Cet article traite de la question des femmes immigrées venues en Grèce des ex-pays socialistes dès le début des années 1990 et jusqu’à nos jours. Dans ma recherche j’ai voulu étudier ces femmes qui travaillent, la plupart du temps, dans le secteur informel comme aides domestiques dans des conditions accrues de vulnérabilité et de précarité. J’examine leur situation actuelle, leur crise d’identité et leur statut face à la sécurité sociale. Mon analyse aboutit à l’articulation de deux types de conditions d’existence : vulnérables en tant qu’immigrées illégales mais aussi vulnérables à cause du caractère précaire de leur profession qui produit chez elles de graves problèmes d’identité.
Mots-clés : Femmes immigrées, Vulnérabilité, Précarité, Identité, Sécurité Sociale.
Immigrant Women in Greece. Double Vulnerability and Precariousness
The article treats of immigrant women arriving from the Balkans and the former socialist countries of Central and Eastern Europe in Greece, focusing on their vulnerable and precarious position. Immigrant women in Greece are usually working as servants according to local population’s needs for services related mainly to the children and the elderly. The paper examines their actual position, their identity crisis and their status in relation to social welfare. The analysis concludes in the following observation : these women are vulnerable first as illegal immigrants and also because of the serious identity problem caused by the precariousness of their profession.
Keywords : Immigrant Women, Vulnerability, Precariousness, Identity, Social Welfare.
Pendant les dernières années une population considérable de femmes immigrées des pays balkaniques et de l’Europe de l’Est est arrivée en Grèce [1]. Nous sommes témoins ici comme ailleurs, dans les autres pays de l’Europe du Sud, de la « féminisation de l’immigration » qui se confirme, surtout pour certaines nationalités, par la suprématie numérique des femmes [2]. On observe que les femmes immigrées en Grèce jusqu’au milieu des années 1980, ne constituaient que le quart de la population étrangère, tandis qu’à présent elles en représentent jusqu’à 45% environ [3].
Leur présence ne peut pas passer inaperçue : elles travaillent surtout comme aides ménagères, souvent chez des personnes âgées ou comme baby-sitters. Malgré leur ’visibilité’, leur sort n’est pas pour autant mieux connu et la recherche sociale en Grèce n’a su que peu s’occuper d’elles. Or, elles font bien partie de la vie économique et familiale de nombreux Grecs et de nombreuses Grecques. Car ces femmes à la différence des domestiques des classes favorisées de la société grecque sont, plus ou moins, à la portée des classes moyennes. En effet, les infortunes de l’Etat-providence et le caractère rudimentaire des services sociaux ― dus au modernisme introduit inégalement, à la persistance des structures sociales et familiales traditionnelles, au clientélisme, etc. ― font que la société grecque n’est pas en mesure de prendre soin ni des personnes âgées (la proportion de la population au-delà de 65 ans atteint 17,3% de la population totale [4]), ni des petits enfants. Le résultat de cette défaillance est une forte demande de personnels d’assistance et de gardes à domicile et bon nombre de femmes grecques des classes moyennes s’adressent à des femmes immigrées pour leur transmettre les responsabilités traditionnellement associées au rôle féminin dans la sphère privée.
Le présent article traite de la situation des immigrées et plus particulièrement de l’état de vulnérabilité et de précarité qui la caractérise. Pour parvenir à ce but j’ai entrepris une enquête qualitative, basée sur la méthode biographique-interprétative qui à l’origine a été développée par Gabriele Rosenthal [5].
J’ai demandé à dix femmes immigrées de faire le récit de leur vie depuis leur petite enfance jusqu’au jour de l’interview. Ces dix femmes, provenant des pays comme l’Albanie, la Roumanie, la Moldavie, la Géorgie ou la Bulgarie, en tant que domestiques en plein ou à mi-temps s’occupent également la plupart du temps des petits enfants ou des personnes âgées. Pour les besoins de ma recherche elles ont elles-mêmes choisi des pseudonymes comme : Mira, Victoria, Veni et autres. Les interviews ont été effectuées en langue grecque (langue adoptive des immigrées assez bien maîtrisée par la plupart d’entre elles). La caractéristique principale de ce type d’interviews est leur caractère ouvert. L’interview débutait avec une question initiale assez ’condensée’ : « Je voudrais que vous me parliez de votre enfance, de votre famille, de la relation avec vos parents et vos frères et sœurs, de votre adolescence, de vos années à l’école, de votre décision de continuer ou non vos études, de votre mariage et de votre (vos) enfant(s) pour arriver à votre décision de laisser votre pays et venir en Grèce ainsi que de vos attentes futures ». Au cours des dix interviews je n’ai pas interrompu la narration et je n’ai posé des questions que seulement après que les interviewées eurent complété leurs récits et en ne reprenant que leurs propres mots. La méthode que j’ai suivie aspire dans un premier temps à un travail de ’thématisation’ et à la désignation des structures percutantes du type d’existence des immigrées en Grèce.
Le facteur commun à la décision des immigrées d’abandonner leurs pays pour une meilleure vie en Grèce a été la détérioration de leur situation économique résultant de graves changements politiques après 1989 dans les ex-pays socialistes et de la crise économique qui a suivi. Toutes les femmes de ma recherche ont progressivement vécu la perte soit de leur travail soit du pouvoir d’achat suite à l’évolution et la libération des prix, et même si un grand nombre d’entre elles ont été obligées d’exercer jusqu’à trois métiers en même temps pour pouvoir survivre, aucune ne voyait une heureuse issue de cette crise. Au fil du temps, leur domaine d’occupation professionnelle pour lequel elles avaient été formées perdait toute correspondance avec la réalité économique du pays.
Les récits des deux femmes ci-après témoignent de la manière dont elles ont vécu la dégradation de leur travail et du niveau de leur vie, ainsi que de celui de leurs familles.
Veni raconte comment son travail a perdu sa valeur originelle : « (…) le dernier métier exercé, j’étais assureur – j’ai fait des études d’économie – pendant le régime communiste, c’était un très bon travail. J’avais du travail, un travail très bien payé. Mais après, qui assurer quoi ? On n’a pas d’argent pour acheter du pain, qui pourrait bien faire une assurance vie ou une assurance vieillesse ? Sous le régime communiste, il n’y avait pas d’inflation, on mettait son argent à l’assurance, comme dans une banque, et après trois-quatre ans avec ces 50.000 leva on ne pouvait même pas acheter une paire de chaussures. Pour cette raison, les gens ont arrêté de le faire, ils ont arrêté de s’assurer car ils voyaient que cet argent ne valait rien. Alors, je suis venue ici, en Grèce. C’était très difficile. J’ai pris ma décision et je me suis dit, je m’en vais ».
Mira donne sa propre version de la situation : « Depuis que j’étais une petite enfant (…) je voulais devenir puéricultrice. Ceci était mon rêve d’enfant et, heureusement, il est devenu réalité en cours de route (…) j’étais très contente, parce que j’aimais exercer ce métier et j’y prenais beaucoup de plaisir (…) tout était bel et bien, calme, très calme. Nous avions une vie très agréable (…) Puis, quand le système en Bulgarie a changé, en 1989, les choses ont commencé à empirer (…) Le travail a commencé à faire défaut. Il n’y avait pas de travail. Qui voulait, moi par exemple, je faisais deux et trois boulots par jour. Je travaillais jusqu’à midi à la crèche, après je travaillais au magasin de mon frère, après le soir, je lavais des bouteilles, et l’argent manquait encore ».
Le type de travail exercé par les immigré(e)s et le statut social qui est lié à celui-ci contribuent à la création d’espaces de travail sans contrôle. Le transfert d’immigrés clandestins en Grèce, quelle que soit la formation professionnelle acquise dans leur pays, vient satisfaire des besoins économiques et sociaux de la société locale. Ces besoins produisent une grande flexibilité des conditions de travail par rapport au temps, à la durée et aux cadres d’accords pour la protection des salariés. Dans ce sens, on peut dire qu’en ce qui concerne la demande pour immigré(e)s sans droits, il y a tout un réseau qui se constitue avant même leur arrivée en Grèce [6].
Le marché grec offrait à ces femmes surtout un seul métier : celui d’employée domestique [7]. Par ailleurs, l’examen du niveau de formation par sexe dans les vingt nationalités les plus représentées sur le territoire grec montre que celui-ci est supérieur chez les femmes, surtout en ce qui concerne les nationalités des ex-pays socialistes (de l’Europe de l’Est et de l’Union Soviétique). Les différences les plus marquées entre les deux sexes sont observées dans les pays de l’ex-Union Soviétique. Les femmes originaires de ces pays présentent des taux particulièrement élevés de formation supérieure [8]. Dans la majorité des cas, les étrangers sollicitant la carte de séjour n’ont pas la possibilité de faire valoriser leurs qualifications dans les occupations actuelles. Ainsi, les professions exercées en Grèce par les immigré(e)s ne correspondent-elles pas à leur niveau de formation et même ceux (celles) qui ont reçu une formation supérieure, travaillent dans des secteurs exigeant peu ou point de spécialisation [9]. Il est donc évident que la mobilité des femmes immigrées - de leur pays d’origine vers la Grèce - a contribué à la dévaluation de leur niveau professionnel et à la dégradation de leur statut social.
Pour les femmes immigrées interviewées, le travail est ressenti comme source d’angoisse et de malheur. Elles se trouvent dans une position d’extrême vulnérabilité et précarité ; elles vivent seules, séparées de leurs familles, sous des toits étrangers dans une situation irrégulière ou semi–régulière en ce qui concerne les autorités (même si la dernière loi grecque de 2005 sur l’immigration semble avoir été bénéfique pour une partie d’entre elles), et avec le devoir pressant de subvenir à leurs familles restées dans leurs pays respectifs.
Leur statut illégal les rend vulnérables face aux patrons qui les exploiteraient. Démunies de tout moyen qui pourrait préserver leurs droits de travailleuses, elles restent assujetties jusqu’au moment où elles trouvent la force de réagir. Lourde besogne, impossibilité d’évasion, enfermement, manque de libertés élémentaires, conditions de vie humiliantes, composeraient le quotidien de ces immigrées en souffrance psychologique intense.
Konstantina parle de son premier travail en Grèce, où les conditions extra précaires semblent prolonger la vulnérabilité qui accompagne l’arrivée dans un pays étranger :
« Nous sommes allées dans une agence pour l’emploi où nous avons payé encore une fois, mais on n’avait pas autant d’argent. Alors, ils ont gardé nos passeports (…) Dès le lendemain, nous avons commencé le travail. Quand j’ai ouvert mes yeux, le jour suivant et que j’ ai vu où on était, je me suis mise à pleurer. C’était une maison qui n’avait ni lits, ni draps, ni rien… ni salle de bains, rien … C’était bon pour les animaux, pas pour des êtres humains. Le patron était policier. Il a dit ‘ si tu veux partir, je vais te conduire directement à la police et tu retourneras immédiatement à ton pays ’. C’est-à-dire, il savait que nous avions un visa valable seulement pour quinze jours et non pour travailler ».
Mira vit un semi esclavage plus subtil et caché mais pas moins angoissant et humiliant. Je reprends ses mots :
« Quel est le problème avec nous ? Avec les femmes qui viennent de Bulgarie ? Nous, nous ne sommes pas nées domestiques. Tu arrives de Bulgarie et que trouves-tu ici ? Tu entres dans un foyer et tu deviens servante. Tu dois tout faire, tout. Et bien sûr, ce mal de ne jamais sortir, de ne rester jamais seule. Même les dimanches j’étais avec eux. Je me sentais toujours leur ’fille’. Je ne me sentais plus moi-même ».
Veni relatant les réactions des autres à propos de son travail dit : « Mon gendre [un Grec] a dit à ma fille : ‘ si ma mère avait un travail comme celui de ta mère, elle se suiciderait ’. Je me demande pourquoi. Moi, j’ai honte de dire que je n’ai pas d’argent, je n’ai pas honte de dire que je ne suis pas une dame. `A la maison, moi, je peux être servante, mais quand je sors, je suis une dame. J’ai mes vêtements, j’ai tout. Je ne me sens pas comme servante ici, mais les autres me voient comme ça ».
Après des séparations multiples de leur pays, de leur famille, de leur mari et de leurs enfants, ces femmes sont confrontées à une réalité difficile, dans un environnement nouveau et étranger où les points de repère sont fragiles et le vide que ces séparations laissent ne peut pas être facilement comblé. La plupart des fois, seules et vulnérables, ces femmes en revendiquant le rôle de chef de famille - une famille laissée derrière au pays - comme pourvoyeur à ses besoins et en contribuant à la ’survie’ de la famille dans le pays d’accueil - la Grèce - jouent un rôle décisif dans toutes les deux sociétés.
La vulnérabilité propre à ces femmes obéit à un principe dialectique qui régit l’ensemble de leur existence sociale en tant qu’immigrées ; il s’agit de la dialectique de l’extérieur et de l’intérieur. D’un côté, en tant qu’étrangères, ces femmes s’exposent à une série de risques qui les mettent en état de vulnérabilité. Il s’agit d’une vulnérabilité qui est en rapport avec les dangers du trajet jusqu’en Grèce, la maltraitance et l’exploitation qui va jusqu’à la prostitution. On devrait également y inclure les manques ou la mauvaise foi de nos institutions (et de nos instances médiatiques).
Sur ce point, nous devons expliquer que dans des situations d’extrême vulnérabilité, quand la vie d’un être humain se joue en l’espace d’heures ou même de minutes, il n’est plus question de précarité que de façon dérisoire. Dans ces cas de vie ou de mort, c’est l’existence physique qui devient précaire ; la précarité sociale est ici de surcroît. Or, c’est bien ces situations qui, en raison de leur nature dramatique, caractérisent en bloc le malheur de l’immigré(e) dans la conscience commune des hommes et des femmes en Grèce et dans les représentations des médias grecs : c’est le récit du passage difficile des frontières que les immigré(e)s paient souvent de leur vie.
Il y a cependant un deuxième type de vulnérabilité chez les immigrées qui fait son apparition dès que celles-ci pénètrent à l’intérieur de la sphère domestique grecque. Dans ce lieu privé, elles subissent les effets d’une précarité qui est le propre de ce deuxième type de vulnérabilité, relatif à la misère de tous les jours, la précarité des conditions de travail et d’existence, la vie presque en caserne, qui, selon Max Weber, est le propre de l’esclave [10].
C’est à ce type de vulnérabilité auquel correspondent la majorité des expériences des femmes que j’ai interviewées. Il s’agit de la vulnérabilité propre à la vie quotidienne de ces femmes, à la dépression de tous les jours, à la séquestration, la solitude, l’ennui, la séparation d’avec des êtres aimés, le travail sans reconnaissance sociale. Ce dernier type de vulnérabilité est moins représenté dans la conscience commune même si c’est celui qui est étroitement lié aux conditions précaires de leur vie en Grèce.
Résumant la condition de vie des femmes immigrées, elle nous semble être régie d’un paradoxe. Pour esquisser ce paradoxe je me suis conduite aux observations suivantes :
(a) les femmes immigrées répondent à une demande issue du marché du travail grec s’adressant à elles en tant que personnes/’spécialistes’ du domaine privé (travaux domestiques, soins familiaux) ;
(b) en tant que professionnelles du domaine privé (domicile) et en vue de s’insérer dans le monde du travail grec, les femmes doivent précisément renoncer à leur trait distinctif d’être pleinement des personnes du domaine privé, voire renoncer à leur propre domaine privé (leur propre domicile, leur propre famille) ;
© les effets de ce paradoxe sont particulièrement graves au niveau socio-psychologique et, plus particulièrement, au sentiment d’identité de ces femmes.
Par ailleurs, la situation se complique par les faits suivants :
(d) le niveau de formation de la plupart de ces femmes - plus élevé que celui que requiert leur activité professionnelle actuelle - fait dudit paradoxe un abus social très net ;
(e) la distance qui sépare ces femmes de leurs pays, voire la difficulté de transport et de communication, ne fait qu’aggraver les effets et les conséquences du paradoxe.
Une des questions les plus préoccupantes pour moi concerne la façon dont les femmes interviewées semblent accepter et, en même temps, renier leur identité de femme immigrée. En effet, il apparaît qu’elles ne désirent pas appartenir à un groupe ’spécifique’, tel celui d’immigré(e)s, avec des caractéristiques et des problèmes particuliers qui, peut-être, demanderaient une attitude commune, une cohésion plus grande et une sorte de solidarité. Le souci principal de ces femmes est lié au destin de leur famille et il y a plusieurs exemples où l’interviewée se refuse à s’identifier avec les autres immigré(e)s.
Victoria ne cherche pas la compagnie d’autres Roumains : « Je ne sors pas beaucoup, j’ai une-deux amies, je reste surtout avec mes enfants. Je ne fréquente pas tellement les Roumains. Au début, je sortais quelquefois, mais ces derniers temps non, car je suis un peu déçue… plutôt, ils [les Roumains] m’utilisent. Ils m’utilisent et je n’aime pas ça. Ils veulent que je leur trouve du travail quand ils arrivent de Roumanie, moi, je les aide et ceci me coûte aussi de l’argent. Quand, cinq-six mois plus tard, ils trouvent leur chemin, ils oublient tout ».
En plus, dans les discours de mes interviewées j’ai distingué quelques appréciations discriminatoires, exprimées par des sujets qui ont été eux-mêmes victimes de discriminations.
Elli, parlant du racisme vécu au quotidien, a raconté : « Je vois beaucoup de fois dans le bus des femmes qui disent ‘ Tu loges un Albanais chez toi ? Et tu n’as pas peur ? ’. Alors, j’écoute et je ne parle pas ». N’empêche qu’elle-même parle, à son tour, avec presque le même mépris des femmes venant d’autres pays que le sien : « Nous n’avons besoin de connaître ni Russes, ni Bulgares. Dès le début, j’ai dit que nous, nous travaillons. Elles ont un caractère différent du nôtre. Nous sommes venues avec notre famille et nous travaillons pour avoir une meilleure vie. Je ne les aime pas, chacun à son caractère. J’ai entendu parler d’elles. Je n’aime pas la vie qu’elles mènent, la plupart d’entre elles sont venues seules, sans famille, et ne travaillent pas pour acheter, comme nous, une belle maison en Albanie (…) Nous travaillons pour une meilleure vie. Les Ukrainiennes, laisse tomber. Les femmes chez qui je travaille ne veulent pas de femmes russes, car elles ont peur que celles-ci ne séduisent leur mari et ne touchent sa pension de retraite. J’ai vu à la télévision, trop de pensions de retraite vont en Russie, en Ukraine, en Bulgarie, une grande catastrophe. Nous, les femmes albanaises, nous ne faisons pas ça, nous travaillons tout le temps comme des bêtes ».
Dans les dires de Gloria, arrêtée et conduite à la prison de l’aéroport, avant son départ pour la Moldavie, nous ne pouvons apercevoir aucun sentiment de communauté avec les autres étrangers, eux-aussi, gardés sous les mêmes conditions, dans la même prison : « Ils m’ont conduite à la prison, là où il y a des Noirs et des Pakistanais. Non, mais tu te rends compte… » [11].
Ce que j’ai discerné au long de mon enquête, c’est un mal d’identité qui ne résulte pas tant de la volonté de refuser un titre ‘‘stigmatisant’’, mais plutôt de l’impasse devant un recouvrement d’identités qui conduisent le sujet à éprouver un sentiment de frustration et de trouble. L’état dans lequel la femme immigrée se trouve est assez complexe car il présente des dimensions qui ont à voir avec la réalité de l’immigration, avec des questions de genre, de droit et surtout avec l’absence de considération accordée à son métier. Se donner la qualification d’immigrée domestique signifierait qu’une femme oublie le statut plus élevé qu’elle revêtait autrefois ; en réalité, elle ne voit dans la soumission d’aujourd’hui qu’une concession qui se veut temporelle afin d’améliorer son niveau de vie personnel et, avant tout, familial. Les femmes immigrées se sentent mal à l’aise dans leurs rôles multiples. Chez elles on voit la manifestation d’un double effet oppressif : être femme et être immigrée ; ou, pour utiliser une expression anglaise « a double jeopardy » [12].
En Grèce l’inscription au régime de Sécurité Sociale constitue la condition sine qua non pour qu’un(e) immigré(e) puisse avoir une carte de séjour et être, par la suite, légalisé(e). Pour les femmes que j’ai interviewées la nécessité de s’inscrire à la Sécurité Sociale reste un indirect pôle d’identification, en tant qu’aspiration-revendication pour avoir accès aux droits des autres travailleurs, et je n’ai pas rencontré au sujet d’elle cette confusion du sentiment d’identité auquel je me suis référée, puisqu’elles veulent toutes avoir une couverture sociale.
A propos de la Sécurité Sociale Tania s’exprime ainsi : « Nous pensons rester ici jusqu’à ce que les enfants finissent l’école. Au fur et à mesure que nous aurons nos papiers et que nous trouverons du travail, nous resterons ici. Si les choses deviennent très difficiles, nous ne pourrons plus vivre ici, alors, peut-être, nous rentrerons. Mais si nous pouvons faire nos papiers et nous régulariser, bon… Maintenant, nous sommes tous les deux régularisés ».
Irina se réfère à deux reprises au sujet des papiers : « Je fais mes papiers, je paye la Sécu, allons-nous avoir de la retraite, nul ne le sait. Nous n’en savons rien. Je fais des économies, car je ne sais pas ce qui va se passer demain ou après-demain. Avec les papiers, c’est très difficile, tant de gens. Souvent, nous attendons dès l’aube devant la Municipalité, je ne sais pas ce qui va se passer, ce qu’on fera l’année prochaine, on verra bien. Maintenant, nous avons la carte de séjour valable jusqu’à la fin de l’année, après, nous ne savons pas ce qui va se passer, nous ne savons rien encore ! ».
Elli parle au nom de toutes les femmes qui se trouvent dans la même situation qu’elle ; elle dit : « le travail que nous faisons ici est très dur et nous n’avons pas de papiers. Les papiers qu’on nous donne sont valables pour six mois. Est-ce possible de vivre dans un pays et avoir des papiers valables seulement pour six mois ? Pour nous, qui travaillons comme femmes de ménage dans diverses maisons, on ne donne pas l’argent de la sécurité sociale. Nous ne savons pas que faire avec l’argent que nous touchons. Il est très difficile de payer notre loyer, l’eau courante, l’électricité, la nourriture et de payer aussi la sécurité. Je ne sais pas. Dans les maisons où nous travaillons, ils ne payent pas la sécurité ».
Pour les femmes immigrées la Sécurité Sociale se pose comme une question à double tranchant. D’un côté, ces femmes se trouvent dans des situations dans lesquelles elles ne peuvent être prises en charge par la communauté et, d’un autre côté, les conditions, dans lesquelles se crée le besoin de faire appel à elles, se situent également dans la ’pénombre’ de la Sécurité Sociale.
Le problème est profondément lié à la réalité de la famille grecque car la place de la femme grecque a changé au sein de la société pendant ces trente dernières années mais aussi la composition de la famille elle-même [13]. L’insertion des femmes grecques dans le marché du travail peut être un facteur important d’inégalité vu le poids qu’elles assument au niveau tant de la vie familiale que de la vie professionnelle. On pourrait dire qu’alors de nombreuses femmes grecques consolident leur place dans le monde de travail grâce au soutien des femmes immigrées qu’elles emploient. La présence des domestiques étrangères facilite le désengagement de la mère maîtresse de maison, d’autant plus que la participation d’autres membres de la famille, des grands-mères en particulier qui étaient souvent appelées à garder leurs petits-enfants, ne peut plus être garantie. Mais bien sûr il ne s’agit que d’une solution d’accommodement face aux impératifs professionnels et familiaux des femmes grecques et qui donne aux femmes immigrées un double rôle à jouer : avoir la responsabilité de soutenir leurs familles dans leur pays d’origine en se constituant une importante ressource familiale et assurer, en même temps, l’équilibre de la sphère domestique au sein des familles grecques. Elles assument donc la responsabilité de la ’survie’ de la famille aussi bien dans leur pays que dans la société de migration [14].
De l’autre côté, les familles grecques qui confient la garde des petits enfants ou/et des personnes âgées au personnel d’assistance à domicile, assument doublement la tâche du paiement de la Sécurité Sociale : d’une part, en payant leurs propres cotisations à la Sécurité Sociale et, de l’autre, en faisant appel à des tierces personnes, surtout des femmes immigrées et en les assurant. Ainsi, cette situation marque une défaillance étatique et une inconsistance majeure au sein des structures d’assistance destinées aux particuliers [15].
Ce double manque de sécurité manifeste l’avènement en Grèce de formes de précarité qui ont à voir avec ce qu’on appelle la société du risque [16]. Pour Ulrich Beck, la famille devient l’espace critique des évolutions d’une société où l’individualisation pèse lourdement : « ici intervient la spirale de l’individualisation : marché du travail, formation, mobilité, planification de la carrière, tout cela se trouve désormais redoublé, triplé au sein de la famille. La famille devient le lieu où l’on jongle continuellement, avec de multiples ambitions contradictoires, entre les professions et les impératifs de mobilité qui en découlent, les contraintes imposées par la formation, les obligations liées aux enfants et au travail domestique » [17]. La vulnérabilité et la précarité sont déjà présentes dans les familles d’accueil grecques comme chez les immigrées et conditionnent un ’court-circuit affectif’ entre les deux groupes.
La double vulnérabilité – manifeste et latente – caractérise les conditions de vie précaires des femmes immigrées s’occupant au sein des familles grecques. Cette articulation est aussi le produit des conditions de vulnérabilité et de précarité qui régissent déjà la vie familiale grecque. Dans le discours de mes interviewées, la notion de sécurité sociale apparaît centrale. Cette question d’ordre ’pratique’ nous introduit à une des difficultés majeures concernant la recherche sur les femmes immigrées. Il s’agit des problèmes soulevés par la dialectique de l’extérieur et de l’intérieur dont on a déjà fait état. Le côté extérieur de l’existence de ces femmes singulières demande une ouverture vers les questions d’ordre des droits de l’homme ; le côté intérieur demande une sensibilité aiguë par rapport à la réalité semi-obscure de la domesticité.
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[1] Quant au pays d’origine des travailleurs immigrés en Grèce, nous citerons les données officielles suivantes. En Grèce les Albanais sont les immigrés les plus nombreux d’après les statistiques des étrangers qui ont suivi la procédure de régularisation et non le nombre réel d’étrangers qui résident dans le pays : ils constituent 65% de la population étrangère et 43,7% des femmes étrangères. Puis viennent les Bulgares (6,8% de la population étrangère et 15% des femmes étrangères) et les Roumains (4,6% de la population étrangère et 5,5% des femmes étrangères) représentent également un nombre important d’étrangers. Avec un taux assez élevé sur l’ensemble de la population étrangère féminine suivent les Ukrainiennes (8,2%), les Géorgiennes (5%) et les Polonaises (4%).
[2] Tz. Kavounidi, Les caractéristiques des immigrés : Le programme grec de légalisation de 1998, Athènes-Thessalonique, Sakkoulas, 2002 (en grec) ; M. Tzortzopoulou, La place des immigrés en Grèce, in A.Mouriki, M.Naoumi, G.Papapetrou (dir.), Le portrait social de la Grèce 2001, Athènes, Centre national de recherches sociales (EKKE), 2002, p. 45-59 (en grec) ; E. Hatzivarnava, Exclusion sociale et Grecs de l’ex-Union Soviétique, Athènes, Papazissis, 2001 (en grec) ; L. Maratou-Alipranti, Travailleurs étrangers : tendances et le problème de l’intégration sociale, in Dimensions de l’exclusion sociale en Grèce, vol. I, Athènes, EKKE, 1999, p. 277-306 ; I. Psimmenos, En créant des espaces d’exclusion sociale : Le cas des immigrés Albanais en situation irrégulière dans le centre d’Athènes, in K.Kassimati, (dir.), Exclusion sociale : l’expérience grecque, Athènes, Gutenberg, 1998, p. 221-273 (en grec) ; R. Fakiolas, Preventing Racism at the Workplace : Greece, Working paper WP/95/45/EN, European Foundation for the Improvement of Living and Working Conditions, 1995 ; X. Petrinioti, L’immigration en Grèce, Athènes, Odysseas et Bibliothèque de l’Institut des Relations Internationales, 1993 (en grec).
[3] L.Maratou-Alipranti, Travailleurs étrangers : tendances et le problème de l’intégration sociale, in Dimensions de l’exclusion sociale en Grèce, op.cit., p. 282.
[4] Eurostat, http://europa.eu.int/comm/eurostat.
[5] Gabriele Rosenthal, German War Memories : Narrability and the Biographical and Social Functions of Remembering, Oral History, 19/2, 1991, p. 34-41 ; Du même, Reconstruction of Life Stories : Principles of Selection in Generating Stories for Narrative Biographical Interviews, in R.Josselson, A.Lieblich (dir.), The Narrative Study of Lives, vol.1. New Delhi, London, Sage, 1993, p. 59-91.
[6] Voir I. Psimmenos, En créant des espaces d’exclusion sociale : le cas des immigrés illégaux Albanais dans le centre d’Athènes, in Exclusion sociale : l’expérience grecque, op. cit., p. 221-273.
[7] Sur le travail domestique, voir, par exemple, R. Fakiolas, L. Maratou-Alipranti, Foreign female immigrants in Greece, in Papers 60, 2000, p. 101-117 ; N. M. Karakatsanis et J. Swarts, Migrant women, domestic work and the sex trade in Greece – A snapshot of migrant policy in the making, in E.Tastsoglou et L.Maratou-Alipranti (dir.), Gender and international migration : focus on Greece, The Greek review of social research, A/110, National Centre for Social Research, 2003, p. 239-270 ; B.Anderson et A.Phizacklea, Migrant Domestic Workers : a European Perspective, research paper : University of Leicester and Equal Opportunities Unit, DGV, 1997 ; G. Lazaridis, Immigrant women in Greece : the case of domestic labourers, in European Forum for Leftist Women, Nationalism, Racism, Gender, Thessalonique, Paratiritis, 1995, p. 47-75.
[8] Ainsi, les femmes venant de Géorgie ont une formation supérieure pour 39% d’entre elles contre 21% des hommes ; 31% des femmes d’Ukraine ont une formation supérieure contre 22% des hommes. Les femmes de Russie (29%), de Moldavie (28%) et d’Arménie (27%) sont aussi d’un niveau de formation élevé. Voir Tz. Kavounidi, Les caractéristiques des immigrés : Le programme grec de légalisation de 1998, op. cit., p. 59 et suiv.
[9] Ibid, p. 98.
[10] M. Weber cité in J. Etienne et H. Mendras, Les grands thèmes de la sociologie par les grands sociologues, Paris, Armand Colin, 1999, p. 19.
[11] Voir la remarque suivante : « le fait d’avoir été victime du racisme (…) ne prévient pas contre ce type d’attitude et de pensée », Jacques Tarnero, Le racisme, Toulouse, Les Essentiels Milan, 1998, p. 4.
[12] R. Kats, The Immigrant Woman : Double Cost or Relative Improvement, International Migration Review, 16/3, 1982, p. 661-677.
[13] T. Papadopoulos, Greek family policy from a comparative perspective, in E.Drew, R.Emerek et E.Mahon (dir.), Reconciling Family and Working Life, London, Routledge, 1998, p. 47-57.
[14] Pour ce développement, voir Fl. Anthias, Metaphors of Home : Gendering New Migrations to Southern Europe, in Fl. Anthias et G. Lazaridis (dir.) Gender and Migration in Southern Europe. Women on the Move, op. cit., p. 15-47.
[15] Par contre, en ce qui concerne les personnes âgées en nécessité, l’Etat français a institué en 2001 l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) substituant la prestation spécifique dépendance (PSD) créée déjà en 1997. L’APA concernait 800.000 personnes environ et son montant variait de 91,46 à 1067 euros selon le degré de dépendance et les ressources des bénéficiaires. Loi du 20 juillet 2001 relative à la prise en charge de la perte d’autonomie des personnes âgées, Le Monde, 29 décembre 2001.
[16] Sur la société du risque, voir, par exemple, U. Beck, D’une théorie critique de la société vers la théorie d’une autocritique sociale, Déviance et société, 18/3, 1994, p. 333-344 ; Du même, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Préface de B.Latour, Paris, Aubier, Alto, 2001 ; I. Culpitt, Social Policy and Risk, London, Thousand Oaks, New Delhi, Sage Publications, 1999 ; C. Dourlens, J.P. Galland, J. Theys et P.A Vidal-Naquet, Conquête de la sécurité, gestion des risques, Paris, L’Harmattan, Logiques sociales, 1991 ; Fr. Ewald, Le risque dans la société contemporaine, Agir, La crise du politique, 3, 2000, p. 41-54 ; J. Lautman, Risque et rationalité, L’Année sociologique, 46/2, 1996, p. 273-285 ; D. Duclos, Puissance et faiblesse du concept de risque, L’année sociologique, 46/2, 1996, p. 309-337.
[17] U. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, op.cit., p. 248.
Vassilikou Catherine, « Femmes immigrées en Grèce », dans revue ¿ Interrogations ?, N°4. Formes et figures de la précarité, juin 2007 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Femmes-immigrees-en-Grece (Consulté le 21 décembre 2024).