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En lançant il y a maintenant deux ans la revue¿ Interrogations ?, son comité de rédaction engageait le pari d’en faire une revue interdisciplinaire, en dépit du fait qu’il était à dominante sociologique. C’est un pari en passe d’être (provisoirement) gagné puisque la quasi-totalité des articles de la partie thématique de cette troisième livraison de la revue, consacrée à l’oubli, relève d’autres disciplines que la sociologie, en l’occurrence les sciences politiques, les lettres classiques mais aussi des études architecturales ou picturales.
Cette dispersion disciplinaire n’empêche cependant pas tous nos contributeurs de s’accorder à souligner la nature profondément ambivalente de l’oubli. Si la nécessité d’oublier pour continuer à vivre s’impose aussi bien aux individus qu’aux sociétés, celle-ci est parfois inquiétante, tant derrière l’oubli se trouve la crainte d’un éternel recommencement.
C’est pourtant bien cette nécessité d’une amnésie collective des événements liés à une guerre ou à un génocide, pour que la vie puisse reprendre ses droits, que met en évidence l’article de Pascale Gaborit. Cependant l’auteure souligne aussi que la mémoire finit toujours par refaire surface, et qu’elle peut alors être source de tensions ou, plus positivement, être canalisée à travers le deuil et la commémoration. C’est cette dernière alternative qu’explore Claire Paulian dans un texte à propos du Mémorial des Juifs à Berlin. S’il s’agit de commémorer pour ne pas oublier, des choix sont cependant nécessairement réalisés, mettant l’accent sur telle interprétation historique plutôt que sur telle autre. Le souvenir plonge alors de fait une part de la mémoire dans l’oubli. De surcroît, dans son texte, Claire Paulian nous montre comment l’architecture peut se saisir et matérialiser cette dialectique de la mémoire et de l’oubli. Claire Maingon en fait de même mais avec la peinture. « L’oubli » est un tableau de Demeurisse, témoignage dérangeant d’un ancien soldat de la Grande Guerre, qui se bat contre l’amnésie mais qui ne se fait aucune illusion sur le sort que le temps réserve au souvenir de cette période. Pour lui aussi, la vie a besoin de l’oubli. C’est à une conclusion assez proche que parvient Albert Piette, au terme d’un exercice d’auto ethnographie portant sur le deuil de son père. Il n’est pas ici question d’oubli dans le sens d’effacement de la personne défunte mais de sa transformation en détails vidés de leur charge affective. L’oubli de cette dimension, permis par le travail de deuil, crée une nouvelle forme de présence.
Nous pouvons d’ailleurs nous demander si ce n’est pas ce qui est recherché par les sociétés lors des différentes commémorations : un souvenir sans affect, permettant de dire « plus jamais ça ! » tout en se projetant dans l’avenir. Ne s’agit-il pas ici de « tuer la mémoire du coeur » pour le dire avec les mots d’Ovide, cité par Christine Kossaifi dans son article sur le mythe de Léthé. Déesse ambiguë, Léthé s’est vue attribuer par les Grecs des pouvoirs thérapeutiques, notamment celui d’effacer les souvenirs douloureux. Cependant si Léthé est l’oubli, elle est aussi liée à la vérité et à la recherche de cette dernière dont l’âme conserve le souvenir, acquis au contact des dieux. Plus proche de nous est le souvenir de nos ancêtres. Jean Ferrette, sur les traces de Béatrix Le Wita, nous démontre que nous ne sommes pas tous pourvu de manière égale en matière d’aïeux et si, dans la bourgeoisie, on se plait à les collectionner, en revanche les classes laborieuses ne parviennent pas à en garder la trace, les tuant une seconde fois en les oubliant pour citer Demeurisse.
Mais il n’est pas que l’oubli pour se protéger de la souffrance. Christophe Demaeght, dans un texte sur les volontaires en mission humanitaire, montre comment l’être humain, face à des situations qu’il ne cautionne pas, peut suspendre sa pensée et dénier la réalité. Deuxième texte de cette partie « Des travaux et des jours », l’article d’Alfonsina Faya-Robles porte sur l’expérience d’une recherche doctorale et nous entraîne dans un questionnement méthodologique et épistémologique, en instaurant notamment un parallèle entre les parcours physiques et psychiques de la chercheuse et de sa population d’étude.
Deux nouvelles « Fiches techniques » sont également publiées dans ce numéro. Celle de Sébastien Haissat s’intéresse à la constitution de l’identité personnelle, dans une perspective interactionniste, notamment à travers les processus d’engagement qui modifient la trajectoire donc l’identité. Enfin Alain Bihr nous livre ici sa seconde fiche concernant les origines du capitalisme selon Max Weber, en portant un regard critique sur la pensée du sociologue allemand.
Le Comité de rédaction
Pour citer l'article :
Comité de rédaction, « Préface », dans revue ¿ Interrogations ?, N°3. L’oubli, décembre 2006 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Preface,361 (Consulté le 21 novembre 2024).