs des modes de connaissances spécifiques.
Mots clés : Sociologie visuelle – Interdisciplinarité - Photographie – Travail – Excellence professionnelle
This contribution, a meeting between sociology and a photography, examines the B“est Apprentices of France” competition. The article dives into the field by showing how images become pivotal objects (thanks to the “clues” they hold) and provide a framework for exchanges and discussions between the two figures, the photographer and the sociologist. It shows how sociology and photography tackle different dimensions of work, and how these two disciplines function together while following differents tracks of knowledges productions.
Keywords : Visual sociology - Interdisciplinarity - Photography - Work - Professional excellence
Les collaborations entre chercheur.es en sciences sociales et photographes ont fait l’objet de plusieurs réflexions ou retours d’expériences. En 1974, H. S. Becker suggérait déjà quelques pistes pour favoriser la rencontre entre photographie et sociologie et notamment celle de la prise de connaissance réciproque des littératures dédiées au domaine (lecture d’ouvrages photographiques pour les sociologues, découverte de travaux sociologiques pour les photographes). Côté français, S. Maresca s’interroge de longue date sur le sujet, et ses travaux ont contribué à donner un bon aperçu des potentialités de telles rencontres : d’abord dans une perspective diachronique en retraçant l’évolution de la relation entre sciences sociales et photographie (1996), ensuite en s’arrêtant sur les modalités de mise en œuvre d’une pratique collaborative (2007), et plus récemment, en compagnie de M. Meyer, en proposant un manuel qui déploie, exemples à l’appui, différentes formes de pratiques au sein desquelles sociologie et photographie s’associent (2013). Néanmoins, chaque retour d’expérience, parce qu’il rejoue d’une nouvelle façon le partenariat, apporte de nouveaux éclairages. Le photographe M. Pataut et le chercheur P. Roussin rappellent avec beaucoup de pertinence que « la collaboration du photographe, de l’artiste, avec les savoirs ou les chercheurs des sciences humaines ne peut exister sans celle que le photographe met en œuvre avec les sujets qu’il photographie » (2011 : 22). Les expériences du photographe J.-R. Dantou dans un collectif de socio-anthropologues (2015) permettent d’interroger différentes façons de publiciser la sociologie par la photographie, et d’envisager aussi le trajet de questionnement sociologique vers le champ professionnel de la photographie.
Bien évidemment la littérature sur les usages entre photographie et sciences sociales est abondante mais la question plus précise de la collaboration entre chercheur.es et professionnel de la photographie l’est moins.
Nous proposons dans le présent article de rapporter une nouvelle expérience de ce croisement, en amorçant une réflexion sur la manière dont les deux disciplines en présence peuvent s’articuler, tout en engageant par ailleurs des modes de connaissances spécifiques.
Afin d’asseoir notre propos, nous prendrons appui sur une recherche portant sur la réussite dans la voie professionnelle courte (CAP – Bac Pro) (Bonnet, Pietropaoli, Verley, 2018) et sur l’observation d’un concours, celui des Meilleurs Apprentis de France (Bonnet et Verley, recherche en cours) [1].
À partir de ce terrain et d’observations effectuées au cours de finales nationales du concours, nous proposons de suivre la manière dont la collaboration entre photographie et sociologie s’est engagée [2]. Nous souhaitons plus particulièrement montrer comment les images sont devenues supports d’échanges et de discussions entre les deux figures en présence, donnant lieu à une série d’interrogations quant à la manière dont la photographie peut entrer en discussion avec l’approche sociologique. Nous verrons ainsi comment la photographie s’est constituée en support d’information et instrument de recherche (Piette, 1992) et, in fine, comment cette collaboration a pu alimenter et enrichir les réflexions propres à chaque discipline.
L’expérience ici relatée d’un terrain partagé entre sociologues et photographe, dont la production d’images est au cœur du métier, est celle d’un travail en pluridisciplinarité. Ainsi, les interrogations que cette collaboration soulève et qui nous permettrons d’expliciter les liens entre nos deux approches disciplinaires, se distinguent fortement de la production d’images effectuée par un.e sociologue sur son propre terrain.
La première partie de l’article permettra de “poser le décor” en présentant le terrain d’enquête et la façon dont les protagonistes se préparent à y entrer. L’articulation que nous avons développée entre sociologie et photographie s’est initialement construite sur une plus-value implicite accordée à la discipline de chacun, sans pour autant que cette plus-value n’ait été d’emblée réellement traduite et mise en mots. L’entrée sur ce terrain commun s’est construite sur une grande liberté dans la manière pour chacun.e de l’appréhender, tout en permettant, chemin faisant, une appréciation de ce que chaque discipline cherchait à capter. Cette démarche initiale nous a semblé à la fois utile dans l’expression de nos spécificités disciplinaires, et nécessaire à la construction, au fil de la recherche, de notre collaboration.
Comme nous chercherons à l’expliciter dans une seconde partie d’article, cette entrée a pu favoriser une découverte et formalisation de nos apports réciproques. Nous proposons ainsi un retour détaillé, images à l’appui, sur les deux façons d’appréhender le terrain en question. Si la quête sociologique se situe au niveau des compétences mises au jour lors de l’exercice professionnel et plébiscitées par les jurys du concours, comment capter l’excellence au travail et quels sont, de ce point de vue, les modes de connaissance propres à chacune des deux disciplines ? Quelle est la quête du photographe et que nous donne-t-il à voir lors d’un tel concours ?
Une dernière partie permet d’interroger comment et où le dialogue interdisciplinaire s’opère, tout en abordant la question des productions résultant de cette investigation. Nous verrons ainsi ce que les interactions et la juxtaposition disciplinaire produisent, ainsi que les questions qu’elles soulèvent dans la restitution des images photographiques et de l’écriture sociologique.
Emblématique de l’excellence dans la voie professionnelle, le concours des Meilleur.es Apprenti.es de France (MAF), orchestré par la Société Nationale des Meilleurs Ouvriers de France, bénéficie d’une forte reconnaissance au sein des métiers (plus de 90 métiers sont représentés). La finale nationale concentre de jeunes apprenti.es fortement investi.es dans leur activité, ne serait-ce que par les longues heures consacrées à la préparation des épreuves [3]. Elle met en présence des candidat.es ayant déjà obtenu une médaille Or au niveau départemental et régional.
Le concours est organisé autour de deux types d’épreuves : la réalisation et l’exposition d’une œuvre pour des métiers dont les tâches ne peuvent être réalisées en direct de part le temps nécessaire à leur exécution (réalisation d’une couverture de toit sur maquette, d’une mosaïque en carrelage ou encore d’un vêtement en couture…) ; ou l’exécution d’une prestation en direct lorsque la tâche peut être exécutée en un temps relativement court (réalisation d’un met en cuisine froide, d’un maquillage en esthétique, ou d’une coiffure…).
L’entrée sur ce concours a été l’occasion d’étudier le rapport au travail et à l’emploi de jeunes particulièrement investis dans leur apprentissage. Notre démarche a eu pour objectif, d’un point de vue sociologique, de cerner les “ingrédients” ou facteurs moteurs participant à une forme d’excellence dans la voie professionnelle, qu’il s’agisse de données relatives aux parcours scolaires des jeunes, de leur rapport au travail, de l’apprentissage et de la transmission du métier, des gestes et savoirs faire associés, ou encore des relations au maître d’apprentissage et à un collectif professionnel. Le travail d’enquête s’est focalisé sur l’observation des épreuves au sein de différents métiers et la rencontre de membres de jury, maîtres et maîtresses de stage accompagnant les postulant.es, ancien.nes Maf mobilisé.es pour l’organisation des épreuves. Les entretiens conduits par les chercheures (l’emploi du pluriel caractérise l’étroite collaboration en sociologie avec Elise Verley) ont cherché à saisir ce qui participe de l’investissement dans le métier, les attendus et normes associés à la compétence professionnelle et à une forme d’excellence au travail. Il s’est plus particulièrement agit de cerner la manière dont les compétences au travail [4] peuvent se donner à voir, voire être performées lors du concours.
Faut-il le spécifier, les débuts de la collaboration entre sociologie et photographie naissent d’un intérêt marqué pour la discipline de l’autre, de la manière dont cet autre travaille, interroge et capte le travail.
Le photographe a à faire avec une tradition disciplinaire qui interroge le travail. Pour autant, l’iconographie autour de la représentation du travail apparaît assez “floue”, très alimentée par de nombreuses images institutionnelles ou relevant du champ de la communication. Pensons par exemple à la quantité d’images produites pour représenter le travail en entreprise : bureaux, ordinateurs, costumes deux pièces, visages souriants et pots de fleurs sont des éléments centraux d’un très grand nombre d’images (Peroni, Roux, 1996). Du côté des productions artistiques et documentaires en photographie, on note des travaux importants et connus, comme ceux de E. Atget, de F. Kollar, d’A. Sander, de S. Salgado, de Despatin et Gobeli, de G. Hersant ou encore plus récemment ceux de D. Delpoux et V. Couteront. Chacun de ces photographes trouve une façon de montrer et mettre en scène les travailleurs et/ou leur ouvrage. Cela dit, présenter le travail reste une gageure en raison de sa diversité et de l’étendue des éléments qui seraient susceptibles de le caractériser. Le sujet photographique est donc bien loin d’être épuisé.
Le photographe est intéressé par la manière dont la sociologie problématise et conceptualise le travail, parvient à le cerner et à le mettre en mot par l’observation et la rencontre des personnes au travail. Si les prestations réalisées lors du concours s’effectuent en dehors d’un contexte habituel de travail et dans des lieux d’exercices spécifiques (un salon de coiffure, une entreprise en charpente, un atelier de couture…), des métiers sont présents, des outils sont utilisés, des gestes, des postures et des présentations de soi se donnent à voir dont le photographe s’empare à travers une série de clichés, figeant quelques uns de ces objets et postures, donnant accès à certaines interactions ou cadrant certaines situations lors de l’exercice professionnel des apprentis. Pour autant, l’excellence au travail que la démarche sociologique cherche à capter et expliciter, et sur laquelle nous reviendrons, est une notion intellectuelle qu’il est difficile de saisir : comment la rendre en images ? Ces journées de concours sont une sorte de moment quintescent de la présentation de soi (Goffman, 1973) et la mise en scène de l’excellence, et pour un photographe de “terrain” l’occasion rêvée de voir en action cette notion.
Pour les sociologues, la collaboration s’amorce par le biais d’une curiosité mêlée d’une forme de fascination pour l’art photographique, dans son esthétique et dans la manière dont l’image parvient à capter le travail, à le représenter et lui donner un contenu interprétable au delà de lignes et de couleurs (Bach, 2016). Ainsi, et pour reprendre l’interrogation de H. S. Becker (2001), quelle est la question à laquelle l’image répond ? Nous concernant, qu’en est-il dans le champ du travail ?
Au départ de notre collaboration, nos intérêts réciproques pour nos disciplines ne se sont pas laissés facilement traduire par une mise en mot. Nous décidons alors de nous laisser porter par le terrain, découvrant chemin faisant ce que chacun pourra dire et montrer du travail, chacun intuitivement convaincu de la plus-value de l’approche disciplinaire de l’autre. Un même intérêt pour le travail de terrain constitue le point d’ancrage de notre collaboration, une collaboration qui s’inscrit dans un temps long, plus long que celui dédié à un reportage de quelques heures. Des échanges ont eu lieu, portés par nos expériences lors des concours, les observations effectuées et les interrogations qui pouvaient en découler.
Dans le même temps et tout au long de la recherche, la manière d’aborder le travail est laissée à la liberté de chacun et à sa manière de concevoir son propre travail. A chacun son métier pourrions-nous dire… Nous partons de l’intuition que chaque discipline peut servir l’autre, tout en ne se mettant pas au service de l’autre (cas parfois évoqué concernant la photographie dans ses collaborations avec les sciences sociales comme par exemple pour l’ouvrage Êtres au Travail - Working life, Working lives dirigé par S. Prunier-Poulmaire où les chercheurs sont convoqués comme experts pour légender des photographies).
Le concours MAF bénéficie nous l’avons dit, d’une relative notoriété. Les métiers se donnent à voir au travers des jeunes y participant et des jurys composés en grande partie par les Meilleurs Ouvriers de France portant col bleu blanc rouge ou médailles emblématique du titre. L’entrée d’un photographe sur ce terrain, se déplaçant entre des jeunes concentrés sur les épreuves professionnelles auxquelles ils doivent répondre, n’a ici rien d’incongru. Le photographe réalise des portraits commandés par la Société Nationale des Meilleurs Ouvriers de France. Le moment est solennel. Les jeunes et les adultes prennent la pose, ils y sont habitués (et en particulier les MOF, figures de l’élite ouvrière). Par les images, le photographe va mettre en lumière le travail réalisé et contribuer à la reconnaissance de métiers en pleine représentation.
Le rôle des sociologues apparaît plus opaque et leur présence moins attendue. Nous présentons notre recherche aux personnes avec lesquelles nous souhaitons nous entretenir ou celles qui interrogent notre présence du regard, en expliquant notre intérêt pour le concours et le souhait de comprendre ce qui a amené ces jeunes à s’y présenter. Si notre présence est acceptée, elle a pu être facilitée par celle du photographe dont on décrypte plus facilement le rôle.
La photographie revêt alors un rôle de médiation (Desaleux, Langumier et Martinais, évoquent eux celui de passeport dans une enquête sur la fonction publique d’Etat, 2011) dans l’accès au terrain et aux personnes. On sait qu’elle va pouvoir montrer les traces de ce que l’on sait faire et participer à la reconnaissance des métiers et des savoir-faire. Le rôle des sociologues est en partie éclairé par celui que l’on attribue à l’image. L’enquête devient plus attrayante pour les populations visées par la recherche.
Mais comment capter les compétences au travail – cet ensemble de savoirs et savoir-faire plébiscités dans l’exercice du métier - dans un lieu comme celui du concours des Meilleur.es Apprenti.es de France ? Comment ces compétences professionnelles, associées à l’excellence professionnelle, se donnent-elles à voir sous le regard photographique et sociologique ?
L’observation des candidat.es et du déroulé des épreuves laisse rapidement apparaître toute l’importance du moment. La concentration est très présente, tant du côté des candidat.es que des examinateur/trices. Pour les épreuves ayant lieu dans un laps de temps défini (à la différence des épreuves sur œuvre), les outils professionnels sont soigneusement rangés sur les plans de travail, les candidat.es et leurs modèles (présent.es en esthétique et coiffure notamment) sont figé.es en attendant le lancement du concours. Temps comptés et décomptés afin de parvenir à terminer la prestation dans les temps indiqués. Les candidat.es se sont maintes fois entraîné.es, ont répété ces gestes lors des précédentes finales départementales et régionales. La finale nationale marque l’ultime renouvellement de la prestation.
Le concours apparaît comme un moment au cours duquel la compétence professionnelle peut se donner à voir, tant elle est parfois performée dans les signes d’appartenance au corps de métier, dans la présentation de soi ou dans la réalisation de gestes professionnels accomplis dans les règles de l’art. Les apprenti.es souscrivent au souci de “faire bonne impression” et marquent leur adhésion à l’ethos professionnel [5] auquel ils/elles s’initient lors de la socialisation professionnelle, au moment de l’apprentissage et lors de leurs premières expériences de travail. La situation de concours met particulièrement en scène les attendus du métier et la manière dont les candidat.es présentent les qualités attendues du ou de la bon.ne apprenti.e (à l’image du bon ou de la bonne élève) et donnent à voir l’acquisition de cet éthos professionnel.
Comment sociologues et photographe lisent-il/elles ces scènes de travail ? Cherchent-ils des indices à partir desquels ils pourront penser et reconnaître les compétences attendues, voire l’excellence professionnelle ?
L’observation des différentes épreuves auxquelles nous assistons montre un ensemble d’attitudes, de postures, de présentations de soi propres à chaque métier.
En esthétique, les sociologues [6] sont tout d’abord frappées, lors des épreuves, par la ressemblance entre les candidat.es. La coiffure dominante est le chignon, cheveux plaqués sur le sommet du crâne, « crâne d’œuf » nous précise une professionnelle. L’avantage de cette coiffure est qu’elle évite tout mouvement de chevelure et tout tombé malencontreux d’un cheveu sur la modèle, incarnant ici une cliente potentielle. La ressemblance peut aussi se lire entre candidates au concours et modèles. Ces dernières ont elles aussi les cheveux longs, coiffés en chignon ou nattes, savant coiffé décoiffé parfois, pouvant être agrémentés de fleurs, de paillettes ou autres éléments de décoration.
Cette première observation laisse d’emblée apparaître le conformisme des corps et la dimension très genrée du métier. Les signes de la féminité sont exacerbés, incarnés dans l’apparence esthétique et l’hexis corporelle, tant en ce qui concerne les apprenties que leurs modèles. Chaque visage d’apprentie est maquillé, chaque peau couverte d’un léger fond de teint, interrogeant quelle imperfection pourrait être à cacher chez ces jeunes femmes à la peau impeccable. Vernis à ongles plutôt transparent, lèvres à peine rosées ou pas du tout, maquillage discret mais repérable. La tenue est soignée, les attitudes corporelles obéissent à des règles de maintien, de démarche ou encore de toucher (Cochennec, 2004), normes inculquées dès l’apprentissage et traduisant l’emprise et la production des normes de genre (Kergoat, 2014). Les tenues oscillent entre le blanc et le noir et, si on opte pour l’une de ces deux couleurs, l’ensemble de la tenue est unifié. Les ballerines ou baskets unies dominent, dans un souci là aussi de sobriété mais également de confort pendant toute la durée des épreuves. Comme dans de nombreuses activités de soin ou de service, la socialisation au métier comporte un apprentissage de la relation à l’autre et la nécessité de savoir se montrer discrète, dans sa tenue et ses manières d’être, par rapport à une clientèle.
En coiffure aucune tenue professionnelle n’est imposée et les candidat.es semblent disposer d’une marge de manœuvre nettement plus grande quant à la possibilité d’exprimer leurs goûts vestimentaires. Les apparences du corps reflètent l’image que l’on souhaite donner de soi, apparence soignée et coupes de cheveux à la mode. Pour autant le métier répond lui aussi à un travail de conformation des corps, qu’il s’agisse de la maîtrise des apparences ou d’hygiène. Le corps est sous contrôle, il doit être impeccable en toutes circonstances (Desprat et Noûts, 2020 [7]).
Outre les éléments relatifs à la présentation de soi (Goffman, 1973), particulièrement exacerbés dans les métiers relatifs au soin à la personne ou les métiers de restauration et de service (cuisine, service table par exemple), les traits de “l’excellence” se lisent aussi dans les prestations réalisées, comme le révèlent les observations sociologiques effectuées à différents moments des concours. Les gestes sont sûrs, effectués dans un parfait enchaînement et dans des temps chronométrés. La mise en mouvement des corps, quelque soit le métier observé, obéit à une même orchestration. Le travail est minutieux. La concentration se lit sur les visages et dans la précision que l’on devine des gestes. Lors d’une épreuve en cuisine, le port de gants dans le travail du saumon, pièce maîtresse d’une épreuve du concours, relève d’une forme d’évidence, celle du respect des normes sanitaires afin d’éviter tout risque de contamination du consommateur. Respecter ces normes est aussi une marque de compétence professionnelle, l’acceptation des fonctions associées à un rôle. Déroger à certaines règles peut apparaître comme le signe d’une incompétence, jetant alors une forme de discrédit sur la personne au travail qui n’aura pas su entrevoir les conséquences de leur non respect, aussi bien pour le professionnel lui-même que pour les personnes qu’il ou elle sert.
Dans ce type de concours, la réponse aux modèles de conduite inhérents au métier est très attendue et doit être conforme à ce qui est communément admis par la profession, même si de légers écarts peuvent être tolérés dans l’exécution des prestations. Lors de la finale du concours en « Art de la table et du service », un apprenti réalisant un cocktail échoue à plusieurs reprises dans la mise en place d’une décoration sur un verre préalablement glacé. Après plusieurs tentatives, il parvient finalement à la réalisation de sa prestation dans les temps impartis. Le jury ne lui a pas tenue rigueur de ces tentatives répétées, pour une prestation au final parfaitement exécutée et pour laquelle on aura noté sa pugnacité (« il en veut, c’est bien » entendra t’on dans l’assemblée) et son sang froid pendant toute la durée de l’épreuve. L’excellence se lit dans les gestes techniques effectués, mais aussi dans des qualités professionnelles associées, ici celles liées à la gestion du stress, de persévérance et résolution de problème face à une situation de travail difficile…
Ces attendus professionnels fournissent autant d’indices, captés par le regard sociologique dans sa lecture des activités de travail, des identités professionnelles et des normes de métier. Le travail sociologique va notamment avoir pour objet de reconnaître, par l’observation, les signes de l’appartenance professionnelle. Ces signes sont repérés à partir des modes de connaissance propres à la discipline et référés également à une connaissance du métier et de son exercice, acquise par une enquête de terrain.
Si le photographe a bien en tête la problématique des sociologues centrée sur les compétences et l’excellence professionnelle, il ne répond pas exclusivement à cette attente. En pratiquant le terrain, il met de côté les échanges qui précèdent pour se jeter dans l’arène.
La photographie vient par l’image montrer et témoigner de scènes de travail et d’activités en acte. Le photographe ne se met pas à traquer des indices de l’excellence sur le même mode que celui des sociologues lors de leurs observations, ou plus exactement, il n’en fait pas son principal objectif. Pour autant, sensibilisé à la problématique de terrain et aux interrogations de recherche sociologique, il ne passe pas non plus “à côté” de ces signes et en relève certains – également appréhendables par toute personne qui observe les scènes de travail -, qui ne sont pas toujours ceux qui ont retenu l’attention de ses partenaires de terrain. Parfois, ce relevé d’indices n’est même pas intentionnel : la photographie, de part la nature même de son médium, s’en charge presque à la place du photographe, en captant des éléments qui intéresseront les sociologues après coup. Le mode de connaissance photographique permet en effet une perception de la totalité de la situation cadrée et l’accès à un ensemble plus grand de détails que ne le permettrait l’œil nu, traits imprévus, cachés, inconscients : « la fugacité des mouvements, les excédents gestuels et insignifiants, dans les coulisses aussi bien que sur la scène, pendant les temps faibles ou les temps forts » (Piette, 1992) [8].
Les images ici présentées nous permettent de lire quelques indices de l’excellence, qui “traduisent” d’une certaine manière ceux également repérés en sociologie : un plan de travail parfaitement rangé sur lequel sont alignés tous les ustensiles dont le cuisinier aura besoin, une organisation maîtrisée des tâches à effectuer et qui sont retranscrites sur des fiches plaquées au mur (une autre photographie qui par comparaison montrerait un plan de travail moins organisé pourrait tout aussi bien donner à l’inverse des indications sur ce qui pourrait contrevenir aux attendus du métier). La concentration et la précision des gestes sont également apparentes sur d’autres clichés. Les indices de l’excellence professionnelle se devinent grâce à une série de traits et de détails qui touchent des attitudes corporelles, des gestes et des objets.
La photographie est aussi écriture par la lumière, elle advient après que son praticien ait cherché le moment le plus propice à la prise de vue : la saisie, parfois, de cet « instant décisif » cher à H. Cartier Bresson. Pour ce faire, il convient moins de traquer des indices que de chercher un cadrage, une composition, une esthétique particulière et où à retraduire des émotions.
L’attention du photographe est entièrement vouée à ce qui se passe devant ses yeux, à la recherche d’émotions se lisant dans des gestes, des attitudes, des détails. Il suit aussi les lignes, les courbes, les formes qui se dessinent. Il tente de “sentir” le moment, de devancer ce qui va se passer pour pouvoir déclencher, d’être au bon endroit, au bon moment. Une sorte d’intuition photographique le guide dans cette démarche. Il opère, tout comme les sociologues sont amenées à le faire, une sélection dans ce qui lui est donné à voir, « révélant certains éléments, en laissant d’autres en dehors du cadre » (Piette, 1992).
C’est que la photographie n’est pas qu’un résultat, un objet, elle résulte d’abord d’un acte, « d’une pratique, un moyen d’expression, une manière d’être, le photographe. » (Garrigues, 2000 : 19). L’intentionnalité du photographe, son regard et sa réactivité sont déterminants, ils sont là avant que l’image n’advienne, ils déterminent sa forme, sa force, son éloquence.
La photographie peut révéler une atmosphère particulière à partir de regards (ceux des examinateur/trices et des jurys), des émotions dans les moments de travail (la tension, la concentration, le stress…) ou dans l’attente des résultats (l’anxiété, l’hébétude…). La photographie nous permet de voir et ressentir les émotions fixées par le cliché : on s’étonne d’un regard sur l’une d’elle, on se place en situation d’empathie avec un autre personnage. On ressent.
Ainsi, que racontent ces regards captés ? L’attente des résultats et le soutien d’une mère ? Et ce jury est-il là pour sanctionner ? Ou peut-être peut-on déceler un souci de bienveillance des examinateurs dans la tâche réalisée et d’accompagnement des candidat.es afin qu’ils donnent le meilleur d’eux-mêmes ? Ce sont donc moins des signes de l’excellence qui sont ici restitués, que tout un ensemble de traits qui, associés, nous fournissent une lecture plurielle de la scène à laquelle nous assistons et nous permettent d’entrer dans ses coulisses.
L’excellence professionnelle peut aussi se lire dans les œuvres produites lors du concours et dans leur esthétique restituée par l’image. Ces œuvres nous placent au cœur du métier, de la reconnaissance et de la validation du travail. Comment le précisent I. Gernet et C. Dejours (2009), la reconnaissance au travail passe par la formulation de deux sortes de jugement : « le jugement d’utilité technique, sociale ou économique est formulé par la hiérarchie, les subordonnés ou parfois même les clients. Le jugement de beauté porte quant à lui sur la qualité du travail (“beau boulot”, “belle présentation”) qui témoigne à la fois de la conformité du travail avec les règles de l’art comme de son originalité par rapport aux réalisations canoniques du corps de métier ».
Les images produites autour de ces tableaux en électricité et en plomberie nous permettent d’approcher la notion de beau dans ces métiers et d’un travail accompli dans les règles de l’art. L’image peut se passer ici de commentaires sauf à indiquer une légende resituant les métiers.
Le travail photographique se joue aussi dans l’assemblage d’images sur différents métiers. Une fois placées les unes à côté des autres, ces images donnent lieu à plusieurs lectures et interprétations.
Les photographies sont cadrées sur des gestes et des postures (images prises cette fois en bijouterie en lycée et lors d’une finale de concours en coiffure et en maintenance automobile). On y voit de jeunes apprenti.es au travail, tou.tes trois concentré.es sur leurs tâches, dans un même travail de production bien que sur des matières et des objets différents. Si les activités de travail représentées sont diverses, on peut aussi y déceler, au gré de nos sensibilités et interprétations, du cœur à l’ouvrage et une même noblesse du métier. D’autres lectures sont également possibles : la question du propre et du sale par exemple dans certains métiers ou des différences dans la manière de les exercer, l’importance cruciale des mains et du regard pour ces pratiques pourtant distinctes… Le travail du photographe, en rapprochant certains métiers et en créant un triptyque autour de gestes professionnels, nous raconte une histoire et nous suggère plusieurs pistes interprétatives et de réflexion.
Les images sont polysémiques. On peut chercher des indices dans l’image, produisant alors une réduction de cette dernière à sa seule fonction indicielle, ou alors élargir notre regard et notre point de vue en acceptant de considérer la démarche disciplinaire dans son entièreté, comme nous le verrons en troisième partie de cet article, en abordant les dialogues inaugurés par la collaboration entre photographie et sociologie.
Cette photographie nous permet d’illustrer notre propos sur cette notion d’indice et de montrer les lectures différentes effectuées par l’une des sociologues de terrain et le photographe. Nous interrogeant sur ce que nous voyions l’un.e et l’autre dans cette image, une première approche a été de voir, pour la sociologue en quête d’indices, l’excellence dans la présentation des plats, le maintien dans la posture et la tenue soignée du serveur. Mais ces signes ont été rapidement balayés pour ne plus entrevoir que le pouce de la main droite du serveur dans l’assiette, détail révélé par la photographie. Absorbée dans ses interrogations de recherche liée à l’excellence professionnelle, ce doigt n’avait rien à faire dans cette assiette, même si l’on comprend qu’il s’agit d’éviter sans doute que ces assiettes ne tombent en montant les escaliers [9]… Contrairement à la sociologue, le regard du photographe s’est davantage focalisé sur le contraste entre un homme en tenue professionnelle, concentré sur sa tâche et appliqué à mener son plateau en salle, et un environnement aux murs gris avec des casiers d’élèves (le concours a lieu dans un lycée). Sa première lecture s’oriente d’abord sur une mise en contexte de la scène et les contrastes qui y apparaissent.
Les regards produits en sociologie et photographie autour du concours nous livrent une lecture plurielle des scènes de travail et des contextes dans lesquelles elles se déroulent. Ces lectures ne sont en aucun cas antagoniques. Elles sont des représentations sociales, orientées par les buts distincts (mais parfois convergents) poursuivis par des sociologues et un photographe. Ces représentations ne sont qu’une partie d’un ensemble plus large de représentations sociales scientifiques ou artistiques (Becker, 2009). Elles proposent une interprétation du social, parmi d’autres, et s’enrichissent mutuellement.
La collaboration entre sociologues et photographe nous semble soulever plusieurs niveaux de réflexions ou d’interrogations touchant d’une part à ce que chaque discipline tire de la collaboration avec l’autre, et d’autre part à ce que la collaboration et la juxtaposition disciplinaires produisent dans l’appréhension d’une situation sociale. S’ajoute à ces deux aspects la question de l’écriture (verbale et visuelle) entre sociologie et photographie et la manière dont elle se pense dans un travail de restitution de notre collaboration.
Dans notre propos, il nous semble nécessaire de distinguer ici ce qui relève de la production d’image par un sociologue, les images qu’il ou elle pourrait réaliser sur un terrain (parfois assimilable à de la prise de notes, la fonction déjà repérée d’aide-mémoire [10], et/ou servant à illustrer et mettre en récit un propos), et la collaboration avec un photographe dont la production d’images constitue le cœur du métier. Cette collaboration n’entraîne pas nécessairement les mêmes interrogations autour de l’image, de sa place dans le discours sociologique et de ce qu’elle est susceptible ou non de révéler. La question de la “belle image” par exemple peut se poser différemment [11]. La préoccupation de l’esthétique fait en effet partie intégrante du travail du photographe. Le jugement esthétique émis par la personne qui regarde ne tient pas uniquement à des aspects formels, mais renvoie aussi aux émotions que l’image photographique peut susciter. La beauté d’une photographie tient ainsi tout autant à sa capacité à entrer en interaction avec un.e spectateur/trice et à lui faire entrevoir d’autres éléments associés aux objets ou aux figures photographiés. Le jugement de beauté ou de bonne image tient autrement dit aussi à sa capacité à nous faire voyager vers d’autres possibles, à susciter notre imagination, à nous faire ressentir certaines émotions. La photographie peut rejoindre sur ce point certains effets associés à la réception d’une œuvre ou d’un documentaire cinématographique, venant nourrir nos analyses et affiner certains points de vue. Le film favorise certaines prises de consciences dans la mise en scène de débats de sociétés, ou une forme de réflexivité sur les émotions que le film suscite (Jeantet, 2012). Comme le film, la photographie est susceptible de venir enrichir et élargir notre vision du monde.
En transposant la question posée par F. Saillant et al. (2018) à propos de l’art et de l’anthropologie, que peut la photographie pour la sociologie et que peut la sociologie pour la photographie ? Comme nous l’avons précédemment montré, les modes de connaissance propres à chacune de nos disciplines orientent notre regard et nos interrogations sur le terrain. Pour autant, cette collaboration nous invite à découvrir un autre regard porté sur le monde, bousculant ainsi notre propre point de vue. Bien qu’il nous soit difficile de mesurer si nos pratiques de travail respectives s’en sont trouvées réellement modifiées, ce travail engagé autour d’un même terrain a pu contribuer à nous réinterroger sur ce que nous cherchons à saisir du travail.
Du point de vue de la sociologie, et comme le souligne M. Haicault (2003), « la méthodologie de l’image entraîne à nous sortir de l’ethnocentrisme, à forger un regard depuis l’extérieur ». L’image transmet un autre regard sur le monde quotidien et brise les présupposés disciplinaires. On peut, comme nous l’avons développé, chercher des indices dans une image et axer la collaboration photographique sur cette quête d’indices, invitant le photographe à fournir une illustration ou à accompagner la sociologue dans la traduction de son propos. Pour autant, ce travail collaboratif peut également élargir le point de vue et donner place à d’autres dimensions d’étude sur le terrain, soulever de nouvelles interrogations et réflexions. Il pourrait en être ainsi des émotions traduites en image et contextualisant les épreuves. Si ces émotions et l’atmosphère particulière du concours (moment de représentations et mises en scène des métiers) peuvent être de fait ressenties au moment de l’observation, les productions photographiques peuvent contribuer à mettre en mots des éléments captés implicitement par les sociologues lors de l’enquête, leur montrer ou suggérer d’autres significations apportées à ces émotions et à certaines interactions (comme nous l’avons suggéré, accompagnement dans l’épreuve des candidats par certains membres du jury par exemple).
Comme l’écrivait R. Franck à propos de son travail Les américains, la vie n’est pas une question indifférente au photographe et il est important de voir ce qui est invisible pour les autres (Becker, 2001). La photographie peut avoir un rôle documentaire, visant à décrire une situation particulière et à nous ouvrir à l’invisible.
Dans la lignée des interrogations posées par H.S. Becker, que nous disent les images et quelles réponses nous suggèrent-elles aux questions que nous pourrions nous poser ? La photographie peut ainsi permettre d’élargir le champ de l’entreprise sociologique (Becker, op. cit.), venir alimenter son questionnement ou réveiller des interrogations encore enfouies et non formalisées, voire même, on peut en faire l’hypothèse, laisser une place plus grande à une appréhension plus sensible – ou encore “intuitive” - des phénomènes observés.
Si le/la sociologue peut aller puiser dans les matériaux du photographe pour questionner sa propre démarche et ouvrir ses interrogations, il en va de même pour le photographe. Ainsi concernant l’objet étudié, qu’est-ce que le photographe en comprend et comment peut-il le traduire dans le langage photographique ? Des pistes photographiques émergent-elles ? Attachés à l’étude des normes et du hors normes, les sociologues peuvent-elles suggérer à leur tour des pans du social à investir ? Car cette quête de l’invisible est aussi celle de la sociologie dans la compréhension du monde social. Ainsi, en retournant les interrogations de Becker à la photographie, la question pourrait être : à ce texte sociologique, qu’est-ce que j’en comprends ? Comment mon langage photographique pourrait-il le traduire ? Quelles sont les pistes photographiques que la sociologie m’évoque ?
L’imprégnation par le photographe de l’approche de la sociologue est telle que la plupart des photographies issues du concours en sont empruntes. Dans la photographie ci-dessous, le questionnement sur l’excellence transparaît clairement. L’environnement est posé dans la médaille et dans l’affiche « Meilleur Apprenti de France », la table est dressée, impeccable, on imagine les assiettes remplies de mets succulents et on sent la tension/l’attention portée par l’examinateur qui est, lui même, impeccable.
Par ailleurs, la photographie peut avoir besoin de recourir à la sociologie pour apporter du sens à une image et ce à partir de la connaissance que les chercheures peuvent avoir d’un contexte d’action. Le discours sociologique apporte ainsi un propos que la photographie ne raconte pas, le photographe peut s’en emparer pour décrire ses propres images, en donner une intention, raconter une anecdote. Au langage de la lumière, de l’accès au corps et à la matérialité de l’existence, se juxtapose ainsi celui des mots, venant enrichir le regard photographique, par la problématisation et la connaissance de certains phénomènes sociaux.
Comme l’indique F. Laplantine (2018), les questions des chercheurs en sciences sociales et des artistes sont les mêmes mais « là ou les premiers visent à expliquer et même à expliciter (Wittgenstein dit ”élucider”), la tendance des seconds consiste plutôt à troubler et à introduire de la perplexité dans notre rapport à la réalité. Les questions des uns se trouvent pour ainsi dire déplacées dans les interrogations des autres ». Le langage n’est en effet qu’une partie du social, « les interactions quotidiennes faites de gestes, de mimiques et de silences – des regards échangés, des sourires, un salut de tête, une poignée de main,… - ne sont pas des énoncés ». On aborde ici la capacité de la photographie à venir mettre en image ce que la sociologue ne parvient pas toujours à dire ou décrire, mais aussi la manière dont texte et image peuvent cohabiter, se juxtaposer ou garder leur pleine autonomie.
La compétence de l’œil est énorme nous souffle E. Goffman (1977), compétence particulièrement utile lorsque les seuls mots sont insuffisants. Texte et regard photographique ainsi juxtaposés invitent le lecteur à une lecture plurielle du monde social.
La production d’images autour du type de concours auquel nous nous sommes intéressés a permis de dégager certaines figures professionnelles associées à des types de métiers. L’accumulation d’images pour un même métier et leur mise en comparaison avec d’autres métiers permet de faire émerger, et comme le souligne à nouveau E. Goffman (1977), le sentiment d’une structure, d’une organisation sous-jacente aux écarts superficiels, de fondre en un tout les écarts apparents. Un personnage résumant la séquence dont il est extrait apparaît, séquence que le spectateur pourra être amené à reconstituer à partir des éléments fournis par la photographie ou aider par le texte sociologique éclairant l’activité professionnelle étudiée. Ce personnage pourra aussi être plus directement inféré par la personne qui regarde à partir de sa propre connaissance du milieu étudié et des personnages stéréotypés qu’il y aura adjoint.
La présentation corporelle et vestimentaire de chacun.e lors du concours donne à voir les attendus et normes du métier et affirme l’appartenance à un corps professionnel. Veste et toques blanches immaculées, pantalon noir, chaussures de sécurité antidérapantes et couvrantes, tablier afin de protéger des tâches et éclaboussures, torchon glissé à la ceinture et utilisé dans la manipulation de plats ou pour essuyer une coulure. C’est le temps de la pose, droit dans ses chaussures, les pieds ancrés dans le sol, rigueur et droiture du métier dans une posture quasi-militaire.
À partir de différents éléments de descriptions, la prise de vue, par ses fonctions informative (indicielle) et expressive (iconique) [12], donne accès à une réalité déduite par le spectateur et interprétée. Associée à une situation de travail, l’image fait “tenir” cette situation, « à savoir un état des rapports entre des personnes et des objets » (Trépos, 2015). À partir de ces indicateurs, des archétypes de métiers tendent à émerger. Les outils visuels observent P.M. Chauvin et F. Reix (2015), permettent de passer du cas au type (et réciproquement), des mises en comparaison et de mettre en évidence de contrastes (Chauvin et Reix, 2015). « La mise en série photographique permet une restitution particulièrement efficace de la constitution de “types sociaux”, dont les descriptions littéraires ne peuvent parvenir à tenir compte de façon aussi précise et “incarnée” » (op.cit : 31). Mais ces types peuvent également être enrichis par les apports sociologiques lorsque ces derniers éclairent des trajectoires professionnelles et modes d’apprentissage du métier, livrent des témoignages, des analyses sur les situations de travail et plus largement des contextes d’exercices de l’activité.
Comme de nombreux/ses auteur.es l’ont indiqué, l’image ne peut être réduite à un rôle illustratif d’un texte, un sherpa de l’écrit comme l’indique E. De Latour (2018). Tout comme le discours sociologique, la photographie donne accès à un propos qui lui est propre. La restitution de chacun d’eux engage une réflexion quant à la manière de préserver leur particularité tout en assurant leur articulation. Mais comment rendre compte de cette articulation et la mettre en scène lorsqu’il s’agit de restituer les résultats d’une recherche. Quelle place accorder au texte à côté d’une image (et inversement) en préservant les apports de chacun.e ?
On sait le pouvoir attractif de la photographie et la tendance assez immédiate pour un lecteur de s’y référer avant toute plongée dans le texte. Le mouvement se fera donc prioritairement de l’image vers le texte. Le contenu du texte peut être directement impacté par ce mouvement. En considérant que les images constituent des données de terrain et qu’elles disposent par ailleurs d’un pouvoir d’évocation, le texte sociologique peut difficilement venir commenter par le détail ce que raconte l’image, pas plus en tout cas qu’il ne viendrait répéter des extraits d’entretiens, ou commenter chaque chiffre d’un tableau de données quantitatives. On attend plutôt du texte sociologique qu’il montre quelques points saillants qui alimentent ses interrogations, qu’il propose une analyse des matériaux et qu’il en fournisse une interprétation. Avec l’image et comme l’évoque H. S. Becker (2007), le chercheur peut venir préciser le sens des données visuelles en donnant des indications sur leur contexte de production, en montrant ce que l’image vient éclairer en lien avec certaines interrogations de recherche, même si ces interrogations n’ont pas nécessairement été initialement les siennes, ni celles du photographe au moment de sa prise de vue. Il se peut ainsi, comme nous l’avons précédemment évoqué, que l’image réponde à d’autres questions que le chercheur ne s’étaient pas encore posées : le texte sociologique peut alors évoquer les portes ainsi ouvertes.
Image et texte peuvent éclairer mutuellement une situation : un extrait d’entretien peut venir expliquer l’importance de la précision et de la rigueur dans l’exécution d’une pièce ou d’une tâche et la photographie venir zoomer sur la précision d’une exécution. De la même manière, une photographie peut montrer l’attente de résultats chez de jeunes apprentis, et le discours attenant venir expliquer ce qui se joue lors de ce concours et ce qu’il représente pour les postulants… On est ici dans un apport réciproque de données contextuelles dont le lecteur pourra s’emparer, « la qualité esthétique de l’image et sa composante documentaire enrichissent le texte et celui-ci enrichit l’image » (Rocca, 2007), générant alors un degré élevé de compréhension.
Bien évidemment, le lecteur ou spectateur a ici son rôle dans la lecture faite de cette double production, lecture qui sera plus ou moins guidée par les choix de présentation proposés par les auteurs : en fonction de son interprétation de la situation et de la façon dont on les lui montre, il pourra voir ces discours comme indépendants, comme complémentaires, ou comme illustratifs l’un de l’autre…
Nous n’irons pas plus loin sur ce point qui constitue une réflexion à part entière, pour laquelle d’autres professionnel.les entrent en jeu (éditeurs, scénographes, designer, graphistes…), et qui mérite d’être étayée en fonction de la manière dont on conçoit l’apparition des textes ou des images dans une restitution à l’adresse d’un public, selon qu’il s’agisse d’une exposition, d’un ouvrage, d’un article…
L’articulation entre photographie et sociologie peut s’organiser selon différents modes selon que l’on met l’accent sur une démarche avec les images, sur les images ou en images, pour reprendre la triade proposée par Maresca et Meyer (2013). Notre collaboration et notre entrée sur le terrain des Meilleurs Apprentis de France induit un travail à la fois sur les images, avec et en images. Parfois, il nous intéresse de nous pencher plus avant sur ce que la photographie, en tant qu’objet, fait advenir : nous travaillons sur les images. D’autres fois, nous nous penchons sur la façon dont la démarche du photographe oriente ou ré-oriente le regard sociologique (la question de la sociologie avec l’image). Au moment d’entamer un travail d’écriture, c’est ce que la photographie permet de dire qui revient au centre du questionnement, et comment elle permet d’élargir non plus le regard, mais le discours sociologique.
Tout au long de cet article, nous avons tenté de trouver les liens et les implications entre les deux approches, avec certainement plus d’éléments allant de la photographie vers la sociologie, puisque que nous nous situons ici dans une contribution plutôt destinée à un lectorat de chercheur.es en sciences humaines et sociales. Mais nous restons conscient.es que les apports de la photographie entendue comme représentation du monde social dépassent ce que nous avons pu en dire. En effet, il nous semble que demeurent des apports difficiles à traduire en mots mais qui font partie de sa force et son mystère, et qui participent à sa capacité à nous interpeller, à nous hameçonner (ce « sens obtus » ou punctum évoqué par R. Barthes en 1982). Peut-être que notre difficulté à l’évoquer tient au fait qu’il aurait été nécessaire, au préalable, de sortir d’une logique explicative ou compréhensive du monde social pour envisager un mode différent, pour lequel il s’agit de montrer plutôt que de démontrer. L’article scientifique écrit comporte à cet égard des limites intrinsèques et ne permet donc pas d’exprimer toutes les potentialités d’une telle collaboration, mais n’est-ce pas là une belle invitation à sortir de nos sphères pour en explorer d’autres ?
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[1] La recherche ici relatée a été menée par Estelle Bonnet (Sociologue au Centre Max Weber, Université Lyon 2) et Elise Verley, (sociologue au laboratoire Gemmas, Sorbonne Université). Elise Verley a pris part à l’ensemble de l’enquête sur ce terrain (entretiens auprès de jeunes apprentis, maîtres d’apprentissage et formateur/trices ; observations réalisées lors des concours au sein de divers métiers).
[2] Le photographe engagé ici a déjà à son actif plusieurs travaux qui impliquent également une collaboration avec des chercheur.es en sciences humaines et sociales : le projet Qui l’eut cru(e), entrepris en 2009 avec le sociologue J. Huguet concernant les travailleurs du fleuve Rhône ; l’étude sur les gestes paroliers en compagnie de J. Drouet (2012), l’investigation partagée avec les sociologues J. Langumier et E. Martinais concernant les lieux de l’état (2011, 2012), ou encore la traversée de la vallée de la chimie en compagnie de F. Duchêne et L. Marchand (2015) et la rencontre de passionnés automobiles avec la sociologue C. Hummel (2018) sur la passion automobile. D. Desaleux a une longue expérience de la rencontre art-science et ne cesse, au fil des années, d’y trouver de l’intérêt.
[3] Ces dernières se déroulent généralement sur une journée et doivent départager plusieurs apprenti.es de moins de 21 ans, recruté.es sur l’ensemble du territoire (le nombre de candidat.es variant, selon les métiers, de 5 à plus de 20 personnes). Les observations réalisées sur le terrain ont permis de suivre le déroulé des épreuves autour de plusieurs métiers et sur l’ensemble d’une journée.
[4] Pour les professionnels, la compétence est entendue comme la mise en œuvre de capacités attendues dans le milieu professionnel et attestées par des savoir-faire et aptitudes particulières dans l’exercice du travail. Elle s’appuie généralement sur l’expérience de situations de travail, le respect d’un ensemble de savoirs et savoir-faire, la détention de qualités (de minutie, de patience, de pugnacité… ou encore relationnelles) jugés indispensables à l’exercice professionnel.
[5] L’ethos professionnel renvoie à l’intériorisation de normes, de valeurs, de principes éthiques, de comportements et de pratiques associées à un métier (Fusulier, 2011).
[6] Bonnet et Verley, publications en cours.
[7] Comme l’indiquent les autrices, les élèves en école d’apprentissage apprennent, dès leur début de formation, à faire attention à leur manière de s’habiller, de se coiffer ou de se maquiller. L’apparence et la présentation de soi doivent être maîtrisées.
[8] Et l’auteur d’ajouter : « De l’œil nu trop sélectif, glissant facilement d’un objet à l’autre, évitant ce qui le dérange et d’une prise de notes nécessairement rapide, il ressort souvent un homme sans face, sans émotion, sans mouvement, sans vêtement ».
[9] Ce serveur avait pour tâche d’apporter aux membres des jurys les plats réalisés en cuisine froide mais ne participait pas lui-même en tant que candidat au concours.
[10] Cette fonction “aide-mémoire” est identifiée et commentée depuis les débuts de la sociologie visuelle. On trouvera un exemple récent et particulièrement bien détaillé chez F. Bajard (2016)
[11] Une distinction peut être établie entre une bonne et une belle image. Comme le souligne S. Conord (2002), une bonne photographie pour l’anthropologue n’est pas nécessairement belle, l’important étant qu’elle puisse délivrer du sens par rapport au sujet. Notre propos est ici d’ajouter cette dimension esthétique à notre analyse et la considérer comme une qualité à part entière dans la collaboration qui a été la notre.
[12] Comme le souligne J.Y. Trepos (2015, note 12), cette distinction entre fonction informative et expressive de l’image a été proposée par J.-M. Schaefer, à partir de l’œuvre de Peirce (Schaefer, 1987).
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