Marc Loriol, Le temps de la fatigue. La gestion sociale du mal-être au travail, Paris, Anthropos, 2000
La question de la souffrance au travail ne cesse d’être aujourd’hui une préoccupation importante pour un nombre de plus en plus grand de métiers et de professions. Psychologues et sociologues se sont emparés de ce thème, proposant notamment une lecture de cette souffrance axée en termes de position dans une hiérarchie sociale (métiers manuels versus professions intellectuelles) ou de genre (la souffrance des métiers dits féminins ne serait pas de même nature que la souffrance des métiers dits masculins) [1]. Le livre de Loriol nous montre que la souffrance au travail, loin de n’être qu’une somme de douleurs physiques, fruit des contraintes du travail sur le corps (et renvoyant, grâce à des taxinomies profanes, le corps à l’ouvrier, au métier, et l’esprit à l’intellectuel, au professionnel), devient de plus en plus une souffrance morale, psychologique et sociale, active pour toutes les catégories socio-professionnelles mais selon des modalités différentes. Ces blessures, ici, renvoient à la problématique si contemporaine de la reconnaissance sociale, qui deviendrait alors le sine qua non de l’épanouissement au travail, et ce pour toutes les catégories sociales.
L’ouvrage de Marc Loriol nous propose une lecture de la question de la fatigue au travail, et ce tout d’abord dans une perspective historique. En nous montrant les étapes de la construction sociale de la fatigue et de sa reconnaissance, de la mélancolie au burn-out en passant par la neurasthénie, l’auteur nous montre comment la souffrance au travail se délimite aujourd’hui comme un état psychologique « à soigner », c’est-à-dire sur lequel le regard médical a quelque chose à dire. Ainsi, la fatigue, est communément (mais non sans raison sociale) définie comme ‘‘bonne’’ ou ‘‘mauvaise’’ selon son origine. Cette distinction permet de saisir comment la fatigue au travail est perçue aujourd’hui principalement de manière négative, étant ‘‘nerveuse’’ et urbaine, à l’encontre d’une fatigue ‘‘physique’’, saine, liée au naturel. Loriol nous propose alors de nous intéresser à l’étude récente de la fatigue au travail, déjà dans le domaine masculin des ouvriers, puis des cheminots et des routiers. Une large part de l’ouvrage s’intéresse parallèlement au problème très contemporain de la fatigue dans un milieu plus féminin, les infirmières.
Relativement à cette question, le phénomène du burn-out est clairement expliqué. Si cette atteinte ne se limite pas au domaine de l’aide et du soin, la trop grande implication émotionnelle d’individus notamment dans des domaines sociaux et médicaux (infirmières, aides-soignantes…) permet d’illustrer clairement ce sujet. Plus récemment, Loriol a proposé comme définition partielle du burn-out la difficulté à mener, dans son travail, différentes missions incompatibles [2]. Une infirmière, par exemple, se doit d’être rapide, performante, relativement aux règles formelles de l’organisation hospitalière, mais également de faire preuve de compassion, d’empathie, bref, se doit de ‘‘donner’’ et de s’impliquer beaucoup dans son travail. Le retour du don, c’est-à-dire la reconnaissance, n’est malheureusement pas forcément au rendez-vous. La cause en serait, en partie, « la non-reconnaissance du travail de la compétence spécifique de l’infirmière du fait du statut de profane du soigné » (p.133). De ces situations déséquilibrées, le burn-out peut naître, comme forme particulière de souffrance aboutissant à une « déshumanisation », c’est-à-dire une absence de la compassion face aux malades (alors que cette posture compassionnelle, si elle reste dévolue aux aides-soignantes principalement, demeure une constante du travail infirmier). Notons que ce terme anglicisé n’est qu’une des multiples manières de parler de la fatigue au travail, ici par un terme désignant la brûlure mentale liée à une trop forte implication, sans compensation. C’est dire toute l’importance et l’actualité de ce thème dans les métiers d’aide et de relations avec une clientèle [3].
Cette fatigue au travail, définie chez les infirmières par les termes de stress ou de burn-out, peut, dans d’autres métiers, notamment masculins, être déniée. On parle alors de « stratégie collective de défense », selon les termes de Christophe Dejours [4], en lien à une « idéologie défensive de métier ». Selon Loriol, cette stratégie consiste à donner un sens positif à une action ou une pratique professionnelle négative. Il s’agit de cacher une souffrance par une valeur primordiale collective. Car la seule possibilité pour que cette idéologie fonctionne nécessite qu’elle soit appliquée en groupe. C’est par le groupe que l’identité professionnelle va se construire, et par elle l’efficacité des stratégies collectives de défense sur la représentation que se fait l’acteur professionnel des difficultés de sa pratique. La croyance, si elle veut devenir réelle, se doit d’être collective. Les formations, de ce fait, nourrissent cette croyance collective : « Au fur et à mesure que les individus se trouvent pris dans de nouvelles interdépendances, la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes et donc de leur fatigue change. L’infirmière dans un hôpital où la division du travail est de plus en plus complexe, où la religion ne vient plus donner un sens à la souffrance, où un nombre grandissant de dimensions de la vie humaine (la mort, la maladie, la saleté, la pauvreté, etc.) sont abandonnées aux professionnels, se doit d’avoir un contrôle de plus en plus serré de ses propres réactions émotionnelles » (p.234).
La fatigue reste néanmoins une donnée subjective. Elle peut difficilement être mesurée [5], du fait même qu’elle touche au sens et à la signification que les individus donnent à leur travail. Face aux souffrances quotidiennes et à la fatigue se développe un effort de stratégie de préservation de soi. Le livre de Marc Loriol permet de faire le point sur les manières dont le collectif professionnel peut créer ses propres mythes afin de sauvegarder l’intégrité psychique de ses membres. Une question reste ouverte, celle de l’importance fondamentale d’étudier la place des individus liés à des collectifs. On ne peut comprendre la sensibilité individuelle face à telle ou telle souffrance que si cet acteur est replacé dans son contexte organisationnel et dans sa trajectoire biographique et professionnelle. Cette proposition ne remet pas en question l’importance première des pairs comme garant d’une individualité professionnelle positive. Mais elle permet une dilatation du questionnement à une dimension individualisée nécessaire à prendre en compte afin de suivre le cheminement du sens, de la signification de la position d’un acteur dans un champ professionnel. Par là, interrogeant alors le rôle de l’histoire individuelle, nous pourrons mieux comprendre le processus social d’existence, chez tel ou tel individus, de ces maladies. Entre une étude psychologique sur les stratégies collectives de défense et une étude sociologique sur les trajectoires professionnelles des individus, un compromis peut être possible.
Cet ouvrage de Loriol pourra ainsi éclairer de manière particulièrement claire le mouvement historique par lequel ces phénomènes de souffrance au travail deviennent reconnus, au fil du temps, comme une question éminemment ouverte au domaine médical, psychologique et sociologique, bref, scientifique. Il permet de faire le point sur les modalités nécessaires au développement de l’épanouissement professionnel dans de nombreux métiers et professions jugés difficiles, sans se limiter à ce qu’en disent les acteurs eux-mêmes, c’est-à-dire à leur rhétorique professionnelle.
[1] Notons, sur ce sujet, les travaux de P. Molinier, et notamment « Prévenir la violence : l’invisibilité du travail des femmes », Travailler, 3, 1999, p.73-86.
[2] M. Loriol, « Ennui, stress et souffrance au travail », in N. Alter, Sociologie du monde du travail, Paris, PUF, 2006, p.227-244.
[3] On peut noter, à ce propos, la publication de ce récent ouvrage : M. Buscatto, M. Loriol, J-M. Weller, Au-delà du stress au travail. Une sociologie des agents publics au contact des usagers, Paris, Erès, 2008.
[4] C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil, 1998.
[5] Comme le montre C. Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, Paris, INRA, 2003.
Aubry François, « Marc Loriol, Le temps de la fatigue. La gestion sociale du mal-être au travail », dans revue ¿ Interrogations ?, N°8. Formes, figures et représentations des faits de déviance féminins, juin 2009 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Marc-Loriol-Le-temps-de-la-fatigue (Consulté le 21 décembre 2024).