Chaque année, de nombreux étudiants sont amenés à réaliser des recherches exploratoires en sociologie. Pour cela, ils bénéficient d’un enseignement en méthodologie de la recherche et d’un encadrement de recherche que nous proposons d’enrichir par quelques fiches techniques. Il ne s’agit pas pour autant de prétendre livrer la seule manière de mener une recherche exploratoire en sociologie, mais de proposer une manière de construire une recherche et un raisonnement sociologique.
Ce premier volet est consacré à la phase préalable d’une recherche exploratoire (l’élaboration d’une question de départ et d’un travail de définitions) et à quelques procédés de recherche pouvant accompagner le chercheur durant l’ensemble du procès de recherche (la réalisation de portraits sociologiques et la tenue d’un journal de terrain).
Tout d’abord, nous souhaitons préciser qu’il ne peut y avoir de relation immédiate entre le chercheur et son objet de recherche. S’y interposent nécessairement des schèmes cognitifs, entendons simplement ici des manières d’identifier, d’ordonner et de penser la réalité étudiée. Tordons le cou une fois de plus au fantôme du positivisme qui traîne encore dans les couloirs des universités et autres instituts de formation et affirmons qu’on ne décrit jamais le réel mais qu’on le construit. Ce postulat constructiviste implique le chercheur dans le rapport qu’il entretient avec son objet de recherche et l’invite à expliciter avec quels outils techniques et conceptuels il produit son discours sociologique et comment il les met en œuvre.
Un des premiers impératifs d’une recherche sociologique exploratoire consiste donc à élaborer, expliciter, justifier et maîtriser les outils à partir desquels on construit notre objet et notre raisonnement sociologique. Et si chaque outil a ses limites heuristiques (i.e. si aucun concept et aucune technique d’enquête n’a la capacité de tout expliquer), cela ne signifie pas que les outils mis en œuvre par le chercheur soient arbitraires et que tout outil ait la même valeur heuristique relativement à la nature de l’objet de recherche.
Or, ce qui va en premier lieu orienter et justifier l’élaboration des premiers outils conceptuels et techniques, c’est la question de départ. Ainsi, par exemple, si votre question de départ consiste à vous demander quelle est la consommation alimentaire d’une population déterminée (retraités, chômeurs, etc.), l’outil statistique s’avère plus adapté que la méthode de l’observation. A travers la passation d’un questionnaire, vous allez effectivement pouvoir savoir ce que mange tel ou tel individu. Par contre, si vous vous intéressez moins à ce que les individus mangent qu’à la manière dont ces mêmes individus se nourrissent, la méthode de l’observation est plus intéressante, plus adaptée que la passation d’un questionnaire. C’est en observant des repas de famille ou encore des déjeuners dans une cantine scolaire que vous allez effectivement observer la manière dont tel ou tel individu se nourrit.
Il faut donc bien comprendre que si aucun outil ne permet de tout dire, il n’empêche que certaines outils permettent d’en dire plus que les autres concernant tel ou tel questionnement de départ. Par ailleurs, le choix de ses premiers outils de recherche est donc indissociable de la nécessité première d’élaborer son projet de recherche sous la forme d’une question de départ.
Une étude sociologique constitue un cheminement vers une meilleure connaissance sociologique d’un objet de recherche et elle doit être acceptée comme telle, avec tout ce que cela implique d’hésitations, d’errements et d’incertitudes. Dans un premier temps, il faut énoncer son projet de recherche « sous la forme d’une question de départ par laquelle le chercheur tente d’exprimer le plus exactement possible ce qu’il cherche à savoir, à élucider, à mieux comprendre. » [1]
Pourquoi faire de la sorte ? Parce que, comme le soulignent notamment Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, « le réel n’a jamais l’initiative puisqu’il ne peut répondre que si on l’interroge. » [2] De plus, la question de départ participe au choix et à la délimitation de son terrain et de son échantillon d’étude ainsi que de ses premières lectures et outils méthodologiques.
Une question de départ doit répondre à plusieurs critères de validité, à savoir des qualités de clarté, de faisabilité et pertinence [3]. Par ailleurs, elle se résume souvent à l’articulation de plusieurs mots clés interrogatifs :
Ainsi, énoncer son projet de recherche en se demandant pour quelles raisons certains jeunes résidant dans zones urbaines sensibles s’investissent-ils quotidiennement dans des pratiques sportives nous permet de délimiter un objet d’étude (des pratiques sportives), une population d’étude (des jeunes), un contexte spatio-temporel (les zones urbaines sensibles et le quotidien) et ouvre un questionnement à la fois causal et compréhensif (‘‘pour quelles raisons…’’). Pour autant, chaque mot clé de cette question de départ nécessite un travail de définition et d’explicitation auquel vont participer des lectures exploratoires (lesquelles sont donc orientées par les différents mots clés de la question départ et, réciproquement, peuvent conduire le chercheur à remplacer ou reformuler chacun de ces mots clés).
Définir, expliciter et illustrer les termes clés de sa question de départ constitue une « ficelle du métier » [4] de sociologue afin d’éviter de tomber, une fois de plus, dans l’écueil positiviste. Car tout effort de définition permet notamment de souligner l’arbitraire propre à toute définition et le fait que chaque mot est le fruit d’une construction de sens.
Prenons par exemple le mot ‘‘jeunes’’ présent dans notre question de départ illustrative. Apparemment, définir ce terme va de soi. Il existe des individus jeunes et d’autres qui ne le sont pas ou plus. Pourtant, ce mot identifie une population aux contours bien flous et ce à quoi se réfère ce mot n’est en rien évident et naturel. C’est notamment ce que souligne Pierre Bourdieu dans son article La jeunesse n’est qu’un mot [5] : « Ce que je veux rappeler, c’est tout simplement que la jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données mais sont construites socialement, dans la lutte entre les jeunes et les vieux. Les rapports entre l’âge social et l’âge biologique sont très complexes. Si l’on comparait les jeunes des différentes fractions de la classe dominante, par exemple, tous les élèves qui entrent à l’Ecole Normale, l’ENA, l’X, etc., la même année, on verrait que ces « jeunes gens » ont d’autant plus les attributs de l’adulte, du vieux, du noble, du notable, etc., qu’ils sont plus proches du pôle du pouvoir. Quand on va des intellectuels aux PDG, tout ce qui fait jeune, cheveux longs, jeans, etc., disparaît. … l’âge est une donnée biologique socialement manipulée et manipulable ; » [6]
Ainsi, le travail de définition préalable des mots clés d’une question de départ permet de distinguer ce qu’on aurait pu a priori confondre (e.g. on distingue la jeunesse populaire de la jeunesse bourgeoise) et il permet de rapprocher ce qu’on aurait pu a priori distinguer (e.g. on rapproche la jeunesse bourgeoise des bourgeois institués). Parce que définir un mot consiste nécessairement à délimiter et ordonner une réalité, ce travail de définition préalable participe donc à la construction de l’objet de recherche et ne se réduit aucunement à un exercice scolaire, comme c’est le cas dans nombre de mémoires de recherche.
Le travail de définition préalable consiste notamment à délimiter sa population d’étude. Il peut alors déboucher sur le projet d’en élaborer le portrait sociologique, projet qui se déclinera sous la forme de multiples pistes de recherche concernant les caractéristiques sociologiques de la population d’étude : sa profession, son origine sociale, son niveau scolaire, sa confession religieuse, ses loisirs et sports, etc. Inscrire le projet d’un portrait sociologique de sa population d’étude dès l’élaboration de sa question de départ permet d’en écarter ‘‘d’emblée’’ une représentation stéréotypée et que pourrait colporter le chercheur durant l’ensemble du procès de recherche.
Prenons l’exemple des « racailles et des vrais jeunes » présentés par Stéphane Beaud et Michel Pialoux [7]. Dans cet article, les sociologues démontrent notamment qu’une partie des individus qui ont participés aux émeutes de Clichy-sous-Bois en 2005 possèdent un diplôme scolaire supérieur ainsi qu’une activité professionnelle. Ce faisant, l’association effectuée entre ‘‘émeutier’’ et ‘‘racaille’’ s’avèrerait bien caricaturale.
Concernant la structuration d’un portrait sociologique, les travaux menés par Bernard Lahire constituent une référence à la fois très rigoureuse et accessible [8]. Ainsi, un portrait sociologique peut se subdiviser en de multiples univers sociaux investis par l’individu, c’est-à-dire de multiples matrices socialisatrices disposant de supports plus ou moins institutionnels.
Par matrice socialisatrice, nous entendons le fait qu’il s’agisse d’un univers où les individus qui y sont exposés s’inscrivent dans un processus d’apprentissage et d’expérimentations de normes (des règles de conduite), de valeurs (des idéaux collectifs) et d’un ensemble de manières d’être, de penser et d’agir. Par support (plus ou moins) institutionnel, nous entendons le fait que ces univers constituent une structure sociale, soit une structure d’organisation dotée d’une certaine stabilité dans le temps et disposant de règles collectives.
Concernant la structure d’un portrait sociologique, la question est de déterminer l’influence de chaque matrice socialisatrice sur un individu. Pour cela, une analyse de son discours (recueilli via un entretien) s’impose. Il faut alors noter tous les investissements, toutes les expériences et toutes les prises de position que l’interrogé livre au sociologue concernant les principaux univers sociaux dans lesquels il s’investit. Enfin, nous pouvons distinguer sept principaux univers sociaux : l’école, le travail, la famille, les sociabilités, les loisirs et pratiques culturels, le corps et l’idéologique.
Chaque lecture et chaque donnée recueillie et analysée contribuent à la réalisation d’un portrait sociologique de sa population d’étude. Ce faisant, ce projet accompagne le chercheur durant l’ensemble de sa recherche. Corrélativement, une autre ficelle du métier de sociologue peut accompagner le chercheur durant toute la durée de son étude et participer au travail d’explicitation de ses présupposés : la tenue d’un journal de terrain.
En effet, plutôt que de prétendre jeter d’un revers de main toutes les expériences et toutes les idées qu’on peut se faire d’un objet d’étude avant de l’étudier, il est préférable de recourir à l’explicitation, à la notation puis à la mise à l’épreuve des présupposés qu’on peut avoir à l’égard d’un objet de recherche. Et ce à travers la tenue d’un journal de terrain.
Tenir un journal de terrain constitue un véritable outil méthodologique qui encadre l’ensemble d’une recherche. Il est primordial parce qu’il met le chercheur en position d’expliciter ses présupposés souvent déniés et méconnus de prime abord : « Ce journal de terrain vous permet d’effectuer un travail sur vous-même et un premier travail de défrichage sur le terrain. […] Votre premier travail consiste donc non à évacuer d’emblée ces ‘‘prénotions’’, qui sont inévitables et même indispensables, mais à les expliciter, première étape vers une véritable ‘‘rupture’’, c’est-à-dire à vous obliger à les noter. […] vos premières réactions, ‘‘à chaud’’, ‘‘à vif’’ en quelque sorte, livrent vos attentes parce qu’elles sont déçues, livrent vos projections parce qu’elles sont démenties. Tout cela disparaîtrait si vous n’aviez pas pris le temps de les noter. C’est le journal qui transforme l’erreur manifeste […] en outil de mise en évidence, par le décalage, des normes différentes auxquelles sont soumises vos enquêtées et vous-même. » [9]
Le plan d’un journal de terrain varie selon la démarche de l’enquête (inductive, déductive, etc.) et les techniques d’enquête mobilisées (entretien, questionnaire, etc.). On peut toutefois suggérer un plan général de ce journal de terrain :
Chaque prise de note est plus ou moins brève mais elle doit nécessairement être datée et référencée. Ainsi, s’il s’agit de l’extrait d’un livre, il faut noter le numéro de page, le nom de l’auteur. S’il s’agit d’une note d’observation, il faut noter la date et opérer une nomination des personnes observées et des lieux observés. Sinon, puisque les entretiens sont en principe enregistrés via un dictaphone et puisque les questionnaires contiennent en principe toutes les réponses des interrogés, les pages de droite d’un journal de terrain peuvent alors contenir des prises de notes concernant le contexte dans lequel l’entretien ou le questionnaire s’est déroulé : accueil chaleureux ou vives tensions ; attitude générale de l’interrogé… Plus généralement, la page de droite de votre journal de terrain contient donc toutes les informations pratiques de votre étude. Vous y trouvez une somme de notes descriptives qui répondent aux questions ‘‘qui, quoi, quand, où, comment, quand ?’’ ;
L’explicitation et la définition des différents mots clés de sa question de départ, la réalisation d’un portrait sociologique de sa population d’étude et la tenue d’un journal de terrain constituent différentes manières de mettre à l’épreuve ses présupposés. Or, trop souvent, ce terme est confondu avec celui de postulat et parfois même d’hypothèse. Ainsi, il est important de clairement les distinguer :
Cette première fiche technique propose une entrée en matière pour effectuer une recherche sociologique exploratoire. Nous nous sommes alors concentrés sur la phase initiale d’un protocole de recherche qu’est l’élaboration d’une question de départ. Corrélativement, nous avons proposé plusieurs procédés de recherche qui cultivent aussi bien le travail du concept, la socioanalyse et le travail de terrain. Ce faisant, nous définissons le métier de sociologue à travers l’articulation constante entre une méthode expérimentale (méthodologie), une logique rationnelle (épistémologie) et une objectivation du sujet objectivant (axiologie).
[1] R. Quivy, L. Van Campenhoudt, Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 2006 (1995), p. 26
[2] P. Bourdieu et J-C. Passeron, Le métier de sociologue, Paris, Mouton Editeur, 1983 (1968), p. 54
[3] Dans le Manuel de recherche en sciences sociales (op. cit), Raymond Quivy et Luc Van Campenhoudt proposent plusieurs exemples et contre-exemples concernant la formulation d’une question de départ.
[4] H. S. Becker, Les ficelles du métier, Paris, Editions La Découverte & Syros, 2002. Nous ne pouvons qu’inciter tout étudiant de même que tout apprenti sociologue à se reporter à cet ouvrage.
[5] P. Bourdieu, « La jeunesse n’est qu’un mot » in Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1984, pp. 143-154
[6] Idem, pp. 144-145
[7] S. Beaud et M. Pialoux, « La “racaille” et les “vrais jeunes”. Critique d’une vision binaire du monde des cités », Liens socio, novembre 2005, [en ligne] http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=977
[8] B. Lahire, Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Paris, Nathan/VUEF, 2002
[9] S. Beaud et F. Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, Editions La Découverte, 2003, pp. 96-97
Fugier Pascal, « La mise en œuvre d’un protocole de recherche exploratoire en sociologie. Question de départ et quelques ficelles du métier », dans revue ¿ Interrogations ?, N°8. Formes, figures et représentations des faits de déviance féminins, juin 2009 [en ligne], http://revue-interrogations.org/La-mise-en-oeuvre-d-un-protocole,172 (Consulté le 21 décembre 2024).