L’article propose une étude de la pratique du silence dans le processus de transmission et d’acquisition des faits relatifs au passé des Boni du Surinam en Guyane française, entre le début du XVIIIe et la première moitié du XXe siècle. Il s’agit de montrer en quoi le silence et même l’oubli cachent des enjeux politiques, sociaux, culturels et religieux, qui sont au service des rapports de force dans la société Boni. Cet article propose ensuite une méthodologie d’approche pour extirper de cette pratique discursive les faits historiques dissimulés afin de les analyser et de procéder à un compte rendu scientifique. On pourra ainsi constater que, paradoxalement, le silence peut contribuer « objectivement » à l’histoire-science de ce groupe socio-culturel.
Mots-clés : Boni, silence historique, histoire orale, vérité historique, mémoire sociolinguistique, mots-évènement
This article examines the practice of silence in the process of transmission and acquisition of facts that are related to the past of Surinam Boni people in French Guiana between the early 18th and early 20th centuries. It aims at showing how the use of silence and even forgetfulness can conceal what is at stake on a political, social, cultural or religious level, in the service of struggles for power in the Boni society. In a second step, this paper offers a methodology that can be used to root out of this discursive practice the concealed historical facts so as to analyze them and proceed to a scientific report. We shall discover that, although it may seem paradoxical, silence can “objectively” contribute to the science-history of this socio-cultural group of French Guiana.
Keywords : Boni, historical silence, oral history, historical truth, sociolinguistics memory, keyword-events
Le silence, dont l’importance pour la connaissance de l’histoire sera démontrée à partir de la manière qu’ont les Boni de construire leur discours sur le passé, est au cœur de la démarche réflexive de cet article, mais aussi des thématiques [1] de recherche du laboratoire AIHP (Université des Antilles) qui s’intéresse aux questions non encore historicisées de la mémoire collective antillo-guyanaise. Il s’inscrit également dans la lignée des études culturelles postcoloniales, encore embryonnaires en France. Descendants des Marrons de la Guyane hollandaise, les Boni habitent depuis 1776 dans la région du Maroni-Lawa, sur les deux rives de ce fleuve qui fait office de frontière entre le département de la Guyane française et la République du Surinam aujourd’hui. Ils organisent le discours sur leur passé en quatre temps : le katiboten (temps de l’esclavage : 1650-1776) [2] ; le loweten (marronnage : 1712-1863) [3] ; le mawdonengeten (époque de l’exploitation aurifère, forestière et marchande : 1880-1969 [4]) et le politikiten (âge du politique et insertion dans le monde urbain : 1969-2016).
La recherche universitaire consacrée aux sociétés businenge (nègres de la forêt) du Maroni-Tapanahoni (Pamaka, Redimusu, Boni, Dyuka) et de l’intérieur du Surinam (Saamaka, Matawai, par exemple) a mis en évidence l’importance de la tradition orale mémorisée et transmise par les sabiman et les sabiuman (féminin du mot sabiman) qui sont dépositaires des connaissances du groupe. Les travaux de Price (Price, 2013 : 23-33) permettent de saisir les modes de construction de la connaissance de leur passé par les Saamaka, notamment la place de la sélection, de la manipulation et de l’interprétation des faits par les sabiman de leur passé pour lui donner du sens. Au cours de mes enquêtes ethnographiques (2002-2016) pour une étude historique des Boni, dans le cadre de mes travaux universitaires (mémoire de maîtrise, de DEA, thèse de doctorat, articles scientifiques), j’avais déjà relevé la multiplicité des facettes de la transmission orale, et observé que l’opération de sélection et de manipulation des faits du loweten auxquelles se sont livrés les fondateurs et les transmetteurs de la tradition historique saamaka se retrouvent aussi bien chez les Boni que chez les autres groupes socio-culturels du fleuve Maroni-Lawa (Pamaka et Dyuka). Il en est de même de la séquence du mawdonengeten et du politikiten. Par conséquent, lorsqu’on étudie la construction du discours sur le passé par les sabiman, il faut se pencher sur le silence et l’oubli en tant que mode de construction d’un discours performatif plutôt que relevant de la méconnaissance du passé ou de la volonté d’effacer des faits.
Alors que récemment, plusieurs chercheurs en sciences humaines, du langage, des spécialistes d’études de littératures et de civilisations dont Nicole Lapierre (1989), Michaël Pollak (1993), Arlette Farge (2002), Diawara (2003), Maurice Olender (2009), Victorin Lavou Zoungbo (2013) ont attiré l’attention sur le silence pour l’étude de la construction de la connaissance du passé et celle des usages du passé, mais aussi comme mode de construction et d’appropriation du savoir sur le passé par la société boni ou businenge en général n’a pas reçu l’attention qu’il mérite. Dans une société de tradition historique orale, les usages du silence ne sont pas les mêmes que dans une société dont les connaissances sont conservées et transmises par l’écriture. Le caractère performatif de la production et de la réception de la connaissance du passé donne à l’assistance un rôle particulier de coauteur des effets que produit le discours. Au moins une partie de l’assistance se souvient de la dernière production du savoir historique et peut réagir au discours qui lui est présenté. De même, plusieurs faits et personnages sont autrement connus de plusieurs membres de l’assistance. Le silence du spécialiste, ses oublis n’effacent donc pas la connaissance sociale, mais sont des moyens de construction d’un savoir pertinent dans un lieu et temps particuliers, par rapports aux objectifs spécifiques. Tout comme dans le travail de mémoire, lors de la construction d’un discours oral sur le passé le silence est plutôt une forme de mise en réserve de ce qui actuellement n’est pas pertinent plutôt qu’effacement d’un fait ou d’un personnage. Ainsi, la place et les usages du silence diffèrent considérablement selon qu’on ait à faire à une société où la connaissance du passé est essentiellement construite et transmise par écrit à l’instar des sociétés occidentales ou oralement comme celle que j’étudie. Dans le premier cas, il y a effectivement l’effacement, au moins la volonté d’obtenir cet effet comme dans le cas de l’esclavage, du marronnage dans les Antilles françaises et en Guyane notamment (Mam Lam Fouck, 1998 : 30-49) ou du « mythe d’une France résistancialiste (1947-1968) » (Rousso, 1990), par exemple. Dans le second cas, la dialectique entre ce qui est dit et non-dit relève du rapport entre l’historien et son auditoire, et change d’un contexte socio-politique à un autre. Ce non-dit peut être produit aussi par une société dominante qui impose une écriture, comme peut l’illustrer l’article de l’historienne Cottias relatif au silence des historiens de la République à propos des quatre vieilles colonies (Cottias, 2003) ou encore l’ouvrage de l’anthropologue haïtien Trouillot (1995) qui, à partir de l’exemple de la Révolution haïtienne, montre de quelle manière divers silences surgissent dans la fabrique de l’histoire académique. Ce processus de production historique frappe cette histoire-science d’une incomplétude, du fait que seules les sources disponibles et sélectionnées permettent sa mise en écriture. Les sociétés dominées peuvent résister par la transmission orale qui peut ne pas être nécessairement explicitement historique. Le cas des Camisards (Joutard, 1977) au sujet de la révolte des Cévennes (1702-1704) est éloquent.
À travers, le silence, considéré comme des « blancs de l’histoire » (Le Goff, 1988 : 302) et comme des « formes de témoignage possibles » (Olender, 2009 : 266), j’ai voulu, en tant qu’historien, soutenu par mon expérience du dedans puisque je suis issu du groupe que j’étudie, interroger la manière des Boni de raconter et de construire le discours sur le passé, et soumettre à la critique, quand c’est nécessaire, la réception coutumière que j’avais du récit des sabiman. En effet, plus jeune, je recherchais, comme mes contemporains, ce qui consonnait avant tout avec les sensibilités propres à notre société. J’ai partagé cette attitude jusqu’à la fin des années 1990, donnant systématiquement raison aux sabiman, les « A taki a kaba » (ceux qui ont le dernier mot). Leur vérité nous paraissait absolue, tel un « dire performatif » (voir Austin, 1970) et codé : « Papa, yu abi leti ! » (Aîné, vous avez raison !). Ce « dire performatif », très présent lors des rencontres coutumières (intronisation de chefs, funérailles, mariage) et de la gestion des crises familiales ou encore lors de rituels religieux et funéraires, peut s’illustrer dans l’adage suivant : « Gaansama mofu abi sonde » (la parole d’un Aîné est souvent préjudiciable).
Aujourd’hui, je me propose, par une démarche « objective », non seulement de replacer le discours oral de ces gardiens de la parole historique, dont l’influence au sein de la communauté reste primordiale, dans leur contexte d’occurrence, en soulignant à la fois les atouts et les limites, mais aussi d’extirper, de leur pratique discursive, pour une contribution à l’étude historique des Boni, les faits historiques dissimulés.
L’étude s’appuie sur treize années d’investigations dans la société Boni ainsi que sur ma longue expérience, en tant que descendant de ce groupe, sur la manière de raconter le passé. Par ma double appartenance (chercheur et membre de la société que j’étudie), j’ai été en contact direct ou indirect avec les diverses méthodes d’apprentissage (méthode spontanée et méthode formalisée) et de transmission, d’avoir un accès privilégié aux performances discursives, de disposer d’une connaissance intime de la langue et de la culture. La prise en compte de cette expérience du dedans contribue non seulement à une meilleure compréhension, à une analyse mieux élaborée, mais aussi à une interprétation plus fine des données orales qui émanent des témoignages relatifs à l’histoire du groupe véhiculée oralement. Toutefois, mon regard distancié d’historien, n’est pas nécessairement synonyme d’exemplarité ni exempt de subjectivité. Malgré la suprématie de l’objectivité dans les valeurs propres à la science académique, malgré la distanciation considérée comme « condition sine qua non » de l’accès à la connaissance scientifique, le travail ne peut être exhaustif et dépourvu de partialité (Cresswell, 1978 : 47). Cet article relève, par conséquent, d’un croisement de deux regards me permettant à la fois de mieux saisir la manière dont un Boni raconte le passé, d’en déceler les reconstructions, les inventions, mais aussi les oublis définitifs ou volontaires (ici les silences), ainsi que les enjeux qui sont à leur origine. Ce travail exige également que je prenne le recul nécessaire en m’armant de toutes les méthodes des sciences sociales, voire des linguistes sur les ethnotextes et des sociolinguistes sur la mémoire sociolinguistique (Bulot 2004) pour faciliter à la fois ma « neutralité » analytique et interprétative des silences, de leur « fabrique » et des enjeux qui en découlent, mais aussi de les déceler.
La source par excellence de mon étude est le récit oral des sabiuman et sabiman dans la mesure où c’est par les sabiman que passent les données historiques, généalogiques du groupe qu’ils ont hérité des générations antérieures, mais aussi les données dont ils ont été les « témoins- spectateurs » ou les « témoins-acteurs ». De plus, cette catégorie est reconnue par la communauté villageoise comme dépositaire des savoirs des temps écoulés. Incarnant le passé des Boni, ils portent non seulement en eux le temps des Anciens (trace de la traite négrière, l’esclavage, le marronnage), mais aussi celui des bakafiiman (descendants des Marrons). La plupart des cinquante sabiuman et des quarante sabiman que j’ai interrogés sont nés entre 1916 et 1940 et ne parlent ni le français ni le hollandais, en raison de l’arrivée tardive de l’école dans leur espace de vie (début des années 1960). Par conséquent, les données écrites interfèrent peu dans leur récit. Leur parcours, leur lieu de résidence, leur confession religieuse, leur sensibilité politique (droite, gauche, nationaliste), leur fonction coutumière (gaanman, fisikali : autorités temporelles et spirituelles du groupe) ou ordinaire m’ont intéressé dans la mesure où ils peuvent éclairer la nature de leur récit et permettre de comprendre la nature et les enjeux des silences.
La méthode de l’observation directe et indirecte sur le terrain ainsi que l’observation participante et multiple ont été également sollicitées. Pour accéder aux savoirs historiques, j’ai d’abord adopté la méthode de l’entretien « classique », en posant à mes interlocuteurs des questions ouvertes en les laissant parler librement, de manière à ne pas les interrompre. Connaissant de par mon expérience endogène la manière dont les sabiman racontent le passé ainsi que l’importance et les enjeux du savoir historique en société boni, j’ai dû réorienter ma façon de procéder pour mieux décrypter, interpréter et expliciter les événements historiques que leur mémoire rappelle, afin de saisir les non-dits présents dans leur récit. Cette réorientation est passée par une ré-interrogation de mon interlocuteur, en insistant sur des éléments tirés de son témoignage, en dialoguant de manière à ce qu’il dévoile lui-même ses silences et les explique ou se tourner vers d’autres sabiman. Cette méthodologie d’approche révèle que le processus de transmission et d’acquisition des informations se produit à travers le dialogue entre différents membres du groupe, mais aussi avec les membres des autres groupes Businenge, créoles, amérindiens, avec lesquels les Boni ont été en contact et par lesquels ont transité également des données historiques. Cette démarche permet d’obtenir des discours divers sur le sujet, des regards multiples, de les croiser par la suite, ensemble d’abord, puis avec les sources écrites (récits de voyage, correspondance entre autorités coutumières et autorités coloniales), quand elles existent, en vue de saisir les silences.
L’approche de l’histoire des Boni, par le biais du témoignage des sabiman, m’a permis de saisir la manière dont elle est racontée et transmise ; de discerner ce qui est réellement porté à la connaissance du public et ce qui est dissimulé. Dépositaires des savoirs des générations antérieures, mais aussi des données dont ils ont été les témoins- spectateurs ou les témoins-acteurs, les sabiman apparaissent à la fois récepteurs, passeurs et producteurs d’histoire et de savoir-faire. Bien que le témoignage des sabiman constitue une source pour accéder aux données du katiboten, du loweten ou du post-loweten leur récit ne livre pas tout. Quand, par exemple, ils évoquent la biographie des personnages de l’histoire boni, ils n’en révèlent pas forcément toutes les facettes (pratique discursive qui ne diffère pas de ce qu’on observe dans d’autres sociétés) : ils ont tendance à privilégier les aspects positifs de leur vie, à magnifier leur rôle, préférant passer sous silence les aspects négatifs qui entacheraient leur célébrité. Alors que le loweten est classé dans le domaine sacré ou parfois mythologisé, l’histoire contemporaine (1860-2016), en dépit de ses propres silences, ses oublis, ses reconstructions, liés à des enjeux politiques ou aux stratégies identitaires actuelles, est beaucoup plus laïcisée, moins mythologisée, plus accessible, en raison de son apparente proximité avec l’histoire personnelle des sabiman d’aujourd’hui dont la plupart ont été des acteurs de cette séquence historique.
La contextualisation des faits passés sous silence ou oubliés, voire reconstitués permet de saisir la motivation et la stratégie des dépositaires des faits historiques. Le silence révèle plusieurs facettes. Premièrement, la fausse occultation, dont le fondement se trouve au cœur même de la pratique discursive des Boni, consiste à ne pas tout dévoiler au cours d’un discours. Elle relève d’une stratégie de communication orale derrière laquelle des enjeux sont dissimulés. Par conséquent, le silence historique, n’est pas l’interruption de la parole du sabiman, mais bien la présence, dans le discours, d’orientations, d’insinuations et d’absences de mention de quelque chose remplacées par un autre dire. La parole occultée s’explique aussi par le fait que dans cette société la connaissance confère un pouvoir redoutable à celui qui la détient : « Celui qui sait est un maître » dit l’adage boni. Par conséquent, en ne dévoilant pas tout, le sabiman garde le pouvoir sur l’apprenant, de la capacité à le mettre en difficulté lors des réunions coutumières, familiales, considérées comme des moments propices à la démonstration de connaissances et à la manipulation des arts oratoires. La distillation au compte-gouttes des récits lui permet d’assurer sa prééminence en matière d’histoire ou de savoirs coutumiers et confère à son dire une certaine sacralisation.
Stratégie de communication orale, le silence n’est pas, loin s’en faut, synonyme d’oubli mémoriel. Dans la vie de tous les jours, le Boni a facilement recours au secret. Il ne dévoilera un projet qu’après s’être assuré de sa concrétisation ou préférera attendre sa réalisation effective. En le dévoilant à l’avance, il craint de frustrer son interlocuteur, de le rendre jaloux ; celui-ci étant capable, selon lui, de lui jeter un sort éventuel qui empêcherait sa concrétisation. Par exemple, il peut taire la date exacte d’un voyage, préférant en donner une autre. Le silence apparaît ainsi comme une pratique sociale au cœur du jeu des relations entre Boni d’une part, avec les étrangers d’autre part. Des expressions utilisées, telles que « Kibi a taki na bee » (cacher la parole dans le ventre), « Abi deki bee » (avoir le ventre épais), expriment l’idée que la parole camouflée peut ressortir en toute circonstance. À travers l’analyse du discours des sabiman et des expressions orales, le non-dit n’apparaît pas comme un oubli définitif, mais plutôt comme l’effacement volontaire d’un fait jugé problématique afin de préserver l’équilibre, la cohésion entre les membres de la société. Les sabiman ne divulguent pas la vérité s’ils considèrent qu’elle peut faire souffrir des familles, s’ils estiment que leurs propos ne seront ni bien entendus ni bien compris ou risquent d’être plus tard déformés par des personnes qui les écoutaient à ce moment-là. D’ailleurs, ils expriment cette raison volontairement : « Je coupe ma parole à ce moment précis, c’est pour rien du tout que je gaspille ma salive, il n’y a personne ici qui puisse en saisir le sens ». Il s’agit ici d’un « silence volontaire » au risque d’être incompris ou d’être celui qui sème le trouble. Mais il s’agit aussi d’un moyen de faire revenir celui qui est intéressé. De plus, dans cette société où savoir parler constitue un pouvoir recherché, la crainte du ressenti de l’autre est omniprésente. Par conséquent, il n’est pas bien vu d’étaler ses connaissances, de peur d’être victime, selon les sabiman, de jalousie ou du mauvais sort, comme perdre l’usage de la parole, perdre la mémoire. Celui qui écoute peut ne pas vouloir entendre certaines choses et se trouver ainsi à l’origine du silence exprimé par un sabiman. Dans le contexte actuel, il arrive que des personnes, afin de ne pas perturber leur confort, refusent d’entendre les histoires cachées qui concernent leur famille ou leur clan, des histoires datant d’avant les années 1960 et dont elles ignoraient l’existence. Derrière cette manière de dire le passé ou de transmettre un savoir-faire transparaît la conservation du pouvoir du chef, de l’Aîné et du maintien de son statut social et politique puisque, « être reconnu sabiman », c’est en quelque sorte être l’« encyclopédie vivante » du village. Ce qui lui confère autorité et respect.
Apparaissant comme une forme de censure, le silence peut être pratiqué dans le but certes, de dissimuler l’information pour alléger le corpus de connaissance du passé, mais surtout parce que les sabiman peuvent choisir de transmettre simplement une partie du récit historique en modifiant les lieux et les acteurs, le contexte afin d’éviter le contrordre, transcender la violence et instaurer ainsi la paix sociale. Néanmoins, à tout moment, la révélation d’un secret peut représenter une « arme redoutable » capable de désamorcer une altercation ou de régler un conflit entre deux clans instantanément. En cas de dispute entre les familles ou les clans du groupe, le silence peut « surgir ». Les motifs des querelles qui opposent les familles boni, au village ou en ville, remontent parfois à la première moitié du XXe siècle. L’oubli peut concerner un bee [5] reconnu coupable d’un acte répréhensible dans le passé qu’il n’a pas souhaité transmettre aux générations suivantes. A l’opposé, du côté du bee victime, l’information sur le préjudice subi se transmet et se cultive. Aujourd’hui, avec la désacralisation de l’histoire, des membres de bee découvrent avec étonnement ce que leurs Aînés ont fait à un autre bee du village et comprennent finalement la raison des rapports parfois tendus, sans explication jusque-là. Deux bee peuvent ainsi se quereller : l’un en s’opposant à une demande en mariage ; l’autre en refusant d’apporter une aide thérapeutique, malgré les supplications. L’antagonisme est d’autant plus vif que l’acte commis a été nié par le bee reconnu coupable, malgré les preuves humaines et oraculaires qui l’incrimine. Le silence, facteur d’apaisement des conflits, assurant la coexistence des individus, des groupes dans un contexte du vivre ensemble (un silence bénéfique donc), peut également représenter un élément de tension dissimulée, réactivé au moment opportun. Le contentieux reste latent, telle une braise sur laquelle il suffirait de souffler pour que le feu reprenne, dans la mesure où ce que taisait ce silence peut être instrumentalisé à tout moment. Sa transgression rompt le consensus établi tacitement. Ainsi, les Boni et les Dyuka se réfèrent souvent à la guerre de 1793 qui a opposé leurs ancêtres. Citons un exemple : en 2002, au cours d’une réunion mortuaire à Apatou, un kapiten dyuka du village Mopi-konde, Da Nooki, avait déclaré, lors d’une altercation avec un kapiten boni : « […] De la même manière que nous [Dyuka] étions puissants, nous le sommes encore […] ! » (Da Nooki, réunion coutumière, Apatou, 15 septembre 2002). J’ai remarqué que la pratique de l’omission se pose avec plus d’acuité en ce qui concerne l’histoire du temps présent (1960-2016) parce que la mémoire des faits est encore fraîche. Citons les grandes querelles qui ont divisé les familles et entraîné la punition à l’encontre de celle incriminée et de son kapiten par le gaanman Difou (1937-1965) ; les différentes crises de succession de gaanman opposant les clans (1967 et 1992). Ces divisions sont d’ailleurs réinvesties dans le champ politique depuis 1971, lors des campagnes électorales en territoire boni.
Dans la société boni ou businenge en général, dévoiler en public l’histoire sensible d’une famille ou un mensonge au sujet d’une famille, d’un individu a souvent débouché sur une bagarre ou un « boto feti » [6]. « Taki e meki goon-tapu, taki a booko goon-tapu » (la parole est créatrice, mais elle peut être destructrice) ; « La parole donne la vie, mais elle peut aussi anéantir » [7] ; « Si tu veux dire la vérité, tu dois creuser ta fosse ! ». Ces avertissements qui émanent des sabiman s’apparentent à ce que disait Foucault dans L’Ordre du Discours (Foucault, 1971 : 7, 10, 11, 12, 23, 38). Toute parole n’est pas bonne à dévoiler ; elle doit être réfléchie, analysée avant d’être exposée en public. Cette attitude confère au sabiman ainsi qu’au sabiuman une certaine maîtrise de soi en livrant une parole « épurée » de toute logique d’affrontement. En cas de dérapage en public, un proche peut couper la parole au narrateur, peut toussoter, racler la gorge ou faire bouger son banc avant que le récit n’aille plus loin. L’objectif étant d’éviter la réprobation, la médisance des Aînés ou du public. Il s’agit également de se prémunir d’une colère, éventuelle, des mânes des Ancêtres qui considéraient, selon la manière de croire des Boni, que telle parole était indigne, compromet l’entente dans le groupe, et sont donc capables d’infliger la maladie. Ainsi, lors des réunions coutumières ou familiales organisées en vue de régler un différend, la partie incriminée se retire [8], au moment où la partie victime a fini d’exprimer tout le mal et/ou le bien qu’elle pense d’elle. Ce retrait sert à organiser un mini-débat, à préparer la défense en disséquant ce qu’elle vient d’entendre et en choisissant la réponse la plus adaptée, afin d’éviter que le conflit ne perdure. Deux personnes sont alors désignées : une qui introduit ; l’autre par laquelle la réponse va transiter. Au terme de ces quelques minutes de plaidoyer, le lanti (le redresseur de torts) est censé départager les deux parties et clore le différend.
Des expressions et des phrases telles que, « C’est du kofi kamba toli » (une histoire très secrète) ; « Que nous le murmurant ici, et doit rester là-même », servent à disculper le sabiman, qui d’ailleurs peut très bien, en cas de problème, choisir de nier un propos qu’on lui attribuerait. Elles montrent que le loweten ou le passé du groupe, bien qu’il soit connu globalement des membres du groupe, ne constitue pas une histoire monolithique. On pourrait représenter ce passé comme un vaste domaine dans lequel chaque clan, chaque bee disposerait d’une parcelle organisée avec sa propre vérité, ses propres non-dits ou réinventions. Ce qui confère au passé le caractère d’une histoire « privatisée », segmentée, fragmentée en micro-histoire. Cette « privatisation » et cette fragmentation s’illustrent dans les non-dits de celui qui raconte, par souci de taire la partie « honteuse » du passé du groupe, du clan ou d’un bee, de peur d’être repris par le groupe ou par le clan incriminé. Classée dans le registre du secret, il s’agit d’éviter de la mettre à la merci de n’importe qui, en évitant de lui donner le pouvoir de juger. Le non-dit traduit ici non seulement, un sentiment de culpabilité, permettant de garder sa dignité, mais aussi la difficulté de dire l’indicible.
Nonobstant, le silence pratiqué par les sabiman ne diffère pas des silences présents dans les dossiers d’archives interdits à la consultation et qui ne peuvent être consultés sans une demande de dérogation. Par exemple, parmi les écrits de certains dossiers, des mots ou des phrases entières sont passés au stylo noir, voire raturés ou portant parfois la motion, « confidentiel » ; des dossiers d’archives détruits [9]. Il en est de même dans l’écriture de l’histoire officielle, dans le cadre des manuels scolaires ou ouvrages scientifiques (Marty, 2009), comme dans la manière dont l’histoire académique est produite, c’est-à-dire à partir de données disponibles qui sont, elles-mêmes, issues de sélections, de choix (Trouillot, 1995 :1-30 ; Fraginals, 1999 : 11-23). Ces exemples relèvent d’un même mode opératoire aux récits des sabiman, aux objectifs similaires : éviter, en raison des enjeux (politiques, identitaires), de soulever des problèmes, d’évoquer des sujets irritants, honteux. Le silence s’apparenterait à un refus d’exposer « ce qui est contraire à l’éthique », mais également, la difficulté d’exprimer [10] par le langage, comme je l’ai écrit précédemment, des actions qui relèvent de la pudeur, de la honte, de l’horreur, engendrant ainsi une difficile construction de façon sereine de la mémoire d’un fait historique.
Le recours au silence peut relever certes d’une censure volontaire, mais il peut être parfois synonyme d’amnésie mémorielle ; un oubli qui fait partie du fonctionnement même de la mémoire (Augé, 2001 : 7-119). En effet, des faits relatifs au loweten ou au post-loweten, pourtant présents dans les sources écrites et connus des descendants de Marrons des groupes businenge, amérindiens et créoles de la Guyane avec lesquels les Boni ont été contact, sont ignorés de la mémoire des sabiman boni. Les Boni méconnaissent également les liens qui existaient entre les Marrons boni et le clan dikan des bilonenge dyuka, présents dans la région de Cotticarivier à Pinneburg au début du XVIIIe siècle. Ils ignorent que le chef Boni avait signé un traité de paix avec les Hollandais en 1792 au lieu-dit Bonidoo sur le Maroni-Lawa ; la relation d’amitié entre le chef Boni et le gaanman dyuka Pambu en 1789 ; les relations commerciales et nuptiales qui existaient entre leurs ancêtres et une partie des clans dyuka entre 1780 et 1792, puis durant les années 1830. Ces exemples constituent des données qui ont jadis fait partie des silences historiques pour finir par appartenir, avec le temps, à la catégorie des oublis. Il arrive que ces derniers accusent les sources écrites ou orales des Dyuka, par exemple, de véhiculer des informations erronées concernant des faits historiques boni datant de l’époque du loweten, et clament que leur version à eux est exacte : « Telle parole relève du mensonge », déclarent-ils, le plus souvent. D’autres éléments sont quasi-absents du récit des sabiman et des sabiuman également. Il s’agit, entre autres, du rôle de la femme dans le contexte du marronnage et des enfants en société marronne et post-marronne. Le récit du marronnage a davantage privilégié le rôle des hommes en reléguant l’action de la femme au second rang. Toutefois, à l’aide de croisement de témoignage et d’autres sources, on arrive à reconstituer sa place dans le marronnage.
L’histoire des Boni, comme celle des autres groupes, est soumise aux aléas de la mémoire, qu’elle soit collective, individuelle ou clanique. La perte du souvenir peut être liée à une absence de transmission entre les sabiman, l’âge ou la mort faisant son œuvre, mais aussi à la destruction ou l’abandon de certains lieux de mémoire. Les silences historiques, devenus des oublis définitifs c’est-à-dire privés de toute trace matérielle, écrite ou orale, s’expliquent aussi par l’impact des nouvelles mutations que connaît la société boni depuis ces trente dernières années (scolarisation, exode rural, municipalisation, urbanisation, entrée dans la société de consommation, arrivée du téléviseur, des nouvelles technologies de l’information et de la communication). Ces changements dans la société posent une interrogation, un peu inattendue de la part de certains dépositaires de savoirs : pourquoi conserver en mémoire, vouloir transmettre un passé perçu comme révolu ou des savoirs anciens qui ne font plus sens parmi la grande majorité des générations actuelles, au devenir problématique (déscolarisation, chômage, exclusion, délinquance, démarches administratives récurrentes) et qui développent souvent une forme de honte à l’égard de leur origine ?
Censée garantir l’ordre politique, économique et la paix sociale, la tradition orale reposait sur la répétition de paroles et de gestes hérités des Anciens, mais aussi sur la reproduction, en cas de besoin, de certains savoirs techniques, religieux ou militaires nécessaires à la survie du groupe. Or, des faits historiques, voire des savoir-faire issus de l’esclavage et du marronnage sont passés sous silence par les sabiman d’aujourd’hui et sont devenus, avec le temps, des oublis qui ont laissé place à de la reconstruction mémorielle, à partir des années 1960, au moment de l’ouverture des villages au monde extérieur et de la scolarisation. Ce phénomène d’oubli-reconstruction se retrouve également dans la période historique allant de la fin du XIXe à la première moitié du XXe siècle et au-delà. L’époque post-marronne, après analyse, apparaît comme étant la période historique la moins connue de la plupart des Boni âgés de moins de cinquante ans aujourd’hui. En revanche, il est plus courant d’entendre les sabiman ou les Boni ordinaires parler du loweten que de l’époque post-loweten (1860-1960), parce qu’il représente le moment fondateur de leur histoire, de leur identité culturelle et politique.
Des exemples peuvent illustrer mes propos. Je n’en retiendrai ici qu’un qui témoigne de l’influence de l’écrit sur l’oralité, et la manière dont la mémoire des sabiman se nourrit d’éléments extérieurs. La gravure du « Nègre rebelle en faction », présente dans l’ouvrage de Stedman, été réalisée par le peintre, poète, graveur sur cuivre et antiesclavagiste anglais, William Blake (1757-1827). Le « nègre rebelle en faction » (Stedman, 1989) n’est pas le chef Boni, dans la mesure où Stedman ne l’a jamais rencontré. Seules des descriptions du personnage ont pu lui parvenir, émanant de Marrons capturés lors de la guerre entre Marrons boni et troupes coloniales hollandaises, dans la région de la Cotticarivier. Malgré cette constatation, la plupart des sabiman boni sont persuadés qu’il s’agit du chef Boni. Ils m’interdisaient d’ailleurs de la montrer à d’autres groupes, notamment aux Dyuka. Quelle est l’origine de cette appropriation ?
Après analyse des témoignages, de leur contexte d’occurrence, de l’étude de la biographie de mes interlocuteurs, il semble que l’origine de cette appropriation renvoie à l’enseignement scolaire qui avait cours dans leur lieu de vie, à Cottica-Lawa, au cours des années 1950-1980, mais aussi à Paramaribo pour les élèves boni qui y ont poursuivi leurs études. Le programme enseigné contenait des pages de l’histoire du marronnage au Surinam. L’erreur proviendrait-elle de la pédagogie mise en place par les enseignants surinamiens pour rapprocher l’histoire écrite du marronnage des élèves boni du village de Cottica ? Ou viendrait-elle des élèves qui, voulant montrer cette image à leurs parents, ont déformé l’interprétation donnée par les enseignants ? Cette deuxième hypothèse serait probable, puisque la trace de cette identification est plus présente dans le cercle des sabiman de Cottica que dans les autres villages boni.
La saisie de cette image par les sabiman apparaît également du fait qu’elle vient confirmer les caractéristiques physiques du guerrier Boni présentes dans le souvenir des contemporains du chef, puis transmises aux générations suivantes et à celles des sabiman d’aujourd’hui. En d’autres termes, les sabiman projettent les caractéristiques physiques de Boni sur cette gravure. Au cours de mon échange avec eux, certains ont reconnu qu’il ne s’agissait peut être pas de Boni sur la gravure, mais qu’il correspondait physiquement au récit donné par les Anciens. Les sabiman, notamment certains kapiten décédés au cours des années 1990 et au début des années 2000, gardaient jalousement une copie de ce document dans leur coffre-fort et ne la montraient qu’à des amis proches. Le fait de posséder une image du chef leur conférait ainsi une autorité. D’ailleurs, la plupart des chefs coutumiers boni que j’ai rencontrés étaient preneurs des photos des anciens chefs (gaanman décédés) que je leur présentais. Certains auraient aimé être les seuls à en disposer. Cet exemple, parmi d’autres (origine familiale du chef Boni), témoigne du processus de reconstruction dont fait l’objet la mémoire du loweten chez les Boni. Ce processus participe à un certain « recyclage » du passé dans le but de réinventer l’histoire pour la mettre au service de nouvelles donnes : servir la cause du groupe, d’un clan, d’une famille, d’un chef ou d’un individu.
Travailler sur les sabiman du point de vue scientifique n’est pas aisé. La présence des silences, des oublis et des reconstructions éventuelles, dans leur manière de dire le passé, sont importants à repérer au risque de bâtir sa réflexion sur du sable mouvant. Une difficulté qui exige la connaissance des sources du savoir transmis, ses valeurs et surtout sa ou ses significations plausibles puisqu’il peut être à plusieurs voix. D’autant plus qu’un sabiman parle avec des rébus, des adages (qui est une manière d’« habiller » le récit) ; mythifie parfois les faits dont les messages sont codés dans un langage culinaire, astronomique, animalier, végétal, sexuel parfois qu’il faudrait discerner, décoder, voire déconstruire pour le suivre et comprendre l’intelligibilité des faits qu’il relate. Ils emploient un vocabulaire contemporain du fait relaté qui concourent à la mise en récit non seulement de leur « identité narrative » (voir Ricœur 1983 : 377, Bogumil 2004 : 188 pour le concept), mais aussi de l’histoire du groupe qu’ils transmettent. L’histoire ainsi racontée transite, écrit Ria Lemaire (2004), par le corps et par le rythme. Une forme de théâtralisation du passé se dégage donc de leur récit, comme s’il s’agissait pour les sabiaman de marcher sur la trace des Anciens dans leurs pas, de façon à reproduire leur pensée, leur ponctuation, leur souffle. Ce comportement conforte la véracité de ce qui est transmis et pérenniser ainsi le souvenir d’un fait.
Outre la difficulté que pose la chronologie orale (Person, 1962 : 462 ; Lévi-Strauss, 1962 : 342) livrée par les sabiman, interfère la manière dont ils objectivent le passé, c’est-à-dire les façons de produire ou d’expérimenter l’histoire d’un fait historique dans le temps ou de le concevoir, induit une conception de la « vérité » de l’exactitude de ce qui s’est produit qui ne s’entend pas de la même manière que la science historique académique l’expérimente. Les sabiman cherchent des matériaux du passé qu’ils réactualisent en fonction du contexte. Ainsi, il est important que le chercheur s’interroge sur le statut même du témoignage historique qui peut être différent de celui relevant du domaine judicaire qui, une fois dite, le reste indéfiniment. Le récit du sabiman n’étant pas stéréotypé, l’historien ne doit pas non plus s’attendre à ce qu’un sabiman lui raconte un fait de la même façon qu’il le lui avait exprimé il y a un jour, une semaine, un mois ou un an. Son récit, en tant qu’homme du présent, s’inscrit dans son temps également. Réinterroger les sabiman sur les « silences » constatés ou sur les « fabriques » mémorielles relevées peut constituer, s’ils veulent coopérer, une source de connaissance intéressante pouvant alimenter l’histoire que ces données dissimulées rappellent. La démarche peut néanmoins aboutir à des mélanges d’histoires, à des incohérences parfois, à des anachronismes qui certes peuvent être enrichissants, mais demandent au chercheur davantage de vigilance. En prenant en compte ces paramètres, on comprend que le témoignage des sabiman peut paraître confus pour celui qui n’est pas habitué. Malgré tout, l’énoncé présente un certain ordre. Plusieurs histoires peuvent en fait se chevaucher, à la manière d’un texte provenant de l’époque de l’Occident médiéval. Par conséquent, l’inscription d’un témoignage dans une chronologie et dans un contexte nécessite une analyse laborieuse de la part du chercheur.
Toutefois, en s’appuyant sur les noms de personnages, des lieux qu’il nomme, l’analyse donne des résultats féconds. Il faut noter qu’en fonction de l’interlocuteur, de sa fonction sociale, de son clan, de son bee, du lieu de l’entretien, du contexte, de son itinéraire, le témoignage peut diverger ou concorder. La discordance entre les récits oraux entraîne des difficultés à la réalisation par exemple, d’une biographie correcte de certains acteurs du marronnage ou de l’époque contemporaine évoqués. Une erreur peut se trouver effectivement du côté des sources écrites. Mais, en jonglant entre les sources, en adoptant une certaine gymnastique intellectuelle, un va-et-vient permanent entre les récits des différents sabiman, on peut accéder aux grandes lignes. Même si, là encore, on risque d’être contesté par des Boni dont certains jugent que seul le témoignage délivré ou transmis par leur grand-père, leur grand-oncle, leur oncle, leur grand-mère, leur grand-tante ou le sabiman et l’obiaman de leur clan, de leur famille demeure unique et véritable : « Mon grand-oncle ne m’aurait pas menti » peut-on entendre lorsque deux Boni s’opposent au sujet d’un fait historique. Jusqu’à une époque récente, il était difficile, voire impossible de remettre en question la parole émanant d’un Aîné puisqu’il incarnait l’inscription de la parole des Anciens qu’il était lui-même censé transmettre le plus fidèlement possible. Il existe donc une certaine « foi » en la parole de l’Aîné qui résulte en partie de l’éducation reçue : il est préférable de croire aux membres du groupe plutôt qu’à un étranger capable de pervertir le récit.
Parmi plusieurs stratégies pour contourner un non-dit, j’en donnerai ici un exemple. Pour provoquer la parole historique, il est intéressant, dans la mesure du possible, de lui proposer un déplacement vers un lieu de mémoire, comme par exemple les Abattis-Cottica (un des espaces d’affrontement entre Marrons boni et dyuka en 1793). Le sabiman peut ainsi réagir sur la toponymie, l’hydronymie de son espace de vie qui porte, à bien des égards, des traces du passé marron. Par exemple, le lieu-dit Fosike (les premières larmes) dont la dénomination renverrait à la guerre entre Marrons boni et dyuka (1793). Cette appellation traduirait les premières pertes humaines engendrées du côté des Boni. Toutefois, l’onomastique peut être trompeuse en raison des glissements sémantiques que peuvent connaître certains mots-événements porteurs pourtant de mémoire historique. En effet, avec l’évolution de la prononciation, s’expliquant en partie par la transmission intergénérationnelle « imparfaite » qui se fait par ouï-dire parfois, certains mots ont subi une telle transformation phonétique qu’il devient difficile d’en connaître le sens originel. En témoigne le mot, Simayee, fait référence aux personnes qui ont entendu l’arrivée de l’armée dyuka en 1793. La prononciation aurait dû être Simanyee, un terme formé à partir de trois mots : si (voir), man (homme), yee (entendre). Certains sabiman disent que l’appellation exacte est Sumaydi (tête de quelqu’un). En effet, en fonction du mot choisi, de la manière dont il est prononcé, selon les individus, l’interprétation change complètement de sens, peut s’éloigner de son acception originelle. Il faut noter, ici encore, la difficulté pour le chercheur à s’approcher de la « vérité » historique, s’il y en a une.
Mais, en se livrant à une « chasse aux évidences » (Olender, 2005), au sens actuel, que renferment certains mots prononcés par des Boni ou rencontrés dans les anciens écrits comme les récits de voyages et les courriers émanant des autorités coloniales (1776-1946), voire d’aujourd’hui, on accède à une toute autre histoire qui peut « bifurquer » de la version originelle. En effet, les mots que les sabiman emploient véhiculent la mémoire des faits historiques (loweten, changements sociaux et politiques entre 1880 et 1969), la mémoire des lieux dont la signification échappe à la plupart des personnes de ma génération (moins de 40 ans) ou de la génération précédente. Ainsi, la mise en mots des lieux, observée par le biais des données linguistiques ou mise en évidence par les concepts de mémoire sociolinguiste appliqué à l’urbanité langagière et décrite par Bulot (2004), comme la notion d’ethnotexte (Pelen, 1988 ; Bouvier, 1992), trouvent ici, toute leur importance. Leur exploitation, comme outil descriptif et analytique, permet à l’historien de déceler, d’éclairer et de préciser des faits historiques qu’un sabiman dissimulerait dans son récit.
Le travail sur les silences permet de saisir la manière dont les Boni racontent leur passé, de souligner les métamorphoses de la mémoire qui se reconstitue ou se réinvente en fonction des mutations, des circonstances (intronisation des chefs, discours mémoriels des politiques). Derrière les silences, les oublis, voire les reconstructions se cachent parfois des enjeux dont la révélation de leur utilité sociale et politique au sein du groupe n’est possible que par le biais d’une méthodologie d’approche.
Les non-dits (et leur grammaire) induisent et présupposent des codes partagés du déchiffrement du dit ou du dire, selon un axe d’interdisciplinarité raisonnée (anthropologie, sociologie, sociolinguistique,…) qui favorise une multiplicité d’approches, permettant de capter un maximum de regards, toujours dans le but d’alimenter la connaissance de l’homme en société et dans son milieu. Ainsi, l’historien doit, comme le préconisait Dosse dans sa critique de l’école des Annales, « […] s’inspirer des apports des autres sciences sociales […] » (Dosse, 1985 : 60). À ces disciplines, j’ajouterai la littérature (écrite ou orale) qui a, parmi ses multiples facettes, la capacité de révéler des faits réels, jugés ultra-sensibles et classés secrets, en les fictionnalisant. Une difficulté se pose néanmoins à l’historien : Comment historiciser une distorsion d’une réalité qui a fait corps avec la société, et instaurer un discours qui restituerait le fait tel qu’il s’est réellement produit, et accepter par les personnes qui vivent cette histoire ? Une expertise qui n’est pas aisée.
[1] Dynamiques historiques et spatiales de l’occupation humaine des Antilles et des Guyanes, questions patrimoniales et mémorielles.
[2] Période de la mise en servitude des esclaves qui formeront les futurs Marrons boni. L’année 1650 renvoie au début de la colonisation britannique du Surinam ; 1776 évoque la fuite des Marrons boni qui ont choisi de quitter la colonie du Surinam en franchissant le fleuve Maroni-Lawa. Ils s’installeront dans la crique Sparuine en Guyane française. Les esclaves n’ont pas tous marronné en même temps, mais progressivement. Par conséquent, un bon nombre d’entre eux n’a pas eu l’occasion de marronner longtemps. La guerre entre les Marrons boni et les autorités coloniales s’est déroulée entre 1765 et 1776. Durant ce conflit, des esclaves ont été libérés par des Marrons lorsqu’ils pillaient les plantations.
[3] L’année 1712, année du grand marronnage, évoque la formation du noyau initial des futures sociétés marronnes de la Guyane hollandaise. Mais le phénomène est bien antérieur à cette date : dès 1680 et 1690, l’ancêtre des Marrons saamaka s’était constitué. Le 1er juillet 1863 représente la date de l’abolition de l’esclavage en Guyane hollandaise qui met fin à la crainte des Boni d’un retour éventuel à l’esclavage puisqu’ils n’avaient pas, contrairement aux Dyuka et aux Saamaka, signé de traité de paix avec les Hollandais.
[4] Année de création des communes du fleuve Maroni-Lawa (Maripasoula, Gransanti-Papaïchton).
[5] Terme signifiant, la famille, au sen large.
[6] Il s’agit d’une bagarre au cours de laquelle plusieurs membres d’une famille, au sein d’un clan, embarquent dans un canot pour aller combattre une famille appartenant à autre clan.
[7] Cette phrase met en garde contre le pouvoir sacré de la parole.
[8] Des traces écrites relatives à ce mode de communication existent depuis les années 1780. Le récit de voyage de l’abbé Nicolas Jacquemin en témoigne (Hurault et Pouliquen, 1953 : 25 et 28)
[9] Citons, par exemple, l’action de destruction entreprise en 1890 par Ruy Barbosa de Oliveira (homme politique brésilien) d’une partie des archives écrites directement liées à l’esclavagisation des Africain-e-s, sous prétexte que la « nouvelle » société brésilienne post esclavagiste devait oublier et aller de l’avant (Bueno, 1979 :167).
[10] Dans son texte, Ricœur montre cette incapacité du langage à exprimer le mal, l’horreur dans la mesure où le mal est un scandale pour la pensée rationnelle : « […] il n’y a pas de langage direct, non symbolique du mal subi, souffert ou commis […] » : Paul Ricœur, (1969), Le conflit des interprétations : essais d’herméneutique, Paris, Seuil : 285.
Moomou Jean, « Relire l’histoire orale des Boni de la Guyane française : silences et enjeux historiens », dans revue ¿ Interrogations ?, N°25. Retour du religieux ?, décembre 2017 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Relire-l-histoire-orale-des-Boni (Consulté le 21 décembre 2024).