Pour dépeindre le passage aux enfers vécu par les personnes atteintes de psychose, les développeurs de Hellblade ont conçu leur jeu vidéo comme un bricolage entre sources historiques et récits mythologiques scandinaves, celtiques et gréco-romains. Ce faisant, ils ont illustré la définition évolutive du mythe de Blumenberg, en actualisant les ressources métaphoriques à leur disposition pour tenter d’exprimer une expérience ineffable. Mais ils ont aussi utilisé la grammaire des mythes pour produire une réflexion sur la réception des mythes et les conséquences inhérentes à tout discours idéologique. Hellblade atteste ainsi de la place que prend progressivement le mythe au sein de la fiction, comme un monde imaginaire parmi d’autres – statut qui lui permet de circuler avec plus de liberté que jamais.
Mots-clés : Hellblade, psychose, représentations, réception, herméneutique
In order to depict the passage to the underworld experienced by people with psychosis, the developers of Hellblade conceived their video game as a bricolage between historical sources and Scandinavian, Celtic and Greco-Roman mythological stories. In doing so, they illustrated Blumenberg’s evolving definition of myth, updating the metaphorical resources at their disposal in an attempt to express an ineffable experience. But they have also used the grammar of myths to produce a reflection on the reception of myths and the consequences inherent in any ideological discourse. Hellblade thus attests to the place that myth is gradually taking within fiction, as one imaginary world among others – a status that allows it to circulate with more freedom than ever.
Keywords : Hellblade, psychosis, representations, reader-response, hermeneutics
La mise en scène mythologique de la schizophrénie proposée par le jeu vidéo Hellblade : Senua’s Sacrifice se trouve au confluent de plusieurs dynamiques. La première est l’utilisation du concept de mythe en psychologie, qui constitue tour à tour un récit, un outil d’analyse (Stevens, 2006), une erreur de jugement (Hochmann, 2015) ou un préjugé (Cirincoine et al., 1994 ; Szasz 2011), quand il ne désigne pas une grille de compréhension historiquement datée des maladies mentales (Luccio, 2013). La seconde est la représentation de la maladie mentale au sein des mythes, selon l’interprétation symptomatique qui en a été faite dans le cadre de la psychologie (complexe d’Œdipe, syndrome de Protée, personnalité narcissique, etc.). La troisième est l’histoire du jeu vidéo, où la maladie mentale est plus souvent représentée sous la forme du stéréotype que sous un jour réaliste (Fordham, Ball, 2019). La dernière, enfin, est l’étude même des mythes, qui sont aujourd’hui conçus comme des récits au contenu et à la charge symbolique constamment reconfigurés selon la situation dans laquelle ils sont convoqués (Blumenberg, 1979 ; Detienne, 1992) et qui peuvent, selon le contexte et le but dans lequel ils sont utilisés, revêtir un aspect idéologique (Lincoln, 1999 : 35). Dans un tel cadre, que la représentation proposée par Hellblade ait été saluée tant par la critique (avec cinq récompenses aux BAFTA) que par les spécialistes (Austin 2021 ; Cullen et al., 2021) constitue un fait assez inhabituel pour qu’on se penche sur l’usage qui y est fait du mythe.
L’ambition des développeurs de Ninja Theory était d’y créer une histoire qui reprendrait le passage aux enfers et d’autres éléments narratifs tirés de récits scandinaves médiévaux, dans le but déconstruire les clichés rattachés à la psychose et en proposer une vision sensibilisatrice (Ninja Theory, 2017) [1]. En ce sens, le jeu se prête à deux études : celle des éléments narratifs empruntés aux récits mythologiques, afin d’observer leur évolution diachronique ; ou bien celle du jeu lui-même et du sens nouveau qu’il fait émerger. Ces deux approches ont en commun de considérer le « potentiel de signification » de l’œuvre (Jauß, 1978 : 250), mais aussi d’étudier les mythes au travers de leur évolution historique, selon la vision qu’en propose Hans Blumenberg (1971 : 131).
Les développeurs eux-mêmes semblaient concevoir les mythes comme des ensembles d’éléments narratifs à réactualiser. Familiers de l’exercice, puisqu’ils s’étaient déjà attelés à une réécriture post-apocalyptique de l’Odyssée dans Enslaved et à une lecture cynique de La Divine Comédie dans leurs Devil May Cry, ils n’ont pas adapté un récit préexistant, mais ont plutôt choisi de mobiliser tout ce qui pouvait servir leur mise en scène. En ce sens, ils ont procédé à ce que Lévi-Strauss désigne sous le nom de « bricolage » (1962 : 26-33), ainsi qu’à un geste de lecture que de Certeau nomme « braconnage » (1990 : 239-255). Ils n’ont pas non plus travaillé dans une optique allégorique : le jeu a d’abord été conçu comme « un jeu de fantasy pour adulte captivant » [2] (Lloyd, 2017) dans lequel les développeurs ont ensuite trouvé une occasion de travailler au corps les préjugés sur les maladies mentales. Leur démarche revient donc à utiliser la capacité évocatrice des mythes à son plein potentiel, sans pour autant tomber dans une vision qui leur octroieraient un sens caché atemporel, à la manière d’un Gilbert Durand (Di Filippo, 2016 : 124) ou d’un Mircea Eliade (Dubuisson, 2009). En ce sens, Hellblade serait une réactualisation de mythes qui y insufflerait un sens nouveau, selon la définition ouverte de la charge idéologique du mythe proposée par Bruce Lincoln (1999 : 120).
C’est tout du moins ce qu’on tentera de démontrer au travers de cette étude de cas : après avoir présenté le jeu, on en ébauchera une analyse en usant des outils de l’herméneutique et des théories de la réception [3], afin de saisir la place d’Hellblade au sein des œuvres du XXIème siècle abordant le mythe, mais aussi pour considérer de manière plus générale ce que les outils de l’herméneutique peuvent apporter à l’étude transdisciplinaire du mythe. L’approche méthodologique de cette étude relèvera donc d’une herméneutique situationnelle en ce qu’elle observera les possibilités sémantiques que le récit, entendu comme une histoire vue au travers du prisme d’un narrateur (Genette, 2007 [1972] : 72), propose dans son contexte de publication.
Hellblade : Senua’s Sacrifice est un role-play game (RPG) à la troisième personne développé et édité par Ninja Theory pour être publié de 2017 à 2019 sur multiples plateformes. Il reçoit dès sa sortie un succès commercial et critique : un million d’exemplaires sont écoulés en juin 2018, et on salue tout particulièrement son personnage principal. Réalisé selon le scénario du directeur du studio, Tameem Antoniades, le jeu présente une esthétique macabre mêlant réalisme graphique et imagerie de fantasy. Ses mécaniques se divisent entre le combat et une approche originale, l’inner mind’s eye ou focus, qui invite le joueur à observer l’environnement et y combiner des motifs pour progresser. Le jeu surprend aussi en ce qu’il ne comporte aucune interface pour guider le joueur. Enfin, il présente une logique dite de mort permanente : un certain nombre de défaites oblige à tout recommencer.
Son intrigue imite le passage aux enfers d’Orphée. Senua, guerrière picte, cherche à rejoindre Helheim, le royaume des morts régi par la déesse Hela, afin d’en ramener l’âme de son amant Dillion, mort lors d’une attaque d’hommes venus du Nord. Elle est guidée dans sa quête par Druth, un ancien esclave de ces mêmes Nordiques, qu’elle a autrefois connu et qui lui a raconté leurs mythes. L’accomplissement de sa quête suppose de passer une série d’épreuves constituant les étapes du jeu : vaincre les géants Valravn et Surt pour ouvrir la porte du pont vers Helheim ; relever les quatre défis d’Odin pour récupérer l’épée Gramr ; combattre le loup qui garde l’entrée du monde des morts ; affronter Hela.
Senua s’est donné cette quête parce qu’elle se sent responsable de la mort de Dillion, conséquences, selon elle, de sa malédiction. Senua souffre en effet de visions et entend des voix qu’elle nomme ses Furies. Ces dernières guident le joueur et le personnage, mais les torturent aussi en commentant leurs actes et en les replongeant dans les souvenirs traumatiques du passé de Senua. Car la vie de Senua a été malheureuse. Son père a autrefois envoyé sa mère au bûcher à cause du mal étrange dont elle souffrait, dans lequel il voyait une malédiction capable de mener leur peuple à la ruine. Le fait que Senua présente des symptômes similaires à ceux de sa mère a ensuite poussé son père à l’isoler et à la maltraiter. Le seul à accepter sa condition et à tenter de la comprendre est son futur époux, Dillion, pour lequel Senua brave l’interdiction paternelle : elle sort de l’isolation et s’installe dans son village. Ses épreuves auraient pu s’arrêter là ; mais la peste atteint le village de Dillion, ce que Senua prend pour un signe de sa malédiction : elle décide donc de s’exiler dans la forêt, avant de découvrir à son retour le village massacré par les Nordiques et Dillion mort.
L’histoire de Senua s’achève sur son échec : quoiqu’ayant remporté toutes les épreuves de Helheim, elle se voit défaite par Hela. La déesse refuse alors sa proposition de troquer sa vie pour celle de Dillion, la tue et jette la tête de Dillion dans les profondeurs de Helheim. Mais Senua entend la voix de Dillion dans son agonie et y puise la force de survivre : lorsque la caméra revient sur la déesse, c’est bien Senua qui a pris sa place, comme si elle avait elle-même abandonné la tête de son amant. L’image est bien entendu symbolique : Senua accepte la mort de Dillion et cesse de s’en considérer comme responsable.
Hellblade bricole un nombre particulièrement conséquent d’éléments narratifs tirés des récits mythologiques européens. On peut d’abord mentionner ceux propres aux récits scandinaves médiévaux, ou plus généralement aux récits nordiques : Hela, les géants, Helheim et son pont vers le monde des mortels, l’épée Gramr ou encore l’arbre Yggdrasil sous les branches duquel Senua aurait rencontré Dillion. S’y ajoutent des mentions de pratiques ou personnes se situant entre légende et histoire. Dillion subit avant sa mort le sacrifice rituel de l’aigle du sang, encore débattu aujourd’hui par les spécialistes (Boyer, 1997 ; Frank, 1984). Druth le conteur serait inspiré d’un moine irlandais asservi par les Nordiques au VIIIème siècle après J.-C. (Zureich, 2003) et du mad sinner des légendes celtes. Senua, enfin, a été conçue à partir de Boadicée, reine du peuple des Iceni du Ier siècle après J.-C., et de Senuna, déesse celte redécouverte en 2002 (Jackson, Burleigh, 2018). Ce mélange trouve son origine dans la progression du travail créatif des développeurs, présenté dans leur documentaire. C’est d’abord le nom de la déesse qui a frappé Antoniades. Cherchant cependant à créer un personnage réaliste capable d’incarner une forme de résistance, il a préféré construire Senua en analogie avec Boadicée et s’est renseigné sur les peuples des îles britanniques ayant tenu tête aux Romains. L’aspect visuel des peintures de guerre bleues des Pictes l’a alors séduit – et l’identité du personnage a été arrêtée quand Antoniades s’est renseigné sur les îles Orkney, autrefois habitées par les Pictes puis envahies par les Vikings au VIIIème siècle. Il a alors développé le récit d’une « guerrière celte » (Ninja Theory, 2018) au sein d’un imaginaire qui lui serait propre.
Ce premier ensemble de références opère déjà des croisements entre faits historiques et éléments narratifs propres à divers religions ou récits mythiques, sans considération pour leurs différences de nature. Certes, la médiation du personnage de Druth justifie ce syncrétisme, puisqu’il est censé traduire des récits venus d’une culture différente. Mais quand bien même il prend en charge ces récits enchâssés dans le jeu, c’est avec Senua que le joueur expérimente d’abord la matière mythique, puisque le cadre entier du récit est construit au travers de leurs images et représentations. L’intrigue du jeu et l’univers dans lequel elle s’inscrit sont donc le résultat d’un premier processus de « travail sur le mythe » tel qu’il est désigné par Blumenberg (1979), faisant d’Hellblade un objet hétéroclite, sans inspiration précise si ce n’est celle qu’on désigne vaguement sous le nom de mythologie scandinave, mais qui peut aussi correspondre à une culture nordique distincte de la culture méditerranéenne telle qu’elle a notamment été formulée pendant la Renaissance nordique ou reprise par le mouvement völkisch (Clunies Ross, 2010).
Mais la reconfiguration va plus loin. Car le jeu présente un certain nombre d’éléments narratifs gréco-romains restés silencieux, sans doute pour ne pas sortir du cadre thématique nordique. S’y trouvent la trajectoire du personnage d’Orphée et la structure de la catabase. En guidant Senua au travers du monde des morts, Druth rappelle aussi le Virgile de Dante, association d’autant plus aisée que le studio a déjà réécrit La Divine Comédie. De même, la peste et les voix dites de Furies poursuivant Senua sont autant de références à Œdipe et Oreste. Ces voix pourraient même revêtir le rôle du chœur tragique, commentant les actions du personnage principal et prévoyant son futur sur un autre mode de diction (Romilly, 2002 : 23). Il ne s’agit d’ailleurs pas là de la seule référence au fonctionnement du récit tragique : les malheurs de Senua peuvent être lus à la fois comme une malédiction divine et comme la conséquence contingente d’évènements et de choix fâcheux. Cette double lecture, qui renforce l’intensité du récit, procède de l’ambiguïté propre à la tension tragique (Vernant, 2004 [1972] : 39).
L’approche des développeurs semble ainsi aller dans le sens de la charge idéologique ouverte du mythe théorisée par Lincoln (1999 : 120). C’est tout du moins ce qui ressort de leur utilisation, ou plutôt de l’absence du terme au sein de leur documentaire : ils y mentionnent des « récits [tales] », ou encore le fait que les sources historiques « racontent [tell] », sans questionner le statut de ces sources, parce que leur objectif est seulement d’y trouver de quoi construire leur propre récit. En ce sens, leur approche du mythe correspond plutôt à la posture adoptée face à la fiction : dépourvus de tout contexte, détachés de tout système de croyance ou de vérité, les éléments narratifs sont traités comme autant d’outils à manipuler, les récits comme de possibles réservoirs à éléments narratifs – et le bricolage de divers mythes d’offrir à l’œuvre finale un nouveau « potentiel de signification » tout en lui conservant une identité propre à sa situation de communication. Cette approche des récits mythiques en facilite l’appropriation et rend leur adaptation au contexte d’autant plus simple. Mieux encore, en les éloignant du concept de mythe, les développeurs leur rendent une place dans l’imaginaire collectif qui se rapproche de leur réception originelle, loin de l’essentialisation qui en avait été faite sous le nom de mythe (Calame, 2015 : 26) et des catégories préconstruites à partir desquelles les ethnographes les étudiaient (Detienne, 1980 : 27-28).
Tout en illustrant le caractère évolutif du mythe décrit par Di Filippo (2016 : 130), Hellblade approche donc le mythe en tant que fiction, c’est-à-dire comme la reconfiguration de récits antérieurs digérés, transformés pour former un nouvel objet, certes lié aux précédents, mais trouvant dans sa nouvelle organisation interne une identité propre. Celle-là s’est développée au cours de la production du jeu ; pour autant, les développeurs y ont trouvé de quoi relier les éléments narratifs mythologiques de manière à leur faire servir un nouveau but.
L’objet représenté au travers du récit de Senua ne pouvait en effet trouver son nom dans un récit antérieur à la psychologie. Les développeurs ont pourtant trouvé dans le vocabulaire des Celtes deux mots qui le désignaient, dans une démarche refusant encore une fois l’essentialisation et cherchant plutôt à mettre en scène la référence culturelle sans la dénaturer. Le premier, gelt, désigne une personne qui, ayant sombré dans la folie à cause d’une malédiction, du chagrin ou d’un traumatisme, se voit forcée de s’exiler loin des siens. Ce mot n’apparaît pas dans le jeu ; mais le comportement supposé des gelt se retrouve dans la décision de Senua de s’installer loin de son époux pour le préserver de son mal. Le deuxième terme, druth, renverrait à l’idée de folie ou désignerait ceux « qui profèrent les mots des dieux », dans une convergence entre désordre mental et divination qui subsiste depuis le Phèdre de Platon (244), où la divination est associée à une situation de délire (mania), jusqu’à Saint-Augustin, qui y voit un pacte avec le diable (De la doctrine chrétienne, II, 24). Le seul conteur du jeu porte d’ailleurs le nom de Druth. L’effet de ce nom est double : Druth peut comprendre Senua, puisqu’il partage au moins en partie sa condition, tout en constituant un pont adéquat entre monde réel et monde des dieux, entre réalité et signes poétiques. La mise en scène souligne cette posture d’intermédiaire : joué par un acteur filmé, ajouté aux cinématiques dans un flou déformant sa voix et sa figure, majoritairement présent au travers du travail sonore, Druth est tout à la fois personne réelle et projection fictive.
La définition de la psychose sur laquelle se sont appuyés les développeurs n’est pourtant pas celle des Celtes, mais celle de la psychiatrie occidentale. Ils ont en effet collaboré avec des spécialistes, Paul Fletcher et Charles Fernyhough, notamment pour la mise en scène des hallucinations sonores, et ont été financés par l’organisation à but non-lucratif Wellcome Trust qui leur a permis de travailler avec des personnes atteintes de psychose (Lloyd, 2017). La définition sur laquelle ils s’appuient est la suivante (Ninja Theory, 2018) : « La psychose est un terme descriptif qui renvoie à une perte de contact avec la réalité objective. Elle est caractérisée par deux principaux types de symptômes. Le premier est l’hallucination : on fait l’expérience de perceptions quand il n’y a rien d’objectifs à percevoir autour de soi. Le second est le délire, l’illusion : on en vient à croire des choses étranges, déplaisantes, effrayantes, alors que rien ne vient prouver leur existence. [4] »
Ces différentes coopérations ont eu un impact conséquent sur le jeu. Elles ont d’abord déterminé la sélection des éléments narratifs : entre autres, le développement d’une histoire familiale servant de terreau pour la maladie de Senua. Elles ont aussi permis de façonner les mécaniques de jeu à partir des troubles psychotiques, jusqu’à inspirer le dénouement du récit, qui correspond à la méthode thérapeutique choisie par les médecins pour aider les patients, à savoir non pas supprimer les hallucinations, mais apprendre aux patients à vivre avec. Les développeurs ont enfin présenté le jeu aux personnes atteintes de psychose avec lesquelles ils avaient collaborées afin de s’assurer qu’il corresponde à leur vécu. Leur travail a donc consisté à capter leurs récits et y apposer les éléments narratifs mythologiques et mécaniques de jeu les plus à même de les représenter.
Ainsi ces mécaniques font-elles expérimenter au joueur les symptômes principaux de la psychose. Les hallucinations sonores, qui accompagnent le joueur dans un travail de design fait pour imiter leur position dans l’espace, exacerbent l’immersion dans la tête de Senua. Elles endossent alors le rôle de guide habituellement donné à l’interface, ici absent, tout en imitant le discours dégradant subi par les personnes atteintes de psychose : confronté à un objet avec lequel il devrait interagir, le joueur reçoit en effet des indications allant du « vas-y ! », « qu’est-ce que c’est ? » au « pourquoi elle ne s’approche pas ? », « elle a peur ! », etc. L’omniprésence de ces voix durant l’expérience de jeu renforce leur effet. Pire encore : certaines peuvent donner de fausses indications, forçant le joueur à douter de ses choix.
Les hallucinations sont également visuelles. La mécanique du focus [5] suppose en effet de combiner des éléments du décor pour y trouver des motifs et ouvrir des passages vers la suite du jeu. On peut y voir une représentation de la tendance, chez les personnes atteintes de psychose, de voir des symboles dans l’environnement qui les entourent (Demeulemeester et al., 2014 : 119) ; cependant, elle constitue également une manière de traiter l’univers mythologique comme un lieu à signification cachée, à l’image de la conception de Durand (1996 : 151). Mais elle participe aussi à la mise en scène de la peur. Car le décor change sans que le joueur puisse prévoir où il s’ouvrira, ni ce qu’il laissera passer. Les représentations de Helheim sont monstrueuses, les paysages jonchés de cadavres torturés – quant aux analepses traitant du passé de Senua, elles abordent presque toutes des faits douloureux. L’apparence effroyable des ennemis, faits de corps en décomposition ou recomposés, renforce encore cette représentation de l’ineffable inhérent à l’horreur. L’écran de jeu est sombre, chargé de brume, créant des zones d’obscurité inquiétantes dans le décor ; à l’inverse, les hallucinations font souvent surgir des couleurs inattendues, étourdissant la vue par le contraste. Le personnage de Senua ne rassure pas : il est lent, son maniement de l’épée lourd et laborieux, ses animations longues. Elle est d’ailleurs représentée le plus souvent prostrée, vue de haut, dans une emphase sur les traits de son visage et l’expression de sa crainte, stimulant les mécanismes d’identification propres à la projection dans un récit à focalisation interne (Baroni, 2017). Le système de mort permanente accroît cette atmosphère oppressante : le risque de devoir recommencer le jeu depuis le début, avec toute la lenteur et les difficultés que ses mécaniques imposent, rend chaque déplacement inquietant – de l’obscurité peut surgir la fin de la partie. La représentation de la psychose développée dans Hellblade considère donc la fiction comme un biais efficace pour rendre la psychose dicible, mais tend à s’éloigner des stéréotypes qui y préexistent, du Joker à Norman Bates, pour se rapprocher de l’expérience réelle de la psychose. Les preuves de ce réalisme se trouvent dans la réception du jeu : nombreux sont les témoignages relatant la nécessité de faire des pauses, tant leur expérience de jeu se révèle oppressante.
Pour autant, certains détails correspondent aussi au mal-être causé par le deuil. L’élément narratif du voyage aux enfers peut ainsi désigner l’un et l’autre. Les géants combattus en début de jeu, Surt et Valravn, symbolisent tous deux la rage et les illusions, ce que le récit de Druth confirme, poussant le joueur à voir en chaque ennemi l’allégorie d’un état émotionnel. La peste qui se répand dans le village peut, à l’image de celle subie par les habitants de Thèbes, renvoyer au refus de Senua de faire face à ses maux. La connaissance préalable des éléments mythologiques présents dans le jeu exacerbe encore cette lecture métaphorique. Les grilles de lecture proposée par les personnages le sont aussi et incitent à y voir des éléments symboliques. Les joueurs ne s’y sont pas trompés : nombreux sont ceux qui, dans leurs témoignages, traquent les éléments du jeu pouvant posséder un « potentiel de signification ».
Hellblade semble ainsi réaliser ce qui, selon Blumenberg (1971 : 39), constitue le but même du mythe : « décrire la terreur », ou plutôt l’ineffable, qu’il s’agisse du vécu de la psychose ou du deuil. Le jeu se révèle ainsi capable d’esquisser un tableau du vécu quotidien de la psychose en jouant avec tout ce qui dans les attentes du joueur peut avoir un potentiel évocateur, depuis les références mythologiques jusqu’aux indices disposés çà et là en écho pour suggérer la psychose. C’est que la démarche au cœur d’Hellblade ne trouve pas son origine dans le stéréotype ; au contraire, elle part d’une enquête pour ensuite questionner les topoi fictionnels qui lui préexistent et qu’elle peut reconfigurer. En ce sens, les développeurs perçoivent les mythes à la manière de Blumenberg (2006 : 102), comme le lieu d’une « métaphore absolue » constamment actualisée. Hellblade propose donc de concevoir le mythe comme un discours, c’est-à-dire une réserve d’éléments narratifs et de significations à la libre disposition de tous. Mais le mythe ne sert pas ici qu’au symbole, car il n’est pas seulement traité en tant que signe. Au contraire, les développeurs lui ont offert une place dans la structure même de la narration, le présentant dans sa situation d’énonciation.
Hellblade prend en effet en compte la médiation opérée par toute personne développant un récit, souvent oubliée par les mythologues (Di Filippo, 2016 : 120). Se superposent ainsi plusieurs niveaux de lecture et autant de relations entre le joueur et les signes du récit, dont le premier reste le personnage, selon la définition de la réception par Vincent Jouve (1998 : 7-24), puisqu’il n’est pas de fiction sans biais du personnage. Nous utiliserons ici la nomenclature de Michel Picard (1986), qui conçoit l’acte de lecture comme un assemblage de trois postures. La première, celle du liseur, désigne l’acte de tenir le livre et de tourner les pages. La seconde, celle de lu, renvoie à l’immersion dans la fiction et aux émotions que celle-ci procure. La troisième, enfin, le lectant, représente le recul du lecteur face aux deux premières postures, puisqu’il se sait tout autant dans et hors de la fiction : il peut alors jouer à circuler entre les deux.
La première posture de lecture proposée ici correspond à la fonction de liseur, le corps du joueur tenant une manette et portant éventuellement un casque. Ce geste implique que le joueur prenne la fiction pour ce qu’elle est, sans céder à l’illusion. Cette posture est d’ailleurs adoptée par Senua lorsqu’elle active les piliers runiques au travers desquels Druth lui communique ses histoires : le mythe se présente alors comme une fable que le joueur et Senua écoutent tout en poursuivant leur route. Vient ensuite la lecture qui correspond à la posture du lu : le joueur adhère à la fiction, acceptant la feintise fictionnelle comme seul repère de réalité. Le jeu met cette posture de lecture en avant, ce pour deux raisons. La première, théorique, est propre à toute illusion romanesque : le personnage étant à l’origine de l’action narrative (Jouve, 1998 : 206-215), il est impossible d’aborder le récit sans son prisme. La seconde est propre à la forme du RPG : pour jouer l’histoire, il faut jouer Senua. Le joueur peut alors choisir le rythme de la narration, l’ordre dans lequel se déroule le récit ainsi que la résistance de Senua face à ses épreuves, selon sa facilité à jouer. Enfin, l’intertexte proposé par la psychose et son invitation à la lecture métaphorique renvoie à la posture du lectant. Si le joueur est au fait des références incluses dans les contes de Druth, il identifie également les éléments du récit pour ce qu’ils sont, et peut en avoir une réception critique, voire savante, en les reliant à son propre bagage de connaissances, que celui-ci relève du genre, des faits historiques ou des codes esthétiques.
Le jeu propose aussi un mélange de ces postures au travers du père de Senua. Celui-là ne doute pas de l’existence des dieux et des malédictions : en ce sens, il aborde le mythe dans la posture du lu. Mais il approche aussi ce qui l’entoure de façon métaphorique, à la manière du lectant, interprétant les symptômes de Senua et de sa mère comme des signes palpables d’une malédiction que lui seul, en qualité de druide et donc d’exégète, peut interpréter. Ce faisant, il ne procède pas à une lecture métaphorique du mythe, mais à une lecture métaphorique de la réalité, transportant l’acte d’interprétation au sein même du récit.
Le jeu propose alors de sortir des catégories de lecture pour considérer une approche plus anthropo-communicationnelle (Di Filippo, 2016 : 144). Druth raconte des histoires à Senua et au joueur ; son père interprète sa maladie pour elle ; les voix elles-mêmes, au travers des analepses, présentent le récit de la vie de Senua. Le fait que le joueur joue à Hellblade peut également entrer en compte ici, d’abord parce qu’il reçoit un récit syncrétique de nombreux mythes, ensuite parce que l’histoire de Senua peut elle aussi être désignée sous ce nom. Le mythe est alors vu tant dans sa situation de production que dans celle de sa réception, selon le nouveau sens qu’il a pris dans le contexte spatio-temporel de son utilisation, à partir de l’horizon d’attente de son public. Hellblade semble donc exprimer une vérité à propos du mythe : celui-là ne prendrait de sens que dans les situations d’énonciation dans lesquelles il est plongé (Di Filippo, 2016 : 124) et sa lecture serait contingente, comme celle de tout texte (Eco, 1979 : 65).
On peut alors considérer les effets de ces différents niveaux de lecture sur la réception du mythe. La posture de liseur est relativement neutre, à ceci près que le port du casque exacerbe le réalisme des voix et peut générer des réactions émotionnelles plus ou moins intenses, sans que celles-ci ne fassent perdre au joueur le contact avec la réalité. De même, la posture de lectant suppose un recul analytique qui extrait le joueur du jeu pour considérer les liens qu’entretient le jeu avec l’ensemble des productions culturelles à la disposition du joueur : en ce sens, cette lecture prend pour objet l’histoire du mythe lui-même.
Les deux postures restantes interrompent cependant tout processus de raisonnement. La première, celle du lu, implique une absence totale de réflexion : Senua croirait à la réalité de Helheim sans la questionner. Le mythe constituerait alors non une grille d’interprétation symbolique du réel, mais bien le réel lui-même. Que Senua pose pied sur une terre inconnue et combatte effectivement des ennemis aux allures monstrueuses tend à conforter le joueur dans cette absence de réflexion. Suivre la logique de cette posture pourrait entraîner des conséquences fâcheuses. Car le monde vu au travers de la posture du lu est un monde dangereux. Si le récit de Senua est un témoignage, les voix qui la hantent sont de vraies voix. Les monstres existent. Le monde change d’apparence, se transformant dans le dos du personnage. La tache qui grandit sur son bras à chaque mort est une pourriture réelle et le joueur va mourir s’il perd : il subit en effet ces transformations de la perception de la réalité, puisque toute son expérience de jeu se fait au travers des yeux de Senua. Alors la réalité devient risquée, à la fois pour le corps et l’esprit. En ce sens, Senua illustrerait ce que la lecture du mythe pris à la lettre a de paralysant, à l’image de ce que le psychotique ressent au milieu de sa terreur.
À l’inverse, la lecture métaphorique permet bien d’opérer une réflexion, mais la rend dangereuse en ce qu’elle devient idéologique. En donnant au geste d’interprétation un début et une fin explicites, en distribuant le rôle d’interprète à des individus sélectionnés, qu’il s’agisse du druide, du conteur, ou du mythologue, comme cela peut lui arriver (Di Filippo, 2016 : 124), en figeant l’interprétation en vérité, la lecture métaphorique procède en effet à un enfermement du sens, le symbole ou le signe ne pouvant avoir qu’une seule signification. Ainsi le père de Senua relie-t-il les symptômes de sa fille à sa connaissance des dieux et se satisfait de l’analogie qui en résulte. De là vient la première violence qu’il fait subir à Senua : vivant les symboles comme des révélations sur le réel, il pense détenir une vérité sur l’état de sa fille et ne peut accepter qu’elle sorte de son système d’interprétation. En découlent un certain nombre de maltraitances physiques et psychologiques, au point que Senua reprenne le discours de son père pour qualifier sa propre condition, prenant la peste pour un signe et interprétant la mort de son amant comme relevant de sa responsabilité. Ce système de domination est par ailleurs assez puissant pour que la déesse Hela elle-même prenne parfois les mots et l’apparence du père. Celui-là illustre donc les risques d’enfermement inhérents à la lecture strictement métaphorique du mythe, et Senua incarne les traumas qui peuvent en découler lorsque cette lecture prend la forme de contraintes régulant les rapports sociaux.
Mais Senua illustre également les dangers de la lecture métaphorique. Si l’on considère en effet la lecture du lu comme une vision illusoire, l’ensemble de son périple en Helheim ne pourrait être que le fruit de son imagination : la lecture que Senua ferait du mythe n’aurait alors que peu d’effet sur la réalité si ce n’est de l’enfermer dans son rêve. Mais le mythe étant un système de signes, les gestes de Senua pourraient, eux, être réels, quoique cachés derrière le voile de symboles qu’elle y appose. Le fait que le joueur ait conscience de la condition médicale de l’entraîne vers cette interprétation. Senua devient alors tout aussi dangereuse que son père, tuant de véritables hommes sous couvert d’attributs mythiques. Cette interprétation revient évidemment à illustrer la tendance qu’a la psychose à détacher l’individu de la réalité ; mais il s’agit aussi d’une représentation efficace du pouvoir enfermant du mythe. Car Senua incarnerait elle aussi les dommages provoqués par le fait de prendre les mythes pour des vérités, ce quand bien même elle tente de prendre le contrepied d’une autre lecture des mythes. Ainsi Senua refuse ce que son père dit d’elle, mais reproduit la radicalité de son système de pensée.
En mettant en scène le mythe dans ses situations d’énonciation et de réception, Hellblade ne proposerait donc pas tant une réflexion sur l’expérience quotidienne de la psychose que sur la réception même des discours, ainsi que sur les postures et grilles de croyances qu’ils créent. Ce retour sur soi du mythe peut être considéré comme un signe qu’Hellblade est une production du XXIème siècle : d’abord parce qu’il est mis en avant par le médium du jeu vidéo, qui, en offrant un espace de liberté au joueur, lui donne la possibilité de recevoir son discours à sa guise ; mais aussi parce qu’il résonne avec des questionnements propres au XXIème siècle sur la difficulté à appliquer des critères de vérité aux discours. Hellblade propose ainsi une vision du mythe qui met en avant son aspect diachronique.
Le jeu n’enferme cependant pas le joueur dans son système d’interprétation. Tout d’abord parce que le joueur n’est pas Senua : il ne fait que se projeter dans son personnage et ne vit ses épreuves que de loin, à l’image de ce qu’Ervin Goffman (1967 : 161) et après lui Mark Wolf (2012 : 28) désignent sous le nom de « fatalité par procuration ». Car le récepteur d’une fiction n’est jamais seulement liseur ou lu, mais bien les deux en même temps, dans une posture de jeu qui a donné son titre à l’essai de Picard ; ou, pour quitter le vocabulaire des théories de la réception et se diriger vers celui de la sociologie, « l’individu se charge à la fois du rôle d’acteur et du rôle de spectateur ; il est celui qui se lance dans l’action, et, en même temps, celui qui ne risque guère de s’en trouver affecté de façon durable » (Goffman, 1967 : 161). Ainsi le joueur fait-il l’expérience de la psychose sans la vivre – et c’est là le cœur du jeu, à la fois celui propre à la réception de la fiction et celui propre à la médiation du jeu vidéo.
Car les mécaniques de jeu poussent le joueur à ne jamais prendre ce qu’il voit pour ce qui est. Ces mécaniques, rappelons-le, supposent de trouver la position la plus adéquate pour lire la réalité et s’y frayer un chemin. Pour ce faire, le joueur déplace Senua dans le décor, guidé tant par les voix que par lui-même, obligé d’adopter une posture réflexive, cherchant dans le décor tout ce qui pourrait se révéler être un signe. La conscience de la mise en scène mythologique facilite encore la prise de recul : le joueur peut difficilement prendre pour vrai ce qui se présente comme monstrueux – et sa sortie de l’illusion est complète s’il connaît au préalable les mythes retravaillés par le jeu.
Mais la superposition de différentes grilles de lecture au sein du jeu permet également d’éviter toute lecture enfermante ou paralysante. On peut les lister selon les couches même du travail de création du narrative designer. Viennent d’abord les récits des personnages non-joueurs : ceux du père, de Druth et de Dillion. Puis vient celui du personnage-joueur, à savoir Senua. Vient enfin l’interprétation du joueur au sein de son expérience de jeu : il peut choisir d’ignorer les récits de Druth, de ne pas explorer tout le décor, de jouer sans casque et ainsi de refuser l’expérience perturbante qu’on tente de lui faire vivre ; enfin, sa lecture dépend de sa sensibilité et perméabilité aux signes proposés. La grille de lecture proposée par Senua est elle-même plurielle. Senua refuse en effet la manière dont son père nomme sa maladie et la mâtine de ses propres références mythiques, tirées des récits de Druth. Cette manière de fusionner les récits des autres pour se formuler le sien rappelle la nature éminemment mobile du mythe décrite plus haut : quand bien même Senua prend son mal pour une malédiction, celle-là ne lui vient pas des dieux révérés par son père – c’est la sienne. Mais la mise en avant du côté rebelle de Senua va plus loin, car il est choisi pour le terme du récit. Senua n’y reste pas enferrée dans ses illusions : passée la confrontation avec Hela, elle accepte la mort de son amant et accueille de nouveau les voix de sa maladie, qui se montrent alors moins agressives. Senua fait ainsi comprendre au joueur qu’il y a un au-delà du récit qu’elle s’était figurée sur elle-même – puis, tandis qu’elle s’éloigne, ses voix proposent au joueur d’écrire une nouvelle histoire. Cette évolution délivre deux vérités. La première porte sur l’appréhension du passé et de la tradition, qui « ne doivent pas être considérés comme des modèles à reproduire, mais des sources dont il faut tirer les enseignements, qui nourrissent le présent, mais ne le déterminent pas » (Di Filippo, 2016 : 143). La seconde considère la nature évolutive du mythe : celle-là ne serait seulement un signe du renouvellement des cultures humaines, mais aussi un pré-requis pour lui permettre de dépasser efficacement la terreur initiale qu’il essaie de nommer.
Hellblade propose donc un mythe réflexif sur l’appréhension même des signes, ceux du mythe comme ceux du langage lui-même : il est illusoire d’espérer trouver un jour une coïncidence parfaite entre la réalité et les grilles de lecture qu’on tente de lui apposer. La puissance poétique du langage est pourtant utile pour appréhender le réel et sortir l’esprit de la paralysie quand la cruauté du trauma l’y plonge : ainsi l’image de la malédiction fait-elle avancer Senua, qui croit ainsi pouvoir y trouver remède, et les signes fantasmés dans le décor de signifier autant de moyens de se dépêtrer d’un réel incompréhensible. Mais en refusant d’adapter un signe à sa situation d’énonciation ou de l’étudier en tant que tel, on prend le risque de paralyser le producteur et le récepteur du signe aussi bien que s’ils étaient fous. Et c’est toute la particularité d’Hellblade que de proposer cette réflexion en en faisant la démonstration, et de renverser le rapport entre mythe et psychose pour proposer une histoire des lectures du mythe en tant que différents degrés de folie.
Un exemple de ce tour de force se trouve dans la désignation de la psychose sous le terme générique de darkness. Le jeu refuse en effet de désigner le mal de Senua comme un trouble psychotique. Le terme, pourtant, ne trompe personne : le joueur y reconnaît immédiatement la psychose, quelle que soit son degré de compréhension de la pathologie. C’est qu’on a joué avec ses références tant mythologiques que médicales, selon la vision globale qu’on avait de son horizon d’attente. Certains critiques ont pourtant vu dans ce silence un manque de volonté qui ferait courir le risque que le joueur ne saisisse pas l’intertexte (Faulkner, 2017). Mais le fait de ne pas nommer la psychose permet au joueur de ne pas se laisser enferrer dans une allégorie ou une définition qui aurait tôt ou tard fini par être datée. Au contraire, le jeu ne fait que s’enrichir d’une lecture au travers de la psychose et peut en proposer d’autres sans que la première ne soit invalidée : là réside le véritable pouvoir d’adaptabilité du mythe (Di Filippo, 2016 : 132) et plus largement de la fiction, capable d’accueillir en son sein un fait et son contraire sans que son édifice ne s’écroule (Lavocat, 2016 : 413-465). Le jeu propose ainsi de réfléchir activement à ce que cela signifie de croire en ses propres mythes et délivre un espace de méditation sur le concept même de vérité, à l’image de l’essai de Paul Veyne (1983 : 32) sur les préjugés portés par le mot mythe dans sa lecture contemporaine. La fin du jeu suit cette ligne de fuite, sans en tracer le bout : son terme ne correspond pas à la fin de la maladie de Senua, mais plus justement à la fin d’un récit qu’elle se faisait de sa maladie – les voix, quant à elles, reviennent.
Le jeu bat alors en brèche la conception évolutionniste selon laquelle le mythe correspondrait à un stade pré-rationnel. Car non seulement Senua ne guérit pas magiquement de ses voix en guérissant de son récit fallacieux sur elle-même, mais elle n’abandonne pas non plus le vocabulaire du mythe. Au contraire, les monstres et autres figures fantastiques continuent de la suivre jusque dans la bande-annonce et l’extrait de jeu du deuxième opus, encore en production. On y voit Senua de retour parmi les hommes, dirigeant un groupe de guerriers dont la mission consiste à traquer un géant. Des éléments fantastiques subsistent : l’ambiance sonore est prise en charge par le groupe Heilung (Munro, 2019), connu pour proposer des expériences scéniques à mi-chemin entre rituel, fiction et illusion ; quant à Senua, elle semble diriger sa troupe grâce aux conseils de ses voix. Ce faisant, le mythe ne se propose pas comme un outil opposé à la raison, mais bien comme « une forme de rationalisation » à part entière (Di Filippo, 2016 : 129), qui, si elle est prise dans sa dimension mobile, permet de rebondir sur la réalité. Et si le rôle surhumain donné aux voix de Senua s’écarte ici de la représentation de la psychose présente dans le premier jeu, on peut cependant y trouver la qualité de ne pas enferrer le personnage dans un seul système de signification, mais plutôt de proposer au joueur une évolution du symbole, comme si les voix de Senua constituaient un mot parmi d’autres dans une grammaire offerte par le mythe pour formuler des phrases adaptées à l’expérience de chacun. Et le joueur de choisir parmi les éléments qui lui sont donnés pour se forger une nouvelle interprétation.
Hellblade : Senua’s Sacrifice constitue donc une étude de cas réflexive qui inscrit le mythe dans son contexte de production et de réception, à savoir le XXIème siècle : en l’utilisant comme un élément narratif parmi d’autres, il offre l’espace mythique aux joueurs comme un lieu d’expérimentation, sans figer son discours. Mais ce faisant, Hellblade illustre également la place qu’a pris le mythe au XXIème siècle, tout du moins en Europe et notamment dans la culture geek, qui tend à le débarrasser de toute charge idéologique pour jouer principalement avec son potentiel fictionnel (Peyron, 2013 : 84-99). Considéré comme un pur produit fictionnel manipulable à l’envi, le mythe retrouve une mobilité que l’idéologie, dans son sens fermé du XXème siècle, lui avait certainement enlevé. Cette liberté nouvelle lui permet de circuler et de mettre en avant plus que jamais sa puissance évocatoire, permettant à une production anglaise profondément ancrée dans son propre système de représentation et de références (faites de Pictes, de géants et de runes) de trouver une résonance à l’internationale sans amoindrir l’objet qu’elle représente, à savoir la psychose.
Cette liberté pourrait un jour trouver ses limites : le discours qu’Hellblade produit sur le mythe risque de se trouver un jour daté, parce que ses éléments narratifs auront évolué, ou parce que les avancées de la recherche auront rendu sa représentation obsolète. Mais si c’est le cas, l’herméneutique saura s’en emparer pour comparer son discours à celui des autres productions fictionnelles et en retracer l’histoire diachronique.
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[1] Ce documentaire constitue la principale source d’information sur le développement du jeu.
[2] Traduit par l’auteur : « a compelling, adult fantasy game ».
[3] Gadamer, 1976 ; Jauß, 1978 ; Picard, 1986.
[4] Traduit par l’auteur : « Psychosis is a descriptive term and it refers to having a loss of contact with objective reality. It’s characterised by two main sets of symptoms : one of them is hallucinations where somebody expériences perceptions when there is no actual objective thing out there to perceive. And the other is delusions where somebody comes to very often bizarre, unpleasant, ffrightening beliefs when there’s no good evidence in favour of them. »
[5] Le focus permet de zoomer dans le décor pour l’observer au travers des yeux du personnage, à l’image du passage de la 3ème à la 1ère personne dans un récit littéraire.
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