La littérature consacrée à l’analyse des périodes pendant lesquelles les personnes travaillent ou occupent des positions professionnelles diverses, mobilise fréquemment le concept de carrière pour appréhender les trajectoires parcourues. La carrière « consiste objectivement, en une série de statuts et d’emplois clairement définis » [1]. Les mobilités de trajectoires professionnelles qu’effectuent les individus au cours de leur cycle de vie correspondent à des moments de bifurcations biographiques, étapes ou « tournants de l’existence » (turning points) [2], particulièrement utile pour identifier les agencements de trajectoires accomplis par les acteurs.
Mais ces changements de parcours professionnels sont aussi des modifications de “l’être ” qui indiquent que les acteurs deviennent différents, jamais tout à fait les mêmes qu’avant. Cela oblige à dépasser la dimension objective et à y « introduire la dimension subjective, vécue, psychique, au cœur même de l’analyse sociologique » [3]. La notion d’identité sociale est ainsi convoquée pour relater des transformations de “l’être” qui s’opèrent par le biais de la socialisation au nouveau métier investi. Ce point de vue, relatif à l’étude du processus de « conversion identitaire » [4], permet de comprendre comment « l’acquisition des savoirs entraîne non seulement une modification de l’avoir (j’en sais plus aujourd’hui qu’hier) mais de l’être (je suis autrement aujourd’hui qu’hier), c’est-à-dire une modification identitaire » [5].
Toutefois, il semble également pertinent de s’attacher au processus antérieur qui mène les acteurs à “envisager” une nouvelle trajectoire professionnelle jusqu’à l’instant ou ils s’y inscrivent de manière officielle. Ce processus en question, que nous nommerons “processus d’engagement ”, est souvent délaissé au bénéfice d’une analyse approfondie du processus de conversion identitaire. Il constitue pourtant une condition initiale sans laquelle les modifications de “l’être” n’auront jamais lieu. Autrement dit, le processus de conversion identitaire n’est que la conséquence d’un processus préalable ayant conduit les acteurs à s’engager dans un nouveau métier. L’étude du “processus d’engagement” dans une nouvelle profession sous l’angle de la construction identitaire est donc intéressante pour saisir les significations premières [6] que les acteurs donnent à leurs mobilités de trajectoire professionnelle. Cet article se propose donc dans un premier temps, d’entreprendre une approche de la notion d’identité personnelle [7] et de rappeler son intérêt afin d’évoquer le sens subjectif donné aux mobilités de trajectoires professionnelles. Puis, dans un second temps de montrer que l’analyse du “processus d’engagement” est particulièrement propice à l’étude de ces significations.
L’identité sociale, constitutive d’une identité personnelle, apparaît comme un outil indispensable à la compréhension des mobilités professionnelles dès lors que l’on conçoit que « pour ego, la vie prend sens à partir du sens qu’il lui donne » [8] et que « l’identité est ce qui structure cette unité de sens à un moment donné » [9]. User des principes fondamentaux de l’identité nécessite de rompre avec les conceptions substantialistes. De telles approches traduisent l’identité d’une personne comme une essence, c’est-à-dire une réalité définitivement fixée, destinée à durer (ad vitam aeternam), n’existant que par elle-même et qui n’a besoin de rien d’autre qu’elle-même pour exister. Dans sa dimension sociale, l’identité personnelle est au contraire de cela un processus d’altération permanente, en d’autres termes, une production historique en perpétuelle évolution par laquelle l’acteur devient autre (alter). Elle est un processus de construction, reconstruction et déconstruction d’une définition de soi qui nous amène à la penser comme une tension continue entre “l’être” et le devenir. De plus, l’identité personnelle n’est pas une construction solitaire, elle est également un processus relationnel qui s‘effectue selon des rapports d’interactions avec autrui. C’est une production qui s’établit par/ avec/ contre les autres et doit être envisagé comme des confrontations entre l’individuel et le collectif. L’approche de la notion de l’identité personnelle peut donc se faire suivant une articulation entre l’axe biographique et l’axe relationnel [10] d’une définition de soi. Elle renferme une perspective constructiviste et interactionniste qu’il nous faut préciser.
Selon l’axe biographique, l’identité d’une personne est une définition de soi élaborée par l’individu lui-même. Elle constitue la formulation d’une histoire socialement construite, l’interprétation subjective d’un parcours, d’expériences passées et présentes. Mais tout en étant « le produit des socialisations successives » [11], elle se conçoit aussi de manière active selon des projets, des projections de soi vers l’avenir qui peuvent être en continuité ou en rupture avec des constructions passées. Sous cet angle, l’identité correspond à « une négociation avec soi-même » [12] qui aboutit à la manière dont l’acteur s’identifie lui-même selon le moment dans lequel il se trouve au cours de son cycle de vie.
Selon l’axe relationnel, l’identité de l’acteur se construit face à une définition de soi venue de l’extérieur. Elle s’établit selon des rapports réciproques d’identifications, de différenciations ou d’oppositions avec d’autres identités. Cette construction se forge par l’appropriation, la revendication ou le rejet d’attributs sociaux qui sont des actes de prescriptions, d’assignations et de classements produits par le jeu d’interactions avec autrui [13]. La définition que l’acteur se fait de lui-même résulte donc d’une négociation permanente avec autrui. Elle est par conséquent une réaction aux identifications produites par les autres.
La notion d’identité personnelle, en tant que « négociation de soi avec soi-même » et de « soi avec autrui » apparaît particulièrement pertinente pour interpréter le sens subjectif que l’acteur donne à son engagement dans une nouvelle profession. Cette approche semble donc essentielle pour saisir les orientations professionnelles qui sont prises et s’observe à travers le “processus d’engagement” dans un nouveau métier.
Pour comprendre l’intérêt de recourir à l’analyse du “processus d’engagement”, il convient de s’attarder sur l’acte même de “s’engager”. L’action de “s’engager” nécessite d’être comprise comme la résultante d’un processus de négociation d’une définition de soi qui ne peut être dissociée de son contexte. Les engagements sont par conséquent des conduites sociales ou actions situées, c’est-à-dire des manières d’agir sur un parcours face à des situations différemment vécues et qui ne recouvrent certainement pas les mêmes significations. L’analyse du “processus d’engagement” « consiste alors à découvrir les circonstances qui ont poussé l’agent à penser que c’était une bonne idée » [14] de s’orienter vers la profession choisie plutôt qu’une autre, à un moment donné de son histoire de vie. Cette analyse est ainsi favorable à l’étude des significations que recouvrent les engagements accomplis et donc à un usage de la notion d’identité personnelle. Les conduites sociales qui mènent les acteurs à des mobilités de trajectoire peuvent être resituées dans le cadre de « moments critiques » [15]. Ces moments sont entendus comme des crises qui sont « identitaires parce qu’elles perturbent l’image de soi, l’estime de soi, la définition même que la personne donnait de soi à soi-même » [16]. Toutefois, ils ne sont pas nécessairement traumatiques ou vécus comme des ruptures violentes avec la trajectoire antérieure. Mais quoi qu’il advienne, l’élucidation des situations vécues en rapport avec les manières dont l’acteur se définit à cet instant, s’avère importante si l’on souhaite comprendre le sens donné aux décisions de changement d’orientation professionnelle. Par conséquent, saisir les orientations professionnelles spécifiques qui sont prises, requiert également de repérer les ressources sociales mobilisées par l’acteur afin de dépasser les difficultés rencontrées dans la définition de soi [17]. Les ressources dont nous parlons peuvent être interprétées dans le cadre de « moments critiques » comme des ressources identitaires. Selon une perspective nominaliste, elles sont « des capacités langagières, des réserves de mots, expressions, références permettant de mettre en œuvre des stratégies, plus ou moins complexes, d’identification des autres et de soi-même. Mais elles sont indissociables de capacités relationnelles permettant la découverte des autres, la gestion des coopérations et conflits avec eux, et des compétences biographiques, des apprentissages de soi, de la mise en récit des identifications passées qui ont permis la construction de son identité personnelle » [18]. Les transmissions issues de la socialisation familiale peuvent ainsi prendre la forme de ressources identitaires. En effet, il est envisageable que « la connaissance […] d’une branche d’activité (ainsi l’enseignement, le commerce ou le métier des armes) est en soi un atout dont les enfants peuvent tirer profit, un capital informations (souvent doublé d’un capital relations)[…] » [19] pouvant conduire à envisager une nouvelle orientation professionnelle pour dépasser la situation vécue comme critique dans la définition de soi. Il tient cependant de ne pas perdre de vue que la construction des itinéraires est difficilement réductible à une socialisation homogène, se voulant une tendance à perpétuer les habitus familiaux, c’est-à-dire à l’application systématique des schèmes incorporés lors de la socialisation primaire à toutes situations rencontrées. De la même manière, il est peu probable que l’engagement dans une nouvelle profession correspond à l’utilisation d’un réseau de relation strictement limité à la sphère familiale. Si l’on admet que l’individu est amené au cours de sa vie à parcourir une pluralité de mondes sociaux, cela nécessite également de le concevoir comme le « produit complexe et singulier d’expériences socialisatrices multiples » [20]. Ces socialisations secondaires consistant en « tout processus postérieur qui permet d’incorporer un individu déjà socialisé dans de nouveaux secteurs du monde objectif de la société » [21] peuvent aussi agir sur la signification donnée à la construction d’une nouvelle trajectoire professionnelle. La nouvelle profession prospectée peut même être le produit de l’intériorisation de socialisations différentes, concurrentes, voire contradictoires, avec certaines structures d’installation issues de la socialisation familiale. Il convient donc de prendre en considération les socialisations multiples parcourues par ces personnes ainsi que les divers réseaux de relations possédés dans ces « moments critiques », afin d’appréhender le “processus d’engagement” comme l’élaboration d’une nouvelle définition de soi. Mais cela ouvre également la « question des modalités de déclenchement des schèmes d’action incorporés (produits au cours de l’ensemble des expériences passées) par les éléments ou par la configuration de la situation présente, c’est-à-dire la question des manières dont une partie et une partie seulement des expériences passées incorporées est mobilisée, convoquée, réveillée par la situation présente » [22].
L’ensemble de ces propos peut être illustré sur la base d’un exemple empirique issu d’une recherche en cours. Cette étude a pour objet de saisir les processus qui conduisent une population féminine à s’engager dans le métier d’Animatrice de la Fédération Française d’Entraînement Physique dans le Monde Moderne (F.F.E.P.M.M). L’engagement dans cette activité, qui consiste en l’Animation des gymnastiques de remise en forme auprès d’un public associatif, apparaît comme une manière de négocier une nouvelle définition de soi (identité personnelle) face à une situation sociale jugée comme critique. En effet, une partie des femmes interrogées souhaitent poursuivre une formation d’Animatrice alors qu’elles exercent déjà une activité professionnelle à leur domicile comme assistante maternelle ou nourrice. Leur profession conduit à une confusion entre la sphère économique (emploi) et la sphère domestique qui les réduise, selon elles, au stéréotype de la femme au foyer peu valorisé par le monde du travail. Conquérir une place d’Animatrice se révèle être une alternative à cet étiquetage ainsi qu’une opportunité de concilier leurs rôles domestiques fortement intériorisés avec une réalisation de soi dans la sphère publique. L’analyse de récit de vie montre que le « status » [23] d’Animatrice, qu’elles s’approprient en mobilisant les ressources sociales préalablement accumulées en tant que pratiquante des associations de gymnastiques de forme, offre l’opportunité de faire reconnaître des compétences techniques et relationnelles qui ne peuvent être rattachées à des savoirs naturalisant. Elles n’hésitent pas d’ailleurs à se présenter comme des « profs de gym » afin de rompre avec les représentations péjoratives liées à leur activité professionnelle. Par cela, devenir Animatrice peut être perçu comme une ressource identitaire, dès lors que l’on se penche sur le “processus d’engagement” en formation. Cette conduite sociale rend possible la sortie d’une situation jugée comme critique dans la définition de soi et donne du sens à la poursuite de la formation d’Animatrice, en d’autres termes, au processus de « conversion identitaire ».
L’analyse du “processus d’engagement” comme étant une phase de négociation d’une nouvelle définition de soi, nous apparaît donc essentielle à l’étude des mobilités de carrières professionnelles. Elle permet, par la mobilisation de la notion d’identité personnelle, de saisir les mécanismes sociaux qui donnent naissance aux significations que les acteurs accordent à leur changement de trajectoire professionnelle. Cependant, l’usage de la notion d’identité personnelle à cet effet, ne signifie pas que l’on s’attache au caractère singulier d’une personne au sens où l’entend la psychologie. Selon une approche sociologique, il s’agira bien de saisir les mobilités effectuées, suivant la population d’étude interrogée, en s’efforçant « de recomposer les systèmes de significations les plus typiques et les plus éclairants » [24].
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[1] E. C Hughes, « institutional office and the person », in American journal of sociology, vol. 43, n° 3 (nov. 1937), p. 404-413.
[2] Terme utilisé par E. C Hughes dans une communication présentée à la 8ème conférence annuelle de Théologie in « action, South Byfield, Massachusetts », septembre 1950, p. 124-131.
[3] C. Dubar, La socialisation. Construction de identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, 1991, p. 111
[4] Au sens ou l’entend Anselm Strauss dans ses travaux sur l’identité sociale.
[5] D. Jacques-Jouvenot, « L’expérience professionnelle : une problématique du maître et de l’élève », in Communication au L.A.S.A-UFC, Besançon, 24 janvier 2006.
[6] Celles-ci pouvant évoluer tous au long du cycle de vie.
[7] La notion d’identité personnelle sera ici appréhendée dans sa seule dimension sociale.
[8] J-C Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Armand Colin, 2004, p.93.
[9] Ibid., p. 100.
[10] Au sens ou l’entend Claude Dubar dans ses travaux sur l’identité sociale.
[11] La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, op. cit., p.15.
[12] A.L Strauss, Miroirs et masques : une introduction à l’interactionnisme, Trad. M. Flandry, Paris, Métailié, 1992a.
[13] Erving Goffman fut le premier à montrer comment l’identité d’un individu peut être construite selon des identités attribuées sur la base de signes extérieurs qui prennent la forme de stigmates in E. Goffman, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, édition de minuit, 1975.
[14] H.S Becker, Les ficelles du métier : comment conduire sa recherche en sciences sociales, La découverte, Paris, 2002, p. 58.
[15] Miroirs et masques : une introduction à l’interactionnisme, op. cit.
[16] C. Dubar C., La crise des identités : l’interprétation d’une mutation, Paris, PUF, 2001, p. 167.
[17] La mobilisation de ces ressources sociales peut être relativement consciente ou inconsciente selon les acteurs et la situation dans laquelle il se trouve.
[18] La crise des identités : l’interprétation d’une mutation, op. cit., p. 54.
[19] D. Bertaux, « Famille et mobilité sociale : la méthode des généalogies sociales comparées », in Centre d’Etude des Mouvements Sociaux, Actes du colloque de Lisbonne, juin 1992.
[20] B. Lahire, « L’homme pluriel : La sociologie à l’épreuve de l’individu », in Sciences Humaines, n°91, février 1999.
[21] P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, op. cit., p. 179.
[22] B. Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Nathan, France, 2001, p. 60.
[23] D. Bertaux, « Famille et mobilité sociale : la méthode des généalogies sociales comparées », op. cit.
[24] C. Dubar, « Usages sociaux et sociologiques de la notion d’identité », in Education permanente, n°128/1996-3, p 42.
Haissat Sébastien, « La notion d’identité personnelle en sociologie. Analyse de la construction identitaire à partir du processus d’engagement », dans revue ¿ Interrogations ?, N°3. L’oubli, décembre 2006 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-notion-d-identite-personnelle (Consulté le 21 novembre 2024).