Cet ouvrage est consacré aux travailleurs sportifs que sont les footballeurs professionnels. Basé sur des enquêtes de terrain réalisées à la fin des années 2000 dans un club français de Ligue 2, ce travail nous emmène dans les coulisses d’un monde médiatisé pour éclairer les conditions de production d’un spectacle sportif. L’Olympique, un club récemment professionnel et sans centre de formation, bénéficiait alors d’un budget d’un peu moins de 10 millions d’euros pour un effectif de 25 joueurs (certains ayant évolué en Ligue 1, d’autres en Ligue 2 ou en National voire en Championnat de France Amateur). Ces caractéristiques sont importantes car elles situent le contexte dans lequel s’est tenue cette sociologie de travailleurs sportifs : les contraintes de l’organisation sportive pesant sur les footballeurs ainsi que leurs manières d’y répondre dépendent de ce cadre. Ceci explique sans doute le degré d’ouverture de ce club à l’égard de l’enquête sociologique même si, on doit le souligner, l’auteur a exercé en qualité de joueur à l’Olympique par le passé. Profitant de ses relations privilégiées avec Alex et Ludo, Frédéric Rasera est parvenu à mener son travail ethnographique en examinant plusieurs variables. On pense aux poids du quotidien et du caractère individualisé du travail, à la relation entre les origines sociales des joueurs et les pratiques, à l’isolement du footballeur, à l’omniprésence de la concurrence, du jugement, de l’incertitude, du contrôle, de la rentabilité mais aussi à l’influence de diverses sociabilités et de l’hygiène de vie. Pour nous faire comprendre précisément tout cela l’auteur a organisé son texte en sept chapitres, soit autant d’étapes qui distinguent cet ouvrage d’études davantage centrées sur la formation des élites sportives [1]. C’est effectivement tout l’intérêt de ce livre arc-bouté sur les conditions de travail que de rompre avec une essentialisation fondée sur la passion, l’engagement sans faille. En dévoilant les processus à l’œuvre dans la définition de ce travail sportif, Frédéric Rasera parvient effectivement à montrer qu’il y a plus que cela. La problématique qui structure ses enquêtes qualitatives interroge une activité professionnelle pensé comme une combinaisons de dominations et de subordinations, et où subsiste une marge de manœuvre laissée à des sujets capables d’enrayer ou de freiner des processus à l’œuvre dans les carrières (on peut songer par exemple aux passages relatifs aux tests VMA [2] qui, pour certains joueurs, répondent à des tactiques d’épargne corporelle c’est à dire à des stratégies de gestion de ses capacités physiques).
Dans le premier chapitre on entre dans un collectif de travail, hiérarchisé et contrôlé. On accède ici à la notion d’individualisation du travail et de l’emploi aussi, notamment par le jeu des contrats singularisant chaque travailleur sportif. Ensuite l’auteur se focalise sur la concurrence qui pèse sur la main d’œuvre composée des footballeurs professionnels. Cela conduit à souligner le pouvoir relatif du coach et du seul critère sportif, les multiples zones d’incertitude du métier de footballeur, les catégories de la main d’œuvre. Il y a, on pouvait s’en douter, une atomisation de cette dernière en raison du caractère déclassant de la sélection et des aléas comme les blessures. C’est ici que le lecteur saisit combien règne dans ce monde une insécurité structurelle. En examinant les divers jugements qui accompagnent l’activité des joueurs, dans les défaites comme dans les victoires, le chapitre suivant durcit encore davantage notre vision de ce monde. Ici aussi le contrôle importe, comme le travail de représentation (le passage consacré aux flâneries d’un joueur en centre-ville est savoureux) ou la nécessité de faire face aux évaluations de journalistes par exemple. Le quatrième chapitre ramène le lecteur dans le rythme de la compétition, des entraînements et de ce qui remplit ces temps forts. On apprend alors que les joueurs sont soucieux de leurs habits, de leurs accessoires, de la préparation du corps à des fins de performance. Ici le lecteur apprécie d’entrer dans des considérations relevant de la technologie de la pratique sportive au sujet des contenus des entraînements, d’identifier les disciplines de travail, les investissements pour se placer sur la scène des entraînements sans tourner le dos aux logiques du « vestiaire » (p154). Le chapitre qui suit revient sur les conditions sociales de l’arrêt de travail, sur les processus de production des blessés. Cette partie est importante et exprime combien les pratiques de footballeurs, apparemment simples, dépendent de multiples arbitrages et influences de tiers (ici en l’occurrence le staff médical). On retrouve d’ailleurs ce jeu dans le chapitre consacré à l’hygiène de vie, notamment parce qu’il y est question de la promotion par l’employeur d’un modèle de conjugalité consacrant la vie de famille sur le mode de « l’équipe conjugale » (p226) et valorisant les femmes de joueurs alors qualifiées d’intendantes. Certes cette section démontre aussi toute la subordination du footballeur dont la vie privée est contrôlée, mais l’auteur réussit à finement montrer qu’une telle domination s’accomplit sur le mode de l’implicite : l’usage du concept indigène de « récupération invisible » (p199) est ici éclairant. Le dernier chapitre viendra clore ces séquences où le métier de footballeur, quoique cadré et contrôlé, se réalise au milieu de nombreuses interactions. Il est question alors des sociabilités entre travailleurs encouragées par les employeurs, notamment parce qu’un bon vestiaire (c’est à dire composé de joueurs qui s’entendent bien) favoriserait la performance sportive. Mais il y a plus. En effet la participation aux réseaux de sociabilités entre joueurs bénéficie à ceux qui s’y investissent, surtout parce que cela inscrit le joueur dans le collectif de travail : dans le cas contraire le footballeur perd une « clé du métier ».
L’ouvrage de Frédéric Rasera fait partie de ce que la sociologie française a fourni de meilleur au cours de ces dernières années au sujet du sport de haut niveau [3]. Cela tient au caractère ethnographique de la démarche de recherche, à l’abondance des matériaux, à la justesse d’analyses toujours sociologiquement situées. Le pari d’amener le lecteur dans les coulisses de la production d’un spectacle toujours plus médiatisé est tenu. Sans accroc. Avec habileté. Evidemment on pourrait reprocher à ce travail de se focaliser sur un terrain unique, de ne dégager que trop peu de propriétés distinctives et de présenter clairement les limites d’une démarche intensive. Mais ne gagne-t-on pas plus qu’on ne perd à privilégier une enquête approfondie, fondée sur des techniques qualitatives et une conséquente durée d’observations ? Si la réponse à cette question dépend de l’objet de recherche, alors il fallait en passer par là ici notamment parce que le travail sportif reste encore trop peu étudié y compris lorsqu’il se rapporte à un monde clos. Difficile d’accès. C’est le cas s’agissant du football que pratiquent les professionnels. On attend maintenant de prochains travaux à ce sujet et qui se tourneront davantage vers un plus haut niveau encore, ou du côté des petites mains.
[1] On peut citer des travaux relatifs au football surtout : Julien Bertrand, La fabrique des footballeurs, La Dispute, coll. Corps Santé Société, Paris, 2012 ou Hugo Juskowiak, Un pour mille, Thèse de doctorat en Sciences et Techniques des APS, Arras, et à paraître en 2018 chez Artois Presses Université, coll. Cultures sportives.
[2] La Vitesse Maximale Aérobie désigne la vitesse à laquelle notre corps, pendant l’exercice physique, consomme son maximum d’oxygène. Au-delà de cette vitesse le corps compense par une filière anaérobie, et le sujet atteint sa limite physiologique (une acidité se répand alors dans les muscles, l’effort devient plus ou moins progressivement impossible).
[3] Ainsi ce travail vient allonger la liste des enquêtes qui comptent au sujet de la sociologie du travail sportif où l’on trouvera par exemple Manuel Schotté, La construction du talent. Sociologie de la domination des coureurs marocains, Paris, Raisons d’agir, coll. Cours et travaux, 2012 ou Joël Laillier, Entrer, dans la danse. L’envers du ballet de l’Opéra de Paris, Paris, CNRS Editions, 2017.
Nuytens Williams, « Frédéric Rasera, Des footballeurs au travail. Au cœur d’un club professionnel, Agone, collection L’ordre des choses, Marseille, 2016. », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 26. Le médiévalisme. Images et représentations du Moyen Âge, juin 2018 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Frederic-Rasera-Des-footballeurs (Consulté le 21 novembre 2024).