Les enseignants vivent au quotidien des montagnes russes émotionnelles, dominées par la joie et la colère. Si la recherche actuelle se concentre souvent sur les aspects négatifs de leur ressenti, les moments de joie intense méritent une attention particulière. C’est notamment le cas de l’émerveillement, qui correspond, selon Plutchik (1991), à une combinaison des émotions joie, admiration et surprise, et qui est encore trop peu exploré dans la littérature scientifique, particulièrement dans le cadre scolaire. Cette étude vise à combler cette lacune en examinant ces instants d’émerveillement chez 91 enseignants de langues, de la maternelle à l’enseignement supérieur, ayant répondu à un questionnaire en ligne. Elle explore les facteurs déclencheurs de ces épisodes en classe, tant pour les professeurs que pour les élèves, en s’appuyant sur les verbatims des enseignants. L’analyse porte également sur l’expression verbale et corporelle de cette émotion, ainsi que sur ses effets sur l’enseignement et l’apprentissage. L’article se conclut par des recommandations pour la formation initiale et continue des enseignants.
Mots clés : Émerveillement, enseignants de langues, élèves, épisode émotionnel, effets.
“Wow !” Delight in the Language Classroom
Teachers experience an emotional rollercoaster on a daily basis, dominated by joy and anger. While current research often focuses on the negative aspects of their emotions, moments of intense joy deserve special attention. This is particularly true of delight, which, according to Plutchik (1991), is a combination of the emotions of joy, admiration and surprise, and which is still underexplored in the scientific literature, especially in schools. This study aims to fill this gap by examining these moments of wonder in 91 language teachers, from nursery school to university level, who responded to an online questionnaire. It explores the factors that trigger these episodes in the classroom, for both teachers and students, based on teachers’ verbatims. The analysis also looks at the verbal and physical expression of this emotion and its impact on teaching and learning. The article concludes with recommendations for initial and in-service teacher training.
Keywords : Delight, language teachers, students, emotional episodes, effects.
Les enseignants traversent chaque jour de véritables montagnes russes émotionnelles (Lemarchand-Chauvin, 2023, 2021 ; Gnokou, Dewaele, King, 2020). Qu’ils soient novices ou expérimentés, ils évoquent majoritairement des émotions liées à la joie et à la colère dans leur quotidien professionnel, les autres émotions étant présentes dans une moindre mesure (cf. Lemarchand-Chauvin, 2021, sur les enseignants d’anglais).
Aujourd’hui, dans un contexte marqué par une hausse des démissions et une crise des vocations (Sénat, 2022), la recherche sur les ressentis des enseignants s’est largement concentrée sur les émotions à valence négative, en particulier sur la souffrance au travail (Blanchard-Laville, Lantheaume, Hélou, 2015 ; Veyrac, Dumas, 2015). Parallèlement, la presse met en avant le « mal-être au travail dans l’Éducation nationale » (ex : INA.fr, 2024). Pourtant, si ces émotions négatives sont bien documentées, les moments de joie qui jalonnent la vie professionnelle des enseignants restent largement sous-explorés (Lemarchand-Chauvin, 2021). Or, rares sont les enseignants qui ne mentionnent pas les petites joies du métier, les pépites, voire des instants de grâce.
C’est précisément à ces expériences que nous nous intéressons ici, en portant une attention particulière à l’émerveillement, une émotion mêlant joie, admiration et surprise (Plutchik, 1991 ; CNRTL). Bien que la recherche sur les émotions positives et leur rôle dans le bien-être des enseignants se développe (Dewaele, MacIntyre, 2016 ; Gregersen, MacIntyre, 2024), l’émerveillement demeure un phénomène peu étudié. Pourtant, il pourrait jouer un rôle clé dans la motivation des enseignants et des élèves, influençant à la fois les dynamiques pédagogiques et les processus d’apprentissage.
Cet article vise à combler ce manque en explorant l’émerveillement chez les enseignants, de la maternelle à l’enseignement supérieur. Les questions qui guideront cette étude sont les suivantes : Les enseignants de la maternelle à l’enseignement supérieur connaissent-ils tous des moments d’émerveillement dans leur pratique ? Si oui, comment définissent-ils cette émotion ? Quelles situations de classe la déclenchent ? Qu’en est-il des élèves ? Quel sont les effets de l’émerveillement sur l’enseignement/apprentissage ?
Cette recherche repose sur un questionnaire complété par 91 enseignants de langues (allemand, anglais, espagnol, FLE) intervenant à différents niveaux, de la maternelle à l’enseignement supérieur. Nous commencerons par présenter le cadre théorique de cette étude, puis nous décrirons la méthodologie employée. Enfin, nous exposerons et discuterons les résultats obtenus.
La question des émotions suscite un intérêt croissant, tant dans le grand public que dans la recherche. Cependant, comme le souligne Tcherkassof (2008 : 11), les « difficultés conceptuelles » liées aux émotions rendent leur définition scientifique complexe. Le terme « émotion » recouvre en effet une multitude de définitions en raison de la diversité des théories existantes et de la subjectivité de chaque individu, qu’il soit scientifique ou profane. Comme le remarquent Fehr et Russell (1984 : 464), « chacun sait ce qu’est une émotion, jusqu’à ce qu’on lui demande d’en donner une définition ». De nombreuses tentatives ont été faites pour définir les émotions, en intégrant des dimensions comportementales, physiologiques et cognitives. Parmi elles, la définition de Tcherkassof (2008 : 15) se distingue par sa capacité à concilier ces différents aspects : « Une émotion est un épisode qui émerge automatiquement, imposant sa préséance sur toute autre activité en cours, constitué d’un ensemble de réponses interreliées et synchronisées, de type neurophysiologique, comportemental-expressif, subjectif-phénoménal, cognitivo-attentionnel et motivationnel. ». C’est cette définition que nous retiendrons dans le cadre de cette recherche.
L’étymologie du terme « émotion » éclaire également sa définition. Selon le Dictionnaire étymologique de la langue française (Bloch, von Wartburg, 1932/2002 : 219), « émotion » provient du latin emovere, signifiant mettre en mouvement ou secouer. À l’origine, il désignait des troubles physiques ou sociaux, avant d’évoquer, au XVe siècle, des « troubles moraux » (CNRTL). L’émotion « secoue » donc physiquement et moralement celui qui la ressent.
On ne peut aborder la question des émotions sans évoquer les listes d’émotions dites primaires issues des théories psycho-évolutionnistes. Un consensus s’est aujourd’hui établi autour de cinq émotions fondamentales : la joie, la colère, la peur, la tristesse et la surprise. Toutefois, au-delà de ces grandes catégories, l’expérience quotidienne est traversée par une multitude de micro-émotions, plus subtiles et moins visibles, mais bien plus fréquentes et variées. L’émerveillement en est un exemple significatif, et c’est précisément cette émotion qui fait l’objet de la présente étude.
L’émerveillement est une expérience émotionnelle intense, à la fois immédiate et engageante, qui résulte d’une confrontation à l’environnement et d’un processus d’évaluation. Si certains auteurs la considèrent comme une émotion issue de la combinaison de la joie et de la surprise (Cannone, 2017 ; Plutchik, 1991), d’autres soulignent son ambivalence et sa profondeur (Edwards, 2008). Thievenaz (2016) distingue l’émerveillent de l’étonnement en qualifiant cette émotion de fascination qui se suffit à elle-même.
Sur le plan lexicographique, une analyse des émotions parentes de la joie fondée sur des sources en ligne à l’instar du CNRTL, du Littré et du Dictionnaire Électronique des Synonymes, permet de classer l’émerveillement parmi les émotions affiliées à cette famille. Les modèles psychologiques le confirment : Shaver et al. (1987) le positionnent dans leur classification des émotions sous la branche des émotions les plus intenses parentes de la joie, aux côtés de l’extase et de l’euphorie, tandis que Plutchik (1991) l’identifie comme une émotion secondaire née de la rencontre entre joie et surprise positive. Une approche étymologique permet d’affiner la compréhension de l’émerveillement. Issu du latin populaire mirabilia, signifiant « choses admirables », le terme s’ancre dans une tradition sémantique liée au merveilleux, à ce qui frappe par son caractère extraordinaire. L’émotion elle-même est porteuse d’un mouvement, comme en témoigne son lien avec le verbe latin emovere (mettre en mouvement), à l’origine du mot « émotion ». Le merveilleux désigne ainsi ce qui surprend et intrigue par son étrangeté ou son exceptionnalité, suggérant que l’émerveillement naît de la conjonction entre admiration et surprise. Le préfixe « é- » (hors de) accentue cette idée de déplacement, d’ouverture vers l’inattendu, renforçant le lien entre émerveillement et transformation intérieure. Cette dynamique d’ébranlement et d’élargissement de la perception (Edwards, 2008) éclaire la diversité des contextes dans lesquels l’émerveillement surgit : face à la nature, à l’art, aux découvertes scientifiques ou encore dans la richesse des relations humaines. L’émerveillement fascine par le paradoxe qu’il incarne : une émotion d’une grande intensité, souvent déclenchée par des éléments infimes. L’appel à articles auquel répond ce texte (Comité de rédaction, 2024) mentionne que s’il peut surgir comme une révélation soudaine ou s’installer progressivement dans l’expérience sensible (Gumbrecht, 2006), il peut également être le fruit de « petits riens » qui touchent en profondeur (Molinier, 2018), de l’« inframince » à la lisière de la perception (Davila, 2010 ; Petrova, 2017), ou encore du « sublime modeste » qui conjugue simplicité et grandeur (Cannone, 2017). Appréhender l’émerveillement sous cet angle permet d’en saisir la richesse : une émotion à la fois fulgurante et ténue, profondément personnelle et pourtant partageable, enracinée dans l’ordinaire tout en ouvrant sur une dimension infinie.
On notera également que l’émerveillement, en tant qu’émotion à valence positive, peut avoir des effets significatifs sur la performance et l’apprentissage. La théorie du flow (Csikszentmihalyi, 1990) décrit un état d’immersion optimale qui favorise la concentration et l’efficacité dans une tâche. L’émerveillement, en captivant l’attention et en générant un sentiment d’étonnement actif, pourrait favoriser cet état en facilitant l’engagement cognitif et la persévérance dans l’exploration d’un sujet. De plus, la théorie de l’élargissement et de la construction (Fredrickson, 2001) postule que les émotions positives élargissent les ressources cognitives et sociales, augmentant ainsi la créativité, la flexibilité mentale et la capacité d’adaptation. En ce sens, l’émerveillement pourrait renforcer non seulement la curiosité intellectuelle, mais aussi la résilience face aux défis, en instaurant un cadre émotionnel propice à l’apprentissage et à la découverte.
En intégrant ces perspectives, on comprend que l’émerveillement ne se limite pas à une simple réaction affective, mais constitue un moteur essentiel du développement personnel et collectif, agissant à la croisée de la cognition, de l’émotion et de la socialité.
Bien que la recherche sur les émotions positives en lien avec l’enseignement et l’apprentissage des langues ait été particulièrement prolifique au cours des dix dernières années (Botes, Dewaele, Greiff, 2022 ; Dewaele, MacIntyre, 2016), la notion d’émerveillement dans le contexte de la classe y a jusqu’à présent reçu peu d’attention. On trouve des travaux en lien avec les émotions en contexte scolaire, à l’instar de l’ouvrage de Petiot et Visioli (2022), dans lequel un chapitre est consacré aux émotions positives. Ces émotions ne sont pas expressément identifiées et nommées mais il est fait référence aux « émotions intenses » (notamment à travers les « événements les plus positivement marquants ») et aux « moments magiques », ce qui laisse imaginer de possibles épisodes d’émerveillement.
Selon Petiot et Visioli (2022 : 193), il y aurait quatre grands types d’inducteurs d’émotions positives chez les enseignants :
Lemarchand-Chauvin (2023, 2021) s’intéresse aux émotions parentes de la joie chez les enseignants d’anglais novices. Lemarchand-Chauvin mentionne que les « petites joies » sont fréquentes et parsèment le quotidien des enseignants alors que les grandes joies sont, elles, beaucoup plus rares et marquantes. Les épisodes de joie sont généralement déclenchés par la réussite des élèves et la dimension relationnelle/émotionnelle entre enseignants et élèves. Voir les élèves réussir, s’impliquer activement dans le cours et développer une relation de qualité avec eux (complicité, partage) suscite la joie chez les enseignants. Cela contribue également à renforcer le sentiment d’efficacité personnelle (Bandura, 2007) et professionnelle des enseignants (Lemarchand-Chauvin, 2023, 2021).
On retrouve les mêmes caractéristiques dans la recherche internationale dans laquelle la joie est souvent mentionnée comme un objectif à atteindre pour les enseignants, via une remotivation, un changement dans les pratiques. Day (2009) évoque la passion de certains enseignants pour leur métier, et cite des qualités et caractéristiques nécessaires pour devenir et rester un éducateur efficace, comme s’il s’agissait de propriétés innées. Il met en avant les critères suivants : instaurer une bonne relation avec les élèves, être attentionné (care) et avoir du courage, être résilient et optimiste.
Être heureux, savoir s’émerveiller serait-il l’apanage d’enseignants prédisposés pour pratiquer « le plus beau métier du monde » (Péguy, 2008 [1913]), ou est-ce à la portée de tous, quel que soit le contexte, de la maternelle à l’université ?
Cette recherche s’intéresse à l’émerveillement des enseignants de langue (allemand, anglais, FLE, espagnol). Elle prend appui sur un questionnaire en ligne adressé à des professeurs des écoles [1], des enseignants du second degré (collège et lycée), des enseignants de l’enseignement supérieur, ainsi qu’à des étudiants de master métier de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) premier et second degrés, ayant des classes en responsabilité.
Le questionnaire en ligne comprenait neuf questions, six questions ouvertes et trois offrant des cases à cocher. La première des trois questions fermées concernait leur affectation (école maternelle, école élémentaire, collège, lycée, université, stage dans un de ces lieux, avec la possibilité de cocher plusieurs cases, le cas échéant). La deuxième question les interrogeait sur leur définition du terme « émerveillement ». La question suivante, « Selon vous, peut-on ressentir de l’émerveillement dans le cadre scolaire ou universitaire (enseignement/apprentissage) ? » proposait une échelle de Likert, puis la quatrième question interrogeait sur le type de public pouvant ressentir de l’émerveillement dans le cadre de la classe (enseignant, élèves, autres). À cela s’ajoutaient cinq questions ouvertes leur demandant de consigner une situation professionnelle durant laquelle ils avaient ressenti de l’émerveillement, puis une situation durant laquelle, selon eux, leurs élèves avaient ressenti de l’émerveillement. Il leur était ensuite demandé de se positionner sur l’effet possible de l’émerveillement sur les apprentissages. Pour finir, ils devaient citer les mots de l’émerveillement ainsi que leur ressenti, notamment corporel, de celui-ci. Un espace était laissé à leur disposition s’ils souhaitaient faire part d’un commentaire.
Les réponses ont été collectées entre février et mai 2024 via des listes de diffusion enseignantes (premier degré, second degré, enseignement supérieur) et des réseaux sociaux.
Quatre-vingt-onze personnes ont répondu au questionnaire. Les répondants étaient répartis de façon homogène entre différents lieux d’exercices, ce qui offre un panel représentatif [2] :
Affectations | Nombres |
---|---|
Premier degré (école maternelle et élémentaire) | 19 |
Second degré (collège) | 14 |
Second degré (lycée) | 14 |
Second degré (collège, lycée) et enseignement supérieur | 18 |
Enseignement supérieur | 16 |
Étudiants MEEF en stage | 10 |
TOTAL | 91 |
Les réponses au questionnaire ont été analysées quantitativement et qualitativement. En transférant sur un fichier Excel les résultats obtenus dans le questionnaire, il a été possible d’analyser quantitativement les données. Les données obtenues aux questions proposant une échelle de Likert ont permis d’obtenir un panorama des perceptions des sondés sur la possibilité de ressentir de l’émerveillement en classe. En quantifiant leurs réponses sur une échelle graduée, il a été possible d’obtenir une vision d’ensemble des tendances et des variations d’opinion. L’analyse des données repose sur des statistiques descriptives pour dresser un état des lieux, ainsi que sur des analyses inférentielles pour identifier d’éventuelles corrélations ou différences significatives entre groupes. En revanche, le traitement quantitatif des questions ouvertes a nécessité une étape intermédiaire. Les réponses à ces questions ouvertes ont été utilisées pour produire des données (définition, récits d’expériences, lexique et ressenti physique de l’émerveillement). Si ceci limite les biais qu’auraient induit le recours exclusif à des questions fermées, cela introduit la nécessité de coder ce corpus qualitatif afin de pouvoir l’exploiter quantitativement. Les données ont été soumises à deux autres codeurs afin de vérifier le degré de concordance des résultats et d’en assurer ainsi la fiabilité. Ceci a été effectué avec la méthode Kappa [3] de Cohen (1960) qui évalue le degré de concordance des notations réalisées par deux évaluateurs. En s’inscrivant dans la théorie ancrée (grounded theory), l’analyse lexicale et sémantique a permis de créer des taxonomies des déclencheurs de l’émerveillement et de définir des activités ou des situations prototypiques. Le classement des catégories obtenues a été ensuite fait par le biais de tableaux croisés dynamiques.
L’analyse des réponses des enseignants répondants permet de faire un état des lieux de leur représentation de l’émerveillement. Nous commencerons par présenter leur définition de cette émotion et préciserons qui, selon eux, est à même de la ressentir en classe. Puis, nous nous intéresserons à leur propre expérience de l’émerveillement, le cas échéant, ainsi qu’à celle qu’ils attribuent à leurs élèves. Nous étudierons l’expression de l’émerveillement tant sur le plan verbal que sur le plan corporel via une analyse lexicale et sémantique. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur l’effet que ce vécu émotionnel peut avoir sur l’enseignement/apprentissage en analysant les verbatims des enseignants.
La définition que les enseignants donnent de l’émerveillement est précise, détaillée et en adéquation avec celles des dictionnaires. Près de 30 % des répondants commencent par citer la dimension hédoniste de l’émerveillement (« très agréable », « très positif », « (immense) plaisir »). À l’instar de Plutchik (1991), ils associent l’émerveillement à la combinaison d’émotions intenses parentes de la joie (citées par 78% des répondants) – parmi lesquelles on retrouve majoritairement l’admiration (28%), – avec la surprise (citée par près de 28% des répondants). Près de 42% des enseignants expriment l’impression de décrochement entre l’espace-temps de l’émerveillement et la réalité quotidienne. Le temps semble arrêté (« temps suspendu », « temps arrêté »). Ils mentionnent également la notion de dépassement (« au-delà de ce qu’on pouvait attendre », « au-delà du dicible », « quelque chose qui nous dépasse », « dépasse les espérances », « dépasse nos attentes »), de mouvement (« sortir de nous-mêmes », « parvenir à un endroit auquel on ne s’attendait pas »). Le caractère exceptionnel, voire irréel, de l’émerveillement est également cité (« féérique », « au-delà du réel », « extraordinaire », « magique », « merveilleux », « enchantement », « quelque chose qu’on croyait impossible », etc.). La beauté de la situation est un critère expressément mentionné, ainsi que les notions de découverte et de nouveauté.
Les enseignants répondants pensent majoritairement que l’émerveillement peut être ressenti dans le cadre professionnel (66% sont tout à fait d’accord, 30% plutôt d’accord), principalement par les enseignants et les élèves (90% des réponses – les 10% restant associent l’ensemble de la communauté éducative dont les familles aux élèves et enseignants). Seuls 4%, correspondant uniquement à des enseignants exerçant au collège, pensent qu’il n’est pas possible de ressentir de l’émerveillement en classe. On reviendra plus tard sur ce constat lors de la discussion.
Plusieurs situations en lien avec les élèves déclenchent l’émerveillement des enseignants. Il s’agit principalement de la réussite des élèves, du lien relationnel-émotionnel réussi qu’ils sont parvenus à tisser avec les apprenants, ainsi que les témoignages de gratitude et de reconnaissance. Ces trois déclencheurs représentent 87% des réponses apportées. Ceci correspond parfaitement aux quatre grands types d’inducteurs d’émotions de Petiot et Visioli (2022 : 193) ainsi que nos travaux (Lemarchand-Chauvin, 2023 , 2021).
La situation la plus favorable à l’émerveillement est la réussite des élèves (64% des épisodes cités), notamment lorsque le degré d’investissement dépasse les attendus, comme on peut le noter dans les exemples ci-dessous :
Ex 1 : « Des élèves m’ont rendu des travaux inattendus et qui démontraient leur intérêt poussé pour des sujets abordés. Récemment par exemple, une élève de LLCE [4] a créé et partagé un dessin digital de personnages d’une œuvre que l’on étudie, je ne m’y attendais pas et j’ai trouvé son travail magnifique. »
Ex 2 : « Je ressens un certain émerveillement quand un élève comprend soudain et trouve la réponse/solution après une petite explication. La joie d’un élève qui comprend et dépasse la difficulté est belle et très communicative. »
On retrouve dans ces exemples plusieurs aspects caractéristiques de l’émerveillement : la surprise, le dépassement des attendus, l’admiration face à la beauté.
Lorsqu’on analyse l’ensemble des exemples présents dans les réponses au questionnaire, on remarque que la majorité de ces moments convoquent la créativité des élèves (dessins, chants, mises en scène,…) et/ou sont liés à l’aboutissement d’un projet (représentations, productions variées, expérimentations, voyages,…)
Viennent ensuite les moments de partage des émotions (Lemarchand-Chauvin, 2021 ; Rimé, 2005), de connivence entre les élèves et leur enseignant (13%), qui correspondent aux manifestations d’un lien relationnel-émotionnel de qualité. Ces moments suscitent l’émerveillement des professeurs :
Ex 3 : « Des moments en classe où l’on ressent que les élèves et l’enseignant sont sur la même longueur d’onde, où l’apprentissage et l’enseignement devient un grand plaisir. Pour ma part, je l’ai ressenti plusieurs fois avec plusieurs cohortes d’élèves. »
Ex 4 : « Quand il y a une synergie entre les élèves et le professeur, quand le courant passe au-delà de nos espérances, quand les élèves ne veulent pas quitter le cours ou arrêter une activité… »
Les enseignants des exemples 3 et 4 font tous deux références à des moments privilégiés durant lesquels une symbiose, une synergie soude élèves et professeurs.
Les épisodes durant lesquels les enseignants reçoivent de leurs élèves, actuels ou anciens, des témoignages de gratitudes ou de reconnaissances sont aussi vecteurs d’émerveillement :
Ex 5 : « Comme formatrice, quand 10 ou 15 ans après une intervention vous recevez un courrier vous disant à quel point le trajet professionnel d’un participant a complètement changé suite à votre passage. »
Ex 6 : « Un élève très timide qui au bout de 4 ans vient me voir pour me dire à quel point je l’ai marqué et me remercie pour cela. C’est rare mais cela m’est arrivé plusieurs fois. Des anciens élèves qui reviennent et qui nous font part de l’importance qu’on a eue pour eux. »
Ex 7 : « À la fin d’une semaine de stage, durant laquelle j’ai eu la chance d’être en responsabilité trois jours, j’ai été émerveillé par la créativité et la gratitude des élèves qui m’avaient préparé des cadeaux/souvenirs. »
Les trois exemples ci-dessus illustrent à quel point, quelle que soit leur ancienneté dans la carrière, les enseignants s’émerveillent – ressentent un mélange de surprise et de joie intense – dès lors qu’on leur exprime de la reconnaissance et de la gratitude. Il s’agit pour eux de l’évaluation positive de leur travail et de leur investissement tant professionnel que relationnel, retour d’autant plus rare en cette période de « prof bashing » (Public Sénat, 2020). Et comme un autre enseignant l’écrit « dans ces moments, je sais pourquoi je me bats ! ». Plusieurs parlent alors de (re)motivation, d’effet « boost ».
Qu’en est-il de l’émerveillement des élèves en cours ? L’enseignant dans sa classe observe ses élèves et leurs réactions. Les situations les plus propices à l’émerveillement des élèves, selon les enseignants, sont les moments de découverte (60% des réponses) et les épisodes de réussite (31%). Commençons par des exemples de moments de découverte :
Ex 8 : « Après avoir fait la fleur des langues, les élèves ont pris conscience de leur répertoire linguistique. Ils étaient vraiment surpris et heureux de cette découverte, on pouvait voir des étoiles dans leurs yeux. C’était un beau moment. »
L’exemple 8 mentionne les ingrédients de l’émerveillement : la surprise et la joie, le caractère inédit de la situation et la beauté. On y retrouve également une référence aux manifestations corporelles de l’émerveillement soit ici « les étoiles dans les yeux ». Nous y reviendrons plus tard.
Ex 9 : « Avec une classe de 6ème, j’ai fait intervenir une conteuse africaine venue dire des contes de son pays aux élèves. Elle portait une tenue traditionnelle de conteuse africaine, avait apporté des instruments de musique traditionnels, des objets. Je me souviens d’élèves captivés et emportés dans son univers. »
Dans l’exemple 9, on perçoit la modification de l’espace-temps : le temps semble s’arrêter et les élèves sont métaphoriquement transportés au-delà.
Ex 10 : « Nous sommes un lycée français à Madagascar et avons avec les élèves de 4ème un échange épistolaire avec une classe du Liechtenstein. L’arrivée des lettres est synonyme de légèreté, de joie profonde, de grand silence dans la classe : les élèves lisent et relisent leur(s) lettre(s), le sourire aux lèvres, il y a comme une grande harmonie qui plane dans la classe. Cet émerveillement revient à chaque fois (nous échangeons 2 à 3 lettres par an). D’après ma collègue liechtensteinoise, le même silence émerveillé règne dans sa salle lorsque nos correspondants reçoivent nos lettres. »
L’exemple 10 est particulièrement intéressant car il présente la cause de l’émerveillement (les lettres d’élèves d’une langue et d’un pays différents et lointains, comme irréels) et ses différentes manifestations : la joie profonde, le silence, l’impression de légèreté, comme si les élèves étaient portés par leurs émotions.
La réussite convoque également l’émerveillement des élèves, toujours du point de vue des enseignants :
Ex 11 : « Lorsque les élèves me disent : Madame, je viens de comprendre le prétérit ! »
Dans l’exemple 11, l’émerveillement est le résultat d’une épiphanie. Surprise, grande joie et nouveauté sont conjuguées.
Sur les 170 réponses apportées par les répondants, on constate que les exclamations, parmi lesquelles on trouve les interjections, les phrases du type « c’est » + adjectif et les onomatopées, sont les formes les plus répandues lorsque les enseignants expriment leur émerveillement.
« Wow ! » – avec des variations orthographiques telles que wahou, waouh, woua, etc.) est la manifestation la plus fréquente de l’émerveillement (50 occurrences soit 29% des réponses), suivie par « Ooooooh ! » (21 occurrences soit 12 % des réponses). La troisième réponse la plus citée est le silence, l’impossibilité de prononcer un mot malgré une bouche souvent signalée ouverte. Ce silence est parfois qualifié de joyeux, d’ébahi ou de total. Il est mentionné 13 fois, soit 8% des réponses. La réponse suivante est « Aaaah ! » (5%), suivie par une longue liste comprenant notamment des adjectifs – parfois, de façon plutôt marginale, en anglais ou en allemand. Ceci semble donc indiquer que l’émerveillement, émotion intense, émergerait spontanément dans la langue de première socialisation (généralement appelée de façon réductrice « langue maternelle ») des enseignants.
Si l’émerveillement s’exprime par des mots ou par le silence, il est beaucoup plus ressenti et révélé par le corps (250 occurrences). La bouche (via son sourire, sa forme, ainsi que son rire), les yeux (par leur forme, leur lumière, leurs larmes), les mains, le cœur, etc. sont convoqués et participent à l’expression de cette émotion. Celle-ci peut figer mais aussi faire sauter, se déplacer, s’agiter… L’émerveillement génère également des sensations corporelles invisibles au cœur, au ventre, à la poitrine, à la gorge, à la tête, etc. tels que des frissons, des fourmillements, des papillons, des boules, des nœuds, mais aussi de la légèreté, de la chaleur, une grande détente, un relâchement. L’émerveillement irradie d’une lumière métaphorique. Il fait briller/ pétiller les yeux, y met des étoiles, allume des lumières dans la tête.
Le tableau suivant reprend l’ensemble du langage corporel de l’émerveillement et témoigne de la très grande richesse de celui-ci :
Langage du corps | Nombre d’occurrences | % |
---|---|---|
Sourire (grand, béat, attendri, épanoui, petit, bête, de satisfaction) | 42 | 17% |
Yeux qui brillent / qui pétillent / avec des étoiles | 24 | 10% |
Yeux (grands ouverts, écarquillés, ronds) | 21 | 8% |
Larmes, larmes aux yeux, (envie de) pleurer | 21 | 8% |
Mouvement des mains (sur/devant la bouche, en l’air, tenant la tête, ouvertes, applaudissements, pouce levé, pointant) | 15 | 6% |
Frissons (délicats, dans le corps, dans le ventre, dans le dos, dans la tête), chair de poule | 15 | 6% |
Bouche (bée, ouverte, en O) | 15 | 6% |
Sensation de chaleur (au cœur, aux joues, dans le haut du corps) | 13 | 5% |
Rire | 10 | 4% |
Légèreté (sensation d’être porté, d’avoir des ailes) Cœur léger, tête légère | 8 | 3% |
Relâchement /détente | 7 | 3% |
Regard (fixe, de connivence) | 7 | 3% |
Mouvement du corps : gestualiser, sauter, s’agiter, se déplacer | 7 | 3% |
Respiration (inspiration, expiration) modifiée : lente, profonde, meilleure, dilatation de la poitrine, essoufflement | 7 | 3% |
Cœur (qui accélère, qui bat vite, qui palpite) | 6 | 2% |
Papillons dans le ventre | 6 | 2% |
Sensation (nature non précisée) ’dans le corps’ | 5 | 2% |
Boule /nœud à la gorge ; voix modifiée ; impossibilité de parler | 4 | 2% |
Expressions faciales, mimiques | 3 | 1% |
Sensation (nature non précisée) au cœur | 3 | 1% |
Sensation (nature non précisée) dans la tête/au visage | 3 | 1% |
Sensation dans le ventre / boule à l’estomac | 2 | 1% |
Energie dans le corps | 2 | 1% |
Fourmillements | 1 | 0% |
Sensation (nature non précisée) dans la poitrine | 1 | 0% |
« On ressent le cordon ombilical invisible reliant deux esprits syntonisés » | 1 | 0% |
Petites lumières dans la tête | 1 | 0% |
Total général | 250 | 100% |
Lorsque l’émerveillement émerge, il est accompagné d’un nombre important d’émotions satellites, toutes à valence positive. Les répondants en ont mentionné 149, la première étant la joie intense (grande joie, extase, bonheur) qui représente 32% des réponses. La deuxième réponse est le sentiment de centration sur l’instant présent/le sentiment de temps suspendu [5] (13%). On trouve ensuite le bien-être, la gratitude, le trio symbiose/osmose/harmonie, l’apaisement, etc., les autres émotions représentant de faibles pourcentages. L’émerveillement conduit à un état physique et mental harmonieux qui amène celui qui le ressent à éprouver bien-être, apaisement, plénitude, l’envie que le temps s’arrête pour savourer l’instant présent. Plusieurs répondants ont mentionné l’envie que cela dure, que l’expérience se reproduise, et ainsi une certaine mélancolie anticipée à l’idée que le ressenti agréable disparaisse.
L’ensemble des participants est unanime pour répondre que l’émerveillement impacterait positivement l’enseignement/apprentissage. Cette émotion aurait un effet sur les élèves ainsi que sur les enseignants.
L’émerveillement permettrait tout d’abord de (re)motiver les élèves (32% des réponses), de leur (re)donner confiance en eux (10%), de susciter la mémorisation des informations (10%).
Quant aux enseignants, l’émerveillement leur permettrait de renforcer la dimension relationnelle-émotionnelle qu’ils entretiennent avec les élèves car il créerait des moments de connivence, de cohésion et d’osmose (37% des réponses). Cela les (re)motiverait en leur donnant envie d’innover, d’approfondir leur travail et de renouveler leurs approches pédagogiques et leurs préparations de cours (24%). Cela leur donnerait de l’enthousiasme et les encouragerait (10%). Les exemples ci-dessous attestent des bienfaits de l’émerveillement sur les apprenants et les enseignants :
Ex 13 : « Ces petits moments de grâce sont précieux. Pour un élève qui réussit alors qu’il est souvent en échec, c’est à la fois encourageant, et pour l’enseignant et pour l’élève. »
Ex 14 : « Oui, ces moments sont probablement de nature à motiver les élèves et pour l’enseignant c’est un merveilleux retour sur investissement. »
Ex 15 : « C’est un accélérateur d’apprentissage et cela renforce la confiance en soi et la motivation de l’enseignant. Cela contribue à la cohésion de groupe. »
Face à ces bienfaits, on peut s’interroger sur l’intérêt de mettre en place une éducation à l’émerveillement à l’école.
Les enseignants de l’étude définissent l’émerveillement comme une situation agréable et belle, exceptionnelle, voire magique, irréelle. Ce moment extraordinaire, durant lequel le temps est décrit comme suspendu, résulte d’une combinaison d’une émotion apparentée à la joie intense (notamment l’admiration) avec la surprise.
Les répondants ressentent généralement de l’émerveillement face aux productions orales ou écrites créatives des apprenants et lors de moments harmonieux de forte connivence avec les élèves. Selon les enseignants, les élèves s’émerveillent lorsqu’ils font des découvertes (moments d’épiphanie) et sont en réussite. Les épisodes de « wow ! » ou de silence, durant lesquels le temps s’arrête, le sourire est béat, les yeux scintillent d’étoiles et le ventre est envahi de papillons, (re)motivent élèves et professeurs, renforcent la confiance et soudent les différents acteurs de la classe. Il est intéressant de noter que tous les enseignants – du stagiaire, du professeur des écoles à l’universitaire – s’émerveillent, quelle que soit leur ancienneté dans la carrière (voir Lemarchand-Chauvin (2021) sur l’étude de la joie tout au long de la carrière enseignante). Certains verbatims précisent que ces « moments de grâce » confirment leur vocation ou renforcent leur amour pour le métier.
On retrouve, dans les moments d’émerveillement décrits par les enseignants, les quatre grands types d’inducteurs d’émotions positives définis par Petiot et Visioli (2022), soit les manifestations de reconnaissances exprimées par les élèves, la qualité de l’ambiance d’enseignement-apprentissage, les réussites surprenantes connues par les élèves et les manifestations d’empathie dans la relation enseignant-élèves. À ces inducteurs d’émotions, cette étude permet d’ajouter deux caractéristiques notables : la perte de la conscience du temps et l’impact de la dimension créative/artistique.
Les enseignants répondants définissent l’émerveillement comme une parenthèse temporelle, une expérience durant laquelle ils sont transportés hors du temps, un moment durant lequel le temps s’arrête et est suspendu. Ceci correspond à une des caractéristiques du concept de « flow », développé par Csíkszentmihályi (1990), et rappelle l’état de « lâcher-prise » défini par Ruffieux (2021), moment de libération psychologique permettant de se détacher du désir de maîtrise.
La deuxième caractéristique est le lien entre l’émerveillement et la créativité, la dimension artistique (Dompmartin-Normand, Thamin, 2018 ; Huver, Lorilleux, 2018). On remarque que la créativité spontanée des élèves ou leurs productions de type artistique en lien avec les activités pédagogiques (bien souvent des tâches de fin de séquence suscitant la créativité), engendrent l’émerveillement. La conjugaison de la beauté, du caractère exceptionnel de la réalisation et de la réussite au-delà des attentes font émerger surprise et émotion parentes de la joie intense (Plutchik, 1991) et créent l’émerveillement.
D’autres points, plutôt à la marge, méritent également l’attention.
Tout d’abord, on notera que les 4% d’enseignants affirmant que l’émerveillement ne peut pas émerger dans la classe sont tous des professeurs de collège. Ils représentent 21% des répondants de collège, ce qui interroge particulièrement. Tels que décrit dans les travaux de Blanchard-Laville, Lantheaume et Hélou (2015) ainsi que de Veyrac et Dumas (2015), ceci pourrait faire écho au mal-être enseignant actuel lié aux conditions de travail particulièrement difficiles au collège (effectifs généralement élevés dans les cours de langues, absence de dédoublement des classes voire mise en place de regroupements d’élèves de plusieurs classes, manque voire absence totale d’accompagnement pour inclure les élèves à besoins éducatifs particuliers, absence de flexibilité dans l’aménagement des salles de classe, manque de matériel adapté aux cours de langue, etc.) – exemples tirés des données de notre étude : « Les conditions pour rencontrer l’émerveillement sont quasiment inexistantes au vu de nos conditions de travail ! », « dans le cadre contraint de la classe c’est compliqué », « Je trouve que c’est difficile de parler d’émerveillement dans un contexte actuel » – et à la période de contestation et d’opposition mais aussi de désintérêt caractéristique de l’adolescence dans laquelle se trouvent les collégiens. Plusieurs exemples corroborent ces hypothèses : « Au collège, je sens des jeunes qui sont blasés. L’émerveillement me semble plus présent en élémentaire ou en maternelle », « Je pense qu’en primaire on est beaucoup plus enclin à ressentir de l’émerveillement. Les conditions de plus en plus carcérales du système scolaire, en particulier dans le secondaire, nous éloignent totalement de la possibilité d’éprouver cette sensation ». Ces deux enseignants de collège semblent attribuer la capacité à s’émerveiller aux élèves du primaire, probablement en raison de leur jeune âge et de conditions perçues comme plus favorables sur les plans humain et matériel. Si cette représentation trouve un certain écho dans les réponses des professeurs des écoles, elle demeure néanmoins réductrice, l’émerveillement pouvant également survenir au lycée comme dans le supérieur.
Un deuxième point saillant est celui de la retenue de certains enseignants à l’égard de l’émerveillement, comme si les émotions intenses n’avaient pas leur place dans la salle de classe, comme s’il fallait raison garder : « Je n’ai jamais ressenti de l’émerveillement dans le cadre professionnel. Ce terme est trop fort », « Il y a à mon avis peu de situations qui pourraient correspondre à un sentiment d’émerveillement ». L’exemple suivant illustre également bien la retenue de l’enseignante qui s’avoue « épatée », « émue » mais hésite à franchir le pas vers l’émerveillement : « Je peux vous parler de l’implication, de la volonté de bien faire, de la recherche de situations motivantes pour les élèves, mais de là aller à l’admiration mêlée d’un étonnement… Cependant, en réfléchissant, peut-être hier, deux élèves de Seconde qui normalement font des bêtises ont bien travaillé et bien participé en cours. Ils m’ont épatée avec leurs réponses justes. De plus, ils m’ont offert une rose (à l’occasion de la Saint Valentin) pour s’excuser de leurs bêtises. J’étais émue, mais de là à aller à l’émerveillement, je crois que c’est un peu loin. »
La place des émotions dans l’enseignement semble donc toujours faire débat au sein de la communauté enseignante, bien qu’il soit démontré, notamment depuis les travaux de Damasio (1995), qu’émotion et cognition sont liées, et que les chercheurs internationaux, à l’instar d’Hargreaves, soulignent la dimension émotionnelle inhérente à l’acte d’enseigner. En écrivant « enseigner est un exercice émotionnel [6] », Hargreaves (2000 : 824) met en évidence que l’enseignement n’est pas seulement une activité cognitive ou technique, mais implique également une forte composante émotionnelle dans les interactions entre enseignants et élèves, ainsi que dans le processus d’enseignement lui-même.
Certains enseignants contiennent leurs émotions fortes, ne lâchent pas prise, alors que d’autres accueillent avec plaisir ces mêmes émotions et les valorisent. Y aurait-il alors des personnalités plus enclines à ressentir de l’émerveillement ? Serait-ce inné, comme le suggère Day (2009) ? C’est ce que semblent penser certains enseignants : « Je pense que l’émerveillement est subjectif et aussi dû à la sensibilité de chacun ».
Plusieurs enseignants perçoivent l’intérêt de susciter (« on cherche à les créer ») les épisodes d’émerveillement en classe car ils les jugent bénéfiques pour tous (l’émerveillement « crée un sentiment de bien-être et de confiance grâce aux moments partagés, ce qui va favoriser les apprentissages. De plus, ce qui émerveille est plus impactant et reste ancré dans la mémoire »), tant pour favoriser les apprentissages que pour impacter positivement le climat de classe en renforçant le lien entre les professeurs et élèves.
Comment faire alors lorsqu’on n’est pas naturellement enclin à s’émerveiller ? Plutôt que d’enseigner l’émerveillement comme une compétence en soi, il s’agirait plutôt de créer les conditions favorables à son émergence. L’émerveillement étant souvent lié à la surprise et à un temps suspendu, il ne peut être inculqué directement. En revanche, il suppose la capacité à « s’autoriser à » et à lâcher prise (Puozzo, Cavalla, 2022), ainsi qu’à accueillir ce qui émerge sans chercher à tout maîtriser ou rationaliser.
À l’heure de la réforme des programmes de langues, qui vise à intégrer les compétences psychosociales au service du bien-être des élèves, il est essentiel d’étendre cette réflexion au rôle des enseignants. Si l’on attend des élèves qu’ils développent des compétences émotionnelles et un rapport plus apaisé à l’apprentissage, encore faut-il que les enseignants eux-mêmes puissent en faire l’expérience. Or, la pression du bouclage des programmes et le rythme soutenu du quotidien scolaire les empêchent souvent de s’autoriser à lâcher prise. Favoriser les compétences psychosociales ne devrait donc pas concerner uniquement les élèves, mais impliquer aussi des conditions permettant aux enseignants d’adopter ces dispositions dans leur propre pratique.
Cela supposerait d’enrichir la formation initiale, continuée et continue des enseignants. En complément des formations à l’empathie – qui permettent la reconnaissance et la prise en compte des émotions –, il serait pertinent d’intégrer des formations à l’expression et à la compréhension fine des émotions, via l’apprentissage de la granularité émotionnelle (Lemarchand-Chauvin, 2021), ainsi que des formations à l’accueil des émotions, notamment positives. Parallèlement, des travaux de recherches-actions participatives, alliant chercheurs et enseignants sur le terrain, seraient à mener sur le lâcher-prise en classe et ses effets. Enfin, il serait judicieux d’initier les enseignants à la pédagogie de la créativité et de les accompagner dans la conception et la mise en place de projets artistiques, qui offrent un terreau fertile à l’émergence de l’émerveillement.
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[1] Dans le cadre de leur polyvalence, les enseignants du premier degré enseignent les langues. Ils ont donc toute leur place dans cette recherche.
[2] L’ancienneté dans la profession n’est pas un critère déterminant dans le cadre de cette recherche. Une précédente recherche longitudinale menée sur quatre années portant sur les émotions des enseignants à différents stades de la carrière a montré que les émotions qu’ils ressentent restent les mêmes, quelle que soit l’ancienneté, seuls les déclencheurs varient (Lemarchand-Chauvin, 2021).
[3] Le Kappa de Cohen (1960) « permet de chiffrer l’accord entre deux ou plusieurs observateurs ou techniques lorsque les jugements sont qualitatifs » (Bergeri, Michel, Boutin, 2002). Le calcul se fait selon la formule : k = (Pr(a) - Pr(e)) / (1 - Pr(e))
Pr(a) = proportion de l’accord entre les codeurs. Pr(e) = probabilité d’un accord aléatoire.
Si accord total entre codeurs, κ = 1. Si désaccord total ou l’accord dû au hasard, κ ≤ 0 (Landis, Koch, 1977).
[4] LLCE (ou LLCER) est l’acronyme correspondant à l’enseignement de spécialité Langues, littératures et cultures étrangères et régionales (LLCER) des classes de première et terminale générales.
[5] Selon Plantin (2011), « un sentiment de - » converti tout ce qui suit en émotion.
[6] Notre traduction pour « teaching is an emotional practice » (Hargreaves, 2000 : 824).
Lemarchand-Chauvin Marie-Claire, « « Wow ! », l’émerveillement dans la classe de langue », dans revue ¿ Interrogations ?, N°40. L’émerveillement : de l’émotion individuelle au geste social, juin 2025 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Wow-l-emerveillement-dans-la (Consulté le 13 juin 2025).