L’autonomie du patient dans le champ de la santé et la quête de soins non conventionnels se sont beaucoup développés, ce qui a favorisé la pluralité de recours, techniques et thérapies parallèles à la médecine officielle, ainsi que des changements aux niveaux des représentations de ces médecines et de leur place dans les systèmes de santé. En effet, la complémentarité des médecines conventionnelles et non conventionnelles tend à s’imposer comme un nouveau modèle. Depuis une trentaine d’années, particulièrement dans la dernière décennie, le monopole de la biomédecine tend à être mis en question et on observe dans les pays développés un processus d’ouverture de l’hôpital public aux médecines non conventionnelles, en particulier dans le champ de la prise en charge du cancer, bien que timide. En France, on voit apparaître une nouvelle culture de la complémentarité dans les centres spécialisés en cancérologie au travers des soins de support et de confort. De nombreux mouvements sociaux se sont organisés autour de la promotion des médecines non conventionnelles et de leur légitimation tant scientifique que sociale, c’est-à-dire pour une reconnaissance d’autres manières de se soigner. Des associations de praticiens et des partis politiques ont impulsé des modifications dans le cadre légal de l’exercice des médecines non conventionnelles de chaque pays. Des changements se sont également opérés au niveau universitaire. La Faculté de médecine de Bobigny, en France, a été pionnière dans l’introduction de formations de médecines dites « douces » ou « naturelles » dans les études médicales, en 1968. En Suisse, la chaire de naturopathie a été introduite à l’Université de Zurich en 1994 et celle l’Institut des médecines complémentaires de l’Université de Berne a vu le jour l’année suivante. Parallèlement, de nombreux centres de formation aux techniques et soins non conventionnels se sont constitués dans les trois pays.
Mais malgré un pluralisme thérapeutique croissant, les chemins que les médecines non conventionnelles se frayent dans le champ de la pratique médicale restent néanmoins sous un contrôle biomédical omniprésent. Par exemple, en France, l’Académie nationale de médecine, qui est amenée à répondre à toutes questions gouvernementales, ministérielles ou parlementaires en matière de santé et de soins, accorde à l’acupuncture une efficacité thérapeutique certaine mais elle considère que son enseignement n’a de sens qu’intégré au cursus de médecine universitaire traditionnel. Ainsi, la pratique de l’acupuncture n’est accessible qu’aux docteurs en médecine et un acupuncteur qui ne soit pas médecin n’est pas habilité à enseigner l’acupuncture dans les facultés de médecine qui délivrent des diplômes d’acupuncture. L’essor des médecines non conventionnelles s’explique ainsi par les jeux complexes des dimensions politiques et économiques de chaque pays favorisant, régulant, voire contrôlant la pluralité thérapeutique.
C’est dans ce contexte de transformation que l’Institut national du cancer a lancé un appel à projet de recherche en sciences humaines et sociales pour étudier l’utilisation des médecines non conventionnelles par les personnes atteintes de cancer. L’ouvrage Cancer et pluralisme thérapeutique. Enquête auprès des malades et des institutions médicales en France, Belgique et Suisse nous livre les résultats du programme de recherche mené, en réponse à cet appel, par une dizaine de chercheurs répartis sur cinq sites, trois en France, un en Belgique francophone et un en Suisse romande. L’équipe scientifique a cherché à comprendre cet apparent paradoxe : alors que la technicité et l’efficacité des traitements en cancérologie ne cessent de s’améliorer, de nombreuses personnes atteintes d’un cancer ont recours à d’autres formes de traitements et d’autres soins en complément des traitements biomédicaux.
L’approche comparative entre les trois pays voisins permet de voir comment leurs différentes politiques dans le domaine des médecines non officielles résultent dans des pratiques diverses. Par exemple, la Belgique et la Suisse sont souvent citées par les personnes atteintes de cancer pour accéder à divers produits, thérapies ou médecins non accessibles en France. Ces différences s’enracinent dans des politiques et des dynamiques sociales et culturelles propres à chaque pays et régions qui influencent les positionnements, les choix et les pratiques des établissements spécialisés dans le traitement du cancer. Ainsi, soit ces derniers renforcent les modèles de soins biomédicaux existants, soit ils permettent que se développent de nouveaux modèles de soins, favorisant ou non leur intégration à l’hôpital.
La place actuelle de ces « autres » médecines dans les sociétés européennes constitue ainsi un fait social qui modifie le champ de la santé et redessine les logiques de l’offre et de la demande.
Les auteurs questionnent les définitions, usages et rôles des médecines, soins et techniques non conventionnels, dont le recours est de plus en plus fréquent et diversifié, et replacent la diversité des offres non conventionnelles dans un pluralisme thérapeutique en pleine évolution. Ils interrogent les expériences des patients et le fonctionnement des institutions médicales spécialisées dans le traitement du cancer et montrent que le champ de la prise en charge de cette pathologie est un révélateur des transformations à l’œuvre dans le pluralisme thérapeutique.
Le choix du terrain s’est porté sur les institutions publiques d’excellence spécialisées dans les traitements oncologiques car ce sont elles qui modèlent la prise en charge du cancer, du fait qu’elles ont pour vocation d’associer les soins, la recherche et l’enseignement dans le domaine de cette pathologie. Ce terrain est compléter par des études de cas dans un centre de mieux-être en Belgique, un programme pilote de la Fondation Contre le Cancer belge, une enquête ethnographique, en Suisse, dans une clinique privée, qui est aussi un centre de recherche reconnu dans toute l’Europe et un centre de référence en soins infirmiers, réputée au niveau international autant pour sa technicité que pour son ouverture aux soins non conventionnels, et une monographie d’une unité de soins spirituels située dans le service d’oncologie d’un centre hospitalier universitaire en France. À partir de cette enquête de terrain multisituée, les auteurs analysent la structuration des soins hospitaliers par les modèles biomédicaux dominants, les légitimités qui y sont mobilisées concernant les médecines non officielles et les processus de négociation de la place de ces médecines dans les hôpitaux, en fonction des idéologies présentes, des formations professionnelles, des positions hiérarchiques, des règles et normes de l’institution, des trajectoire professionnelles et personnelles, et des expériences et relations entretenues avec les patients.
La première partie de l’ouvrage décrit les logiques scientifiques, politiques et professionnelles à l’œuvre dans les hôpitaux spécialisés dans le traitement du cancer et qui entretiennent le monopole de la biomédecine, d’une part, et les logiques qui sous-tendent une dynamique d’ouverture aux médecines non conventionnelles, d’autre part.
La seconde partie explore la pluralité des recours aux soins par des personnes soignées pour un cancer, en mettant l’accent sur le malade, son environnement et le processus de la maladie, marqué par l’incertitude et la temporalité de l’action médicale. L’analyse de la place et du sens du recours aux médecines complémentaires, des itinéraires thérapeutiques et des logiques qui les sous-tendent, révèle une même cohérence de conduites des malades dans les trois pays. Face à la maladie et au malheur, divers sont les univers de prise en charge vers lesquels les malades peuvent se tourner lorsque, en quête de soin (Benoist, 1996) et de sens (Augé & Herzlich, 1984), ils cherchent à guérir ou soulager leurs maux (Cohen et Rossi, 2011). Les auteurs nous invitent à explorer quelques expressions de la diversité thérapeutique qui résulte de cette quête, tout en évoquant le sens biographique, social, culturel et politique attribué aux choix et aux motivations des personnes malades. Le malade peut être ainsi pensé autant au travers de ses caractéristiques et ses expériences personnelles de la maladie qu’au travers des contextes sociaux, culturels et politiques dans lesquels il évolue (Cohen et Rossi, 2011).
Le pluralisme thérapeutique se comprend en tenant compte des expériences et itinéraires des patients. L’un des atouts majeurs de cet ouvrage est sans doute celui d’englober ces deux perspectives. L’autre est celui de révéler les liens et continuités que les personnes atteintes de cancer tissent entre les sphères conventionnelles et non conventionnelles.
Augé Marc, Herzlich, Claudine (ed.) (1984), Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie, Paris, Éditions des Archives Contemporaines.
Benoist Jean (ed.) (1996), Soigner au pluriel, Essais sur le pluralisme médical, Paris, Karthala.
Cohen Patrice, Rossi Ilario (2011) Le pluralisme thérapeutique en mouvement, Introduction du numéro thématique « Anthropologie des soins non-conventionnels du cancer », Anthropologie & Santé, nº 2. Disponible en ligne : http://anthropologiesante.revues.org/606 (consulté le 11 mai 2017).
Maia Marta, « Patrice Cohen, Aline Sarradon-Eck, Ilario Rossi, Olivier Schmitz et Émilie Legrand, Cancer et pluralisme thérapeutique. Enquête auprès des malades et des institutions médicales en France, Belgique et Suisse », dans revue ¿ Interrogations ?, N°25. Retour du religieux ?, décembre 2017 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Patrice-Cohen-Aline-Sarradon-Eck (Consulté le 21 novembre 2024).