Voici un livre que beaucoup d’universitaires devraient lire :
Depuis la fin des années 1990, on trouve un mouvement qui fait de la bande dessinée un média de diffusion sérieux. Tout d’abord pour des reportages et documentaires dessinés [1], plus récemment pour du journalisme [2]. La bande dessinée met aujourd’hui en avant un savoir universitaire : certaines maisons d’édition créant des collections dédiées telle La Petite Bédéthèque des savoirs à partir de travaux en SHS ou encore Sociorama d’après des enquêtes sociologiques. Le texte de Tiphaine Rivière n’est pas à proprement parler une étude monographique en SHS. Il se situe plutôt entre le reportage/témoignage et le roman graphique humoristique : il s’agit d’une mise en fiction de l’expérience de thèse de l’auteure. Ce livre prend sa place dans le courant des différents blogs de thésards où les doctorants puis jeunes docteurs racontent leurs expériences de l’université. Le livre de Thiphaine Rivière est une mise en intrigue de saynètes issues pour partie de son blog. Le récit, en tant qu’œuvre de fiction, ne prétend à aucune généralisation et présente forcément une vision caricaturale du doctorat, de l’université et des relations de l’étudiant avec son directeur de thèse.
Cependant, pour avoir moi-même réalisé une thèse et côtoyé un certain nombre de thésards, ce livre fait écho à des expériences vécues, expériences pour parties généralisables. On y suit Jeanne, jeune doctorante préparant une thèse sur Kafka, de l’inscription à sa soutenance. Ce sera l’occasion de rencontrer une belle galerie de personnages, entre la secrétaire dragon, le conférencier qui ne parle que de lui, le directeur de thèse absolument infâme qui noie l’étudiant sous quantités de références afin de le « neutraliser » (p.141) - i.e. ne pas avoir à lire la prose ni répondre aux questions du doctorant - ; les autres doctorants, mi compagnons d’infortune, mi concurrents…
Ce qu’illustre très bien ce livre est que si la thèse est un exercice universitaire (et ne devrait être que cela), celui-ci va avoir des effets dans bien d’autres domaines car il se transforme bien souvent en « quête existentielle » (2ème de couverture). Le travail influence le hors travail et une thèse, qui plus est non financée, va avoir un effet sur la sphère amicale, amoureuse, économique, familiale, culturelle, etc., ce qui permet à la secrétaire du département des thèses, au moment de la demande d’inscription en littérature de l’héroïne, de tenir ces propos : « Faudra pas dire que personne vous avait prévenue, faudra pas venir dire « j’ai plus d’argent et j’ai perdu tous mes amis », hein » (p.19).
Le texte s’appuie principalement sur deux registres d’humour dans un va-et-vient permanent. Le premier, ironico-comique, vise à mettre à distance une expérience – la thèse de doctorat. Si le livre est très drôle, les situations supports du rire sont parfois intolérables. C’est là qu’entre en jeu un second registre, satirique celui-ci, plus engagé et dénonçant volontiers les conditions qui sont faites aux doctorants, petites mains qui permettent au système universitaire de perdurer, telles que ces heures de cours que l’université ne paiera pas car « ce type de cours ne peut être payé qu’en heures supplémentaires et vous n’avez pas fourni de justificatif d’un emploi à plein temps. Nous n’avons, malheureusement, pas l‘autorisation d’employer des vacataires en tant qu’employeur principal » (p.72). Ici, le comique et la satyre se rejoignent, l’évolution actuelle du monde universitaire semble permettre une généralisation de la situation décrite par Tiphaine Rivière.
Effectivement, il semble qu’en 2017 la réalité rattrape la fiction en formalisant des pratiques déjà anciennes, puisque certaines universités demandent aux doctorants de signer des « contrats de bénévolat ». L’étudiant s’engage à donner gratuitement des cours, ce qui est présenté comme un service que l’université lui rend. En effet, celui-ci a besoin de faire figurer une activité d’enseignement dans son curriculum vitae pour pouvoir prétendre être qualifié ensuite par le CNU [3] et tenter de décrocher un poste d’enseignant-chercheur : ? « Vous n’êtes pas vénale de toute façon ? Ici, à l’université, on déteste la vénalité, c’est la passion qui nous anime, le désir de connaissance » (p.172).
Les cours gratuits ? C’est un classique… Autre auteure, autre blog, autre BD, même mésaventure racontée par Lapin, doctorante en sociologie, sur son blog « Vie de thésarde » puis « Vie de jeune docteure » (lapinobservateur.over-blog.com page 1, « Travailler plus… » le 18 octobre 2012) :
La précarité des doctorants est alors mise en évidence dans ses conséquences pratiques (les rendez-vous avec le banquier pour parler des découverts ; ne pas pouvoir offrir de cadeaux à ses proches pour Noël…) ainsi que la multitude de vexations et compromis qui accompagnent cette situation (demander un prêt financier à sa famille ; être obligé d’accepter n’importe quel emploi, …).
Cependant, T. Rivière inscrit aussi la précarité dans le paysage plus large de la recherche française et l’auteure dresse un portait caricatural mais convainquant des incompréhensions entre politiques et chercheurs. Ainsi à travers la mise en scène d’une Ministre – vraisemblablement de l’enseignement supérieur et de la recherche – et de l’un de ses missionnés, elle donne à entendre à travers un dialogue la manière dont les universitaires perçoivent le discours politique portant sur la recherche : « On n’a pas besoin de plus de chercheurs. On a besoin de chercheurs efficaces. … Continuez les suppressions de postes et compliquez les dossiers de demande de subvention. Il ne doit plus rester que des projets de recherche proposant un domaine d’application clair et précis. En période de crise, ce qu’il nous faut ce sont des résultats » (p.169). S’en suivront des scènes de manifestations pleines d’universitaires (un peu ridicules, il faut bien le dire). Moment solidaire s’il en est, ce temps d’action collective est mis en regard avec un des temps les plus individualistes, au sens libéral du terme, qu’il soit du monde académique : la recherche de poste. C’est alors sur fond de slogans (« La recherche et le savoir ne sont pas des marchandises », « L’université n’est pas une entreprise », p. 170) que Justine, amie de Jeanne et jeune docteur, explique la concurrence féroce qu’elle a connu lors de son recrutement comme maîtresse de conférences. Ici, point de solidarité, tous les coups sont permis et le dessin guerrier est là pour le souligner.
Bien évidemment, la recherche est omniprésente dans ce texte. Elle prend sa place sur des planches entières sous les formes écrasantes de bibliothèque remplies d’ouvrage, d’emplois du temps démesurés (de 7h à minuit !) ou encore de la thèse elle-même présentée comme un palais grandiose à l’architecture compliquée qui se transforme au fur et à mesure des lectures.
Cette représentation graphique de la thèse fait partie des belles idées de ce livre. Elle permet entre autre de donner à voir la construction de l’œuvre mais aussi les compromis nécessaires à sa réalisation. Du palais-plan de thèse (en 69 pages !) d’inspiration château de la Renaissance à la grande rigueur architecturale tant dans sa composition que dans son style (cf. Illustration 1), jusqu’à une œuvre finie végétale (c’est mon impression), en passant par différents métissages (tel l’ajout de coupoles orientales au château français du départ), c’est tout un parcours de thèse qui est ainsi illustré. L’espoir d’une œuvre scientifiquement parfaite à la beauté formelle cède la place, après les premières hybridations faites d’emprunts théoriques non orthodoxes qui bousculent le bel ordonnancement, à une œuvre très personnelle, fort éloignée de l’image première mais aussi d’une originalité folle. Le personnage de Jeanne subit lui aussi une même évolution et la jeune femme pimpante et dynamique du début s’efface derrière une femme presque toujours aussi jeune mais beaucoup plus fatiguée et abattue. C’est dans une salle en construction de son palais qu’une Jeanne, dépressive, se donne un conseil que tout doctorant se devrait de suivre : « Nan mais Jeanne, arrête de chercher de nouvelles pistes, il faut que tu termines maintenant » (p. 165)
Il est effectivement important de remarquer, me semble-t-il, que ce chef d’œuvre peut tourner à l’obsession et remplir la vie du doctorant, jusqu’à l’exclusion des proches. C’est dans sa mise en scène de la précarité affective des doctorants que l’auteure est la plus percutante : tellement envahissant, l’exercice de la thèse – qui ne devrait être qu’un exercice – ne permet pas la réunion des conditions nécessaires pour accorder à l’autre (conjoints, amis, famille) l’intérêt et l’attention que toute relation sociale réclame. Ce livre décrit alors la solitude du thésard en SHS : sa famille ne le comprend pas totalement, s’inquiète du temps qui passe (la phrase « Alors, cette thèse, t’en es où ? » devient tabou après la lecture de ce livre), s’interroge sur l’avenir du doctorant et l’utilité de ses recherches [4] ; son conjoint se sent exclu, à juste titre, par cette œuvre qui prend tant de temps et de place ; son directeur de thèse ne pense qu’à sa carrière (celui-ci est décrit sous les traits d’un personnage particulièrement égocentrique mais tous les directeurs, et l’auteure le reconnaît dans les remerciements en fin d’ouvrage, ne se comportent pas de la même manière) ; les doctorants n’arrivent pas toujours à être solidaires tant le monde de la recherche est concurrentiel. Cette concurrence est particulièrement bien illustrée par l’évocation du temps post-thèse, celui de la recherche d’emploi où plusieurs dizaines de candidats se présentent pour chaque poste publié : il va falloir être le meilleur. « Vous êtes 10 436 dans le même domaine et il y a un poste par an qui se libère » (p.171).
Le roman graphique, pour peu qu’on le prenne au sérieux, arrive à donner de la vie à ce qu’il met en scène. Le texte et les dessins de T. Rivière donnent de la chair au récit et derrière les rires, on perçoit la souffrance du doctorant souvent très seul face à la tâche à accomplir. Malgré tous les reproches que ce livre adresse aux conditions de réalisation de la thèse, le lecteur ressent tout de même une certaine tendresse de l’auteure envers le diplôme. Ce livre n’est pas un plaidoyer anti-thèse, juste un avertissement dont la lecture fera peut-être dire aux futurs thésards comme le fait l’héroïne : « C’est drôle : entre nous, ça me motive encore plus de savoir que si peu arrivent au bout, ça rend l’aventure encore plus spéciale ! » (p.17).
[1] Pour ne citer que trois auteurs : Joe Sacco ; Etienne Davodeau ; Philippe Squarzoni.
[2] On pourra lire, par exemple, La Revue Dessinée éditée depuis 2013.
[3] La qualification est une qualification à la fonction de maître de conférences (ou de professeur). Elle est attribuée par le CNU (Conseil National des Universités) qui juge à travers les volets recherche, enseignement, administratif, implication dans la vie collective… du dossier du candidat s’il peut prétendre à devenir enseignant-chercheur. La ligne « enseignement » est, pour ainsi dire, obligatoire si le doctorant veut obtenir sa qualification.
[4] On notera un savoureux passage où un autre membre de la famille de l’héroïne débute une thèse à son tour mais ici en biologie. Quand la famille fait le rapprochement entre les deux doctorants, celui-ci refuse la comparaison avec cette phrase définitive : « Ah, ah, non pas du tout. Je suis un scientifique avec un vrai laboratoire » (p.101).
Schepens Florent, « Tiphaine Rivière, Carnets de thèse », dans revue ¿ Interrogations ?, N°25. Retour du religieux ?, décembre 2017 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Tiphaine-Riviere-Carnets-de-these (Consulté le 21 décembre 2024).