Ce texte tente de distinguer les problèmes que recouvre la notion d’individu. Partant de l’idée que l’on ne peut dissocier sur un plan logique individu et prédicat, l’auteur souligne que la sociologie a affaire à une construction, l’ « individu épistémique » (P. Bourdieu) et récuse l’argument anti-objectiviste consistant à mettre en avant des individus inclassables qui seraient porteurs de paradoxes. D’autre part, opposer l’individu moderne aux déterminismes d’autrefois est une impasse, ne serait-ce que parce qu’elle repose sur l’idée indéfendable que le social serait une option révocable dont on pourrait se libérer. Enfin, la philosophie des théoriciens postmodernes de l’individualisme et des réseaux est une forme d’eschatologie, contestable à la fois par ses présupposés notionnels et par ses implications sociologiques. Dans la mesure où les profits, théoriques aussi bien qu’empiriques, de la notion d’individu sont faibles, la notion mérite d’être mise de côté jusqu’à nouvel ordre.
Mots clefs : individu, prédicat, classe, liberté, social.
Do not multiplicate the individuals if not necessary
The article is an effort to distinguish the problems linked to the notion of individual. Arguing that we cannot sever, on the logical level, individual from predicate, the author underlines that sociology has to do with a construct, the « epistemic individual » (P. Bourdieu) and rejects the anti-objectivist point asserting that individuals are necessary to clarify some paradoxes. Moreover, to oppose modern individuals to formerly determinisms is a deadlock, at least why it implies the idea that social would be a reversible option from wich we could get free. Finally, the philosophy of postmodern theoricians about individualism and networks is a kind of eschatologism whose conceptual presuppositions as well as sociological implications are questionable. Since the benefits of the notion of individual, theoretically or empirically, are weak, that notion itself deserves to be put aside, until further notice.
Keywords : individual, predicate, class, freedom, social.
Ce texte conçu comme un exercice de clarification vise à présenter certaines raisons de se montrer perplexe sur l’utilisation de notions comme celle d’individu. Un sociologue devrait ressentir une défiance spontanée envers l’obligation d’avoir quelque chose à dire et à penser sur des thèmes dont l’origine et la pertinence ne lui semblent pas très claires, défiance qui pourrait être encore renforcée par la prise en compte d’un contexte idéologique favorable à l’apologie polyphonique de la singularité et à ce qui l’accompagne, la dénonciation des ’rigidités’, de l’’uniformité ’, obstacles à l’innovation et à l’originalité… On peut s’étonner de voir à quel point les intellectuels, amis présumés de l’échange et de l’argumentation, se complaisent non dans les causes difficiles mais dans les batailles, sinon d’avance gagnées, du moins ne laissant pas beaucoup de choix. La rencontre actuelle entre postmodernisme (la ’différence’) et spiritualisme personnaliste (le ’Soi’), qui détermine si largement l’horizon du pensable, a tout d’une irrésistible coalition, tant chacun peut y trouver son miel tout en contribuant au bien commun marqué par le goût aristocratique de l’inclassable et par l’aversion envers la masse, la classe, le collectif. Dans ce paysage, les sociologues se trouvent comme transplantés hors du domaine de la recherche empirique. D’où un éventail de discours : les téméraires font les philosophes, sans filet ni objet, quand les prudents, un pied dans le terrain, se contentent d’allusions allant dans la bonne direction.
Analyser le contenu des idées concernant l’individu est une tâche qui n’est pas facile pour au moins deux raisons. La première est que nombre des discours concernés excellent à cultiver la confusion et l’approximation. Peu de gens semblent vraiment parler de la même chose, mais l’accumulation des discours finit par avoir pour effet à la fois de valider l’existence d’un terrain commun (le grand Streit sur l’individu) et d’appeler à un dépassement radical des visions anciennes. La deuxième raison est que la réalité des enjeux scientifiques de ces débats est fort incertaine. Les penseurs de l’individu devraient pouvoir montrer concrètement en quoi un programme de recherche, un style d’analyse dépendent de leur issue. Ils devraient, en tous cas, ne pas ignorer les distinctions que l’on peut faire entre l’analyse globale d’un concept (qu’est-ce que l’individu ?), l’élucidation d’un problème philosophique précis (l’individuel est-il distinct, et en quoi, du collectif ?) et l’exploration de questions sociologiques testables (où trouver des gens qui se disent des individus ou qu’on ne peut penser que comme individus ?).
Quelle sorte d’entité est l’individu ? en quoi est-il connaissable ? Le rappel d’un point de logique servira de préalable. L’individu est d’abord un terme abstrait désignant n’importe quel objet (arbre, homme…) grâce à un prédicat permettant de l’identifier : cet objet appartient à la classe de ceux qui détiennent le prédicat (par exemple : voisin du 4ème, se trouvant à 13 heures gare de Lyon, ami de Paul, né sous le signe de la balance, etc.) puisque plusieurs individus peuvent avoir le même prédicat ou le même ensemble de prédicats. Ou bien, à la façon de Quine, méfiant envers la terminologie des classes, on peut dire qu’ « être c’est être la valeur d’une variable » (et d’une variable « liée ») [1]. L’individu est, si l’on peut dire, immanent à un langage et aux systèmes de classement propres à ce langage. Un individu peut avoir, comme on sait, une constellation unique de prédicats, et réciproquement, à une constellation unique de prédicats non-contradictoires peut correspondre soit une multiplicité d’individus soit un individu soit aucun individu. Mais il n’y a pas d’individu sans prédicat [2]. « L’idée d’un individu est l’idée d’une occurrence individuelle de quelque chose de général. Il n’existe pas de particulier pur » écrit Strawson [3]. Bien entendu, le fait d’être un individu ne préjuge pas du nombre, de la nature des prédicats et de leur mode de cohésion. Dans la référence (cet objet-ci), on se rapporte à un individu en tant qu’il est distinct d’un autre dont il peut à la limite ne différer que solo numero, par sa position spatiale (l’une des deux gouttes est à gauche de l’autre).
Le mythe de l’individu ’pur’ consiste à faire d’un couple logique une antinomie en hypostasiant des distinctions notionnelles de type singulier/universel (concret/abstrait). L’argument nominaliste, fondé sur la défiance envers les universaux, soutient que cet arbre est plus ’réel’ que la forêt… L’argument existentialiste considère l’individu comme un fait ’pur’ au delà de la connaissance conceptuelle, un x radicalement in-intelligible (il y a), un don, une donation. L’argument anti-objectiviste fondé sur l’inadéquation des prédicats par rapport à un certain ordre de réalité, souligne l’écart entre l’information offerte par les propriétés objectives d’un individu et le constat de ce qu’il est, de ce qu’il fait concrètement, de ce qu’il est pour lui-même. Je laisserai de côté les deux premiers arguments pour me consacrer plutôt au troisième.
Il n’y a pas de quoi s’émerveiller face à la découverte que la classe est moins riche que les individus. Si l’on entend s’engager dans la voie de la connaissance objective, il s’agit non pas d’opposer les prédicats et les individus, ce qui est une impasse, mais de partir à la recherche de prédicats les plus riches possibles, dotés d’une forte valeur descriptive, explicative et, éventuellement, prédictive. Pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu dans Homo academicus, on peut dire que l’individu épistémique construit par la science à travers des opérations de sélection et de construction n’est pas le décalque de l’individu empirique perçu dans l’expérience ordinaire. Pourquoi la variable de profession a-t-elle pu bénéficier d’une valeur privilégiée dans la plupart des analyses sociologiques ? Non pas du tout parce qu’elle contiendrait, à la façon d’une essence, la totalité des propriétés qu’on pourrait déployer, mais seulement parce qu’elle est, entre toutes les variables objectivées par des institutions, celle qui, malgré ses imperfections, peut apparaître comme la plus dense : d’une part, elle cristallise des relations systématiques avec d’autres variables (revenus, niveau scolaire,…), et d’autre part, elle délimite assez largement un espace de possibles sociaux en partie redondants (stratégies matrimoniales, scolaires, pratiques culturelles…). Rien n’interdit, par ailleurs, de soumettre les nomenclatures de profession à une analyse critique, comme l’ont fait plusieurs auteurs. Faut-il préciser, enfin, que la valeur analytique de la variable ne découle guère de considérations sur le rapport au travail ou l’identité dans le travail, parfois utilisées pour souligner le déclin de la variable de profession comme principe explicatif et/ou principe de mobilisation ?
Le point précédent nous conduit à la question proprement épistémique. Les individus dont disent s’occuper certains sociologues respectueux de la complexité du réel seraient d’abord simplement ceux qui, par opposition aux individus ’génériques ’ traités par la sociologie des groupes sociaux, seraient difficiles à classer, sinon peut-être inclassables : ils sont médecins, commerçants…, mais pas seulement, ayant des traits en apparence contradictoires. Beau défi à l’analyse : ce médecin, commerçant… neutralise, contredit les principes d’intelligibilité de la classe, de toute classe, puisqu’il réalise une combinaison unique de prédicats qui ne permet d’autre description que définie.
’Inclassable’ désigne une complication des relations entre prédicats résultant de la rencontre entre plusieurs classes d’ordinaire disjointes. Ce point avait déjà été soulevé par Gerhardt Lenski quand il évoquait la cristallisation/décristallisation des attributs statutaires : si le dominant modal aux Etats-Unis est un WASP (blanc, anglo-saxon, protestant), comment penser des individus qui ne détiennent pas l’ensemble des attributs (par exemple dans la bourgeoisie juive ou noire) ? Le sociologue se voit convié ici à renoncer à certains stéréotypes, non pour s’abandonner à l’extase de la complexité mais pour comprendre les modalités diverses de possession d’un attribut. Cette configuration d’attributs partiellement contradictoires a, bien sûr, des effets sur les représentations (à commencer par le rapport à soi) et sur les pratiques : il suffit de penser aux détenteurs illégitimes de positions, aux miraculés de toutes sortes, aux dominants en partie dominés, aux « khâgneux à vie » (comme dit Jean-Pierre Faguer) qui ne s’en sont jamais remis. Pierre Bourdieu insistait sur la pluralité des voies d’accès à une position, c’est-à-dire sur les effets de trajectoire, refusant ainsi précisément tout nominalisme (de profession, de famille, de nationalité…). Il proposait d’analyser la position dans un champ, espace social structuré selon des pôles, des régions, des zones frontières, mais aussi l’ensemble des positions simultanées ou successives occupées dans différents champs à propos desquelles on peut s’interroger sur les effets de compatibilité, de cumul, de discordance, etc. Les sociologues invoquant l’inépuisable diversité des variables (profession, diplôme, religion…) pour exprimer la difficulté de rendre compte de pratiques et de leur évolution dans le temps, semblent avoir renoncé à la quête d’intelligibilité qui implique l’effort pour définir, autrement que par la juxtaposition, les relations entre ces variables.
Resterait à examiner les lunettes du sociologue pour se demander si elles ne seraient pas génératrices des paradoxes dont leur porteur entend faire le constat. Qu’en est-il de cette « dissonance » destinée à rendre compte de ce qui est présenté comme une anomalie de paradigme [4] ? Deux traits qui ne vont pas ensemble selon l’observateur peuvent être jugés comme parfaitement compatibles par l’observé. Il en va ainsi de la dimension de la légitimité. Des sociologues ont cru pouvoir raisonnablement affirmer que la probabilité de rencontrer des pratiques légitimes s’accroît avec le niveau scolaire et la position dans l’espace social. Mais si l’on regarde l’ensemble des pratiques légitimes, la probabilité de se conformer dans tous les domaines à la fois, et à toute heure du jour, aux modèles les plus exigeants ou les plus nobles ne peut que décroître pour l’ensemble de la population, y compris pour des fractions considérées comme cultivées. Prenons l’exemple d’une femme PDG fréquentant un karaoké. Trois solutions se présentent à nous. La première consiste à souligner le simplisme des théoriciens (et mauvais observateurs) de la « distinction » et à s’en tenir là en attendant des temps meilleurs. La deuxième consiste à proposer une meilleure théorie des pratiques culturelles, une théorie établissant, mais sans recourir aux propriétés de trajectoire, un petit nombre de principes afin de rendre compte de la cohérence dissimulée par un apparent désordre. Mais, si l’entreprise était viable, le risque serait alors à nouveau de faire disparaître la singularité tant soulignée de notre individu. Enfin, la troisième solution, celle de Bourdieu, consiste à reconstituer la logique pratique des agents. Celle-ci repose sur quelques principes. D’abord, l’identité sociale n’est engagée que très différemment selon les domaines de la pratique (amateur raffiné en musique mais indifférent en peinture…) : seul le petit bourgeois anxieux imagine, sur le modèle bouvard-et-pécuchet, que la norme culturelle impose l’excellence universelle et un encyclopédisme pesant. La seule maxime des agents est ici celle du bon sens qui les préserve de s’engager sur des domaines peu familiers où l’on n’est pas sûr de tenir le coup face à des juges sans indulgence. Ensuite, l’assurance attestée et entretenue à travers un ensemble de signes d’autorité est ce qui permet de prendre des distances envers les frontières de la légitimité culturelle : il suffit de penser à ces fausses confidences où les dominants font savoir qu’ils « adorent » telle ou telle activité qu’ils savent bien « facile », sinon « vulgaire ». Ce n’est pas cela qui devrait susciter l’étonnement du sociologue, mais plutôt le goût (ou le tact) qui évite, du moins dans les situations publiques, de se perdre dans les transgressions les plus infamantes ou ridicules (la Foire du Trône, c’est peut-être « amusant » une fois pour rire, mais bon…). Un agent déterminé n’est ni monolithique ni pluriel, ni transparent ni inclassable, il n’est ni un bloc uniforme agissant de façon monotone ni une pure rhapsodie de phénomènes juxtaposés. Ayant intériorisé des schèmes d’action diversifiés qui fonctionnent dans des espaces diversifiés, il est voué, aussi bien objectivement que subjectivement, à une relative équivocité. Ce qui ne signifie pas que le ’déterminisme’ serait démenti, puisque la conduite suivie, même si elle n’était pas inéluctable, s’inscrit bel et bien dans un espace de possibles attaché à un individu à travers l’ensemble de prédicats dont il est porteur. Le fait qu’il n’y ait pas un scénario unique n’implique pas que celui qui a été suivi l’a été en vertu d’une décision irrationnelle, immotivée, etc.
On en vient au curieux argument fonctionnel qui consiste à dire : la réalité est devenue tellement ’complexe’, ’plurielle’, qu’il n’y a plus que l’individu pour occuper la place autrefois impartie aux déterminations objectives (classe…) qui rendaient possible la cohérence des actions d’un agent plutôt sur le mode de l’automatisme. Or en admettant que l’on puisse décrire un cas singulier comme la façon dont un individu combine des ’identités’ multiples, la difficulté serait seulement reculée : il resterait à prendre pour objet, sauf à la tenir pour inanalysable, la logique de l’instance de coordination, sorte de super-ego sélectionnant et arrangeant la multiplicité des appartenances.
Mais alors, à quoi bon toutes ces considérations méta-théoriques sur l’individu ? Nous voici finalement renvoyés à cette sociologie laborieuse qui, refusant les séductions des paradoxes et des dissonances, n’aurait rien d’autre à nous proposer que la nécessité de mettre en évidence les causes et les raisons des pratiques, en analysant les distinctions entre classes, fractions de classes, univers de la pratique, conjonctures. Cherchant à discerner la ’formule génératrice’ d’un individu déterminé, on est animé par un souci scientifique de simplicité qui consiste à identifier le petit nombre d’attributs au rendement cognitif élevé (au vu de recherches passées) et dotés de relations réglées. Rassurons ceux qui auraient peur de s’ennuyer : s’il y a des règles d’analyse, les possibilités combinatoires sont très vastes, les surprises nombreuses et, à condition d’en accepter le prix en efforts et en tâtonnements, l’ingéniosité peut parfaitement se déployer pour rendre compte de ce médecin marginal et de ce commerçant hors du commun. L’originalité est, en tous cas, parfaitement analysable : la sociologie n’est pas vouée à étudier la moyenne et les individus ’moyens’.
Pour qu’un agent déterminé soit accessible à l’ordre de la connaissance objective, encore faut-il qu’il lui soit homogène. C’était au moins le présupposé de la discussion précédente : les paradoxes appelaient implicitement à être résolus par l’invention de nouveaux instruments. Or, le sociologue ne devrait-il pas aussi changer ses instruments s’il s’avère que le monde a changé de façon radicale ? Dès lors que la modernité (ou postmodernité) donne à voir de façon incontestable l’instabilité créatrice qui écarte les identités fixes jusqu’à leur émiettement, l’intention de connaître l’individu semble confrontée à l’obligation de renoncer aux présupposés les plus enracinés. Une nouvelle intelligibilité s’annonce, dit-on.
La première réserve faite par le sociologue à l’ancienne serait de faire remarquer que ce type de raisonnement est incapable de reconnaître la distinction, pourtant élémentaire, entre l’individu et l’individualisme : le premier est censé être une réalité alors que le second n’est qu’un système de représentations. La fonction de fondement est attribué tantôt à l’un tantôt à l’autre terme, mais dans un énoncé de ce genre, on a peine à décider : « C’est donc, écrit François Dubet, quand la société ne peut plus être décrite totalement comme un système organisé et cohérent que l’individu émerge parce qu’il doit, personnellement, produire une cohérence et une série d’ajustements que ne peut plus garantir le système. L’individu existe parce qu’il règle des problèmes d’identité et de cohérence, parce qu’il se construit dans le bricolage des rôles, des habitus, des aspirations qui se coagulent dans sa personnalité . » [5] L’individualisme, que l’on peut d’ailleurs expliquer de mille manières plausibles, ne saurait être considéré comme une preuve incontestable en faveur de l’individu. Autrement dit, il ne suffit pas de revendiquer le statut d’individu pour en être un. D’abord, cette revendication est tout sauf originale dès lors qu’elle fait partie, dans nos sociétés, des valeurs largement approuvées sous des formes diverses (je n’ai pas encore rencontré de vrai holiste en matière éthique). Durkheim dans son texte fameux sur cette question ne disait rien d’autre que ceci : l’individualisme, célébration de l’individu, est un produit non de l’individu mais de la société. Bourdieu portait la revendication de l’ « opinion personnelle » au compte de la scolarisation qui inculque en chaque agent l’idée qu’il est tenu d’avoir des opinions qui lui soient propres. Quant au contenu de cet individualisme, on pourrait aussi montrer qu’il reproduit des représentations sociales (pour ne pas parler de stéréotypes) puisées non dans les profondeurs de la personne mais dans l’anonymat d’un ensemble de systèmes symboliques. Le vrai individu, suggère Vincent Descombes, pourrait bien être celui-là seul, ce « virtuose » (ascète, ermite…), qui serait parvenu à extirper le « monde » en lui-même [6]. Là où les uns voient le règne des individus, d’autres ont pu, au contraire, discerner un nivellement des différences, et donc, reporter dans le passé l’originalité et la grandeur. Ne parlons pas de la difficulté de fixer la date de naissance du concept d’individu qui peut osciller entre des repères séparés par des millénaires (la Grèce, la Renaissance, la chute du Mur…). Mais ce genre d’investigation est-il après tout décidable ?
Deuxième réserve : il faudrait déterminer dans quelle mesure les données empiriques alléguées relèvent bien d’un principe unique contenu dans la notion d’individualisme. Peut-on estimer que l’on a affaire à une même logique, par exemple, quand on se trouve face à l’élève cherchant à échapper aux effets des classements scolaires, face à l’étudiant prolongé qui s’invente un art de vivre, face au salarié désemparé dans son activité professionnelle et replié sur lui-même, face aux membres d’un couple qui négocient des espaces privés, face aux jeunes cadres branchés cherchant des loisirs nouveaux hors des sentiers battus, etc. ? Ce qui est proposé comme des preuves de la montée de l’individualisme ressemble à une façon de faire flèche de tout bois en amalgamant des logiques sociales pour le moins disparates (opportunisme, hédonisme, apathie, détachement…), comme ne devraient pas le faire des sociologues animés par le sens du terrain, de la complexité…et de la complexité du terrain. La même interrogation pourrait être reprise, depuis l’autre bout de la chaîne, afin de déterminer si les collectifs évoqués sur un mode uniformisant (famille, école, partis politiques…) ne demanderaient pas à être envisagés en fonction de la logique spécifique qui est la leur (sauf si, bien entendu, la tâche exclusive de la sociologie consistait à prendre pour objet les dimensions les plus formelles du rapport subjectif aux groupes d’appartenance). Que le rapport à soi (à autrui, à la culture, aux institutions…) puisse prendre des formes extrêmement diverses, d’adhésion naïve ou de distance critique, n’est pas le propre d’une époque particulière.
Troisième réserve : le recours à la notion de subjectivité. L’individu, dit-on, n’est pas seulement inclassable (objectivement) ou opposé (subjectivement) à l’ordre et aux contraintes, il entretient un rapport privilégié à soi, ou plutôt il se définit par ce rapport : ce qu’il est ne vient pas de puissances ’extérieures’, mais résulte d’un projet engendré dans l’intimité d’une conscience de soi. Descombes, étudiant le concept de subjectivité des philosophes modernes (dans la lignée de Descartes), soulignait le glissement imperceptible qui fait passer du souci de soi, notion éthique commune élémentaire (que vais-je faire ?) au souci du soi, du soi qui serait à la fois le sujet et l’objet du souci. Le premier terme, tiré du langage ordinaire, ne contient aucune thèse particulière : il désigne la dimension éthique du choix en suggérant la part d’effort à accomplir (si tu ne le fais pas toi-même, personne ne le fera à ta place). Le deuxième relève d’une terminologie savante (métaphysique). Passons sur les aberrations « grammaticales » engendrées par cet usage inhabituel du terme (j’ai ou je suis un soi). Le problème qui nous concerne ici est l’indétermination de l’injonction d’être un soi [7]. Le sociologue peut-il se permettre, quant à lui, de trancher sur ce point ? Il faudrait qu’il puisse nous dire d’après quoi on peut distinguer une pratique relevant de l’observance de conventions impersonnelles et une pratique surgie de l’authenticité du soi. Et là, les choses risquent encore de se compliquer encore un peu plus. Doit-on s’en remettre à l’autorité du métaphysicien, à celle du sociologue ou bien à l’autorité de l’individu qui serait finalement le seul juge pour déterminer ce qui vient bien de lui et ce qui vient de l’extérieur ? Ou bien, doit-on s’en remettre, plus simplement, à un critère négatif, l’absence de contrainte visible ?
J’en viens à une quatrième réserve : la référence à cette notion de subjectivité implique une mythologie du social. En effet, l’argument de l’autonomie (le ’soi’) suppose une dualité des principes d’action : le soi de ce médecin, de ce commerçant… se détermine en fonction d’une singularité profonde qui échappe à toute détermination ’externe’. L’individualiste nous accorde qu’une partie de nos comportements provient de l’extérieur, mais il réclame qu’il n’en aille pas de la sorte pour une autre partie. Le social apparaît ainsi de façon étrange soit (version faible) comme une affaire de degré soit (version forte) comme une option révocable : ou bien je me libère plus ou moins de la société, en fonction des circonstances, ou bien il arrive un moment où, ayant cessé de relever de l’ordre des apparences sociales, je me trouve assimilé, à la façon du sage schopenhauerien, à une force éternelle (un soi ?) qui s’engendre lui-même.
Cinquième réserve : ce qui peut entretenir cette illusion de la révocabilité du social est l’assimilation du social à la contrainte. Le mot « contrainte » est, par excellence, l’un de ceux qui engendrent des malentendus. On peut d’abord penser au pouvoir de certaines règles qui s’imposent aux agents à travers des injonctions, des codes, des rappels à l’ordre et, finalement, des sanctions exécutées par les détenteurs d’une forme spécifique d’autorité. « Le contrôle social, écrivent François Dubet et Danilo Martuccelli, est de plus en plus subjectif, chacun se sentant maître de ses choix et de sa vie. Les codes sociaux sont remplacés par des règles morales intériorisées, par des obligations subjectives… » [8]. On reconnaît ici un dualisme de type ascription/achievment qui reflète la dualité des sociétés. Les sociétés traditionnelles (nommées holistes, à la suite de Louis Dumont) jalousement conformistes, se sont trouvées évincées par des sociétés modernes ou postmodernes ouvertes à la création et à la fluidité. A propos des premières, Dubet remarque à juste titre que « l’individu y est peut-être moins absent que ne le supposent les récits obligés de la modernité et que le holisme est plus une altérité théorique commode qu’une réalité anthropologique » [9]. Aux secondes, le même auteur, évoquant l’école, la famille et la religion, attribue la capacité de se soustraire à l’emprise des normes, rôles et institutions. On retrouve ainsi l’argument fonctionnel déjà mentionné.
L’atténuation des formes les plus coercitives d’autorité ne saurait conduire à poser que les individus sont désormais disponibles pour des choix dont ils sont les sources exclusives. Durkheim, théoricien de l’intégration, a effectivement abordé la question des modes différentiels de contrainte exercés par le groupe sur ses membres, problème sociologique non vraiment démodé. Mais, comme théoricien du social, il a aussi fait de la contrainte le critère de reconnaissance du social. Reste que le mot prend alors un sens différent, purement épistémique : le social n’est pas une création des individus, il est ce qui s’impose à eux comme quelque chose d’extérieur. Cette extériorité comporte quelques difficultés, mais ce qui est incontestable est que, pour travailler, le sociologue se doit de postuler l’intelligibilité du réel, laquelle implique, comme pour des « choses », la possibilité de classer, comparer, ordonner, hiérarchiser, dégager des relations d’invariance. La science n’a pas à choisir les groupes contre les individus, ou inversement. Il lui suffit de décrire et d’expliquer en proposant les principes de généralisation les meilleurs. Ces principes peuvent être plus ou moins satisfaisants, mais il faut en finir avec l’idée romantique selon laquelle l’individu serait un défi à la totalité, celle de la société ou celle de la science.
Sixième réserve. On peut se demander si la conception optionnelle du social n’est pas inspirée surtout par l’intention de donner au concept de liberté une revanche sur ce que le social comporte de déterminisme. Mais est-ce bien nécessaire ? Le sociologue travaille avec pour objectif prioritaire, non pas de venir en aide à une théorie de la liberté grâce à ses moyens propres, mais de rendre compte des régularités observables qu’il a pu mettre en évidence par des opérations de construction d’objet. Et même si la liberté se trouvait justifiée par une infinité d’arguments convaincants, ce ne serait pas les siens, et d’abord pour cette raison qu’une construction spéculative ne peut être mobilisée dans la recherche empirique au même titre qu’une observation ou qu’une hypothèse. La liberté n’est pas de l’ordre des choses que l’on pourrait constater ou infirmer [10]. Ainsi, les sociologues n’ont pas à être partagés entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre les facultés créatrices de l’individu, mais plutôt entre ceux qui, disait Durkheim, assument les « deux sentiments contradictoires qui peuvent être regardés comme les moteurs par excellence du développement intellectuel : le sentiment de l’obscur et la foi en l’efficacité de l’esprit humain » [11] et ceux qui basculent d’un côté ou de l’autre.
Paradoxalement, les sociologues qui, à la façon de Bourdieu, tentent d’aller le plus loin possible dans l’entreprise d’objectivation, se voient soupçonnés de se prendre en quelque sorte trop au jeu. Or croire dans les pouvoirs de compréhension et d’explication propres à la connaissance sociologique, présupposé plutôt recommandable du métier de sociologue, ce n’est pas réduire les individus au statut d’automates qui ne feraient que suivre un programme fixé d’avance (le concept d’habitus évite l’écueil). Comme le souligne Bouveresse à propos de Wittgenstein, ni la règle n’agit « à la façon d’une force motrice qui contraint l’utilisateur à aller dans une direction déterminée » ni les « lois » invoquées dans les sciences de la nature comme dans les sciences de l’homme ne peuvent être envisagées « comme des règles auxquelles les phénomènes naturels sont contraints de se conformer » [12]. Le mode scientifique de représentation qui tend désormais à faire partie de notre image du monde n’a pas à être fétichisé sous la forme d’un système de contraintes immanent aux choses. Si, selon Wittgenstein, « il n’y a rien dans la régularité qui rende quoi que ce soit libre ou non libre » [13], c’est parce que le fait de concevoir des rails cachés comme modèle de la conduite réglée (il suit tel itinéraire) n’implique pas de recourir à un mécanisme contraignant, « à chercher une sorte de mécanique du non-mécanique lui-même » [14]. Dévoiler des régularités et les expliquer ne consiste pas à opposer un « mécanisme » à la spontanéité apparente. C’est refuser tout simplement de choisir en renonçant à subordonner la connaissance objective à l’idée que l’on serait quitte de son travail, une fois identifié le mécanisme caché : « Une bonne partie de la résistance que l’on oppose aux idées de Bourdieu provient non pas, comme on pourrait le croire, de l’hostilité au mécanisme, mais de la tendance à croire que nous comprendrions la société si nous réussissions en quelque sorte à voir la machinerie sociale en action. » [15] L’apologie de la liberté créatrice dissimulerait ainsi un idéal mécaniste qui n’est pas celui de Bourdieu, mais précisément celui d’une bonne partie de ses adversaires.
Lorsque les couples d’oppositions philosophiques sont projetés dans le temps, les termes négatifs étant renvoyés au passé et les termes positifs vers l’avenir, on semble avoir la plupart des ingrédients de ce que les penseurs postmodernes, soulignant son caractère mythologique sinon religieux, ont appelé un « grand récit ». Il y a aussi un grand récit des postmodernes qui comporte quelques traits remarquables. D’abord, un temps orienté qui, s’il implique l’abandon des anciennes certitudes dogmatiques et d’une recherche naïve de vérité (sous les auspices inépuisables du « désenchantement du monde »), procure en échange tous les plaisirs, au moins intellectuels, de la libération. Par ailleurs, l’avènement des temps nouveaux, cessant de devoir être rapporté à des forces sociales justiciables d’une analyse rationnelle, demande à être considéré comme le résultat d’une multiplicité inexhaustible (comme il se doit) de causes économiques, technologiques, culturelles, œuvrant providentiellement dans la même direction : l’époque archaïque des identités closes et des collectifs dévorants doit faire place à une époque de différences, de singularités et de croyances soft. Dernier aspect : le récit est structuré selon l’opposition séculaire communauté-société. Les illustrations proposées auraient de quoi faire sourire des historiens de profession, s’ils en avaient connaissance. Pendant des millénaires, l’humanité a subi le joug de ce qu’un philosophe n’hésite pas à appeler… des « identités naturelles » [16] : bridé par une famille aux volets clos, une nation exaltée, une usine fordiste disciplinaire et des appareils politico-syndicaux monolithiques, l’individu (d’ailleurs existait-il ?) n’avait d’autre horizon que la morne conformité imposée par les collectifs de toutes sortes. Au contraire, dans une « société postmoderne » caractérisée par la « dissolution des corps sociaux traditionnels » [17], l’individu nouveau ne reçoit plus son identité d’en haut, il est producteur de sa « différence » (il est à nul autre pareil, mais sans arrogance et gentiment), imaginatif et heureux d’être accueilli au sein de la « multitude » où il y a de la place pour tous.
Dans cette forme d’eschatologie que nous proposent les auteurs du livre Multitude, ce qui doit advenir ne fera que réaliser l’essence éternelle de l’humanité (son désir de liberté), la parousie de la multitude « ontologique » étant rendue possible par la multitude « historique » ou « politique » (p.259). « La multitude obéit par conséquent à une étrange temporalité dédoublée : toujours-déjà-là et jamais-encore » (p.260). Pour expliquer la survivance surprenante d’une posture de piété sous des allures aussi libérées, on ne peut que faire référence à la double propriété d’un discours qui doit s’efforcer simultanément de proposer les perspectives d’une stratégie politique et de substituer au marxisme, grande eschatologie de jeunesse avec laquelle il ne cesse de (se) débattre, une ligne ouverte, créatrice, bref « intelligente ». Tous les acquis des philosophes de la « singularité » (ou de la « différence », mais au sens deleuzien et non hégélien) peuvent être récupérés sur le terrain politique : « En termes conceptuels, la multitude substitue le binôme commun/singularité au couple identité/différence . » (p.256) On passe du règne de la nature à celui de la grâce.
La viabilité politique de cette eschatologie n’a pas à être examinée ici. Ce qui, en revanche, peut parfaitement l’être est l’apport conceptuel présumé du couple individu-multitude. Il nous est dit que les luttes nouvelles ne reproduiraient pas les travers des luttes « traditionnelles », l’individu parvenant à préserver sa singularité. Le verrou de la classe ouvrière peut sauter puisque la multitude serait de nature « inclusive » (et non « exclusive ») comme en témoignent, semble-t-il, des mouvements comme Act Up, Queer Nation et l’altermondialisme. Avec des forces sociales plus diversifiées que le seul prolétariat, on se retrouve finalement face à un problème relativement classique de sociologie politique, celui des conditions et des modalités de mobilisation. A ce problème classique, les auteurs de Multitude n’apportent pas une réponse particulièrement originale. Quelles sont les dimensions de la mobilisation ? La première serait d’ordre « intensif ». Suivant l’adage que c’est en forgeant que l’on devient forgeron, ils nous apprennent que l’expérience du conflit renforce la détermination à lutter : « l’odeur âcre des gaz lacrymogènes aiguise le sens et les heurts avec la police font bouillir le sang de colère, et cette intensité culmine dans l’explosion » (p.251). C’est simple ! La seconde, d’ordre « extensif », consiste dans une « communication des luttes locales » qui s’accomplit selon une logique de « réseau » : « chaque lutte reste donc singulière et liée à des conditions locales, tout en étant immergée dans un réseau commun » (p.255). C’est harmonieux ! Le réseau suppose la diversité des forces contestataires coordonnées et un pluralisme affiché, éléments qui, depuis toujours, ont été au cœur de notions comme celles de front, d’union, de rassemblement, de coalition. Equilibre instable dont on voit mal ce qui, dans l’avenir, pourrait le préserver des jeux de rapports de force, à moins de prendre les idéologies décentralisatrices et libertaires au pied de la lettre. Si la « multitude » se veut un instrument d’analyse, cet instrument est superflu parce que la plupart des mouvements sociaux de quelque ampleur ont été d’emblée hétérogènes (E.P. Thompson disait-il autre chose ?), engendrant, ou non, un langage commun. En fait, l’usage principal du terme semble surtout performatif : il enjoint de rejeter le centralisme démocratique.
Inventer une terminologie bizarre (le « commun ») est une chose. Montrer concrètement en quoi des luttes décentralisées ou en réseau vont « changer le monde » est une autre chose, car il faudrait élucider ce qui fait problème ici, à savoir ce que ces luttes ont de commun en dehors du fait qu’elles ne sont pas impulsées par des militants ouvriers à l’ancienne. S’occuper de ce problème obligerait les penseurs de la multitude à confronter leurs idées de « singularité » et de « local » à l’hypothèse inadmissible qu’il puisse exister une hiérarchie (au moins stratégique) des causes et des urgences. Et c’est encore une autre affaire que de montrer en quoi les individus en lutte (qu’on hésite à appeler encore militants) auraient réussi à préserver leur indomptable « singularité ». Il serait souhaitable que des penseurs aussi soucieux de tirer les enseignements de la modernité ne commettent pas l’erreur élémentaire consistant à confondre les déclarations des bulletins militants et les pratiques effectives. Un groupe n’est pas une boîte noire : on peut parfaitement en faire l’analyse (il y a des dizaines d’excellentes études de terrain là-dessus [18]). Même dans les cercles d’études spinozistes ou nietzschéennes, lieux d’échanges entre singularités pensantes, il existe des oppositions plus ou moins patentes entre érudits et amateurs, commentateurs et penseurs, orateurs confirmés et apprentis balbutiants. La lutte en commun, y compris pour des causes éclatées, ne met pas en jeu de pures « subjectivités », mais des agents porteurs d’une histoire déterminée, d’intérêts et de projets qui les inclinent à s’affronter pour la définition légitime de la cause. L’issue de ces luttes ne dépend pas du plaisir de faire réseau ensemble, mais de facteurs objectifs qui ne sont ni modernes ni postmodernes, comme les effets externes de conjoncture, la composition de la base militante, les procédures internes de décision, etc. On ressent quelque gêne à être rabat-joie mais enfin, on ne va pas continuer à entretenir de jolis contes d’enfants sous prétexte d’en finir avec les grands récits.
Après avoir souligné combien les problèmes associés au mot individu étaient différents, il serait stérile de vouloir réunir les théories de l’individualité dans une même classe. Du moins, peut-on observer que la plupart d’entre elles se voient rapprochées à travers le même adversaire, scientiste ou objectiviste, qu’elles se donnent. Un autre trait commun est ce que l’on pourrait appeler une humeur catastrophiste accueillante à l’idée qu’une profonde mutation intellectuelle est requise par la crise des instruments traditionnels de la connaissance. Or s’il y a bien quelque chose de peu nouveau, c’est le fait que la sociologie doit depuis longtemps compter en son sein avec la tentation de dépasser des exigences de scientificité jugées trop rigides (à Durkheim se voient opposés des penseurs plus ouverts comme Tarde ou Simmel).
L’adage nominaliste invitait à ne pas multiplier les entités quand ce n’est pas nécessaire [19]. On peut se demander si, par un renversement des rôles, l’individu ne serait pas aujourd’hui à compter parmi ces notions superflues.
[1] W.V. Quine, La Poursuite de la vérité, trad. M. Clavelin, Paris, Seuil, 1993, p. 51.
[2] Cela ne signifie pas nécessairement que l’individu soit simplement la somme des prédicats attribués par un observateur (savant ou profane), et l’on peut souligner, à la façon de Hilary Putnam, que la référence à un objet n’est pas déterminée entièrement par l’état, fluctuant et limité, de nos croyances relatives à cet objet.
[3] P. F. Strawson, Etudes de logique et de linguistique, trad. J. Milner, Paris, Seuil, 1977, p. 47.
[4] B. Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004. J’ai présenté une analyse critique de ce livre dans « Comment négocier un tournant ? », Espaces Temps. net, 11/11/2004, http://espacestemps.net/document778.html .
[5] F. Dubet, « Pour une conception dialogique de l’individu », Espaces Temps. net, 21/6/2005, http://espacestemps.net/document151&hellip ;, p. 6.
[6] V. Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p.269 sq.
[7] Ibid., p 236 sq. Voir aussi V. Descombes, « Le pouvoir d’être soi », Critique, n° 529-530, 1991, p . 545-576.
[8] F. Dubet, D. Martuccelli, Dans quelle société vivons-nous ?, Paris, Seuil, 1998, p. 44.
[9] F. Dubet, « Pour une conception dialogique … », art. cit., p. 12.
[10] Durkheim souligne que la sociologie « n’a pas à prendre parti entre les grandes hypothèses qui divisent les métaphysiciens. Elle n’a pas plus à affirmer la liberté que le déterminisme » (Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1968, p. 139).
[11] E. Durkheim, « L’empirisme rationaliste de Taine », reproduit dans Textes, tome 1, Paris, Minuit, 1975, , p. 173.
[12] J. Bouveresse, Pierre Bourdieu savant et politique, Marseille, Agone, 2004, p. 143.
[13] Ibid ., p. 144.
[14] Ibid ., p. 162.
[15] Ibid ., p. 162.
[16] M. Hardt, T. Negri, Multitude : guerre et démocratie à l’âge de l’empire, trad. N. Guilhot, Paris, La Découverte, 2004.
[17] Le mot « traditionnel » dans sa simplicité permet d’éluder l’analyse précise en évoquant pêle-mêle la routine, le passé, l’indiscuté, etc.
[18] Comme excuse à leur tourisme philosophique, les auteurs de Multitudes pourraient alléguer qu’ils n’avaient pu prendre connaissance de travaux précis sur l’altermondialisme. Conseillons-leur I. Sommier, E. Agrikolianski (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste : le second forum social européen, Paris, La Dispute, 2005.
[19] Ou, plus précisément, de ne pas postuler, sans raisons bien pesées, l’existence de fictions verbales.
Pinto Louis, « Ne pas multiplier les individus inutilement », dans revue ¿ Interrogations ?, N°2. La construction de l’individualité, juin 2006 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Ne-pas-multiplier-les-individus (Consulté le 21 décembre 2024).