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Rouzaut Maxime

Enquêter en géographie prioritaire : le sport, un outil d’accroche sous conditions

 




Cet article revient sur les stratégies qui ont permis la collecte de données lors d’une recherche doctorale. Après la présentation de l’enquête et de son cadre, il présente trois « ficelles » (Becker, 2000) d’accès au terrain, montrant ainsi l’intérêt de l’hybridation d’outils méthodologiques.

 Des prénotions à déconstruire

Avant ma formation en sciences sociales appliquées au domaine du sport, mon regard sur les quartiers prioritaires de la politique de la Ville (QPV) s’appuyait essentiellement sur des représentations politico-médiatiques, souvent centrées sur les faits divers et les incivilités (Kokoreff, 1994). Je n’avais pas conscience, alors, que cette vision réductrice m’empêchait de saisir les processus de stigmatisation et les discriminations structurelles dont leurs habitant·es restent aujourd’hui les cibles (Talpin et al., 2021). D’ailleurs, au moment d’engager une thèse (intitulée « Sport, citoyenneté et cohésion sociale auprès de jeunes issu·es de quartiers de la politique de la Ville »), je ne savais pas comment les jeunes allaient me percevoir. Ne disposant d’aucun capital d’autochtonie – entendu comme «  l’ensemble des ressources que procure l’appartenance à des réseaux de relations localisés  » (Renahy, 2010 :  9) –, je redoutais de ne pas être considéré comme légitime pour enquêter, même si mon âge, inférieur à 30 ans, me rapprochait en apparence de leur univers générationnel.

Ce travail s’est déroulé à Brest, une ville de 139 456 habitant·es située à l’extrémité ouest du département du Finistère en France métropolitaine. En 2020, 18 053 d’entre eux·elles vivaient dans un QPV, soit 12,9 % de la population municipale (INSEE, 2024). Dans ce contexte, j’ai choisi d’entrer sur le terrain par le biais des activités physiques et sportives. Même si les taux de licences fédérales sont plus faibles qu’ailleurs dans la ville, la pratique sportive reste largement répandue en « géographie prioritaire [1] », notamment à travers l’école ou sous des formes auto-organisées. Ce choix méthodologique répond aussi d’une histoire plus longue : depuis les années 1980 en France, en réponse aux premières émeutes urbaines, les pouvoirs publics mobilisent le sport comme un instrument de régulation sociale dans les quartiers populaires. Pensé au départ pour lutter contre l’oisiveté, il s’est rapidement institutionnalisé dans une logique de prévention, d’animation et d’insertion (Charrier et al., 2012). S’il peut, dans certaines configurations, favoriser la transmission de valeurs – telles que la solidarité, le dépassement de soi, l’engagement ou encore le respect des règles (Augustin, Fuchs, 2014) –, son impact social dépend étroitement des contextes d’intervention (Charrier, Jourdan, 2015). Ces expériences semblent recouvrir des dispositions intra-individuelles dont il reste difficile de savoir si elles se prolongent dans d’autres sphères de socialisation. Malgré ces constats, les politiques publiques continuent de s’appuyer sur le sport comme levier d’intervention, en ciblant les jeunes dits «  en difficulté  », éloigné·es des institutions et des dispositifs d’insertion professionnelle (Gasparini, Vieille-Marchiset, 2008). Les jeunes hommes, plus souvent associés aux désordres urbains, constituent l’un des publics prioritaires (Guérandel, 2016).

Dès lors, le sport est apparu comme le support principal de ma première approche du terrain. J’ai ainsi participé à des créneaux sportifs, observé les interactions et identifié des personnes-ressources investies localement. Ce travail préparatoire a permis la mise en place d’entretiens plus approfondis. Avant d’en présenter les modalités, il convient de préciser le cadre de l’enquête.

 Une récolte de données avant tout inductive

Engagée depuis la fin de l’année 2020, la thèse poursuit deux objectifs. Le premier consiste à retracer l’évolution de la place du sport dans les contrats de ville à Brest depuis 1982.Le second porte sur la manière dont la citoyenneté s’actualise dans les dispositifs d’action publique locale, dans les pratiques professionnelles du sport et de l’animation socio-culturelle, et dans les récits des jeunes interrogé·es. Les matériaux recueillis font ressortir différentes conceptions de la citoyenneté, organisées selon uncontinuum.

À une extrémité, les discours institutionnels et professionnels traduisent une vision républicaine de l’intégration, centrée sur l’adhésion à des normes communes (Schnapper, Bachelier, 2010) et à une appartenance nationale imaginée (Anderson, 1983). Le sport y est présenté comme un outil de socialisation et de respect des règles, mais rarement comme un levier de participation ou de transformation sociale. Les professionnel·les interrogé·es rencontrent des difficultés à définir la citoyenneté hors du contexte fédéral ou compétitif. À l’autre extrémité de ce continuum, des discours – portés par une partie des mêmes acteurs et actrices, mais aussi par des jeunes – évoquent une forme de citoyenneté qui s’exprime en marge, voire en dehors des dispositifs associatifs ou municipaux, dans des contextes où l’intervention publique est moins présente. Ces pratiques ne relèvent pas toujours d’un engagement formel, mais expriment d’autres formes de présence dans le quartier ou de rapport au collectif. Les récits recueillis renvoient à des trajectoires juvéniles façonnées par des appartenances multiples – scolaires, familiales, professionnelles, territoriales – qui influencent les relations aux institutions. Ces situations donnent lieu à des formes de citoyenneté dites « ordinaires » (Carrel, Neveu, 2014), même si elles ne sont pas nommées comme telles par les enquêté·es.

Afin d’établir cecontinuum, 40 entretiens semi-directifs de type compréhensif (Kaufmann, 2016) ont été réalisés. Ils ont impliqué autant de professionnel·les et responsables institutionnel·les que de jeunes âgé·es de 17 à 26 ans. En complément, une centaine d’heures d’observations, ainsi qu’une analyse de documents institutionnels et de contenus partagés sur les réseaux sociaux numériques (RSN), ont été menées. L’accès au terrain a constitué un enjeu, car je ne savais pas comment appréhender ma position d’extériorité. Sur ce point, Éric Marlière (2008) note que la recherche peut s’avérer plus ardue si l’enquêteur ou l’enquêtrice ne fait pas partie du groupe concerné ou n’y travaille pas. En conséquence, il ou elle doit ajuster sa posture pour instaurer une relation de confiance avec les jeunes, atténuer leur méfiance et réduire leur réserve durant les entretiens ou les phases ethnographiques (Amsellem-Mainguy, Vuattoux, 2018).

Plus largement, la collecte de données s’est appuyée sur trois stratégies de recrutement, proches des « ficelles » du métier que Howard Becker (2000) associe à la pratique du travail sociologique. Si elles ont facilité le contact avec les jeunes, elles ont surtout mis en évidence le rôle d’allié·es de terrain – pour reprendre le vocable de Stéphane Beaud et Florence Weber (2010) – au début de l’enquête.

 Première ficelle : suivre des recommandations

La première stratégie a consisté à collaborer avec des professionnel·les des secteurs du sport et de l’animation socioculturelle. La négociation de ces rencontres a démarré à l’identique. Elle s’est matérialisée par l’envoi d’un premier mail dans lequel je me présentais comme un étudiant réalisant un travail de thèse au sujet de la pratique sportive de jeunes vivant en géographie prioritaire. Là, je n’ai pas rencontré de filtres institutionnels en amont des entretiens. Au contraire, ces professionnel·les ont montré de l’intérêt pour ma démarche. De plus, peu de détails ont été demandés quant aux conditions pratiques de réalisation de ces rencontres (temps nécessaire, enregistrement audio, etc.) ou sur les thématiques qui seraient abordées.

Parmi ces personnes, plusieurs allié·es du terrain ont facilité la mise en œuvre du dispositif d’enquête. Leur présence dans les sphères proches de socialisations juvéniles a contribué, par répercussion, à la construction d’une relation d’enquête avec des jeunes que je n’avais jamais rencontré·es auparavant. Entre octobre 2020 et décembre 2022, je me suis entretenu avec 20 professionnel·les (neuf femmes, onze hommes), dont l’âge moyen était de 37 ans. À l’exception de quatre entretiens réalisés en visioconférence en raison des contraintes imposées par la crise sanitaire de COVID-19, et d’un autre effectué au domicile d’un ancien éducateur de rue, tous se sont déroulés sur leur lieu de travail. Durant ces entretiens, j’ai cherché autant que possible à saisir les indices permettant « d’être plus incisif » (Kaufmann, 2016 : 49) dans ma recherche de jeunes à solliciter. Concrètement, lors d’un entretien réalisé avec Hugues [2] (éducateur nautique), j’ai orienté l’échange vers Killian, qu’il venait de citer à plusieurs reprises. Killian est aujourd’hui éducateur nautique, âgé de 26 ans : « Et là, moi[les jeunes de quartier] je les envoie dans les clubs, et chaque année on a à peu près un ou deux jeunes qui basculent là-bas et qui en [font]son métier[…]. Aujourd’hui c’est leur métier. Dont [Killian] en l’occurrence qui, quand j’ai eu mon accident au pied, m’a remplacé  ». Dans ce type de situation, je profitais des temps de pause et des moments d’hésitation pour demander les coordonnées des jeunes qui venaient d’être d’évoqué·es. Autrement, je relançais en fin d’entretien pour obtenir cette information si elle ne m’avait pas déjà été donnée. Ici, j’ai appliqué la technique de l’effet boule de neige qui consiste à demander aux « personnesinterrogées d’en indiquer d’autres qui [pourraient être] concernées par l’enquête  » (Combessie, 2007 : 53).

Ensuite, au cours d’un festival des sports urbains, Guillaume, responsable d’un service de la direction des sports de Brest, m’a orienté vers Bassim, un animateur socio-culturel de 21 ans travaillant dans un Patronage laïque. Guillaume m’a suggéré de passer par Steeve, éducateur de quartier qui le connaît depuis l’enfance. Cependant, dans un échange d’e-mails où le vouvoiement et le tutoiement s’entremêlaient, Steeve a exprimé des doutes. Il semblait peu convaincu de ma capacité à dialoguer longuement avec Bassim et, inversement, de celle de Bassim à parler en détail de son parcours et de son vécu : « Bonjour je vous laisse son numéro de portable, par contre, je pense qu’une heure ça peut être un peu long. […] tu peux essayer de le joindre également [auprès de la structure qui l’emploie] ». Malgré les réserves de Steeve – sans doute liées à la capacité de Bassim à répondre aux questions et à tenir une discussion, mais aussi à mon aptitude à échanger avec lui – l’entretien a duré 1h10. Il figure parmi les plus denses et les plus instructifs de l’enquête.

Parfois, les professionnel·les sont devenu·es des connaissances avec lesquel·les j’ai sympathisé en dehors des entretiens. Ceci m’a fait bénéficier de ce que Mark Granovetter (1973) décrit comme la force des liens faibles. Ces relations, peu investies sur le plan affectif mais précieuses pour atteindre des individus de milieux sociaux éloignés, ont facilité l’accès à des contacts en dehors de mon réseau personnel. Néanmoins, les professionnel·les orientaient majoritairement les échanges vers des jeunes décrit·es ayant échappé aux déterminismes les plus contraignants, soit en se tenant à distance des formes de délinquance, soit en poursuivant un projet professionnel dans le sport ou l’animation. Leur trajectoire était présentée en termes d’ascension sociale, certes relative, mais valorisée par leur entourage et les institutions locales. Cette mise en avant tendait à invisibiliser d’autres jeunes pour qui le sport occupait une place plus secondaire, pratiqué de façon occasionnelle ou récréative.

 Deuxième ficelle : l’observation participante pour gagner en proximité

Afin de rendre compte de l’« hétérogénéité qui segmente les classes populaires, tant dans leurs positions sociales que dans leurs parcours de vie  » (Bellavoine, Salane, 2023 : 52), j’ai poursuivi l’enquête en diversifiant les profils des jeunes rencontré·es grâce à une seconde technique d’investigation couramment utilisée en sciences humaines et sociales : l’observation. Pour la thèse, différents terrains ont été explorés, dont un impliquant des phases ethnographiques auprès de bénéficiaires d’une Mission locale. Ma participation à 16 créneaux sportifs organisés par cette structure a permis la réalisation de la moitié des 20 entretiens semi-directifs menés avec des jeunes. D’une durée moyenne de 1h10, ces entretiens ont été réalisés auprès de neuf femmes et onze hommes, âgé·es en moyenne de 20 ans. Chaque créneau sportif durait deux heures et comprenait des activités telles que le tennis de table, le tir laser, le kayak ou encore le golf. Ces séances, intégrées au dispositif national du Contrat d’Engagement Jeune (CEJ) [3], constituaient un moment de divertissement et un espace de rencontre pour ces jeunes qui n’étaient ni scolarisé·es, ni en emploi et ni en formation.

De fait, mon statut d’étudiant « de la fac de sport  » a contribué à instaurer un climat de confiance (Mauger, Pouly, 2019). Les compétences sportives que j’ai développées dès l’enfance, puis renforcées au cours de mon cursus en sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), sont devenues pour moi un vecteur de légitimation. Par exemple, lors d’une séance de tennis de table, un participant m’a confié « toi t’es dans le sport aussi !  », pour évoquer le fait que je venais de remporter rapidement une partie. Par moments, le fait de ne pas préciser mon statut d’étudiant m’a permis d’être confondu avec un éducateur sportif, ce que j’acceptais volontiers. Si je portais une tenue de sport, à la fois pour être à l’aise lors des activités et pour m’adapter au contexte, je restais conscient de la difficulté à masquer mes dispositions corporelles. Gestuelle, regards, mimiques faciales, entre autres, constituaient autant d’éléments implicites ayant influencé ma manière de « porter corps » (Bourdieu, 1977 : 52) en situation d’observation. Pour autant, en être conscient ne m’a pas prémuni contre les biais potentiels qu’impliquent les tentatives de neutralisation de la posture d’enquêteur·rice (Mauger, 1991). Il fallait donc adopter un statut intermédiaire, proche de celui « qui sait associer avec rigueur empathie et distance réflexive ou […] l’objectivité sans perte d’affects » (Zanna, 2010 : 150).

La collecte des coordonnées se faisait systématiquement en fin de séance. Entre-temps, le dévoilement de ma posture de chercheur s’opérait progressivement. Il commençait en début de séance, puis se poursuivait, à la fin, au moment de recueillir les contacts des jeunes. Ce dévoilement restait partiel, car je mentionnais m’intéresser à la pratique sportive dans le cadre d’un travail universitaire, sans préciser ni mon niveau ni mon année d’étude. Parfois, ceux et celles qui avaient accepté de me communiquer leur numéro de téléphone souhaitaient en savoir plus sur les conditions des entretiens. C’est pourquoi je prenais le temps de leur expliciter ma démarche, en présentant ces futurs échanges comme « une occasion qui leur était offerte de réfléchir à leur passé, leur présent et leur futur, autrement dit de faire le point sur une série de thématiques » (Demoulin, 2019 : 34). J’insistais particulièrement sur ma volonté de les interroger sur leurs motivations et les modalités de leur pratique sportive en dehors de la Mission locale. Pourtant, mon guide d’entretien couvrait des thématiques plus larges, incluant le parcours scolaire, les violences physiques et symboliques vécues dans leur quartier, leurs mobilités, la composition de leur cercle amical, ou encore la place du sport au sein de leur famille. Je leur précisais que ces rencontres se dérouleraient plus tard et à l’endroit de leur choix. En dépit de ces précautions, un ou deux répondaient favorablement à chaque séance. Il s’agissait de jeunes avec lesquel·les j’avais tissé le plus d’interactions au cours des activités. Les autres restaient en retrait, réticent·es ou peu concerné·es par mes sollicitations.

La collecte de données sans appui direct d’un·e intermédiaire a tout de même permis de créer de la proximité. Elle s’est construite autour d’un moment sportif partagé. Pour tout le monde, moi y compris, il était propice à une forme de dévoilement (expression des émotions, gestion de l’effort, interactions en situation, etc.). Si cette configuration n’a pas donné lieu à une récolte importante de coordonnées, elle a tout de même permis de réaliser la moitié des entretiens grâce à l’observation participante pendant les créneaux sportifs. Pour y remédier, un investissement plus long dans le temps et une présence renforcée – à l’image de la technique par participation observante (Soulé, 2007) – auraient sans doute été plus efficaces. Le format des séances sportives (courtes, non obligatoires et discontinues) réduisait les occasions de construire des liens durables avec les participant·es.

 Troisième ficelle : les RSN et les SMS pour compléter le corpus de données

En parallèle, le réseau social numérique (RSN) Instagram [4] et les SMS [5] sont devenus des outils essentiels de mon dispositif d’enquête. Ils résonnent avec l’évolution des sociabilités juvéniles.

Pour autant qu’elle soit volontaire, l’exhibition des corps sur les RSN est un miroir grossissant d’une partie de l’intimité. Serge Tisseron qualifie d’ « extimité » (2011) ce phénomène de mise en scène virtuelle. Aussi, les RSN sont des indicateurs pertinents des tendances culturelles, et ce, à travers les images et vidéos qui y sont postés. Cette approche a une valeur méthodologique importante, car elle désigne des pratiques et comportements rarement abordés par les médias. Cela contraste avec la couverture médiatique habituelle, qui se focalise souvent sur les incivilités et méconduites attribuées aux jeunes de quartier (Demoulin, Lafaye, 2021). De ce fait, j’ai considéré les RSN comme « un moyen de multiplier les sources d’informations afin d’appréhender au mieux les parcours de socialisation des enquêtés  » (Chanteau, 2022 : 59). C’est après avoir mené un entretien avec Marouane (30 ans, responsable du secteur jeunesse d’un Centre social) qu’Instagram est devenu un outil de récolte à part entière du dispositif d’enquête. En effet, l’évocation de sa pratique sur son feed [6] m’a conduit à le recontacter par la messagerie instantanée de l’application. J’espérais être mis en relation avec des jeunes qu’il considérait comme intéressant·es à rencontrer pour la thèse. Quelques heures après lui avoir écrit, il m’a conseillé de prendre contact avec deux jeunes hommes en particulier (Figure 1) :

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Figure 1 : extrait d’un échange avec Marouaneviala messagerie instantanée Instagram

Parmi les contacts transmis, Julien (25 ans, 1100 abonné·es Instagram) a accepté de me rencontrer. Plus tard, Marouane m’a recommandé d’écrire à Asma (23 ans, 7200 abonné·es) : « c’est une ancienne élève à moi qui pratique le sport à fond. Tu lui dis que tu viens de ma part », a-t-il d’ailleurs précisé. Le jour de notre entrevue, le fait d’avoir suivi attentivement ses publications Instagram a créé rapidement un lien de confiance. Cela m’a permis d’orienter rapidement la conversation vers ses activités physiques (travail de souplesse, pompes, tractions lestées) et les performances qu’elle mettait virtuellement en avant. J’ai procédé à l’identique avec Julien pour ses pratiques du surf et du breakdance.

Une fois de plus, force est de constater que Marouane, en tant qu’allié de terrain, m’a facilité la mise en relation avec ces deux jeunes. Dans le cadre d’un autre entretien réalisé cette fois avec Élise (21 ans, serveuse en restauration) – qui jouait ponctuellement au football avec ses ami·es le dimanche matin dans le quartier d’où elle est originaire – la messagerie d’Instagram a été privilégiée par Axel (24 ans, animateur du secteur jeunesse d’une Maison de quartier) pour lui demander si elle était disposée à me transmettre ses coordonnées. Avant que je ne la rencontre, il et elle avaient communiqué entre-temps par messages vocaux sur l’application :

Enquêteur : « […] j’ai vu Axel il n’y a pas très très longtemps. C’est comme ça qu’il m’a passé tes coordonnées. »

Élise : « parce qu’il m’avait envoyé un petit vocal sur Insta. »

Enquêteur : « je ne sais pas ce que t’a dit Axel en fait ? »

Élise : « bah, c’était pour me poser quelques questions. Pourquoi je fais du sport, des trucs comme ça. Il m’a expliqué en gros ».

Pour l’ensemble de l’échantillon, la prise de rendez-vous pour les entretiens semi-directifs s’est effectuée par SMS. En voulant « réduire la distance qui sépare le monde des sociologues et celui des classes populaires », Mauger et Pouly (2019) rappellent que ce mode de communication, formulé dans un style informel, encourage les échanges amicaux et les collaborations entre enquêteur·rice et enquêté·es. C’est Lucie, une éducatrice de rue, qui m’a incité à échanger avec les jeunes de cette manière : « Voici donc les numéros de ceux qui acceptent de répondre à tes entretiens […]. S’ils ne répondent pas à tes appels, je te conseille de leur envoyer un texto plutôt que de laisser un message vocal, que généralement ils n’écoutent pas  ». Compte tenu de l’efficacité de cette méthode de communication, je l’ai étendue à l’ensemble de l’enquête. Pour m’adapter aux modes de sociabilité juvénile, j’ai utilisé des smileys et le tutoiement dès le départ. La prise de contact se devait d’être amicale et peu conventionnelle. Elle devait être également rapide afin que les jeunes aient encore en mémoire les raisons pour lesquelles je les contactais et en lien à la disponibilité qu’ils et elles manifestaient :« Bonjour, oui je suis d’accord pour la rencontre, pour le lieu de rencontre si tu veux on peut se rejoindre devant le Subway le mercredi matin ou après-midi » (Boris, 20 ans).

L’usage des SMS a fait le pont entre les observations, les contacts reçus par les professionnel·les et la réalisation finale des entretiens. Environ 300 SMS ont été échangés en 2022 avec 20 jeunes. Aussi, j’ai relancé ceux et celles avec qui les échanges par SMS et les entretiens avaient favorisé une relation de confiance. L’objectif étant qu’ils·elles parlent de mon étude dans leurs réseaux proches de sociabilités (famille et ami·es). Si la technique de la boule de neige (Combessie, 2007) a fonctionné avec les professionnel·les, par contre, elle n’a jamais abouti avec les jeunes malgré l’expression de leur volonté de m’aider : « Salut, je fais passer le message autour de moi  » (Bassim) ; « Pas de soucis j’essaie de voir ça, mais bon je te garantie rien  » (Élise). Trois hypothèses peuvent expliquer cette limite : 1) les jeunes interviewé·es pourraient ne pas avoir les arguments adéquats pour susciter la bonne volonté de leurs proches à participer à l’enquête ; 2) ils et elles répondraient par courtoisie sans donner suite à ma demande ; 3) a contrario, les professionnel·les, convaincu·es par ma démarche, seraient en mesure de mobiliser plus facilement les jeunes selon un ensemble de formulations et de stratégies d’argumentation qui leur sont propres.

En complément des deux premières ficelles, l’usage des SMS et des réseaux sociaux a permis d’obtenir une réponse de la part des jeunes, même si des relances ont parfois été nécessaires. Si ce recours a constitué un atout sur cet aspect, il a aussi engendré des situations avec lesquelles il a fallu composer. Par exemple, une enquêtée m’a interrogé sur des éléments relevant de ma vie personnelle et cherchait à prolonger dans un registre amical, voire dans une logique perceptible de séduction. Il a donc fallu maintenir un équilibre entre proximité dans l’interaction et mise à distance. En outre, si les échanges écrits ont installé de la familiarité, leur caractère ponctuel freinait la consolidation des liens. Une continuité dans les échanges aurait peut-être permis d’établir une relation plus forte.

 Conclusion : limites et apports de l’hybridation des outils

Pour conclure, la présente fiche pédagogique a rappelé l’importance d’une posture réflexive, à la fois méthodologique et pragmatique, lors d’une enquête menée en tant qu’observateur·rice extérieur·e auprès de jeunes de quartiers relevant de la politique de la Ville. Le terrain a montré qu’il n’existe pas de méthode unique, mais des outils de récolte à articuler selon les contextes.

Les entretiens auprès du public juvénile ont été rendus possibles par la combinaison de trois ficelles méthodologiques : premiers échanges avec des professionnel·les de la jeunesse, phases ethnographiques, et échanges via les RSN et les SMS. Si l’observation participante, effectuée auprès d’une centaine d’inscrit·es à une Mission locale, n’a pas été la méthode la plus efficace pour obtenir des coordonnées, force est de reconnaître que les échanges avec des professionnel·les ont ouvert l’accès à d’autres jeunes. Mais la méthode retenue a également dévoilé des enjeux méthodologiques nécessitant une attention particulière. Par exemple, mon statut d’observateur-étudiant a suscité de la méfiance lors des phases ethnographiques. Face à ces obstacles, j’ai exploré d’autres voies pour étudier la socialisation sportive, en mobilisant les réseaux sociaux numériques. Leur intégration dans la collecte de données rejoint les réflexions de Didier Demazière, lorsqu’il écrit : « Les chercheurs qui racontent les manières dont ils ont effectué leurs entretiens– cela est particulièrement visibles dans les thèses de doctorat – témoignent de formes diverses d’engagement dans leur relation d’enquête, fort éloignées de la sacro-sainte neutralité : tenir un style conversationnel, hasarder des interprétations, se montrer compétent sur l’activité de l’interviewé, risquer des questions impertinentes, etc.  » (Demazière, 2005 : 5). Finalement, il s’agit d’assumer les différences sociales avec les personnes enquêtées, plutôt que de chercher à les gommer, tout en affirmant une légitimité sur le terrain. Ce positionnement suppose une articulation constante entre implication dans la relation d’enquête et prise de recul sur les conditions de production du savoir [7].

 Bibliographie

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 Pour aller plus loin

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Mohammed Marwann (2022), « Peur de la violence et enquête de terrain appréhender les risques de violence dans une recherche sur la criminalité organisée », Genèses, 129(4), pp. 47-65.

Notes

[1] La « géographie prioritaire » définit « un zonage au plus proche des réalités de chaque territoire » pour « répondre aux besoins des plus fragiles » (Secrétariat d’État chargé de la citoyenneté et de la ville, 2023 : 2).

[2] Afin de préserver l’anonymat des personnes interrogées, tous les prénoms ont été modifiés.

[3] Le CEJ est destiné aux jeunes de moins de 26 ans, ou de moins de 30 ans en situation de handicap, et qui ne sont ni étudiant·es, ni en poste, ni en formation. Depuis 2022, ce dispositif national permet de bénéficier d’un accompagnement individuel portant sur la construction d’un projet professionnel.

[4] Instagram est un réseau social et une application mobile de partage de photos et de vidéos. Ses utilisateur·rices publient ce contenu multimédia avec leur réseau d’abonné·es et interagissent avec elles·eux par commentaires interposés et messagerie instantanée.

[5] Short Message Service (service de messagerie court)

[6] Le feed, ou flux en français, désigne la liste de publications qui apparaissent sur la page de profil d’un·e utilisateur·rice.

[7] Voir en particulier :¿Interrogations ?(2014), « Implication et réflexivité (I et II) », numéros 18 (juin) et 19 (décembre), [en ligne] https://www.revue-interrogations.org/-No18-Implication-et-reflexivite-I- et https://www.revue-interrogations.org/-No19-Implication-et-reflexivite-II- (consultés le 8 mai 2025).

Pour citer l'article


Rouzaut Maxime, « Enquêter en géographie prioritaire : le sport, un outil d’accroche sous conditions », dans revue ¿ Interrogations ?, N°40. L’émerveillement : de l’émotion individuelle au geste social, juin 2025 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Enqueter-en-geographie-prioritaire (Consulté le 13 juin 2025).



ISSN électronique : 1778-3747

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