Créatures-clés de The Witcher 3 : Wild Hunt, les Moires de Velen sont représentatives de la manière dont les créatures du jeu, basé sur l’univers d’Andrzej Sapkowski, se construisent autour d’un mélange de récits : contes, événements historiques, œuvres littéraires, légendes et mythes. Toutefois, la place prépondérante qu’elles occupent révèle que les Moires se distinguent du bestiaire de l’œuvre et témoignent de la manière dont le jeu crée sa propre mythologie, une néo-mythologie ancrée dans une réécriture syncrétique de mythes. Dans cet article, l’autrice cherche ainsi à établir l’identité des sœurs fileuses de destin, en arpentant leur tissu référentiel, et questionne comment, par des effets de transferts entre Monde Primaire et Monde Secondaire, elles s’inscrivent dans le processus de néo-mythologisation à l’œuvre dans The Witcher 3 : Wild Hunt, processus s’ancrant dans une dynamique propre à la fantasy, l’« appel au mythe ».
Mots-clés : fantasy, jeu vidéo, sorcière, réécriture, worldbuilding
Velen Crones & mythological syncretism in fantasy. The Witcher 3 : Wild Hunt’s exemple
This work is based on a case study of Velen Crones, The Witcher 3 : Wild Hunt key-creatures. These characters are indeed quite meaningful concerning how the creatures of this game – based on Andrzej Sapkoswski’ world – are built through a mix of textual and oral resources, such as tales, historical events, literary works, legends and myths. They play a major role in the game, and this very fact reveals how much they are distinct from the rest of the game’s bestiary. They demonstrate how The Witcher 3 creates its own mythology, a neo-mythology deeply rooted in a syncretic rewriting of myths. In this article, the author tries and establish these fate weavers’s identity through an exploration of their intertextuality, and wonders how, thanks to transfer effects between Primary and Secondary Worlds, the Crones are part of The Witcher 3 : Wild Hunt’s neo-mythologization process - a process settled in “the call of the myth”, a dynamic specific to fantasy.
Keywords : fantasy, video game, witch, rewriting, worldbuilding
Le terme « Moires » a ceci d’intrigant qu’il charrie toute une galerie d’images : des vases peints aux tableaux modernes et contemporains, en passant bien évidemment par la culture populaire contemporaine – on pense aux œuvres picturales de Sebastiano Mazzoni (The Three Fates, 1670) ou de William Blake (Hecate or The Three Fates, 1795), au film d’animation Hercules (Musker, Clement,1997), au roman Même pas mort (Jaworski, 2013), ou encore à la série TV The Sandman (Heinberg, 2022), parmi tant d’autres exemples. Aussi, alors qu’elles sont issues de la mythologie gréco-romaine, les moires ont fait l’objet de nombreuses reprises et réécritures et ont voyagé bien au-delà de cette époque définie, tant et si bien qu’on les retrouve sous d’autres noms, sous d’autres formes, au sein de cultures ultérieures mais aussi antérieures. La cristallisation gréco-romaine nous les présente comme les Moïrai, puis les Parques (Parcae) chez les romains : trois sœurs, trois divinités qui décident du sort des femmes et des hommes le long du – littéral – fil de la vie. Clôtho, Lachésis et Atropos, respectivement la Fileuse, la Destinée et l’Inflexible sont décrites par Hésiode dans sa Théogonie, qui les intègre à « la première génération divine, celle des forces élémentaires » (Davreu, 2022). Incarnation d’une figure mythologique indo-européenne, les multiples variations des Moires se concentrent autour de deux éléments : leur force triptyque et leur fonction de fileuses de destin. Mais ces figures ne se limitent pas à cette incarnation gréco-romaine, faisant plutôt partie du bassin culturel mythologique européen. Ce faisant, les œuvres les réinvestissant paraissent innombrables, et ce qu’elles fassent référence aux Moires en tant que telles ou à une autre figure similaire, mais aussi que les œuvres soient anciennes ou contemporaines. Au vu de ce polyréférencement, de cette richesse hypotextuelle [1], on dégage de la figure des Moires une forme de polysémie qui serait propre à leur condition de mythe. Ce « [t]erm[e] qui ser[t] généralement à désigner les textes fondateurs et les croyances de différentes cultures à travers le monde » (Di Filippo, 2018 : 273), présente cela dit un usage on ne peut plus vaste, pouvant désigner « dans le langage courant aussi bien des récits mettant en scène des êtres surnaturels, des allégories philosophiques, une part de l’imaginaire qui serait dénué de réalité, que des récits renvoyant à des supposées croyances » (Di Filippo, 2020). Dans cet article, nous considérerons toutefois le mythe dans une acception réduite, celle de ces « récits mettant en scène des êtres surnaturels » teintée du champ de l’« allégorie philosophique », bien que le fil de notre réflexion la dote progressivement d’autres faisceaux de sens.
Afin de saisir au mieux l’usage fictionnel qui peut être fait d’un mythe tel que celui des Moires, nous faisons le choix d’une étude de cas consacrée à leur réemploi dans l’œuvre vidéoludique The Witcher 3 : Wild Hunt. Si cet usage relève de l’acception énoncée plus haut, on note qu’il s’agit ici d’une posture qui « témoigne d’une prise de distance par des personnes qui l’utilisent à l’égard des phénomènes qu’il sert à qualifier » (Di Filippo, 2020) [2] – prise de distance qui nous intéressera tout particulièrement dans le cadre des dynamiques créatives, principalement celle du worldbuilding. The Witcher 3 : Wild Hunt (CD Projekt, 2015), est le dernier opus en date de l’adaptation vidéoludique du cycle littéraire de l’écrivain polonais Andrzej Sapkowski [3]. The Witcher, aussi nommé Le Sorceleur dans sa traduction française, narre les voyages et aléas d’un guerrier errant seul dans un univers ravagé par la guerre. Cet ensemble littéraire éponyme est composé de deux recueils de nouvelles (Sapkowski, 2003 [1993] ; Sapkowski, 2008 [1992]) et de six romans [4]. Si les Moires ne sont pas originellement présentes dans les écrits de Sapkowski, le jeu propose une version personnelle et singulière de la triade sororale mythologique, en l’infusant au sein d’une réécriture globale de plusieurs références intertextuelles, « merveilleuses » ou non. La question qui guidera notre réflexion sera donc la suivante : en quoi les Moires permettent-elles de mener une réflexion autour de l’usage des mythes dans le cadre du worldbuilding de fantasy ?
Précisons toutefois que l’esthétique de réécriture globale susmentionnée est à l’image de celle de l’« ensemble narratif The Witcher », un ensemble fictionnel transmédiatique qui comprend l’œuvre littéraire de Sapkowski ainsi que ses adaptations vidéoludiques, graphiques ou audiovisuelles (Kergoat, 2023) [5]. Aussi si, dans le cadre de cette étude des Moires, nous nous concentrerons sur le troisième opus vidéoludique, nous puiserons des éléments de compréhension au sein de son ensemble narratif.
Ce travail autour des Moires de Velen s’ancre dans la littérature générale et comparée, de par son observation du tissu intertextuel mythologique de l’œuvre, sa mise en regard avec un genre entier (la fantasy), ou plus simplement ses appuis transmédiatiques. Cette lecture ne saurait cependant se départir de l’apport des études culturelles, notamment vis-à-vis de la lecture de l’emploi créatif des mythes. Le corpus présenté plus haut fut exploré par une démarche de lecture et de jeu actives, annotées, croisées avec le visionnage de parties en ligne (let’s play) et la consultation de forum spécialisés afin d’identifier les différents embranchements narratifs et dialogues alternatifs possibles. Nous opterons ici pour deux types d’analyse formelles, là encore croisées : celle du contenu de l’œuvre et celle de ses dispositifs narratifs [6] qui permettent la mise en récit et en gameplay de ce dernier. Dans ce cadre, nous porterons avant toute chose notre regard sur les Moires en elles-mêmes, à la fois concernant la matière mythologique qu’elles ont amalgamée, mais aussi leur place au sein d’un univers fondamentalement intertextuel. Puis, nous mettrons le résultat de nos observations en regard du genre de la fantasy, afin de saisir ce que nous nommerons « l’appel au mythe ». L’appel au mythe sera ainsi à considérer comme le phénomène exprimant le besoin que le genre a de cet hypotexte, comme on aurait besoin de matières premières afin de construire les fondations d’un bâtiment.
Le postulat de base de l’univers de The Witcher se construit autour du phénomène de la Conjonction des Sphères, un événement ayant amené plusieurs mondes, plusieurs univers, à se rencontrer. Mais au-delà de cet événement fondateur qui place l’univers sous le signe de la multiplicité, le monde du Sorceleur se trouve inscrit, dès son processus créatif, dans une dynamique de croisement, d’assemblage, de référencialité. Les Moires de Velen seraient ainsi un des nombreux symptômes des logiques d’intertextualité qui sous-tendent l’œuvre.
L’intertextualité [7] à l’œuvre dans The Witcher 3 : Wild Hunt se développe en plusieurs strates que nous excaverons ici. Celle que nous identifions comme la première – car elle se présente comme explicite au sein même du jeu [8] – concerne les quêtes proposées à l’audience joueuse. Si, de manière très commune en regard des autres œuvres vidéoludiques, le contenu de certaines de ces quêtes s’inscrit en référence directe à d’autres œuvres lui préexistant (Duret, Marie-Pons, 2016), cette intertextualité est rendue explicite par les développeuses et développeurs à travers leur façon de nommer diverses quêtes. CD Projekt se contente parfois d’un simple clin d’œil aux œuvres d’origine ou reprend plus pleinement certains des éléments narratifs de celles-ci. Les quêtes font, à l’envi, référence à d’autres textes issus des genres de l’imaginaire : « Thou Shall Not Pass » adapte la harangue de Gandalf (Tolkien, 2007 [1968]) au phrasé shakespearien ; « A Feast for Crows » reprend à l’identique le titre du dernier volume du cycle de G.R.R. Martin paru à ce jour (Martin, 2011 [2005]) ; « From a Land Far Far Away » fait écho au prologue de Star Wars (Lucas et al., 1977-2017) ; « The Fall of the House of Reardon » prend la place de la maison Usher d’Edgar Poe (2015)… En dehors de la SFFF (Science-fiction, fantasy, fantastique), les œuvres de la culture populaire ne sont pas non plus en reste : Gangs of New York de Martin Scorcese (2002) devient « The Gangs of Novigrad » ; « Iron Maiden » fait référence au groupe de métal éponyme, etc. Comme évoqué précédemment, The Witcher 3 s’inscrit toutefois dans un champ plus vaste qu’il nous est nécessaire d’exposer afin d’étudier au mieux l’œuvre vidéoludique.
La seconde strate d’intertextualité se réfère aux sous-genres d’appartenance de l’œuvre. L’ensemble littéraire d’Andrzej Sapkowski, comme les adaptations vidéoludiques, se situent en effet entre deux sous-genres, la grimdark fantasy et le polar hardboiled (réf. Auteur, 2023). Pour Adam Roberts (2014 : 39), « grimdark » est :
« le terme communément employé pour évoquer les œuvres de fantasy qui tournent le dos aux visions préraphaélites plus exaltantes d’un médiévalisme idéalisé. Au lieu de cela, elles insistent sur combien la vie à l’époque était “vraiment” cruelle, brutale, courte et euhm… sombre. Je mets ici “vraiment” entre guillemets car la Grimdark a généralement peu à voir avec une ré-imagination de l’histoire véridique, et tout à voir avec une perception de notre monde comme un lieu cynique, désillusionné et ultraviolent » [9]
tandis que le hardboiled, loin des mondes fantasystes [10], est un sous-genre du roman noir états-unien qui met en avant des détectives privés mutiques aux prises avec des enquêtes interrogeant les notions de moralité et d’éthique. Elles ont cours dans les bas-fonds de cités sous le joug de la prohibition états-unienne et se centrent autour de la figure anti-héroïque du (détective) privé, qui revient d’une enquête à l’autre dans une dynamique de sérialité. Aussi :
« [L]e hardboiled est un genre qui a tendance à reconnaître sa défaite : le détective ne protège pas la moralité, mais la réincarne et la reconstitue pour un monde corrompu. Comme l’a écrit Raymond Chandler dans une définition du héros de hardboiled restée célèbre : “Un homme doit se rendre dans ces rues mal famées : il n’est pas lui-même mauvais, il n’est pas non plus corrompu ou effrayé… Il se doit d’être – en le formulant d’une manière quelque peu galvaudée – un homme d’honneur, par instinct et parce que c’est inévitable, sans même avoir à y penser, et surtout sans avoir à le déclarer” [11] [Chandler 1944 : 59] » [12] (Lee, 2016 : 6-7).
Concernant cette alchimie entre les deux sous-genres, outre le dispositif de narration basé en grande partie sur des enquêtes concernant des créatures monstrueuses, le personnage de Geralt est représentatif de cet état de fait : enquêteur mutique arpentant les bas-fonds des cités et des terres attenantes [13], il fut abandonné par sa mère à la naissance. Visenna le confia à Kaer Morhen, bastion Sorceleur, où il fit l’objet d’expérimentations magiques particulièrement violentes lors de la traditionnelle Épreuve des Herbes, l’amenant à muter et à perdre ainsi une part de son humanité. Mêlant ces deux sous-genres, Le Sorceleur est une œuvre qui repose sur les dynamiques pessimistes de ceux-là. L’œuvre met en son cœur des thématiques telles que l’identité, la vengeance, l’humanité ou la rédemption, tandis que le présupposé de son univers veut qu’humains et créatures merveilleuses se soient brusquement trouvés à cohabiter sur la même planète.
La dernière strate intertextuelle de l’œuvre se trouve dans la Conjonction des Sphères et est sans doute celle la plus cruciale dans la perspective mythologique qui est la nôtre. La Conjonction est due à un cataclysme ayant eu lieu 1500 ans avant le temps de l’histoire des romans, lors duquel différents mondes se sont vus connectés au cœur d’un phénomène exceptionnel. La rencontre brutale a amené humains et autres créatures à se trouver enfermés dans la réalité des elfes, créant notamment un nouveau rapport au chaos primordial, source de la magie. Cette cosmogonie-fictionnelle se nomme la Conjonction des Sphères (autrement dit des planètes) et présente cette naissance du monde non pas comme « le résultat d’un acte divin, mais de ce qui semble être un accident, un phénomène métaphysique » (Reinier, 2019 : 71). Imaginé par Sapkowski, cet événement marque la volonté syncrétique de l’œuvre littéraire, volonté que les jeux ont prolongé et systématisé. Les Moires de The Witcher 3, tout comme de nombreuses créatures du jeu, s’inscrivent ainsi à la fois comme peuplant un monde qui se veut le fruit de la rencontre de multiples autres, et comme étant nées du croisement entre différentes représentations mythologiques. Autrement dit, ces créatures habitent un monde mêlant diverses influences (une de ces sphères était, par exemple, une forme de réécriture de l’imaginaire arthurien), esthétique du mélange encore renforcée par le patchwork mythologique. À travers la Conjonction des Sphères est donc acté au sein-même de la fiction le fait que l’œuvre s’inscrit sous le signe du croisement et du mélange. Celui de textes et d’autres œuvres, comme nous venons de l’évoquer, mais aussi d’autres matériaux, tels que les mythes. Au-delà de l’intertextualité, qui a ici une importance fondatrice, on se retrouve dans une situation de syncrétisme dont la « politique de synthèse » (Mary, 2019 : 1297) aboutirait notamment aux Moires. Si la Conjonction des Sphères est un événement-clé de la fiction, elle aurait ainsi une importance du point de vue de la création, de la poétique. En composant une métaphore à partir de cet événement fictionnel, nous pourrions considérer que les Moires seraient alors le fruit d’une ‘conjonction des mythes’.
Suite à cette Conjonction des Sphères a été formé une caste de chasseurs de monstres, entraînés dès l’enfance à lutter contre les engeances issues de cette fissure entre les mondes. Le fameux sorceleur, Geralt de Riv, en fait partie et, comme eux, il est appelé à rencontrer divers personnages et créatures lors de ses multiples voyages et errances, certaines et certains d’entre eux se révélant être des cibles à abattre. Or, l’une de ces cibles entre en écho direct avec les Moires que nous évoquions, au point d’en être un homonyme.
Après avoir premièrement arpenté la région de Blanchefleur (« White Orchard ») et son tutoriel en vase clos, considérée par Reinier (2019 : 142) comme un « bassin d’acclimatation », Geralt découvre les marais de Velen, à savoir le véritable lieu d’entrée du monde ouvert offert par le jeu. Ce nouvel espace est bien loin des vergers de la section introductive et se présente comme « une terre oubliée des dieux et des hommes » [14] (CD Projekt, 2015) qui plonge l’audience joueuse dans une ambiance glauque et mortifère. Dans ces marais isolés, des divinités primaires sont vénérées des habitantes et habitants qui voient en elles une menace autant qu’une protection. Les Moires de Torséchine sont ainsi des entités qui se trouvent incarnées en tant qu’authentiques personnages et qui appartiennent au fil narratif principal de l’œuvre. Au cœur d’une étude sur les mythes dans l’univers de The Witcher, les Moires cristalliseront nos interrogations et observations autour de cette thématique. Tout comme la Chasse sauvage (« Wild Hunt », une autre réécriture mythologique), elles font partie des mythes au cœur de la narration du jeu et constituent, de plus, un des premiers éléments mythologiques que Geralt de Riv rencontre en chair et en os dans cet opus, préfigurant ainsi la manière dont l’œuvre tisse l’hypotexte mythologique.
Elles apparaissent dès les prémices de la quête principale de Velen « Affaires de Familles » (« Family Matters »), dans laquelle Geralt de Riv est amené à entendre parler de certaines Dames de la forêt (« Ladies of the Woods »), enleveuses et dévoreuses d’enfants, mais aussi protectrices des terres et de ses habitantes et habitants. Ceux-là leur vouent un respect horrifié et n’hésitent pas à recourir au sacrifice pour s’attirer leurs faveurs. Leur lieu de résidence se trouve être une curieuse cabane au creux des marais, uniquement occupée par une étrange vieille femme s’occupant visiblement d’enfants abandonnés. Un chemin de confiseries, le « Sentier des douceurs » (« Trail of Treats »), permet aux voyageuses et voyageurs imprudents de trouver le lieu de résidence de ces curieuses Dames, qui apparaissent d’abord à Geralt de Riv sous la forme d’une tapisserie tissée à partir de cheveux humains. L’œuvre ainsi représentée n’est pas sans nous rappeler des représentations de sorcières : les Dames sont belles, échevelées, dévêtues, et sont entourées de curieux glyphes alors qu’elles s’apprêtent à sacrifier un poulet (l’une d’elles tient déjà une oreille coupée dans sa main).
Elles parlent d’abord à Geralt à travers la tapisserie : lorsque la mystérieuse femme occupant la maison place sa paume sur le tissu, les Moires s’adressent au sorceleur à travers elle, faisant de son corps un vaisseau. Puis, une fois une première quête accomplie, elles lui apparaissent sous leur véritable jour. Fuselle (« Weavess »), Ambroisie (« Brewess ») et Soupir (« Whispess ») sont des créatures monstrueuses qui portent l’incarnation de leurs méfaits sur leur chair rapiécée, enflée, déchirée, trouée et brûlée : louche à ragoût, lapin dépecé, sac rempli de membres ensanglantés, jambes d’enfants… Ce n’est que lors de leur sabbat, cérémonie rituelle ayant cours dans la quête « Le Mont chauve » (« Bald Mountain »), qu’elles retrouvent leur apparence telle qu’avantageusement dépeinte par la tapisserie, après s’être repues d’un brouet de chair humaine dont elles tirent leurs pouvoirs [15]. Afin de prolonger l’horreur, les quêtes précédant cet hapax narratif nous apprennent, à travers une entrée du journal (section du menu du jeu fictionnellement tenue par le barde Jaskier en référence à son ouvrage que l’on retrouve chez Sapkowski, Un Demi-siècle de poésie), leur histoire familiale qui n’est pas sans évoquer les mythes grecs théogoniques (Vernant, 2014 [1999]) :
« À l’origine on dit qu’elles étaient quatre. La Mère, Celle qui sait, la Dame de la forêt, arriva en ce pays depuis une terre lointaine. Souffrant de solitude, elle façonna trois filles de terre et d’eau. À cette époque fort reculée, la Mère régnait seule sur Velen. Ses filles lui rapportaient les doléances de son peuple et agissaient en son nom. Chaque printemps, au cours d’une nuit spéciale, offrandes et sacrifices étaient faits en son nom. Hélas, au fil des siècles, la Dame de la forêt sombra peu à peu dans la folie, entraînant avec elle toute la région. Les hommes délaissèrent leur foyer et s’enfuirent dans les marais, où ils se mirent à vivre comme des bêtes. Velen était à feu et à sang. Les trois filles, voyant leur pays au bord de la destruction, décidèrent pour le sauver, de prendre des mesures radicales : le printemps venu, lors de la nuit des sacrifices, elles assassinèrent leur Mère et l’enterrèrent dans les marais. Son sang imprégna les racines du chêne poussant au sommet d’Ard Cerbin, et l’arbre porte depuis des fruits savoureux et nourrissants. L’âme immortelle de la Dame, trop attachée à sa terre, refusa de la quitter et les trois sœurs l’emprisonnèrent alors sous la Coline dolente, où elle est encore enfermée à ce jour » (CD Projekt, 2015).
Au-delà de ces apparences et actions délétères, les Moires se présentent aussi comme les réceptacles d’une importante sagesse, ce qui est même le premier trait définitoire qu’on est amené à connaître d’elles : « Les dames de la forêt savent tout ! » déclare en effet un villageois lors du dialogue qui lance Geralt sur la piste des Moires (id.). C’est ainsi la plupart du temps en quête de réponses que le Sorceleur et Ciri, sa fille adoptive portée disparue, s’adressent aux Dames, leur savoir allant jusqu’à la vision prophétique. À propos de Ciri, elles déclarent par exemple à Geralt : « et si par miracle tu la trouves, elle mourra » (id.) – prophétie qui peut être déjouée par les choix de l’audience joueuse. Pour parachever ce portrait, on notera que les légendes locales font remonter leur origine à la cosmogonie du Continent et elles sont reconnues comme « plus anciennes que les mages et les académies, plus anciennes que les humains, plus anciennes même que les elfes et les nains. Les Moires de Torséchine font partie de ces étranges créatures dont l’existence remonte à la nuit des temps » [16] (id.).
Ce portrait contextuel permet ainsi de saisir l’identité des Moires telle qu’elle est donnée à voir dans le jeu. Toutefois, en parallèle de cette peinture surgit un autre portrait, indirect lui, qui ne peut être observé dans tous ses détails qu’en ayant connaissance des codes, plus précisément des mythes, qu’il manipule. Sorcières maîtresses des subtilités du destin, monstres dévoreuses d’enfants, divinités primaires séductrices… c’est ainsi tout un réseau de références qui s’ouvre à nous, dans un tableau polymorphique qui annonce la variété des mythes ayant donné corps à ces figures. On perçoit alors les prémices de l’usage référentiel mythologique à l’œuvre dans The Witcher 3 que l’on esquissait en introduction.
Pour comprendre au mieux les références à la source de ce trio de personnages, il importe de se pencher sur la version originale du jeu, qui préfère au spécifique « Moires » le terme plus général « Crones », terme désignant une vieille femme la plupart du temps malfaisante, dotée d’obscurs pouvoirs magiques. En version originale, les Moires sont ainsi définies plus simplement comme un trio de sorcières hantant les marais, tandis que la version française du jeu a préféré les nommer en référence à une de leurs inspirations principales, notre fameux mythe gréco-romain. Concernant ce choix sémantique, on peut émettre l’hypothèse que les traductrices et traducteurs ont souhaité les associer directement au mythe le plus facilement reconnaissable d’un public français tout en les distinguant des multiples autres figures de sorcières et sorciers du jeu. Elles et ils insistent ainsi davantage sur leur caractère mythologique. Il est par ailleurs à noter que ce même choix a été fait dans d’autres langues latines (l’espagnol emploie « Moiras », le portugais « Moiras »), là où l’allemand emploie un ancien terme pour désigner les vieilles tantes (« Muhmen »). L’italien conserve le référent de sorcière (« Megere »), à l’image du polonais (« Wiedźmy »). En dépit de ces variations de terme, rappelons que chacune de ces langues dispose d’un terme précis et unique pour « Moires » : il s’agit donc bien d’un choix traductologique. Par ce choix, la version française fait ainsi apparaître d’autant plus la tapisserie comme un élément liminaire de la caractérisation de ces personnages et fixe l’imaginaire des trois sœurs autour du métier à tisser, immanquablement lié, comme on l’a vu, à celui des fileuses de destinée.
Pour autant, qu’on les appelle Crones ou Moires, Fuselle, Ambroisie et Soupir sont le fruit d’un important syncrétisme. Dans ce cas précis, on reprendra la terminologie du syncrétisme présentée par André Mary (2019 : 1293), à savoir comme une « fusion originale de traits religieux hétérogènes », en précisant que selon la posture des études mythologiques dans laquelle nous nous situons, le « mythe » ne se limite plus à son essence religieuse. Cette observation, une fois mise en perspective des Moires, permet de saisir les particularités du syncrétisme qui les a vues naître, à cheval entre l’héritage de textes précis et tout le faisceau de représentations qui en ont découlé, expression unique du mélange d’un vaste corpus culturel. Les Moires, donc, sont particulièrement identifiées au mythe grec, mais autour de cette matière gréco-romaine [17] gravitent d’autres textes et figures qui découlent comme elle de cette même origine indo-européenne présentée en introduction. On pensera ainsi aux Nornes nordiques, le plus souvent représentées en trio et elles aussi fileuses de destin ; aux Sudjaje slaves, trinité de femmes se penchant sur le berceau des enfants pour en tisser le destin ; à la cruelle Baba Yaga russe, dévoreuse d’enfants vivant dans une cabane aux pattes de poulet et apparaissant parfois sous trois formes différentes, à la fois adversaire et guide du héros ; à d’autres formes d’un trio de sorcières féminines apparaissant dans la culture celtique ; aux Crones de MacBeth [18], etc. Les sorcières des contes de Grimm, celles qui attisent la curiosité d’enfants trop gourmands à grands renforts de sucreries, se présentent à cet égard comme un intertexte à part, qui se superpose néanmoins au tout. Au sein de cet ensemble de références, on identifie une cristallisation intertextuelle autour de la figure de la triple-sorcière du destin. Mais il est impossible de tout lister tant Fuselle, Ambroisie et Soupir ont trouvé corps dans la rencontre d’un ensemble de folklores européens et tant sont nombreuses les ressources mythologiques autour la figure de la triple femme fileuse de destin. Pourtant, les créatrices et créateurs du jeu ont ressenti le besoin de ne pas limiter leurs sources d’inspirations aux « crones » et simili-moires, mais de puiser aussi dans un ensemble de textes et contes autour de la figure de la sorcière. Ils ont ainsi repris « un des procédés fréquemment employés par l’écrivain : mélanger les contes [19] populaires et les décrire sous un jour nouveau […] » (Reinier, 2019 : 73). Les Moires de Torséchine sont de même constituées à partir d’un amalgame multiréférentiel, qui synthétise en une seule figure (ici certes triptyque) un faisceau de sèmes, de symboles et d’imaginaires en les passant sous le prisme résolument anti-manichéen de Sapkowski [20]. Cette réécriture « sous un jour nouveau » s’exerce ainsi pour les Moires comme dans l’œuvre littéraire. On y retrouve notamment la Dame du Lac (Sapkowski, 2011 [1999]) ou Blanche-Neige (Sapkowski, 2003 [1993]), entre de nombreuses autres figures.
Parallèlement à l’ensemble fictionnel de The Witcher, la lecture et le gameplay de The Witcher 3 : Wild Hunt reposent sur le doute quant au bien-fondé des intentions des personnages et créatures, et sur une quête de justice proportionnelle à la lourdeur de la tâche de bourreau qui incombe au sorceleur. À titre d’exemple, la quête de « La Colline dolente » (« Whispering Hillock »), lors de laquelle Geralt rencontre la mère des Moires, se révèle particulièrement éloquente. Elle n’offre aucune fin heureuse, en dépit du fait que l’audience joueuse peut choisir entre trois manières de résoudre la quête. Que l’audience joueuse « tue l’esprit », « libère l’esprit » ou « piège l’esprit », chaque option mène à une conclusion néfaste, conclusion que l’observation préalable et méticuleuse des indices présentés dans le jeu ne peut prévoir avec certitude. Il apparaît donc nécessaire de créer des êtres ambigus, qui mêlent des inspirations bénéfiques et maléfiques. Et cette ambivalence apparaît justement déjà chez certaines figures mythologiques, comme dans la mythologie gréco-romaine. Tout ceci permet ainsi de jouer avec les évidences et présupposés de ces hypotextes pour faire naître intérêt et surprise envers ces réécritures mythologiques.
Pour autant, développer des créatures en s’inspirant de mythes ne suffit pas à donner vie à des êtres issus d’une nouvelle mythologie fictionnelle [21], qui disposeraient de la même aura que celles issues d’une mythologie non-fictionnelle. Tout au plus peut-on alimenter un simple bestiaire, un catalogue de créatures ainsi nourri de l’intertextualité. Cela dit, l’univers de The Witcher est construit de telle manière qu’il peut donner l’impression à l’audience joueuse de se situer au sein d’un tissu mythologique plus global, qui s’appuierait sur nos anciens mythes pour donner à son univers une dimension « fondatrice ». Le mythe, réinvesti d’une certaine manière, permettrait de donner pleinement corps à un nouveau monde.
Comme nous l’avons observé, ces textes mythologiques sont des éléments-clés des logiques d’intertextualité ou, formulé plus factuellement, du processus d’inspiration en vue de la création. Cette dynamique est mise en œuvre sur deux plans : celui de la simple construction d’une histoire (les mythes étant repris en tant que trames narratives), ainsi que celui du worldbuilding (les mythes comme aide à la création des bases d’un univers). Cette aide mythologique à la création fictionnelle n’a toutefois rien de spécifique à l’ensemble narratif The Witcher, et semble même au cœur de la fantasy, genre qui se fonde sur l’exploitation de cette richesse créatrice. Pour André-François Ruaud (2004 : texte liminaire), la fantasy est ainsi « [u]ne littérature qui se trouve dotée d’une dimension mythique », tandis qu’Anne Besson (2007 : 72) voit dans les mythes un des « hypotextes qu’elle revendique », avec le conte et la littérature médiévale [22]. Rien d’étonnant, en ce cas, à ce que les Moires se voient ré-employées en fantasy. Comprendre la manière dont celles-ci sont intégrées à The Witcher 3 : Wild Hunt permettrait de saisir comment l’œuvre emploie le mythe pour se construire.
Comme suggéré plus avant, les Moires ne sont pas les seules créatures à arpenter les terres du Continent et le gameplay repose sur la rencontre avec ces réinvestissements mythologiques, au travers des diverses créatures que ceux-là ont permis de (re)créer [23]. Bien entendu, cette accumulation de réinvestissements n’est qu’une extension du principe même de l’œuvre, qui présente les pérégrinations d’un tueur de monstres qui doit donc faire se succéder contrats et chasses afin de pouvoir vivre décemment. Mais le jeu pousse le phénomène plus loin encore, allant jusqu’à créer de véritables glossaires de ces différentes manifestations surnaturelles et, en cela, il n’est pas différent des nombreux autres RPG de fantasy. Les Moires ne sont ainsi qu’une entrée de journal parmi d’autres fictionnellement écrites par le barde Jaskier, comparse encombrant de Geralt de Riv qui fait office de scribe et commentateur de ses diverses aventures. Accessible via le menu, la « fiche » des Moires fait partie du bestiaire de The Witcher 3 : Wild Hunt au même titre que celles des Leshen, des Spectres de Midi, des Guenaudes, des Ignis Fatuus… Ces fiches présentent un descriptif de ces créatures, ainsi que le détail de leurs forces et faiblesses, indiquant à l’audience joueuse la manière de les vaincre plus aisément. À noter que, sous leurs prénoms, elles disposent toutefois d’une fiche individuelle dans la section « personnages ». Les Moires ne constituent pas ainsi le résultat, le substrat de la recréation hypotextuelle de l’ensemble The Witcher, mais bien un fragment du tissu mythologique tel qu’initié par Andrzej Sapkowski. Ce même tissu est ensuite devenu le cadre dans lequel se sont inscrits, à sa suite, les créatrices et créateurs officiant dans l’ensemble narratif The Witcher. Ce cadre ceint le développement de The Witcher 3 et, par conséquent, nos Moires. Personnages-clés surgissant dans le récit à plusieurs occasions en sus des premiers temps du jeu, chaque rencontre avec elles influe lourdement sur la quête principale. Toutefois, en dépit de cette surbrillance narrative, les Moires restent des créatures inscrites sur la liste mortifère de Geralt de Riv. Aussi,
« [g]râce au potentiel offert par le concept de la Conjonction des Sphères, Geralt peut tout aussi bien croiser la route d’un vampire que celle d’un génie tiré des Mille et Une Nuits, ou encore de la Dame du Lac, un personnage tiré des légendes arthuriennes qui donne son titre à l’ultime volume des romans. Ce n’est pas le héros qui voyage dans différents mondes, mais la planète où il réside qui est une sorte de carrefour pour toutes ces œuvres populaires et références culturelles du monde entier » (Reinier, 2019 : 74).
Les Moires sont alors symptomatiques d’un processus poétique global.
Le worldbuilding (littéralement : la construction de monde) est un concept décrivant le processus par lequel doivent passer les créatrices et créateurs d’univers pour donner vie à des fictions ayant lieu dans des mondes différents du nôtre. La création d’univers fictionnels n’a rien de neuf et les exemples de « lieux qui ne sont nulle part » (Besson, Manfrin, 2019 : 10) sont légion au fil de l’histoire littéraire. « Mais la tradition vénérable de la “création de mondes” [largue] les amarres qui l’attachaient au réel pour revendiquer ses qualités d’évasion superlative : elle se réinvente dans la seconde moitié du xixe siècle en Angleterre, quand naissent la fantasy et sa pratique, que l’on nommera le “worldbuilding” » (Besson, Manfrin, 2019 : 10). Cette construction de monde passe par des étapes nécessaires, qui permettent de donner cohérence et vraisemblance auxdits mondes en les dotant d’une charnière solide autour de laquelle pourra se construire la fiction. Il s’agit ainsi de construire le « décor » de la fiction, comme l’écrit Mark J. P. Wolf (2012 : 189-192). Selon l’auteur, les créatrices et créateurs doivent penser et fournir des éléments fictionnels-clés, tels que des chronologies ou – et c’est ce qui nous intéressera ici – des « backstories », un passé. Or les mythes, en tant que « textes fondateurs », s’inscrivent comme des capsules du passé de notre monde et apparaissent donc comme des références de choix pour donner corps à ces backstories.
Dans l’entrée du Dictionnaire de la fantasy consacrée au mythe, on apprend une nouvelle contingence historique lourde de sens : la naissance de la fantasy au xixe siècle fait écho à la mode romantique « des compilations de traditions écrites et orales », qui se double et s’explique par un « goût pour les folklores nationaux » (Di Filippo, 2018). Nombre d’autrices et d’auteurs de fantasy, d’ailleurs, s’avérèrent et s’avèrent être traductrices et traducteurs de grandes sagas mythiques, à l’image de William Morris. Avec, d’un côté, l’étude de textes fondateurs et de mythes cosmogoniques et, de l’autre, un genre littéraire fondé sur la création de mondes et d’univers dotés de leur vie propre (J.R.R. Tolkien, 1974 [1947]), il est on ne peut plus tentant de voir dans les écrivaines et écrivains de fantasy une figure néo-démiurgique créant de nouvelles mythologies sous le prisme de la fictionnalité. Et, si l’on reprend la manière dont The Witcher 3 : Wild Hunt accumule les figures fictionnelles faisant écho à des mythes de notre Monde Primaire, on comprend ainsi l’impact qu’ils ont dans le cadre de la création du Monde Secondaire (J.R.R. Tolkien, 1974 [1947] : 177-186). Cependant, et au vu de tout ceci, ce syncrétisme mythologique, ainsi que cette manière de faire reposer l’univers sur une mythologie, trame sur laquelle se tissent les fils narratifs, ne sont donc pas une spécificité de The Witcher, mais apparaissent plutôt comme un élément de la poétique générique de la fantasy. Du côté du syncrétisme mythologique fantasyste, on mentionnera des exemples issus d’autres univers, tels que les Enfants de la Forêt (Martin, 2011-2012 [1996-2011]) ou les Nains de Tolkien (2007 [1968]). Concernant la place prise par les mythologies dans ces univers on évoquera l’importance que le genre donne au paratexte, ces annexes permettant de détailler notamment les mythes d’un univers. Elles témoignent tant et si bien de ce phénomène que le paratexte en vient même parfois à devenir un ouvrage à part entière. Au sein du même corpus que précédemment, c’est le cas, par exemple, de Game of Thrones – Le Trône de Fer, les origines de la saga, (Martin, García Jr, Antonsonn, 2015 [2014]) et de History of Middle-Earth (Tolkien (J.R.R.), Tolkien (Christopher), 1983-1996…) [24]. The Witcher dispose lui aussi d’un ouvrage s’ancrant dans cette dynamique de matérialisation du paratexte de l’œuvre fictionnelle, mais de manière différente des xéno-encyclopédies (Saint-Gelais, 1999) susnommées. De manière concomitante au succès rencontré par la série télévisée de Lauren Schmidt Hissrich (Hissrich, 2019-…), est paru aux éditions Bragelonne Le Codex du Sorceleur (Puysségur, 2021), un ouvrage conséquent (grand format, 152 pages) qui promet d’illustrer et de décrypter l’univers d’Andrzej Sapkowski. Fondé autour du même principe que le journal de The Witcher 3 : Wild Hunt, on y retrouve fiches personnages, bestiaire, cartes, mais aussi anecdotes. Cet objet paratextuel n’est cependant pas du fait de Sapkowski (à l’inverse des autres ouvrages cités plus haut, qui sont de la main des auteurs ayant donné vie aux univers référencés, ainsi que des personnes les assistant dans cette tâche de référencement), mais regroupe malgré tout les différents éléments dignes d’un tel traitement xéno-encyclopédique, disséminés au sein de son ensemble littéraire. Il s’agit donc là encore une fois d’une extension de l’univers non motivée par Andrzej Sapkowski. Cette différenciation mise à part, tout ceci confirme et illustre la place prépondérante accordée à la création de nouvelles mythologies. Anne Besson (2007 : 73) notait déjà cette tendance de la fantasy à « “mythifier” ses matériaux thématiques ». On peut ainsi voir dans les mythes des matériaux de construction, certes, mais qui sont et restent visibles une fois le bâti achevé, désormais devenus des piliers largement ornementés. C’est une matière que l’on ne dissimule pas, mais qui reste plus qu’en surface, dont la présence tangible est nécessaire afin de faire se tenir debout l’univers. Le néo-mythe est partie constituante des univers de fantasy, et y côtoie ses divers personnages fictionnels qui sont amenés à interagir avec lui.
Cet appel au mythe de la fantasy est ainsi double : la mythologie est un élément nécessaire à son élaboration, et la prégnance, la présence, de la néo-mythologie créée au cours du processus est nécessaire à la tenue des récits qu’elle développe. La mythologie du Monde Primaire, en tant que matière intertextuelle employée dans le processus de création des Mondes Secondaires, apparaît comme un canevas essentiel, une forme de structure qui, en retour, voit son existence densifiée par cet usage narratif. Inspirées par les mythes, les Moires deviennent des mythes au sein même du jeu et du monde qu’il donne à explorer. Elles structurent ce dernier au même titre que d’autres êtres néo-mythologiques, infléchissant ainsi la narration qui, dans un système de vases communicants, les met au centre de son récit. Geralt peut alors effectuer sa fonction de chasseur de monstres car l’usage des mythes donne un cadre narratif rendant ceci possible, tandis que les quêtes guidant la narration prennent le mythe pour cœur et cible. Autrement dit, le mythe crée de la narration, et cette même narration rend le mythe plus tangible.
L’interpénétration entre fantasy et mythologie n’est pas à prouver : des articles y sont dédiés, un sous-genre (la myth fantasy) pousse cette relation à son stade le plus intime, nombre d’autrices et d’auteurs travaillent, en plus de leurs ouvrages fictionnels, sur des mythologies de notre Monde Primaire au point parfois d’en éditer des synthèses. Pensons ainsi notamment au travail exécuté par Neil Gaiman autour de la mythologie nordique (Gaiman, 2018 [2017]). Pour autant, lorsque d’une étude sur les Moires de Velen surgissent un énième témoignage de l’usage syncrétique qu’a la fantasy des diverses mythologies ainsi qu’une mise en avant de son traditionnel paratexte, d’autres éléments émergent. Étudier les outils mythologiques d’une œuvre de fantasy permet de porter un discours sur le rapport qu’a une créatrice ou un créateur à sa matière, d’observer la place exacte jouée par les néo-mythes au sein de la narration, y compris dans le cadre d’une réécriture ou d’une adaptation d’une œuvre antérieure – dans ce cas-là, ce rapport vient se superposer à celui des précédentes créatrices et créateurs. Dans The Witcher 3 : Wild Hunt, le rôle des néo-mythes est ainsi double, et s’articule entre le besoin de développer encore davantage l’interrogation morale qu’a Geralt de Riv avec ses cibles, et l’effet de fracture qu’il y a entre les mondes et créatures amenées à cohabiter sur le Continent. Au-delà de ces besoins et usages narratifs, la matière mythologique intertextuelle intervient simultanément à la naissance de cette narration, en ce qu’elle permet de donner vie au monde dans lequel elle aura cours. Capsules du passé, les mythes nourrissent la création d’univers, et d’autant plus explicitement dans ce monde où certains néo-mythes inspirés par ceux-là sont considérés comme des « vestiges » (« relicts ») : Célicoles, Fiellons, Sylvains et…Moires.
La Conjonction des Sphères, métaphore syncrétique par excellence, met en avant cette co-écriture entre mythe et fiction, plaçant la figure démiurgique de l’auteur en tant que bâtisseur, certes, mais aussi que sculpteur, ce qui rend ainsi saillantes les armatures de son monde et de son récit. L’auteur ne fait pas que bâtir les fondations d’une œuvre, mais met en avant ces mêmes piliers sur lesquels vient se poser le récit en les sculptant, autrement dit en leur donnant une forme agréable à observer de façon à pouvoir naturellement les intégrer à ce même récit. Aussi, sur le Continent, le supposé outil de création est finalement cœur d’un récit. Fuselle, Soupir et Ambroisie ne sont alors ni des personnages ni des cibles à abattre, mais bel et bien des récits portés sur l’univers du Continent, des récits que l’on est essentiellement amenés à se réapproprier comme un folklore qui se partage. Ainsi, à la manière d’une variation locale d’une même légende, d’une réappropriation, Voleth Meir, antagoniste de la dernière saison audiovisuelle de The Witcher, apparaît à la manière d’un écho aux Moires. Pourtant, alors que la série déclare s’inspirer des romans de Sapkowski et ne pas chercher à adapter la trilogie de CD Projekt (bien que l’œil averti saura reconnaître de grandes similarités esthétiques entre ces deux médias), Voleth Meir semble bien inspirée par Baba Yaga, ce que confirme la créatrice de la série : « Voleth Meir, aussi nommée la Mère Immortelle, est basée sur le mythe de Baba Yaga. Et une des raisons qui a fait que nous avons opté pour Baba Yaga est que nous avons découvert que c’est un monstre dont on retrouve une nouvelle version dans pratiquement toutes les cultures. Une des choses que nous adorons chez Sapkowski est que, lorsqu’il crée ses histoires, en quête de monstres, il s’inspire de légendes des quatre coins du monde » [25] (HeroofRodden, 2022). Pour autant, alors que la série nous fait découvrir les différents aspects de cette réécriture de la sorcière slave, plusieurs caractéristiques résonnent avec celles des trois sœurs qui ont jusqu’ici guidé notre réflexion. Puissance prophétique, apparences illusoires et triple visage [26] (Voleth Meir prend en effet une forme différente selon qu’elle surgisse dans les rêves de Francesca Findabair, Fringilla Vigo ou Yennefer de Vengerberg)… autant de traits qui évoquent plus facilement les Moires de The Witcher 3 que Baba Yaga, alors même que celle-là est, comme on l’a vu, une de leurs inspirations. Du fait de ces particularités, même si Baba Yaga est en effet parfois représentée sous forme triptyque, Voleth Meir apparaît comme un potentiel écho aux Moires du jeu vidéo, en sus de composer une référence à une de leurs inspirations. Voleth Meir joue alors des symboles et caractéristiques que les Moires diffusent en les adaptant à un nouveau prisme, aussi bien narratif que médiatique.
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[1] L’hypotexte intervient au sein de la notion d’hypertextualité, qui désigne la relation « unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr hypotexte), sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (Genette, 1982 : 13). Ici, le concept d’hypotexte est appliqué aux Moires prises en tant qu’entité, et non pas en tant qu’incarnation chez telle autrice, tel auteur, ou à telle époque.
[2] Cette posture contemporaine se distingue de celle ayant émergé au xixe siècle, qui analysait les mythes d’autres cultures en d’autres époques (pensons à titre d’exemple à l’étude des mythes de la Grèce antique, alors que cette culture n’apposait pas le mot « mythe » sur ses récits). On passe ainsi de l’analyse des mythes des « Anciens » à celle des mythes ayant cours dans notre propre culture.
[3] Sachant qu’une nouvelle trilogie est en cours de développement.
[4] Sapkowski, 2008 [1994] ; Sapkowski, 2009 [1995] ; Sapkowski, 2009 [1996] ; Sapkowski, 2010 [1997] ; Sapkowski, 2011 [1999] ; Sapkowski, 2015 [2013].
[5] Il nous paraît essentiel de spécifier que ce phénomène de convergence médiatique n’est pas du fait de l’auteur originel : Andrzej Sapkowski étant particulièrement réfractaire au concept de transmédialité, son rapport aux adaptations de son œuvre s’inscrit dans une posture de désintérêt voire de conflit (Reinier, 2019). L’idée d’un « ensemble narratif The Witcher » se situe ainsi non pas du point de vue auctorial, mais bien de celui de la réception.
[6] Bardin, 2013 ; Bordas et al., 2011 ; Reuter, 2016.
[7] Du fait de la nature des Moires, nous nous limitons dans cet article à l’étude de l’intertextualité, bien que le fonctionnement de celle-ci au sein de l’œuvre ainsi que le principe de Conjonction des Sphères puissent être également rapprochées du principe de transfictionnalité (Saint-Gelais, 2011).
[8] Insistons toutefois sur le fait qu’il existe d’autres manifestations littérales de l’intertextualité au sein du jeu (réf. Auteur, 2023).
[9] Traduction personnelle. « Grimdark has become the standard way of referring to fantasies that turn their backs on the more uplifting, Pre-Raphaelite visions of idealized medievaliana, and instead stress how nasty, brutish, short and er, dark life back then “really” was. I put “really” in inverted commas there, since Grimdark usually has very little to do with actual historical re-imagining and everything to do with a sense that our present world is a cynical, disillusioned ultraviolent place ».
[10] Néologisme créé par nos soins. Adjectif qualificatif permettant d’associer son référent au genre littéraire dont le terme est dérivé.
[11] Traduction personnelle. « Down these mean streets a man must go who is not himself mean, who is neither tarnished nor afraid… He must be, to use a rather weathered phrase, a man of honor, by instinct, by inevitability, without thought of it, and certainly without saying it ».
[12] Traduction personnelle. « [T]he hard-boiled as a genre tends to acknowledge its loss ; the detective does not preserve morality so much as reincarnate and reconstitute it for a corrupted world. As Raymond Chandler famously wrote in his iconic definition of the hard-boiled hero : [voir note précédente] ».
[13] C’est Marek Oramus qui, le premier, compare Geralt de Riv à Philip Marlowe, un privé créé par le même Raymond Chandler que celui qui a défini le sous-genre (Oramus, 2011).
[14] Phrase prononcée par l’échevin de Culterrier (« Downwarren »), un des villages de Velen.
[15] Pour la mère des Moires, Celle qui sait (« She Who Knows »), « Elles tirent leur force d’un brouet de chair humaine » (CD Projekt, 2015).
[16] Information donnée dans le bestiaire du jeu.
[17] Il est d’ailleurs important de noter que celle-ci est plus rarement sollicitée en fantasy (« La référence médiévale domine dans la fantasy, qui a longtemps semblé réticente à se réapproprier l’héritage antique, sans doute intimidée par sa trop grande notoriété. Une mythologie aussi complexe et structurée que celle des principales religions antiques, gréco-romaine d’un part, égyptienne de l’autre, semble laisser peu de place à l’imaginaire moderne. Transmise principalement à travers le classicisme, l’Antiquité a pu également être perçue comme relevant d’une culture scolaire et savante, excluante, opposée à la culture populaire » (Provini, Bost-Fievet, 2018 : 24)), qui lui préfère généralement les mythologies celte, nordique, germanique, du nord de l’Europe. Notons toutefois l’exception notable de la sword and sorcery (aussi connue sous le nom heroic fantasy), sous-genre qui met davantage à l’honneur ce type de références.
[18] L’entrée de bestiaire cite notamment une parodie intradiégétique de l’œuvre : « Les sœurs Moires, la main dans la main, fléaux de terre et de mer, ainsi vont en rond, en rond. Trois tours pour toi, et trois pour moi, et trois de plus, pour faire neuf – Macveth, Acte 1, scène 3 » (CD Projekt, 2015).
[19] Reinier limite son propos aux contes, mais c’est l’ensemble des types de récits imaginaires anciens (mythes, légendes, contes…) qui sont concernés. Par ailleurs, si ces trois types de récits sont similaires, ils diffèrent néanmoins par leur origine, la manière dont on les a collectés, le statut qu’ils ont pu revêtir au travers des époques et des cultures, et les formes qu’on leur a données en les transmettant, les catégorisant ainsi.
[20] Concernant cette esthétique, on évoquera à titre d’exemple la nouvelle « Un grain de vérité » (Sapkowski, 2003 [1993] : 57-97). Réécriture de La Belle et la Bête, elle joue des premières impressions et de l’affect pour tour à tour humaniser des monstres et faire naître le bonheur de la cruauté.
[21] Comprendre dans le sens de « créée dans le cadre de la fiction », contrairement à « fictive » (« qui n’existe pas »). Si toutes les mythologies sont fictives, toutes ne sont donc pas fictionnelles, et on distinguera par exemple la mythologie celte (fictive mais non-fictionnelle) de celle du Seigneur des Anneaux (fictive et fictionnelle).
[22] « [L]’apport au conte […] est longtemps demeuré indirect et cantonné à un secteur de la fantasy jeunesse […]. Quant à la référence au Moyen Âge, souvent bien diffuse, elle n’est en rien exclusive du renvoi aux mythes : bien au contraire, le cœur du genre que serait la fantasy épique “à la Tolkien” se caractérise par la transposition d’éléments empruntés aux mythologies (personnages surnaturels, schéma initiatique) dans un contexte pseudo-médiéval qui donne forme au “hors-temps” primordial où s’inscrivaient, à l’origine, celles-ci » (Besson, 2007 : 72-73).
[23] Tandis que les contes sont davantage réemployés de façon narrative, avec un pervertissement de leur trame originale. C’est notamment la construction de la plupart des premières nouvelles d’Andrzej Sapkowski (Sapkowski, 2003 [1993] ; Sapkowski, 2008 [1992]).
[24] L’ensemble de l’œuvre n’étant pas encore paru en version française (travail d’édition en cours), nous avons préféré citer la version originale.
[25] Traduction personnelle. « Voleth Meir, or Deathless Mother, is based on the mythology of Baba Yaga. And one of the reasons we chose Baba Yaga is because we discovered that she is a monster whose version is present in virtually every culture. One of the things we love about Sapkowski is that when he creates his stories, finding monsters, he draws from folk tales from all over the world ».
[26] Il est à noter que dans ce cas précis, les figures encapuchonnées qu’emprunte Voleth Meir dans les rêves de ses victimes sont un écho direct aux trois cavaliers de Baba Yaga, dans le conte traditionnel russe « Vassilisa-la-très-belle » (Afannasiev, 2008-2010 [1859]).
Kergoat Marie, « Les Moires de Velen & le syncrétisme mythologique en fantasy. L’exemple de The Witcher 3 : Wild Hunt », dans revue ¿ Interrogations ?, Partie thématique [en ligne], https://revue-interrogations.org/Les-Moires-de-Velen-le-syncretisme (Consulté le 11 décembre 2024).