Accueil du site > Numéros > N°8. Formes, figures et représentations des faits de déviance féminins > Partie thématique > Nana : Satin ou Satan ? L’image romanesque des faits de déviance féminins : (...)


Prioux Virginie

Nana : Satin ou Satan ? L’image romanesque des faits de déviance féminins : un pari osé pour Zola

 




 Résumé

Edouard Manet, Nana, 1877. Kunsthalle de Hambourg. {JPEG} Les études sociologiques et médicales qui se développent au XIXe siècle en ce qui concerne les formes de déviances féminines, allant de l’hystérie à la prostitution, conduisent les romanciers de l’école naturaliste à imaginer leurs héroïnes comme de véritables cas cliniques. Analyser scientifiquement un comportement, mais aussi passionner le public et briser les tabous, tels sont les enjeux de cette nouvelle littérature à la fois appréciée et décriée. Avec son personnage de Nana, dont le succès a été immédiat, tant en France qu’à l’étranger, Zola s’érige en maître pour dire l’indicible. Les déviances sexuelles de la jeune femme, qu’il s’agisse de la prostitution ou de la bisexualité, sont minutieusement étudiées et comportent un double intérêt pour le lecteur d’aujourd’hui : d’une part, une transposition romanesque de l’état d’avancement des recherches dans le domaine médical à cette époque et, d’autre part, une vision de l’approche sociologique de ces déviances dans une société conservatrice.

Mots-clefs : Littérature, déviances, prostitution, homosexualité, tabou.

 Summary

Nana : Satin or Satan ? Fictional images of female deviances : a risky bet for Zola

Sociological and medical studies developed in the 19th century with respect to the different forms of female deviances, from hysteria to prostitution, lead naturalist novelists to imagine their heroines as real clinical cases. Scientifically analyzing a behaviour, but also fascinating the public and breaking the taboos, those are the stakes of this new literature both appreciated and decried. With his character Nana, whose success was immediate in France and abroad, Zola became the master of saying what must not be said. The sexual deviances of young women, be it prostitution or bisexuality, are carefully studied and have a double interest for today’s readers : on one hand, it showes a fictional transposition of the progress in medical science at that time ; and on the other hand, it gives a vision of the sociological approach on these deviances in a conservative society.

Keywords : Literature, deviances, prostitution, homosexuality, taboo.

 Introduction

C’est dans les salons parisiens du Second Empire, au milieu du faste et des richesses bourgeoises, que Zola situe son roman. Dès son projet et la mise en place de la trame des Rougon-Macquart dans les carnets d’enquête, le volume se veut être l’étude des marges de la société ; il s’agit avant tout de mettre l’accent sur les tabous d’un milieu si lisse en apparence et toutefois si plein de contradictions. Cependant cet ouvrage n’est pas une pure provocation littéraire ; bien sûr Zola traite de la prostitution, de l’emprise sexuelle et de la déchéance charnelle mais sous couvert de mener une enquête sociologique, le romancier ne présente pas son œuvre comme ouvertement provocatrice.

Et pourtant …

Le roman se donne à lire comme un ouvrage à double fond : le premier tabou est bien sûr le thème central de toute l’œuvre, la prostitution qui est minutieusement étudiée grâce à de nombreuses documentations selon la technique naturaliste mise en place par Zola. Cette déviance traitée comme intrigue romanesque fait référence aux études médicales et psychiatriques menées à cette époque pour déterminer scientifiquement les causes et les effets de tels comportements. Nana devient donc un sujet expérimental dans cet univers du demi-monde parisien [1].

Un second tabou est également soulevé dans ce roman, beaucoup plus discrètement, ne faisant parfois que l’objet d’allusions ou de sous-entendus : l’homosexualité de Nana et de Satin. Cette fois-ci l’enjeu est bien différent : alors que la seconde moitié du XIXe siècle voyait fleurir ce qu’on appelle “ les romans de filles ” pour reprendre les termes de l’ouvrage d’Alain Corbin [2], il est beaucoup plus rare à cette époque d’aborder le sujet de l’homosexualité qui demeure un tabou majeur. Objet de tous les fantasmes masculins, le saphisme se donne à lire comme un voyeurisme porteur de bien des désirs. Or, il est important de constater d’une part que Zola ne fonde pas son roman sur ce thème (le mot même ne sera jamais prononcé) et, d’autre part, qu’il fait évoluer son personnage afin de reprendre les préjugés, les idées reçues et les réticences de l’héroïne même qui succombera aux charmes de son amie. Tout au long du texte le lecteur assiste en filigrane à la montée en puissance du saphisme afin de désamorcer tout cliché, de ne pas tomber ni dans des idées reçues ni dans la vulgarité pour finir par trouver une certaine légitimité à cet acte charnel contre-nature.

Sur une toile de fond sociale et politique très présente dans la trame romanesque, les références au monde des filles ou les allusions à l’homosexualité de l’héroïne entérinent ainsi la portée provocatrice de l’œuvre et se donnent à voir comme clé de lecture d’une étude socio-historique du Second Empire.

Si le thème de la prostitution est développé par les recherches scientifiques, il est en revanche beaucoup plus osé pour un roman. Or, les faits de déviance féminins sont le sujet central de l’œuvre : la prostitution, bien sûr, que l’on retrouve dans d’autres ouvrages de cette même période (Boule de suif de Maupassant par exemple), mais beaucoup plus choquant pour cette époque, la bisexualité de la jeune femme. Bien qu’abordé de manière très sporadique dans cet ouvrage (une dizaine de passages y font référence sur plus de quatre cents pages), le thème de l’homosexualité est traité à la fois dans une étude psychologique, Nana étant le cobaye de ce “ roman expérimental ”, dans une étude aux accents médicaux – rappelons que les travaux sur l’hygiène et les pulsions sexuelles sont très récents à cette époque – et bien sûr dans une étude sociologique puisque l’héroïne devient par bien des aspects le symbole de ce Second Empire en déclin.

 La prostitution

Une étude sociologique des déviances

C’est de la manière la plus brutale qui soit que Zola définit le thème de Nana dans son dossier préparatoire : « Le sujet philosophique, écrit-il, est celui-ci : toute une société se ruant sur le cul. Une meute derrière une chienne qui n’est même pas en chaleur et qui se moque des chiens qui la suivent. Le poème des désirs du mâle, le grand levier qui remue le monde. » [3]

La prostitution est un sujet à la mode au XIXe siècle, dès la parution de l’ouvrage d’Alexandre Parent-Duchâtelet De la prostitution dans la ville de Paris [4] en 1836 le débat est lancé sur les deux grandes questions que soulève la prostitution. Une question médicale : la prostituée a-t-elle une particularité anatomique et une dégénérescence psychologique qui la pousseraient à embrasser une telle activité ; et une question sociale : doit-on ou non tolérer les maisons closes ? Ces maisons dont le nombre avait atteint son apogée sous la Monarchie de Juillet disparaissent peu à peu après 1880, notamment après l’ouvrage intitulé La Prostitution du radical Yves Guyot qui dénonce ces institutions dégradantes comme allant à l’encontre des Droits de l’Homme.

C’est dans ce contexte que Zola publie Nana dont le thème est au centre des préoccupations sociales et politiques. Bien sûr, le roman choque le public mais c’est surtout un formidable succès de librairie ; sous couvert d’une vertu outrée par des sujets trop osés que beaucoup ont déclaré ne pas être des objets romanesques, le public s’est rué sur l’œuvre. À en juger par le nombre d’exemplaires vendus (166 000 exemplaires en 1893, soit près de 40 000 de plus que L’Assommoir, qui avait déjà fait date dans les meilleures ventes de la fin du siècle), les lecteurs ont été intrigués par cet univers du demi-monde.

Oser le tabou

C’est avec Nana que la prostitution prend tout son essor dans le naturalisme français [5]. Considérée comme le ferment de dissolution sociale, la sexualité revêt alors un caractère non seulement polémique mais aussi politique [6]. Contrairement aux esquisses des Goncourt et de Huysmans, Zola décrit son héroïne dans toute sa nudité sensuelle, telle un tableau mythologique : Nana est représentée telle une Vénus naissant des flots, caractérisée par la blancheur de sa peau et sa longue chevelure.

L’idée d’un roman sur la femme du demi-monde date du début de l’élaboration des Rougon-Macquart, mais c’est surtout à partir de 1878 que Zola se documente sur cette société. Ses lectures d’ouvrages tels que le Paris-guide de 1867 ou L’Année littéraire de Vapereau sont complétées par une visite de l’hôtel particulier d’une grande « cocotte », Valtesse de la Bigne, et un souper en compagnie des demi-mondaines. En tant que journaliste, Zola publie même un article sur les rafles faites par la police sur les filles de rue le 28 septembre 1872 dans La Cloche. Parmi les 344 feuillets du « dossier préparatoire » de l’œuvre, nous trouvons des notes prises lors de ses entretiens avec Henri Céard ou Ludovic Halévy qui côtoient ce monde et en rapportent les moindres détails au romancier. Certaines pages sont même une retranscription assez fidèle de ses notes sur le mode de vie de Louise Duval, le modèle de Nana, ou sur les loisirs mondains tels que les courses et surtout le théâtre qui s’apparente vite à un lieu de débauche.

L’homme devient alors la proie sans défense de la sensualité féminine ; le sexe de la femme semble partout enivrant, envahissant, envoûtant :

« Il [le Comte Muffat] grandissait, il vieillissait, ignorant de la chair, plié à de rigides pratiques religieuses, ayant réglé sa vie sur des préceptes et des lois. Et, brusquement, on le jetait dans cette loge d’actrice, devant cette fille nue. Lui qui n’avait vu la comtesse Muffat mettre ses jarretières, il assistait aux détails intimes d’une toilette de femme, dans la débandade des pots et des cuvettes, au milieu de cette odeur si forte et si douce. Tout son être se révoltait, la lente possession dont Nana l’envahissait depuis quelque temps l’effrayait, en lui rappelant ses lectures de piété, les possessions diaboliques qui avaient bercé son enfance. Il croyait au diable. Nana, confusément, était le diable, avec ses rires, avec sa gorge et sa croupe, gonflées de vices. » [7]

Il n’est pas anodin que dans cette page Zola encadre l’émoi du Comte par les deux antagonistes qui régissent sa vie : « les rigides pratiques religieuses » et le « diable » qu’incarne Nana. Enfin, Zola est le seul à avoir consacré deux pages à l’écriture des préliminaires de l’acte amoureux. Sans jamais sombrer dans la vulgarité, c’est néanmoins une peinture qui ne tait aucun tabou :

« Un frisson de tendresse semblait avoir passé dans ses membres. Les yeux mouillés, elle se faisait petite, comme pour se mieux sentir. Puis, elle dénoua les mains, les abaissa le long d’elle par un glissement, jusqu’aux seins, qu’elle écrasa d’une étreinte nerveuse. Et rengorgée, se fondant dans une caresse de tout son corps, elle se frotta les joues à droite, à gauche, contre ses épaules, avec câlinerie (…) Alors, Muffat eut un soupir bas et prolongé. Ce plaisir solitaire l’exaspérait. Brusquement, tout fut emporté en lui, comme par un grand vent. Il prit Nana à bras-le-corps, dans un élan de brutalité, et la jeta sur le tapis. » [8]

La prostitution comme sujet littéraire n’est qu’un prétexte pour l’analyse sociale, comme le constate Alain Corbin dans son étude Les Filles de noces, misère sexuelle et prostitution aux XIXe et XXe siècles :

« En imposant au public la description du bordel ou de la maison de passe, Huysmans, Edmond de Goncourt, Zola et Maupassant, qu’ils en aient été conscients ou non, remportent une victoire politique. » [9]

Il est en effet indéniable que c’est pendant la progression des idées républicaines que naissent les romans de filles. D’ailleurs, un personnage comme Nana est essentiellement symbolique : Nana, c’est le Second Empire, elle incarne la dissolution de celui-ci jusqu’à sa mort, rongée par la petite vérole, qui coïncide avec la chute du régime.

Si la majeure partie du roman traite de la prostitution comme un comportement reconnu et étudié tant au niveau médical que politique, quelques pages s’attachent à une autre forme de déviance : l’homosexualité.

 Le Saphisme

Une étude psychologique

S’il nous est permis d’étudier une héroïne de fiction comme un “ cas ” psychologique, c’est parce que l’auteur lui-même - comme il l’explique dans Le Roman Expérimental [10]- considère ses personnages comme le reflet d’hommes et de femmes réels [11]. Il faut dire que la fin du XIXe siècle voit fleurir à Paris une émancipation sexuelle qui libère les mœurs et intrigue les scientifiques. Dans son ouvrage Histoire de l’homosexualité en Europe, Florence Tamagne date de 1869 l’apparition du mot par le Hongrois Karoly Maria Kerbeny, immédiatement repris et diffusé par des études médicales [12]. Paris bénéficie alors d’une réputation de capitale des plaisirs et de havre de tolérance, ce que rend bien l’atmosphère de Nana.

Au détour d’une phrase, le thème saphique est mentionné dès le début du roman lorsque Fauchery et Vandeuvres parlent des réceptions chez Laure.

« Alors, ils ricanèrent, les yeux luisants, se donnant des détails sur la table d’hôtes de la rue des Martyrs, où la grosse Laure Piedefer, pour trois francs, faisait manger les petites femmes dans l’embarras. Un joli trou ! Toutes les petites femmes baisaient Laure sur la bouche. » [13]

La mention du baiser sur la bouche, au demeurant très suggestive, rend compte d’une réalité qui choque et fait rougir les jeunes gens qui écoutaient la conversation. Il faudra attendre cent cinquante pages pour que le narrateur fasse de nouveau réapparaître dans les mêmes termes les personnages de Laure (dont la seconde mention sera également la dernière) afin cette fois-ci de faire connaître cet univers de Nana par le biais de son amie Satin, amie qu’elle veut retrouver et qu’elle ne quitte plus. Là encore, seule la mention du baiser sur les lèvres fait allusion à l’univers saphique du personnage.

« Ennuyées d’attendre l’heure, ne sachant que faire sur les trottoirs, elles montèrent chez Laure vingt minutes trop tôt. Les trois salons étaient encore vides. Elles se placèrent à table, dans le salon même où Laure Piedefer trônait, sur la haute banquette d’un comptoir. Cette Laure était une femme de cinquante ans, aux formes débordantes, sanglée dans des ceintures et des corsets. Des femmes arrivaient par-dessus les soucoupes, et baisaient Laure sur la bouche avec une familiarité tendre. » [14]

Le baiser, seul détail admis au XIXe siècle pour suggérer les relations amoureuses, se retrouve d’ailleurs quelques pages plus loin lorsque l’héroïne assiste aux retrouvailles de Madame Robert et de Laure : « Et toutes deux se baisèrent longuement. Nana trouva cette caresse-là très drôle de la part d’une femme si distinguée » [15]. Il s’agit à ce moment là davantage d’un amusement que d’une tentation. D’ailleurs, la découverte de cette assemblée lesbienne est loin d’être une révélation pour Nana qui ne se sent encore guère attirée par les amours homosexuelles. Elle a aussi des préjugés ; bien que réceptive à toutes les avances masculines, bien que prête à vendre son corps, elle ne peut souffrir cet amour-là.

« Nana fit une moue dégoûtée. Elle ne comprenait pas encore ça. Pourtant, elle disait, de sa voix raisonnable, que des goûts et des couleurs il ne fallait pas disputer, car on ne savait jamais ce qu’on pourrait aimer un jour. » [16]

Grâce à ces simples mots “ ne comprenait pas encore ”, Zola annonce d’ores et déjà au lecteur que son héroïne va basculer dans le monde de Satin [17]. Finalement, de page en page, la montée de l’homosexualité chez Nana se fait de manière quasi insidieuse sans qu’elle-même ne se rende compte de quoique ce soit.

Toutefois un signe annonciateur peut être remarqué dans la liaison avec le jeune Georges Hugon ; dès les premières pages du roman, il nous est présenté comme un être androgyne « avec ses yeux clairs et ses frisures blondes de fille déguisée en garçon » [18], son surnom « Zizi » ne le virilise pas davantage, quant à la récurrence des termes tels « gamin » ou « petit homme », ils insistent sur cette fragilité qui va d’ailleurs séduire Nana habituée aux manières machistes de ses autres partenaires. C’est une scène anodine en apparence qui révèle les prémices de son homosexualité : le jeune Georges trempé par la pluie doit se changer en arrivant chez Nana ; or, celle-ci s’amuse à le « déguiser » en fille et s’en émerveille :

« - Oh ! Le mignon, qu’il est gentil en petite femme !

Il avait simplement passé une grande chemise de nuit à entre-deux, un pantalon brodé et le peignoir, un long peignoir de batiste, garni de dentelles. Là-dedans, il semblait une fille, avec ses deux bras nus de jeune blond, avec ses cheveux fauves encore mouillés, qui roulaient dans son cou. » [19]

Ce jeu du déguisement passe quasiment inaperçu à la première lecture mais lorsque Nana succombe à la fin du roman aux attentions de Satin, comment ne pas considérer cette scène comme signe avant-coureur des tendances homosexuelles de Nana ?

La montée du saphisme chez l’héroïne est étroitement liée aux déceptions successives qu’elle rencontre avec les hommes ; c’est parce qu’elle ne pouvait plus souffrir les hommes rustres et violents qu’elle s’est attachée au jeune Georges, de même, c’est parce qu’elle ne pouvait plus compter sur Fontan pour l’entretenir qu’elle « retomba dans la crotte du début. Elle roula, elle battit le pavé de ses anciennes savates de petit torchon en quête d’une pièce de 100 sous » [20]. C’est d’ailleurs physiquement menacée par Fontan que pour la première fois l’idée d’aller se consoler dans les bras de Satin jaillit en elle :

« Alors Nana éclata en sanglots nerveux. Elle eut peur et se sauva. Cette fois, c’était elle qu’on flanquait dehors. L’idée de Muffat lui vint tout d’un coup, dans sa rage ; mais, vrai, ce n’était pas Fontan qui aurait dû lui rendre la pareille.

Sur le trottoir, sa première pensée fut d’aller coucher avec Satin, si celle-ci n’avait personne. » (…)

« Elle ne voulait plus entendre le nom de Fontan ; chaque fois qu’il revenait sur les lèvres de son amie, elle l’y arrêtait d’un baiser, avec une jolie moue de colère, les cheveux dénoués, d’une beauté enfantine et noyée d’attendrissements. Alors, peu à peu, dans une étreinte si douce, Nana essuya ses larmes. Elle était touchée, elle rendait à Satin ses caresses. » [21]

De nouveau la montée du saphisme est interrompue par la police cette fois. Malgré tout, même dans un roman dans lequel on peut tout dire certaines choses doivent être tues… ou du moins retardées.

Ironiquement Zola place dans les propos mêmes de Nana une critique acerbe de la littérature naturaliste telle qu’il la conçoit : un réalisme trop cru n’est pas correct selon elle, ce qui montre à quel point les préjugés sont ancrés dans toutes les mentalités.

« Elle avait lu dans la journée un roman qui faisait grand bruit, l’histoire d’une fille ; et elle se révoltait, elle disait que tout cela était faux, témoignant d’ailleurs d’une répugnance indignée, contre cette littérature immonde, dont la prétention était de rendre la nature ; comme si l’on pouvait tout montrer ! Comme si un roman ne devait pas être écrit pour passer une heure agréable ! » [22]

En effet, les idées reçues en termes de mœurs comme en terme de littérature jalonnent la construction de cette œuvre ; il faudra attendre le dernier quart du roman pour ne plus parler par simple allusion, pour ne plus avoir de doute entre l’amitié, la tendresse et l’intimité sexuelle qui s’établit entre les deux femmes.

Une seule phrase, sèche, brève, jetée par Zola comme un couperet nous révèle ce qui n’était que latent depuis le début de l’œuvre : « Satin fut son vice » [23].

S’ensuit une dizaine de pages dans lesquelles le romancier analyse l’évolution de son héroïne.

« Puis un beau soir, cela devint sérieux. Nana, si dégoûtée chez Laure, comprenait maintenant. Elle fut bouleversée, enragée ; d’autant plus que, justement, le matin du quatrième jour, Satin disparut. »

Entre jalousie, crise de folie ou débordement de tendresse, Nana ne sait comment conserver Satin : son amour passionnel devient irrationnel, irraisonné. Proche de la folie, sa passion ne souffre aucun commentaire comme en témoigne le regard du Comte Muffat, ancien amant de Nana qui ne peut que s’effacer dès lors qu’il voit Satin.

« Il venait d’apercevoir Satin, allongée dans son attente silencieuse. Alors, il regarda les deux femmes, et, n’insistant plus, se soumettant, il descendit. La porte du vestibule n’était pas refermée que Satin empoigna Nana par la taille, dansa, chanta. » [24]

Pour la première fois Nana qui avait toujours été dominatrice dans ses nombreuses relations avec les hommes, est désormais dominée, voire manipulée, exploitée par sa maîtresse. Toutes les valeurs semblent s’inverser dans cette liesse de débauche.

« C’était un élargissement brusque d’elle-même, de ses besoins de domination et de jouissance, de son envie de tout avoir pour tout détruire. Jamais elle n’avait senti si profondément la force de son sexe (…) Nana se déshabilla dans le cabinet de toilette. Pour aller plus vite, elle avait pris à deux mains son épaisse chevelure blonde, et elle la secouait au-dessus de la cuvette d’argent, pendant qu’une grêle de longues épingles tombaient, sonnant un carillon sur le métal clair. » [25]

De nouveau l’ellipse narrative ne fait que suggérer le tabou sans l’expliquer davantage : tout est dit.

Ce qui est également dévoilé au fur et à mesure que se noue la relation entre Nana et Satin, c’est le regard que portent les hommes sur l’héroïne : objet de fantasme masculin, l’homosexualité féminine est ici analysée du point de vue de l’amant. En effet, Zola étudie minutieusement les différentes étapes de l’attitude de Muffat ; avant l’amour saphique, le Comte se laisse subjuguer par sa maîtresse et tolère tous ses caprices. Puis il apprend la bisexualité de Nana dans une lettre délatrice et vengeresse de madame Robert :

« A la fin, ce fut Nana qui l’emporta, tellement elle combla Satin de tendresses et de cadeaux ; et, pour se venger, Madame Robert écrivit aux amants de sa rivale des lettres anonymes abominables (…) Mais la lettre était longue. Ensuite, ses rapports avec Satin s’y trouvaient racontés en termes d’une crudité ignoble (…) Et comme Muffat voulait un démenti elle reprit avec tranquillité :

- Ça, mon loup, c’est une chose qui ne te regarde pas… »  [26]

C’est le seul moment de tout le roman où le Comte se rebelle un tant soit peu ; mais finalement cette blessure d’orgueil est de courte durée, vite effacée par le plaisir de posséder une lesbienne :

«  Il baissa la tête. Au fond, il restait heureux des serments de la jeune femme. Elle, voyant sa puissance, commença à ne plus le ménager. Et, dès lors, Satin fut installée dans la maison, ouvertement, sur le même pied que ces messieurs. »  [27]

De cette passion naît cependant une forme de jalousie lorsque Nana le congédie pour rester seule avec Satin, mais il revient inexorablement « après une bouderie de trois jours » comme un enfant qui chercherait à se faire pardonner une mauvaise humeur. Même blessé par l’amour que porte sa maîtresse à sa rivale, il voue un désir irraisonné, nourri par le fantasme d’un amour charnel partagé entre les deux sexes.

Un personnage hautement symbolique

Malgré une volonté patente de garder une certaine neutralité indissociable de la théorie littéraire du naturalisme, le narrateur zolien n’est pourtant pas si objectif qu’il y paraît. La simple mention du mot « vice » lorsqu’il évoque la liaison qui s’établit entre les deux femmes montre son implication directe dans le jugement de son personnage. Paradoxalement, aussi contestable que pouvait être son mode de vie lorsque Nana était aux Variétés et la maîtresse des hommes haut placés, elle était au comble de sa gloire. Maintes fois comparée à Vénus, elle était le point de mire de tous les hommes et l’objet d’envie de toutes les femmes. Mais dès lors qu’elle commence à fréquenter Satin, sa vie bascule malgré elle : tout d’abord c’est la police qui l’oblige à fuir :

« Au mot de police, Nana avait perdu la tête. Elle sauta du lit, courut à travers la chambre, ouvrit la fenêtre, de l’air égaré d’une folle qui va se précipiter. » [28]

Vénus est devenue pour le temps d’une nuit une fuyarde apeurée, égarée, blessée par le grillage qui l’a accrochée dans sa course. Tel un avertissement, cette apparition inopinée des forces de l’ordre semble un signal d’alarme pour empêcher la déchéance de Nana. Malgré tout cette dernière succombe à l’amour de Satin ; or cette liaison est loin d’être exclusive. Satin « avec ses yeux bleus et son visage pur de vierge » [29] se partage entre Nana et madame Robert pour laquelle l’héroïne nourrit une jalousie inextinguible. Rancune largement réciproque d’ailleurs qui conduit sa rivale à envoyer « des lettres anonymes abominables » à ses amants afin de la discréditer définitivement auprès de la bonne société parisienne.

Comment ne pas voir dans cette déchéance le symbole de la chute du Second Empire ? Certes Nana est issue des couches populaires du quartier de la Goutte d’Or mais son entrée dans le monde la place du côté de l’Empire, allant même jusqu’à renier ses origines comme le traduisent ses mots :

« Puis la conversation étant tombée sur les troubles qui agitaient Paris, des articles incendiaires, des commencements d’émeute à la suite d’appels aux armes, lancés chaque soir dans les réunions publiques, elle s’emporta contre les républicains. Que voulaient-ils donc ces sales gens qui ne se lavaient jamais ? Est-ce qu’on n’était pas heureux, est-ce que l’empereur n’avait pas tout fait pour le peuple ? Une jolie ordure le peuple ! Elle le connaissait, elle pouvait en parler. » [30]

Parallèlement au déclin de l’héroïne, le lecteur assiste au déclin du régime politique. Nous sommes à la veille de la guerre de 1870 qui sonnera le glas du Second Empire et conduira à ce que Zola lui-même a nommé « la débâcle ». La débâcle personnelle de Nana commence avec la maladie de Satin :

« Ensuite, elle s’était fâchée en apprenant la maladie de Satin, disparue depuis quinze jours, et en train de crever à Lariboisière, tellement madame Robert l’avait mise dans un fichu état. » [31]

Puis la mort de Georges l’accable mais c’est malgré tout vers Satin que vont toutes ses pensées :

« - Personne ne m’a aimée comme elle. Ah ! On a bien raison d’accuser les hommes de manquer de cœur ! …Qui sait ? Je ne la trouverai peut-être plus. N’importe, je demande à la voir. Je veux l’embrasser. » [32]

C’est pour sa maîtresse qu’elle est partie, qu’elle a disparu pendant des mois pour revenir atteinte de la petite vérole. Sa décomposition physique succède ainsi à sa décomposition morale ; elle achève sa vie telle « un tas d’humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue, jetée là sur un coussin. » Elle agonise sur fond de clameur dans la rue répétant « À Berlin ! À Berlin ! » [33], signe annonciateur de la guerre de Prusse.

Finalement c’est toute la société française du Second Empire qui se trouve gangrenée dans ce roman. Deux valeurs semblent régir la société : l’argent et les apparences. Pour Nana, les hommes représentent l’argent et les plaisirs faciles, tandis que l’amour, la véritable passion, se dessinent sous les traits de Satin, au-delà de toute raison. Dans son roman, Zola expose, étudie, analyse, mais ne juge pas ; bien au contraire, il semble entraîner son lecteur dans une certaine compassion pour cette fille qui tente de profiter au mieux de cette société de faux-semblants. Bien plus que d’une critique de mœurs, c’est avant tout d’une critique sociale et politique dont il s’agit. L’onomastique est en cela intéressante : Satin par son nom même fait référence à la douceur, au luxe et aux fastes de la beauté extérieure, tout comme la société du Second Empire brille par son apparat en dissimulant ses vices derrière les dorures. Le roman est alors une manière de mettre en scène les tabous, de décrire au plus près la réalité des déviances sexuelles des femmes, il devient une manière de dire l’indicible.

 Bibliographie

● Best Janice, Expérimentation et Adaptation : Essai sur la méthode naturaliste d’Emile Zola, Paris, Librairie José Corti, 1986.

● Bonnefis Philippe, L’Innommable : essai sur l’œuvre d’Emile Zola, Paris, Sedes, 1984.

● Clark Roger, « Nana ou l’envers du rideau », Les Cahiers naturalistes, n° 45, 1973.

● Corbin Alain, Les Filles de noces, misère sexuelle et prostitution aux XIXème et XXème siècles, Paris, Aubier, 1978.

● Dugast Jacques, Littérature et interdits, Presses universitaires de Rennes, 1998.

● Krakowski Anna, La Condition de la femme dans l’œuvre d’Emile Zola, éditions A.G Nizet, 1974.

● Macrobe Ambroise, La Flore pornographique : glossaire de l’école naturaliste, Bassac, édition Plein Chant, 1994.

● Parent-Duchâtelet Alexandre, La Prostitution à Paris au XIXème siècle (texte présenté par Alain Corbin), Paris, Seuil, 1981.

● Tamagne Florence, Histoire de l’homosexualité en Europe, Berlin, Londres Paris, 1919-1939, Paris, Seuil, 2000

● Tamagne Florence, « L’Age de l’homosexualité, 1870-1940 » in Une Histoire de l’homosexualité, Paris, Seuil, 2006, pp. 167-195.

Notes

[1] Voir au sujet de la littérature de l’interdit Jacques Dugast, Littérature et interdit, Presses universitaires de Rennes, 1998, et Ambroise Macrobe, La Flore pornographique : glossaire de l’école naturaliste, Bassac, éditions Plein Chant, 1994.

[2] Alain Corbin, Les Filles de noces, misère sexuelle et prostitution aux XIXe et XXe siècles, Paris, Aubier, 1978.

[3] On trouve des extraits des dossiers préparatoires dans Les Rougon-Macquart, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, tome II, 1964.

[4] Il dresse un état des lieux de la prostitution en France, en établissant une carte de la population des prostituées ainsi qu’un relevé comparatif des causes de la prostitution.

[5] Le prénom même de Nana montre une fidélité de Zola aux pratiques de l’époque : tandis que les prostituées des basses classes avaient un surnom trivial qualifiant leur anatomie, tel “ Belle cuisse ”, “ Poil ras ” ou “ Grosse tête ”, les prostituées de la classe élevée portaient un véritable prénom ou un diminutif.

[6] Voir à ce sujet l’article de Roger Clark « Nana ou l’envers du rideau », Les Cahiers naturalistes, n°45, 1973 ainsi qu’Anna Krakowski, La Condition de la femme dans l’œuvre d’Emile Zola, éditions A.G. Nizet, 1974.

[7] Émile Zola, Nana, Paris, Le Livre de poche, 2008, p. 171.

[8]  Idem, p. 237.

[9] A. Corbin, Les Filles de noces, misère sexuelle et prostitution aux XIXème et XXème siècles, Paris, Aubier, 1978, p. 313.

[10]  Le Roman expérimental qui expose la théorie naturaliste de Zola, reprend le titre et les idées de l’ouvrage de Claude Bernard, La Médecine expérimentale ; les études scientifiques menées jusqu’alors, trouvent ainsi un écho dans le domaine littéraire. Il est à remarquer que les études médicales sur l’homosexualité à la fin du XIXe portent essentiellement sur la pédérastie, peu d’analyses ont été consacrées aux lesbiennes.

[11] Zola avait déjà fait une allusion aux femmes lesbiennes dans La Curée, lors du bal donné par Renée Saccard durant lequel, Madame d’Espanet et Madame Haffner « Dans[aient] ensemble, amoureusement ».

[12] Nous nous appuyons sur deux études de Florence Tamagne : Histoire de l’homosexualité en Europe, Berlin, Londres Paris, 1919-1939, Paris, Seuil, 2000 dont l’introduction est très éclairante sur le contexte sociologique de l’homosexualité à Paris à la fin du XIXème siècle ; et « L’Age de l’homosexualité, 1870-1940 » in Une Histoire de l’homosexualité, Paris, Seuil, 2006.

[13] Émile Zola, Nana, Paris, Le Livre de poche, 2008, p. 102.

[14]  Idem, p. 271. Dans la société et a fortiori dans la littérature du XIXème siècle, le baiser sur la bouche représente le maximum acceptable pour évoquer les relations charnelles d’un couple, qu’il soit hétérosexuel ou homosexuel.

[15] Idem, p. 273.

[16] Idem, p. 273.

[17] Dans la lignée d’une littérature consacrée aux femmes damnées, nous pensons notamment aux Fleurs du mal de Baudelaire, Nana s’inscrit dans un sujet qui fait scandale mais qui demeure néanmoins un thème littéraire. Il est en effet intéressant de constater que si la femme invertie est un objet romanesque, en revanche l’homme inverti ne peut devenir un personnage de roman comme en témoigne le fait que Zola ait fait publier dans le cadre médical la confession que lui avait envoyée un jeune italien inverti et qu’il n’en ait pas tiré un roman comme le lui proposait son correspondant.

[18] Idem, p. 98.

[19] Idem, p. 197.

[20] Idem, p. 284

[21] Idem, p. 293.

[22] Idem, p. 353.

[23] Idem, p. 343.

[24] Idem, p. 359.

[25] Idem, p. 361.

[26] Idem, p. 345.

[27] Idem, p. 345.

[28] Idem, p. 295.

[29] Idem, p. 344.

[30] Idem, p. 353.

[31] Idem, p. 471.

[32] Idem, p. 473.

[33] Idem, p. 492.

Articles connexes :



-¡ Niñas… al salón ! Prostitution féminine et déviance, par Phaëton Jacqueline

-Pourquoi Klossowski met-il en scène des formes scabreuses de sexualité féminine ?, par Monamy Jean

-L’appropriation d’une sexualité minorisée, par Chetcuti-Osorovitz Natacha, Girard Gabriel

-Normes scolaires et normes de genre : la construction des déviances féminines dans la discipline scolaire, par Masclet Camille

-L’anorexie mentale : la représentation d’une déviance féminine dans la presse quotidienne nationale, par Arnoult Audrey

Pour citer l'article


Prioux Virginie, « Nana : Satin ou Satan ? L’image romanesque des faits de déviance féminins : un pari osé pour Zola », dans revue ¿ Interrogations ?, N°8. Formes, figures et représentations des faits de déviance féminins, juin 2009 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Nana-Satin-ou-Satan-L-image (Consulté le 21 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

| Se connecter | Plan du site | Suivre la vie du site |

Articles au hasard

Dernières brèves



Designed by Unisite-Creation