Basé sur le modèle de la justice, le système de discipline interne à l’institution scolaire est censé traiter de façon neutre et impartiale tous les élèves, en fonction d’une seule et même loi, le règlement intérieur. L’objectif de cet article est de rendre compte de l’intervention officieuse d’autres ordres normatifs, tels que les normes de genre, dans le fonctionnement réel de la discipline scolaire. La perception que les acteurs de l’institution ont des actes déviants et leurs réactions se trouvent modifiées en fonction du genre de l’élève, et en deçà des définitions sociales du masculin et du féminin. Il s’agit ici de s’intéresser plus précisément aux élèves filles afin de voir comment l’institution scolaire produit des scripts déviants spécifiques pour elles. L’enquête permet de montrer que, en raison de ce processus, l’étendue des comportements jugés acceptables est plus réduite pour les lycéennes, ces dernières disposant alors d’une marge de manœuvre moindre au sein de l’institution scolaire.
Mots-clefs : Genre, déviance, école, discipline, contrôle social
School norms and gender norms : the construction of female deviances in school discipline
Based on the model of justice, the discipline system in school is supposed to treat every pupil in an equal and impartial way, according to a single law, the school rules. This article intends to show the unofficial intervention of other norms, such as gender norms, in the actual functioning of school discipline. The perception that school’s actors have of deviances seems to be variable according to pupil’s gender. We will focus especially on girls, in order to study how school is building specific deviant typescripts for them. Thanks to the enquiry, we can demonstrate that the range of acceptable behaviors is smaller for girls.
Keywords : Gender, deviance, school, discipline, social control
L’institution scolaire fait partie de ces instances sociales qui opèrent un contrôle sur les individus qu’elle rassemble : parallèlement au domaine de la transmission symbolique des savoirs, l’école remplit une fonction de socialisation des individus, évalue et juge leurs comportements à l’aune de ses propres normes. Parce qu’elle est un système de discipline, l’institution scolaire détient en son sein ce que Foucault nomme « un petit mécanisme pénal », permettant de définir et de gérer les pratiques qu’elle considère déviantes [1]. Si le règlement intérieur est officiellement le seul référent formel de définition des comportements conformes et déviants, on constate dans le fonctionnement réel de l’institution que d’autres ordres normatifs viennent influencer la production des règles [2] et leur application : c’est notamment le cas des normes de genre [3]. La discipline scolaire est action sur les corps ; or ces corps sont investis par des rapports de pouvoir qui sont également des rapports de genre, leurs usages sont modelés par des représentations basées sur un ordre d’injonction normative. Si la définition des attributs genrés, censés composer la féminité et la masculinité, se réalise au niveau de la société, l’institution scolaire et ses acteurs la transposent et l’actualisent pour produire une définition scolaire des comportements adéquats et des comportements transgressifs en fonction du genre : des scripts conformes et des scripts déviants.
Dans cet article, c’est plus particulièrement les scripts déviants construits par les adultes de l’institution scolaire à destination des élèves filles qu’il s’agit d’analyser. Nous verrons que la marge de manœuvre dont disposent les lycéennes à l’intérieur de l’établissement est plus étroite ou, pour le dire autrement, que les injonctions à la conformité sont doublement contraignantes pour elles : d’un côté, le recours par des élèves filles à des pratiques censées être le monopole de l’autre genre est plus sévèrement jugé par les professionnels de l’éducation, dessinant les contours d’un double standard de déviance ; mais parallèlement, elles sont également la cible de normes qui ne s’adressent qu’à elles, des scripts déviants spécifiquement féminins.
Cet article s’appuie sur les résultats d’une enquête ethnographique réalisée au sein d’un lycée d’enseignement professionnel de région parisienne, que nous appellerons ici lycée Marie Curie. L’enquête, d’une durée de trois mois, a plus particulièrement porté sur les ‘‘adultes’’ de l’institution scolaire ; à des degrés divers selon les fonctions occupées, ces acteurs sont en effet ceux qui définissent et désignent les pratiques déviantes, qui produisent la « réaction sociale » à l’origine de la qualification dont parle Howard Becker. Dans la mesure où l’on considère la déviance comme un processus, il convenait de ne pas limiter l’enquête aux seuls acteurs directement chargés de la gestion de la déviance, mais de l’ouvrir à celles et ceux qui sont directement confrontés à ces problèmes d’indiscipline ou qui en sont témoins. Une campagne d’entretiens semi-directifs a ainsi été réalisée dans l’établissement auprès des 17 personnes suivantes : les deux personnels de direction (proviseur et proviseur adjoint), les trois conseillers principaux d’éducation de l’établissement, trois assistants d’éducation, l’assistante sociale et l’infirmière, et enfin sept enseignants. L’enquête repose en outre sur des observations et sur un travail d’analyse systématique des rapports d’incidents (rapports rédigés par les enseignants lorsqu’ils rencontrent un problème d’indiscipline jugé suffisamment grave pour être communiqué aux conseillers principaux d’éducation et à la direction). Si les résultats de cette enquête, en raison de son caractère monographique, sont limités dans leur portée générale, ils permettent néanmoins d’ouvrir des pistes de réflexion sur l’articulation entre normes sociales, normes scolaires, et normes de genre dans la constitution de profils déviants féminins et l’existence de traitements différenciés dans l’institution scolaire.
« L’incessant travail du genre » [4] se révèle par la codification de toute une mosaïque de pratiques et d’habitudes, en conformité avec les définitions sociales du masculin et du féminin. De cette codification résulte entre autres ce que Bourdieu nomme « une définition différenciée des usages légitimes du corps » [5]. Adopter des pratiques censées être le monopole de l’autre genre constitue une transgression, un usage illégitime du corps, et engendre des rappels à l’ordre. Dans l’institution scolaire, le rapprochement de comportements jugés masculins par des élèves filles est perçu et étiqueté comme un acte transgressif. Si cette déviance n’est pas toujours codifiée dans la Loi scolaire (le règlement intérieur) et son régime des peines (punitions et sanctions), elle produit néanmoins une réprobation morale et donne lieu à un contrôle scolaire informel. C’est en effet l’adéquation à une hexis corporelle, et au-delà morale, hexis féminine intériorisée, qui est attendue chez les lycéennes. Cela transparaît particulièrement au niveau de l’évaluation du langage, mais également dans la perception des conflits physiques entre pairs.
La « présentation de soi » [6] ne présente pas le même enjeu et ne renvoie pas aux mêmes images selon le genre : les impératifs de cette présentation sont en effet étroitement liés aux représentations sociales de la féminité et de la masculinité [7]. Au lycée Marie Curie, avoir une présentation de soi conforme aux attentes scolaires et sociales (surveiller son langage, se tenir correctement, etc.) fait partie des normes officielles de l’institution scolaire. Mais si cet impératif touche les élèves des deux genres, il semble s’appliquer plus vigoureusement aux élèves filles : lorsque ces dernières ont recours à certaines pratiques déviantes étiquetées masculines, elles enfreignent en réalité une double norme (norme scolaire et norme de genre). C’est notamment le cas en ce qui concerne la déviance langagière.
L’évaluation du langage des élèves par les professionnels de l’éducation, et plus particulièrement le recours à la catégorie de vulgarité est en effet significatif. Une analyse systématique des rapports d’incidents rédigés par les enseignants du lycée Marie Curie au cours de l’année 2007-2008 a permis de dégager que la dénonciation de cette déviance particulière se réalisait majoritairement à l’égard des élèves filles.
Extrait : Rapport rédigé par une enseignante à l’égard d’une élève de CAP Couture :
« Je tiens à vous informer du comportement de K durant mes cours. Cette jeune fille ne sait pas faire une phrase sans être vulgaire. Elle perturbe le cours par des bruitages avec sa bouche et donne des coups de règles sur la table afin de faire le plus de bruits possible, ce qui déforme et casse le matériel du lycée ».
Le recours à cette catégorie sert rarement à évoquer une interaction verbale précise, mais consiste plutôt à situer et à caractériser l’élève, à pointer une attitude générale problématique. A l’inverse, les rapports d’incidents concernant les garçons contiennent plus rarement ce terme : la vulgarité ne semble pas constituer un motif suffisant pour donner lieu à un rapport, et lorsque tel est le cas, les enseignants évoquent plutôt des « propos injurieux » ou « grossiers », qui sont bien souvent dirigés contre eux (et non présentés comme une caractéristique générale de la personne). A titre d’exemple, sur les 43 rapports d’incidents concernant les élèves de la classe de 1re année de BEP Mécanique (une classe uniquement composée de garçons, et présentée comme « la plus déviante » de l’établissement), seuls deux rapports ont pour motif la « grossièreté » des propos tenus par les élèves, et aucun n’emploie la notion de vulgarité. Pour comparaison, dans la classe de 1re année de BEP secrétariat, considérée par les personnels de l’établissement comme la « classe de filles la plus difficile », la moitié des rapports relatifs à cette classe (18 au total) est dédiée à la dénonciation de déviances langagières ou vulgarité.
On observe ainsi une certaine dissymétrie dans l’évaluation de la façon de parler des élèves, dessinant les contours d’un double standard de déviance. Parce qu’ils vont à l’encontre de la conception sociale de la féminité, les propos vulgaires surprennent et engendrent la réprobation. Mr D., jeune enseignant de Lettres-Histoire-géo, explique : « ça me choque quand une fille est vulgaire. Je trouve ça d’autant plus choquant quand c’est une fille. Et d’ailleurs, je le dis clairement. Je lui dis… en gros : ’Attends t’es une fille ! Un peu de classe quand même !’ Voilà. Un truc comme ça. ». Les termes employés reflètent clairement le caractère injonctif des remarques faites par Mr D., qui visent à ramener l’élève dans le droit chemin dicté par son genre. Le langage des adolescentes, et plus spécifiquement la non-conformité de ce langage, est un thème récurrent au sein de l’établissement.
Dans ces discours, le référent masculin est omniprésent. Le manque de correction dans le langage, s’il pose certains problèmes en soi, semble surtout problématique dans la mesure où il brouille les « signaux de genre », en usurpant un attribut de la masculinité [8]. En raison de leur vulgarité, ces lycéennes sont perçues comme effectuant un rapprochement avec le ’modèle masculin’ de la déviance, en passe de devenir de véritables « bonshommes », pour reprendre les termes de Julie, et ainsi de perdre leur propre identité de genre. La façon de parler constitue ainsi un des supports premiers des injonctions de genre pour les filles. La comparaison des réactions et des sanctions des déviances langagières entre garçons et filles témoigne en effet d’un traitement différentiel genré : derrière l’idée de respect des normes scolaires, c’est en réalité l’adéquation du comportement avec l’appartenance de genre qui semble jugée.
Le double standard de la déviance qu’on observe dans l’évaluation du langage se retrouve au niveau des conflits physiques entre pairs. Bien que formellement définies comme des pratiques déviantes, les bagarres entre élèves bénéficient d’une certaine tolérance. Notre enquête nous a amenés à faire le constat suivant : en dessous d’un certain seuil (la limite de l’intégrité physique), les conflits entre élèves sont perçus par les acteurs de l’établissement comme un mode de régulation normale, des « violences entre eux » comme nous l’explique une des conseillères principales d’éducation (CPE), qui ne remettent pas en cause l’ordre interne de l’établissement. Ces pratiques entrent dans le cadre d’une déviance tolérée, telle qu’elle a été définie par François Dubet : « La déviance tolérée est un phénomène paradoxal reposant sur une injonction elle-même paradoxale. Elle consiste à affirmer nettement les interdits, tout en concédant des moments, des lieux, et des formes dans lesquels ces interdits peuvent être transgressés » [9]. En raison de leur fréquence, mais aussi parce qu’ils sont associés à des rites de socialisation, les conflits entre pairs sont pris dans le quotidien de l’établissement et banalisés. Cette banalisation transparaît dans le fait que ces bagarres au sein de l’établissement engendrent peu de rapports d’incidents (seuls 10 rapports sur les 200 analysés) [10], et lorsque tel est le cas, les enseignants demandent rarement une sanction, précisant la plupart du temps qu’ils écrivent « uniquement à titre d’information ».
Or, cette banalisation des corps à corps s’applique aux élèves filles comme garçons dans la limite du respect de certaines normes de genre : « disputes de filles », pour reprendre la distinction faite par l’agent de sécurité du lycée, comme « bagarres » (sous-entendu de garçons) font en effet partie des déviances tolérées. Sanctionnées pour la forme, les bagarres entre garçons n’inquiètent pas les professionnels de l’éducation ; le recours à la violence pour régler des différends étant considéré comme une pratique masculine normale, ou tout du moins connue et habituelle, comme l’explique le chef d’établissement : « Bon, les garçons, c’est comme d’habitude, ça rentre dedans, ça pousse un coup de gueule, ça se tape dessus, puis après ça se calme ». La banalisation de ces corps à corps masculins est étroitement liée aux identités de genre : la virilité, qui renvoie aux attributs sociaux associés au masculin, comprend en effet « la force, le courage » mais aussi « la capacité à se battre, et le ’droit’ à la violence » [11]. En ce sens, les conflits physiques entre garçons au sein du lycée semblent être associés à la socialisation masculine, à la formation de leur identité de genre, que l’institution scolaire ne vient pas contredire. Selon un raisonnement et des justifications sous-jacentes distinctes de celles prêtées aux garçons, certains conflits physiques entre filles sont également admis. Si la violence ne fait pas partie des représentations associées à la féminité, c’est celle des jeunes filles malignes, un peu mesquines, qui peuvent se « crêper le chignon » qui est mobilisée dans ce cadre. La banalisation de ces actes passe par le peu de crédit (et par conséquent de gravité) qui leur est accordé.
En raison des pratiques physiques mises en œuvre dans ces ’disputes’ (tirer les cheveux, griffer, etc.), pratiques perçues comme étant en adéquation avec la féminité, mais également de la futilité des motifs de ces conflits selon les adultes (« toujours des histoires de garçons » nous explique la plupart des personnes rencontrées), ces conflits ne représentent pas un danger pour l’ordre scolaire aux yeux de l’institution.
Les affrontements entre élèves peuvent ainsi entrer dans le cadre d’une déviance tolérée. Officiellement interdits, ils sont en réalité concédés sous certaines formes, à certaines conditions : l’adéquation avec les normes de genre, et les représentations sociales de la féminité et virilité en font partie. Mais la connivence sur laquelle repose cette déviance tolérée est rompue dès lors que ces mêmes normes sont transgressées. Dans une analyse des modes de régulation de deux communautés rurales en Calabre, les anthropologues C. Breteau et N. Zagnoli expliquent à propos des rixes féminines : « Le combat entre femmes apparaît comme une parodie provoquant le rire des spectateurs, un doublet insignifiant dont la résonance demeure limitée au registre psychologique, du seul affrontement qui ait du poids et du sens au niveau social : l’affrontement entre hommes » [12]. Dans notre enquête, nous avons pu constater que le caractère parodique des rixes féminines dans les représentations cesse avec le rapprochement des modes d’exercice de la violence entre les genres. Les corps à corps féminins semblent en effet prendre du « poids » et du « sens » dans leur ressemblance avec les affrontements légitimes, c’est-à-dire les « affrontements entre hommes ». En effet, l’adoption d’un mode de conflits jugé ’masculin’ par des élèves filles met fin à la tolérance et à l’invisibilité de ces corps à corps.
Se battre « comme des garçons » constitue un seuil symbolique dans la perception des corps à corps féminins ; un seuil qui, une fois franchi, engendre réprobation et stigmatisation. Si ce genre de ’bagarres de filles’ n’est pas très fréquent au sein du lycée, il marque fortement les représentations. C’est notamment le cas d’une rixe de filles, mêlant plusieurs élèves du lycée Marie Curie, qui s’est ensuite poursuivie à l’extérieur de l’établissement pendant plusieurs semaines. Cette histoire, survenue plusieurs mois avant le début de l’enquête, nous a été racontée par la plupart des enquêtés.
A l’inverse des corps à corps féminins ritualisés qui sont rarement commentés, mais plutôt rendus invisibles, on a pu constater que cette histoire avait fait « beaucoup de bruit » dans l’établissement, pour reprendre l’expression du Proviseur. Si la durée et la violence de ce conflit jouent sans conteste un rôle dans sa médiatisation et son impact sur les représentations des acteurs, c’est également le décalage entre les attentes de genre et ces actes qui semble avoir beaucoup choqué. La focalisation sur les aspects dits masculins de cette bagarre dans le récit croisé des différents acteurs en est un indicateur. La tenue vestimentaire (elles étaient « en mode garçons, avec des survêtements, des sweat à capuche » nous explique une autre CPE), la présence d’armes (les chargeurs de portable) ont été soulignées par tous les enquêtés. Le recours à la violence, à la force physique, parce qu’il constitue un usage illégitime du corps féminin, fonctionne comme un seuil symbolique dans les perceptions de la déviance et produit un effet de stigmatisation et de réprobation morale [13]. Enfin, la comparaison du nombre d’incidents de ce type selon le genre des auteurs est significative : parallèlement à cette unique ’rixe de filles’, plusieurs événements de la même ampleur, avec des garçons comme protagonistes, ont eu lieu pendant l’année (deux importantes bagarres de « bandes de garçons » devant l’établissement, ainsi qu’une situation d’affrontements entre des élèves et la police) ; des événements qui ont été très rarement évoqués au cours des entretiens, et, lorsque ce fut le cas, d’une façon peu détaillée, ce qui contraste fortement avec le récit de cette rixe de filles… Ce décalage s’inscrit dans le cadre d’un phénomène plus général, observé par ailleurs : celui de l’accent mis sur les déviances des filles dans les discours des acteurs, qui s’oppose à la ’réalité’ chiffrée de ces mêmes actes déviants. Loin de connaître la même fréquence que ceux des garçons, les actes déviants commis par les filles restent marginaux, mais engendrent des réactions plus vives, et des représentations prégnantes [14].
Au sein de l’institution scolaire, l’adoption de pratiques, de symboles, d’attributs signifiant le masculin constitue un premier script déviant pour les élèves filles. Il existe en effet un panel de comportements déviants qui font office de monopole masculin (vulgarité, insultes, recours à la force, etc.) : le caractère toléré de ces déviances au sein de l’établissement prend fin lorsque les filles s’en saisissent, la transgression des normes de genre débouchant sur une forte stigmatisation. Dans ce contexte, on voit à l’œuvre un double standard d’évaluation de la déviance d’un même acte selon l’appartenance de genre de l’élève. Si dans la pratique, ces inversions de « signaux de genre » sont minoritaires, elles marquent fortement les esprits et les représentations, le rapprochement du modèle masculin constituant un seuil symbolique dans les perceptions et les réactions suscitées. On rejoint alors les conclusions de Colette Parent, pour qui « les comportements violents des filles ne deviennent réellement problématiques que lorsqu’ils se rapprochent de ceux des garçons » [15].
La comparaison des déviances tolérées entre garçons et filles permet de mettre en lumière une dissymétrie dans l’évaluation des corps, et des corps à corps, en fonction du genre et de dessiner les contours d’un premier script déviant pour les élèves filles : le rapprochement du modèle masculin. Mais pour appréhender la déviance féminine telle qu’elle est perçue et désignée par l’institution scolaire dans ses différentes formes, il faut se dégager du référent masculin afin de porter l’analyse sur d’autres espaces et d’autres formes de stigmatisation et de contrôle scolaire qui visent spécifiquement les filles. L’institution scolaire contribue en effet à produire des figures féminines de la déviance, à partir de normes qui se distinguent de celles de la Loi scolaire ; des déviances qui sont alors traitées dans des espaces distincts, qu’on pourrait qualifier de para-disciplinaires.
La « présentation de soi », lorsqu’elle est féminine, est encadrée par une série d’injonctions doublement restrictives. Pour schématiser, on peut dire que si, comme nous venons de le voir, les filles ne doivent pas être ’trop masculines’, elles ont également l’obligation de ne pas être non plus ’trop féminines’. Au lycée Marie Curie, cette seconde forme de présentation déviante apparaît à travers le thème de la « provocation vestimentaire ». Relativement absent du règlement intérieur, ce sujet est néanmoins présent et débattu au sein de l’établissement. Shorts, jupes jugées « trop courtes », décolletés « profonds », et autres « ventres à l’air » font en effet l’objet de nombreux commentaires entre les professionnels de l’éducation. Les attentes d’une féminité conforme, discrète, ne s’expriment pas uniquement dans ces discours, mais peuvent également générer des pratiques concrètes à destination des élèves, telles que les petites réflexions auxquelles s’adonnent certains surveillants (« Mais t’as vu comme tu t’habilles ? Mais c’est pas une façon de s’habiller » ; « Ah mais t’as oublié ton pantalon ! ») ou encore les entretiens en tête-à-tête. Une des CPE de l’établissement explique avoir eu recours à des entretiens individualisées, pour demander à certaines lycéennes de « remettre deux ou trois boutons », parce que ce sont des remarques qui ne « sont pas à faire publiquement ». Cet impératif de discrétion, s’il est justifié par le désir de ne pas nuire à la réputation de l’élève, est implicitement lié au statut ambigu des normes mobilisées pour construire la déviance de ces comportements. Parce qu’ils ne se référent pas uniquement aux normes scolaires pour construire cette caractéristique déviante, mais plutôt à d’autres normes sociales et notamment les normes de genre, les acteurs ont le sentiment d’outrepasser leur rôle et choisissent donc des modes d’intervention différents (moins hiérarchique, sur le mode de la discussion confidentielle, avec l’envie de « faire comprendre », de montrer que « ce serait mieux pour elle », comme l’explique cette CPE).
La « provocation vestimentaire » des lycéennes, les réactions qu’elle engendre, ainsi que les méthodes informelles mises en œuvre pour contrôler cette déviance, révèlent l’existence d’une frontière symbolique entre féminité conforme et féminité déviante. La féminité, dans ses caractéristiques apparentes, est ritualisée (au sens donné par Goffman), c’est-à-dire célébrée tant qu’elle est « domestiquée par des formes conventionnelles » [16]. Lorsqu’on cherche à comprendre les raisons d’être de cette injonction à une apparence féminine conforme, c’est la notion de morale sexuelle qui est mobilisée implicitement dans le discours des acteurs. La perception et la sanction de ’l’indécence’ semblent motivées par un ensemble de normes relatives à la sexualité des adolescentes. Les usages du corps, et notamment la présentation de soi, véhiculent des signes et des symboles qui font l’objet d’interprétation. Une apparence exagérément féminine engendre des significations ; elle est interprétée comme un signe sur la sexualité de la personne. Ce lien étroit avec la sexualité transparaît dans les justifications données par les acteurs de l’institution scolaire : l’apparence déviante féminine est construite comme problématique non pour elle-même, mais en raison du regard masculin qui se pose dessus.
Le processus qu’on peut observer ici se caractérise par le report de la responsabilité du comportement des garçons sur ces adolescentes. Leurs actes ou propos eux-mêmes ne sont pas défendus ni légitimés, mais semblent appréhendés avec une certaine fatalité. Dans ce contexte, les élèves filles sont perçues comme doublement déviantes : à cause de leurs tenues non conformes d’une part ; et d’autre part, parce qu’elles ont été prévenues, parce qu’elles sont « conscientes », elles agissent en connaissance de cause, et sont donc jugées responsables de ce qui leur arrive ou pourrait leur arriver. Plus généralement, ce contrôle informel du paraître féminin, justifié par la provocation qu’il constitue, renvoie à l’impératif pour les adolescentes de veiller à leur réputation sexuelle. Les analyses sociologiques de la sexualité soulignent en effet la permanence d’un double standard sexuel malgré les évolutions et le discours de ’la libération sexuelle’. C’est en effet le « mécanisme puissant des réputations sexuelles », nouveau moyen de maintenir la différence des comportements sexuels selon les genres, qui transparaît ici : les acteurs de l’institution scolaire rappellent ici aux filles de protéger leur réputation, en évitant de renvoyer les signaux qui conduiraient à être perçue comme une « fille facile », c’est-à-dire à avoir une « réputation sexuelle négative » [17].
Officiellement extérieurs à l’institution scolaire et à sa Loi, certains éléments de la vie privée des filles, et plus particulièrement ceux relatifs à leur vie amoureuse et sexuelle sont officieusement pris en compte et peuvent participer à la création de profils déviants spécifiquement féminins. Des formes de stigmatisation des lycéennes semblent se jouer à côté de la sphère disciplinaire proprement dite. Une première figure de déviance féminine produite par l’institution est celle de la ’jeune fille amoureuse’. Les relations amoureuses des élèves sont en effet perçues de façon différentielle par les acteurs de l’institution scolaire : censées faire mûrir les garçons, elles sont à l’inverse considérées comme potentiellement problématiques pour les filles. Ce qui est tout d’abord redouté, c’est la distraction engendrée par cette relation, qui détournerait l’élève de ses études, et en deçà le décrochage scolaire et la déscolarisation. Si officiellement l’institution scolaire n’est pas censée prendre en compte cette partie relevant de la vie privée des élèves, on remarque que les acteurs qui l’apprennent de façon informelle relaient ces informations ; des informations qui ne peuvent directement servir dans le cadre de la discipline scolaire, puisqu’elles ne correspondent à aucun motif de sanction, mais qui vont cependant permettre de construire une interprétation, et au-delà une figure déviante. C’est par exemple le cas de l’élève N., renvoyée pour absentéisme. Dans le rapport rédigé par les enseignants en vue de la préparation de son conseil de discipline, on trouve des informations recueillies indirectement (comme cet enseignant qui mentionne « l’ avoir entendu dire qu’elle allait voir des garçons à la Défense », un jour « où elle n’est pas revenue en cours l’après-midi »), ainsi que d’autres commentaires versés au dossier qui concernent sa vie privée (« C’est une élève polie et souriante, mais bien plus intéressée par son téléphone portable, son miroir et ses lettres d’amour que par ce que ses professeurs tentent de lui enseigner »).
On trouve par ailleurs d’autres formes de déviance, plus communes, mais non exemptes de stigmatisation : celles de la grossesse (ou interruption de grossesse) adolescente. La figure déviante de la jeune fille amoureuse est en effet étroitement liée à celle de l’adolescente enceinte, la grossesse adolescente étant elle aussi perçue comme synonyme de décrochage scolaire et déscolarisation.
Le parallèle établi par la Proviseure adjointe entre deux formes de déviance – toutes deux marginales au sein de l’établissement – nous semble tout à fait significatif de la production de figures déviantes genrées : on trouve d’un côté une figure masculine (l’incarcération) et de l’autre, la forme féminine (la grossesse) [18]. C’est en effet à l’aune des conséquences internes qui sont similaires (« absences ») que la Proviseure adjointe juge ces formes de déviance et les place sur le même plan. Les adolescentes tombent alors sous le joug d’une autre normativité : celle liée à la sexualité. Cet ordre normatif, censé être extérieur à l’institution scolaire, à l’aune duquel ces élèves sont jugées repose sur une étroite articulation entre normes de genre, normes sexuelles et normes d’âge ; une grossesse trop précoce est en effet associée explicitement à un décrochage scolaire, et implicitement à un avenir compromis. Les normes d’âge, qui varient avec le genre, ont été renforcées par la généralisation des contraceptifs, faisant dorénavant de la grossesse un acte choisi, planifié et non plus subi. Dans ce contexte, la grossesse adolescente est davantage perçue comme problématique, tout comme le non-recours à des contraceptifs et ses conséquences.
Ces propos reflètent ce que Michel Bozon désigne comme « les nouvelles formes de la normativité contemporaine en matière de sexualité » [19]. Dans cette « nouvelle normalité », la sexualité juvénile est autorisée, mais elle se doit d’être une sexualité stérile et protégée. En cas de transgression de ces normes, le jugement moral s’applique essentiellement aux adolescentes, censées être responsables de leur corps puisque ce sont elles qui gèrent la contraception. Dans ce contexte, les interruptions volontaires de grossesse (IVG), et dans une moindre mesure le recours à la pilule du lendemain, sont stigmatisés parce que non justifiés ; ils sont sujets à une réprobation silencieuse.
Ces différentes figures féminines de déviance que nous venons de présenter brièvement ne sont pas traitées dans les mêmes instances ni par les mêmes acteurs que les autres actes déviants, et n’ont pas la même visibilité. Les « autres espaces » du contrôle social spécifiquement adressé aux femmes, sur lesquels les recherches sur la déviance féminine mettent l’accent, existent également au sein de l’institution scolaire [20]. Alors qu’elle évoque un cas « problématique » d’élève, une des conseillères principales d’éducation procède à la description des formes, des lieux et des acteurs de cet autre contrôle scolaire.
Les réunions entre conseillères d’éducation, infirmière et assistante sociale, dans lesquelles sont évoqués « les cas lourds », constituent une forme d’instance para-disciplinaire. Parallèle à la discipline proprement dite, cette instance dont le travail est moins visible, effectue un contrôle informel des corps des élèves, à partir d’autres normes que celles de la Loi scolaire. Espace d’échanges et de circulation d’informations d’ordre personnel, elle s’apparente à une formidable machine de connaissance sur la vie privée des élèves. Mais cette connaissance n’est pas symétrique entre les genres : elle concerne essentiellement les filles, et porte plus particulièrement sur la sexualité des adolescentes. Pour reprendre Michel Foucault, cette machine de connaissance, la « volonté de savoir » qui la sous-tend, peut être analysée comme un dispositif du contrôle social sur la sexualité ; la formation d’un savoir agissant comme un pouvoir sur les corps féminins [21].
L’institution scolaire contribue à (re)produire différentes figures féminines de déviance. Cette production se réalise à partir d’autres normes, qui ne sont pas directement celles de la discipline scolaire, mais révèlent l’intégration et la transposition dans le champ scolaire de normes sociales (normes de genre, normes sexuelles, normes d’âges, elles-mêmes étroitement articulées). En raison de l’articulation de ces différents ordres normatifs, le jugement scolaire s’applique de façon différentielle selon le genre : les élèves filles doivent remplir un plus grand nombre de conditions pour être jugées conformes, des conditions qui touchent également à leur vie privée. S’il débouche rarement sur des pratiques concrètes, ce contrôle informel engendre des formes de stigmatisation et de réprobation morales spécifiquement féminines. Parce qu’elles peuvent transgresser les normes de genre en empruntant le modèle ‘‘masculin’’, ou être stigmatisées en endossant les habits d’une des figures spécifiquement féminines de la déviance, les lycéennes disposent d’une marge de manœuvre plus étroite au sein de l’institution scolaire. La pluralité des scripts déviants à partir desquels leurs comportements peuvent être étiquetés révèle ainsi un traitement différentiel genré, avec à la clé un contrôle plus strict des corps féminins dans la discipline scolaire.
[1] M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Editions Gallimard, 1975, p. 209.
[2] Il convient ici de préciser que dans notre perspective théorique la déviance n’est pas envisagée comme une série d’actes ou de comportements intrinsèquement déviants, mais plutôt comme le fruit d’un processus au terme duquel un acte, un comportement ou une personne vont être définis comme tels, désignés comme déviants. Le courant interactionniste de l’étiquetage (labeling theories), et notamment les travaux de Howard Becker, qui mettent l’accent sur le rôle de la réaction sociale dans la définition de la déviance, servent ici de cadre théorique. « Les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme déviants », H. Becker, Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985, p.32.
[3] Le genre est ici entendu comme le processus de classification sociale entre masculin et féminin. Plus généralement, comme le souligne l’historienne Joan Scott dans un des premiers articles à théoriser le terme de genre, « le genre est un élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier des rapports de pouvoir », c’est-à-dire « un champ premier au sein duquel, ou par le moyen duquel le pouvoir est articulé ». J.W. Scott, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Les cahiers du GRIF, 37-38, 1988, p.125-153.
[4] C. Guionnet, E. Neveu, Féminins/Masculins. Sociologie du genre, Paris, Armand Colin, 2004, p. 38.
[5] P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Editions du Seuil, 1998, p. 40.
[6] E. Goffman, La présentation de soi. La mise en scène de la vie quotidienne. Tome 1, Paris, Editions de Minuit, 1973.
[7] M. Pagès, « Corporéités sexuées : jeux et enjeux », in T. Bloss (dir.) La dialectique des rapports hommes-femmes, Paris, PUF, 2001, p. 219-238.
[8] Nous empruntons à Véronique Nahoum-Grappe la notion de « signaux de genre ». V. Nahoum-Grappe, Le Féminin, Paris, Hachette Littératures, 1996.
[9] F. Dubet, « Les figures de la violence à l’école », Revue française de pédagogie, n°123, 1998, p.38.
[10] Un chiffre inférieur au nombre réel de conflits physiques, puisque ceux qui prennent place hors de l’espace-classe (c’est-à-dire dans la cour de récréation et aux abords de l’établissement) font rarement l’objet d’un rapport et sont ainsi peu visibles. A noter que sur ces dix rapports, sept concernent des conflits entre garçons, et trois entre filles.
[11] D. Welzer Lang, « Féminité, masculinité, virilité », Dictionnaire critique du féminisme, Paris, PUF, 2004, p.77.
[12] C. Breteau, N. Zagnoli, « Le système de gestion de la violence de deux communautés rurales méditerranéennes », in R. Verdier, La vengeance, Vol.1, 1981, p.43-73.
[13] Dans la lignée des analyses de Jean-Paul Payet, on peut analyser ce phénomène comme un processus de double stigmatisation : « Une fille au physique imposant, qui ’joue de sa force physique’est doublement stigmatisée en tant que déviante scolaire et déviante sexuelle » (J-P. Payet, « Le sale boulot. Division morale du travail dans un collège de banlieue », L’école dans la ville, Annales de la recherche urbaine, n°75, 1997, p.25).
[14] On a pu observer au cours de l’enquête ce même phénomène au niveau de la perception de la déviance entre les « classes de filles » et les « classes de garçons » (une terminologie commune aux acteurs de l’établissement, qui renvoie, dans le contexte de l’enseignement professionnel, à la très faible mixité des classes). Alors même qu’il existe un fort consensus dans l’établissement autour de l’idée que « les classes de filles » sont « de plus en plus difficiles », de « pire en pire », l’analyse des statistiques annuelles des punitions et sanctions attribuées par classes montre qu’elles demeurent nettement en retrait des « classes de garçons » dans leurs actes déviants enregistrés. Par exemple, la classe de 1ère année BEP secrétariat, sur laquelle se cristallise cette représentation d’une augmentation de la déviance des filles, n’arrive qu’en 15e position dans le classement des 44 classes de l’établissement en fonction du nombre annuel des punitions. Première « classe de filles » de ce classement, elle ne représente qu’un faible pourcentage (8%) du total des punitions enregistrées sur toutes les classes pour l’année 2007-2008. Cela vient corroborer l’idée d’un double standard de déviance, caractérisé par une lecture différenciée des comportements en fonction des attentes de genre.
[15] C. Parent, Féminismes et criminologie, Perspectives criminologiques, Paris Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p.205.
[16] E. Goffman, « La ritualisation de la féminité », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 14, 1977, p.34-50.
[17] I. Lowy, L’emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité, Paris, La Dispute, 2006, p. 79.
[18] A notre connaissance, durant l’année scolaire 2007/2008, on comptait parmi les mille élèves du lycée Marie Curie un cas d’incarcération d’un élève, et deux cas d’élèves ayant accouché.
[19] M. Bozon, Sociologie de la sexualité, Paris, Nathan, 2002.
[20] Nous faisons ici allusion à différents travaux portant sur la question du traitement des déviances des femmes par les institutions, et tout particulièrement à la synthèse critique réalisée par Colette Parent. Dans son ouvrage, cette chercheuse en criminologie rappelle la nécessité de porter le regard sur des espaces divers : « Le contrôle pénal n’est qu’une facette du contrôle exercé sur les femmes, qu’une instance où se reproduisent leurs conditions d’oppression. Le faible nombre de femmes prises en charge à ce niveau renvoie à d’autres sites de contrôle (famille, politique sociale, etc.) et indique bien la nécessité de l’articulation entre ces différentes formes de contrôle » (C. Parent, Féminismes et criminologie, op.cit., p.105).
[21] M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1,’La volonté de savoir’, Paris, Gallimard, 1976.
Masclet Camille, « Normes scolaires et normes de genre : la construction des déviances féminines dans la discipline scolaire », dans revue ¿ Interrogations ?, N°8. Formes, figures et représentations des faits de déviance féminins, juin 2009 [en ligne], http://revue-interrogations.org/Normes-scolaires-et-normes-de (Consulté le 22 décembre 2024).