La Pierre et la Flûte est le récit d’une formidable quête, une quête de soi pour le jeune héros, Lauscher, que le lecteur accompagne tout au long de sa vie. Il acquiert différents objets et artefacts magiques, mais c’est en fait grâce aux nombreux contes de fées qui lui seront narrés en chemin que le personnage de Bemmann va réellement avancer vers son destin. Ce roman paraît en 1983 dans une Allemagne où commence à s’éveiller un intérêt, amené à grandir, pour la Fantasy. Pourtant, ce n’est pas le genre auquel l’auteur souhaite être assimilé. Nous allons donc voir ici comment Stein und Flöte se place au confluent de deux genres : la Fantasy médiévale et le conte de fées.
Mots-clés : médiévalisme, Fantasy, conte de fées, quête initiatique, Hans Bemmann.
The Stone and the Flute is the story of a tremendous quest, a quest of oneself for the young hero, Lauscher, whom the reader follows from the beginning to the end of his life. He acquires various objects and magical artefacts during his trip, but its actually thanks to the different stories that he is told that he gets further on the road to his destiny. The novel is released in 1983 in a Germany where the interest for Fantasy is growing. And however, it is not a genre to which the author wishes to be related. We are going to see here how Stein und Flöte stands in the junction of two genres : medieval Fantasy and fairy stories.
Keywords : medievalism, Fantasy, fairy tale, initiatory quest, Hans Bemmann.
Hans Bemmann, auteur autrichien né en 1922, commence à écrire son roman le plus célèbre Stein und Flöte [1] dans le cadre universitaire pour rendre évidentes les caractéristiques du genre du conte de fées à ses étudiants [2]. Cette entreprise l’absorbe au point qu’il passera trois années à rédiger cette œuvre imposante composée de trois volumes, parue en 1983, dont l’histoire retrace les aventures de Lauscher ou Tout-ouïe, un jeune homme en quête de son identité et du bonheur. Il se voit offrir une pierre mystérieuse et hérite de la flûte magique de son grand-père. Armé de ces artefacts, il part à la conquête du monde, des femmes, du pouvoir, mais ne fait qu’échouer. Croyant sans cesse avoir trouvé son but, il doit toujours se rendre compte que « das ist noch lange nicht alles » (le leitmotiv du roman), c’est-à-dire que ce n’est pas tout et qu’il est loin d’imaginer ce qui l’attend encore. En effet, son destin lui apporte sans cesse de nouvelles aventures et de nouvelles surprises.
Stein und Flöte ou La pierre et la flûte connaît un certain succès en Allemagne lors de sa parution. Le roman est traduit en une dizaine de langues [3] et obtient deux prix : le Evangelischer Buchpreis en 1987 et le Rheinischer Literaturpreis Siegburg en 2002 pour la catégorie « phantastische Literatur ». Il est pourtant largement oublié de la recherche ; il n’existe pour ainsi dire presque aucun travail scientifique à son sujet [4].
Comme l’indique son sous-titre Märchenroman (qui n’apparaît toutefois pas dans toutes les éditions ni traductions), Stein und Flöte se veut à la fois conte de fées et roman. Pourtant, malgré cette intention première, l’ouvrage a plutôt été reçu et classé comme un roman de Fantasy, à une époque où le genre commence à trouver son public en Allemagne [5]. Si Bemmann était certes un lecteur et admirateur de Tolkien, que l’on considère aujourd’hui comme l’un des pères du genre, en particulier pour son Seigneur des Anneaux (1954-1955 [1972-1973]) [6], il ne souhaitait en aucun cas que son œuvre soit assimilée au même genre. La Fantasy était pour lui, qui abhorrait la thématique de la guerre [7], trop violente, et l’œuvre de Tolkien fait effectivement le récit d’une terrible lutte, en grande partie armée, contre le Mal.
Nous allons donc voir dans quelle mesure cette identité entre conte et roman fait la spécificité de cette œuvre, qui s’inscrit à la fois dans le genre du conte de fées et de la Fantasy d’inspiration médiévale. Après avoir défini ces deux concepts, nous observerons en quoi le roman peut s’apparenter à l’un, mais également à l’autre de ces deux genres. Enfin, nous analyserons la ou les quête(s) des personnages principaux à la lumière des précédentes conclusions.
La Fantasy d’inspiration médiévale, ou Fantasy médiévale pour faire court, représente une sous-catégorie particulièrement foisonnante du genre, qui a pour particularité de présenter un univers médiéval stéréotypé. Anne Rochebouet et Anne Salamon proposent de se pencher sur la présence « d’éléments médiévaux et moyenâgeux » (2008 : 319-346) omniprésents en Fantasy et expliquent entres autres pourquoi et comment s’exprime ce recours massif à la période médiévale [8]. Ces emprunts font référence de manière plus ou moins précise à un Moyen Âge imaginé, fantasmé, qui doit constituer un décor crédible pour les aventures qui s’y déroulent. Si certains auteurs choisissent certes une autre ambiance et une autre époque, c’est le Moyen Âge qui jouit de la faveur la plus grande. C’est le cadre temporel privilégié du genre (Besson, 2007 : 166-170) au point qu’on en oublie parfois les autres : « La matière médiévale est si courante en fantasy qu’elle en est un cliché, et sa présence est l’une des caractéristiques définitoire du genre. » (Young, 2010 : 164) [9] Les indices ou allusions au Moyen Âge n’ont pas à être historiquement vérifiables, mais seulement suffisamment crédibles ou cohérents auprès du public visé, pour permettre l’immersion dans le monde proposé. D’ailleurs, de nombreux théoriciens affirment que le Moyen Âge est justement une période qui permet de : « mettre à disposition un merveilleux naturalisé, sous la forme notamment de créatures fascinantes ou monstrueuses, ou encore d’évoquer une ère pré-technologique propice à l’expression de la force héroïque, jusque dans les stratégies militaires, mais aussi d’une autre forme de pouvoir qu’avantage l’absence de concurrence scientifique, la magie. » (Besson, 2007 : 155)
Un cadre temporel qui permet en somme toutes les libertés et que certains chercheurs ont déjà tenté d’analyser et de décortiquer. Ainsi, Kathryn Hume (1982 : 15-26) compare-t-elle les différents points sur lesquels les auteurs de Fantasy imitent ou proposent une sorte de prolongement des textes médiévaux. Les différents aspects qu’elle souligne sont : l’appropriation des traditions médiévales, la continuité depuis l’époque médiévale du personnage « type » du héros ‘chevaleresque’, la présence d’unités « monomythiques » [10], à savoir des modèles récurrents dans les mythes de tous âges et toutes les régions du monde, comme par exemple la situation initiale bouleversée, le héros qui répond à l’appel de l’aventure, ou la présence de personnages types comme la femme tentatrice ou le vieux sage et, enfin, la fonction divertissante d’une littérature populaire, qui met en avant l’aventure, le sexe et la violence. Plus récemment, Michael D.C. Drout (2004 : 1-22) constate qu’il existe trois types d’exploitations de la matière médiévale : le premier est celui où les auteurs l’emploient ou y font référence sans le revendiquer au sein de leur texte, mais sans chercher non plus à effacer leurs sources. Drout prend l’exemple de Tolkien, dont on sait par exemple qu’il s’inspire de textes médiévaux scandinaves pour les noms de certains de ses personnages, mais qui ne donne jamais ses sources dans son œuvre. Dans Le Hobbit (1937 [1969]) et dans le Seigneur des Anneaux, « Gandalf » est inspiré du poème Völuspá de l’Edda poétique et de l’Edda de Snorri (Simek, 2005). Dans le deuxième type, les auteurs font ouvertement référence à leur source et précisent ou discutent la nature des modifications qu’ils apportent à la matière initiale. Dans le troisième cas enfin, les traces des emprunts à la matière médiévale sont volontairement masquées ou non connues par l’auteur. Autant de classifications possibles qui ne rendent pas compte de toutes les approches possibles et mises en œuvre par les auteurs du genre :
« Si les taxonomies peuvent certes être utiles en ce qu’elles attirent l’attention sur les différentes manières dont la fantasy contemporaine rencontre ou évite le Moyen Âge, elles sont également problématiques puisqu’elles tendent vers une simplification excessive en n’incluant pas la possibilité qu’un texte individuel puisse être en relation avec le Moyen Âge de multiples façons. De plus, la fantasy populaire utilise des idées à propos du Moyen Âge qui ont de toute évidence plus à voir avec le médiévalisme de l’époque victorienne par exemple, qu’avec les réalités médiévales, qu’il s’agisse de textes ou de faits. » (Young, 2010 : 165) [11]
Ainsi que le souligne Helen Young dans ce même article, ces classifications sont également limitées en ce qu’elles ne font que comparer l’œuvre moderne aux sources médiévales, sans tenir compte de tout ce qui a été produit entre temps et dont les œuvres modernes ne peuvent ignorer l’existence.
Dans le cadre de ce travail, je me suis donc appuyée en partie sur ces méthodes de classifications, qui ne prennent certes pas en compte toute la réalité complexe du médiévalisme en Fantasy, mais fournissent tout de même une base pour comparer Stein und Flöte aux autres œuvres du genre selon deux prismes différents. Cette analyse de l’œuvre de Bemmann ayant pour but, non pas de proposer une classification ultime du roman, mais plutôt de considérer sa position par rapport aux autres œuvres de Fantasy médiévale et de souligner sa spécificité, vers une Fantasy de la quête initiatique aux teintes germaniques.
Si l’on commence par observer la forme de l’œuvre, force est de constater qu’elle correspond à la norme en Fantasy médiévale. En effet, dans sa version originale, Stein und Flöte est publié en un seul et même volume malgré les trois livres qui le composent. Cela en fait un ouvrage de plus de 930 pages et ne déroge donc pas aux tendances du genre à faire long. Pour pallier justement ce problème de volume des œuvres, les romans sont généralement découpés en plusieurs parties. L’éditeur Allen & Unwin a fait ce choix pour la publication du Seigneur des Anneaux de Tolkien, proposant une édition en trois volumes plutôt qu’en un seul, malgré ce que suggérait l’auteur [12]. C’est également ce qu’a décidé de faire l’éditeur français de Bemmann pour Stein und Flöte. Une répartition qui n’a donc pas été souhaitée, dans le cas de ces deux auteurs, mais qui est pourtant devenue la norme en Fantasy, poussée à la fois par le modèle offert par le premier succès international du genre, la fameuse trilogie de Tolkien, mais sans doute aussi par les éditeurs, soucieux de ne pas publier des romans de trois mille pages et conscients également du profit qu’il y avait à publier plusieurs romans plutôt qu’un seul.
De plus, dans la version originale allemande (Bemmann, 2003 [1983] : 938-939), ces trois livres sont accompagnés d’une carte du monde, élément devenu incontournable [13] que l’on retrouve quasi systématiquement dans la littérature Fantasy d’inspiration médiévale. L’éditeur de la version française l’a redessinée et placée au début de chaque tome (Bemmann, 1997 [1983] : 8-9). Ces cartes sont tracées à la main et en noir et blanc ; les forêts et montagnes du paysage y sont représentées par des symboles, le point de vue n’est pas celui d’une carte moderne. Le récit se déroule dans un autre monde que le nôtre, et comme le héros voyage, il faut que le lecteur puisse visualiser ses déplacements, les lieux qu’il visite et ceux qu’il évite. La carte rend l’immersion plus complète et participe à rattacher l’œuvre au genre de la Fantasy, car il faut ici y voir l’influence du genre et notamment de Tolkien, qui propose également plusieurs cartes parmi les nombreux appendices qu’il met à disposition de son lecteur.
Bemmann se contente de la carte et c’est là justement qu’il faut voir son originalité dans la production internationale contemporaine, car la plupart des grands cycles et séries de Fantasy médiévale des années quatre-vingt proposent en sus un imposant lot d’appendices. Tolkien reste le modèle en la matière [14], mais dans des cycles comme L’arcane des épées (Tad Williams, 1988) ou encore La Roue du Temps (Robert Jordan, 1990) [15] aux Etats-Unis, on retrouve, dans une moindre mesure, l’idée des appendices qui participent à développer l’univers fictif au-delà du simple récit. Cette ambition, répandue dans le genre, de vouloir construire un monde fictionnel complet ne se retrouve pas dans Stein und Flöte, qui ne répond donc pas à une demande toujours existante dans la production contemporaine de Fantasy médiévale [16].
Le personnage évolue bien dans un monde médiévalisant et empreint de magie, ainsi que l’exige une appartenance au genre du médiéval fantastique. En effet, le monde que décrit le narrateur dans Stein und Flöte ne connaît pas l’industrialisation. Dès les premières pages du roman, les personnages se battent avec des épées ou des arcs, et ils montent des chevaux, aussi bien pour se battre que pour voyager. De plus, la vie est rurale, les personnages que rencontre le héros vivent tous dans des villages ou de petites villes, sous un système féodal [17], et tous ou presque vivent d’une activité agricole ou artisanale.
Le Moyen Âge fantasmé de la Fantasy médiévale est, la plupart du temps, représenté comme une période idéale d’avant l’industrialisation, dans laquelle l’être humain est en osmose avec la nature. Selon Anne Besson (2007 : 155), « l’attirance pour le Moyen Âge relève […] d’une construction imaginaire qui fait de cette époque l’incarnation dernière, et donc idéalement précieuse et fragile, d’un monde intact et préservé ». Elle est le symbole d’une certaine proximité perdue entre l’Homme et la nature, d’une « union [fantasmée] d’avant la séparation dont nous serions aujourd’hui les victimes ». Cet état de fait est particulièrement frappant par exemple dans Reckless (Funke, 2010-2015 [2010-2016]), où le lecteur oscille entre deux mondes : le nôtre, industrialisé, et celui des contes, qui se trouve à l’aube de la Révolution Industrielle, présentée comme négative [18]. Dans Stein und Flöte, on retrouve cette osmose entre le héros et la nature, qui est bienveillante et protectrice envers lui. Elle lui permet d’éviter certains dangers lorsqu’il s’abrite par exemple sous certains arbres précis : « Seul le sorbier lui offrait un refuge, comme si les créatures difformes se refusaient à s’en approcher de trop près » (Bemmann, 1998 [1983] :148-149) [19]. La nature communique également avec le héros par le biais d’animaux parlants, ainsi que nous l’avons vu, mais elle lui apparaît aussi en songe, ou par le biais de figures féminines que Lauscher rencontre sur sa route :
« Tout-Ouïe poursuivit lentement son chemin sur le halage […] au rythme de la glace crissant sous ses pas. Il crut alors entendre les pas de quelqu’un d’autre.
Il n’osa pas lever les yeux du sol […]. Il entendit d’autres pas, et une voix, une voix féminine. […]
’Crois-tu vraiment, disait la voix, que ce chemin ne mène nulle part ? […] Le porteur de la pierre, pourtant, ne saurait aller au hasard, reprit la voix, même s’il ignore tout de sa destination. Ouvre l’œil Tout-Ouïe, car tu ignores encore trop de choses. Ouvre l’œil pour ne point passer ton chemin sans me voir, le jour où tu me croiseras, moi qui t’attends.’ » (Bemmann, 1997 [1983] : 122-123) [20]
Ces apparitions de la nature, qui pourrait presque être considérée comme un personnage à part entière, ont toujours pour but de venir en aide à Lauscher, de le guider sur la voie qui est la sienne, la bonne voie.
Cet univers est habité par la magie et cela passe notamment par les artefacts magiques dont il est très rapidement question, tels que la pierre mystérieuse remise à Lauscher par un vieil homme mourant, ainsi que la flûte du Sanfter Flöter (le Doux Flûtiste). La magie s’exprime aussi par l’apparition de personnages surnaturels, aux pouvoirs étranges, par exemple des sortes de loups-garous, hommes le jour et loups la nuit, ou encore des animaux parlants, comme le crapaud aux yeux dorés que Lauscher rencontre après avoir quitté le domaine de la sorcière Gisa dans le premier tome. Ces différents personnages s’adressent à Lauscher, parfois même au travers de rêves, et lui prodiguent conseils et avertissements : « En dépit de l’obscurité, elle [la pierre] luisait dans la main de Tout-Ouïe et irradiait des nuances colorées qui miroitaient dans les prunelles du crapaud. Longtemps, le batracien resta bouche bée à contempler la pierre scintillante. ’Et c’est cette merveille que tu voulais échanger à la dame de Barleboog contre une breloque froide et bleue, idiot ? demanda-t-il finalement. Je croyais avoir déjà atteint mon but, fit Tout-Ouïe, penaud. Eh bien, quel impatient tu fais ! […] Ne sais-tu pas que c’est loin d’être tout ?’ » (Bemmann, 1997 [1983] : 37) [21] Pourtant, malgré la quête qu’Arni confie à Lauscher et la présence d’artefacts magiques aux pouvoirs démesurés, les enjeux dans Stein und Flöte ne sont en rien comparables à ceux des cycles classiques de Fantasy médiévale. Il n’existe pas de terrible sorcier maléfique, à la manière d’un Sauron (Tolkien, 1954-1955), d’un Torak (Eddings, 1982-1984) ou d’un Galbatorix (Paolini, 2003-2011), qui menacerait l’équilibre du monde tout entier et laisse présager d’une fin atroce ; on ose à peine imaginer l’horreur que subiraient sorciers et moldus si Voldemort venait à prendre définitivement le pouvoir (Rowling, 1997-2007). Le voyage de Lauscher au contraire, se résume à une dimension bien plus modeste, puisque le jeune héros est seulement en quête de savoir qui il est et de qui il souhaite devenir.
Ces différents aspects de la forme et de la structure du roman de Hans Bemmann en font une œuvre qui se situe à la lisière de la Fantasy médiévale. Comme le souligne l’auteur avec son fameux sous-titre Märchenroman, Stein und Flöte possède également des attributs du conte de fées [22].
On sait aujourd’hui que le conte sert de réservoir d’inspiration pour les auteurs de Fantasy de manière générale. Selon Anne Besson cela s’exprime de deux manières différentes : « Deux voies principales s’ouvrent alors à la fantasy pour ses reprises du conte : soit des réécritures […], soit une référence plus indirecte à la “féérie” » (2007 : 77). Pour illustrer la première catégorie, il suffit de mentionner l’exemple de l’autrice allemande Cornelia Funke et son cycle de romans Reckless (2010-2015 [2010-2016]), retraçant les aventures du jeune Jacob [23], qui trouve un passage vers un monde parallèle dans lequel il rencontre toutes sortes de créatures et objets magiques, faisant pour la plupart référence aux contes des frères Grimm. Le cas de Stein und Flöte correspond plutôt à la deuxième catégorie. S’il n’y a certes aucune référence directe, l’histoire du roman, en plus de rappeler le conte dans son ensemble, présente de nombreux récits enchâssés sous forme de contes. Tous ces contes (l’histoire principale et les récits qui la rythment) ne commencent pas par « il était une fois », mais présentent tout de même les attributs de contes de fée [24] en ce qu’il y est question de Faërie, c’est-à-dire « le royaume ou l’état dans lequel les fées ont leur être » (Tolkien, 2006 [1947] : 144) [25].
On trouve dans Stein und Flöte un certain nombre de créatures enchantées : des animaux parlants, dont le fameux crapaud aux yeux d’or qui guide Lauscher et tente de l’éclairer sur sa quête, mais aussi des êtres métamorphosés, dont par exemple les loups malfaisants de la méchante Gisa, qui deviennent hommes durant le jour pour exploiter et terroriser les sujets de son domaine, ou encore des gens du village de la sorcière Narzia (Narsia), que celle-ci a transformés en chiens de garde. Le héros rencontre également des personnages « type » des contes de fées : les deux sorcières, mais aussi plusieurs figures de sages ou de maîtres, qui le guident dans sa quête, ou encore des créatures merveilleuses telles que des ondines et l’Ondin Vert, sorte de divinité marine. Les artefacts magiques ne sont pas en reste. Il y a évidemment ceux que réclame Narsia, avide de pouvoir, mais également la mystérieuse pierre de Lauscher, qui semble envoyée pour le guider sans que le héros sache pour autant l’utiliser, ou encore la flûte dont il va hériter au tome deux, mais dont il observe l’étrange pouvoir dès le premier tome.
Enfin, tous ces éléments magiques n’effraient et n’inquiètent pas le héros, ils ont leur place dans ce monde de Faërie, ce qui est normalement le cas dans tout conte de fées, mais également dans la Fantasy. L’originalité de Bemmann est cette fois à trouver dans le caractère de cette faërie, qui évoque un merveilleux aux nuances germaniques marquées.
En effet, si le matériau des mythes, légendes et contes représente le réservoir d’inspiration privilégié des auteurs de Fantasy, ce sont les récits germaniques qui ont marqué Bemmann lors de la composition de ce roman. Cette influence se fait sentir non seulement dans les paysages tout autour de Barleboog, qui se trouvent être composés essentiellement de forêts – dans lesquelles le héros passe d’ailleurs le plus clair de son temps (en particulier dans le troisième tome), mais aussi notamment dans les noms de ses personnages, qui à la manière des anciens contes populaires reflètent un aspect important de leur apparence ou de leur personnalité. Ainsi, Lauscher, ou Tout-Ouïe, c’est celui qui écoute, alors que son grand-père, le flûtiste (ou magicien) confirmé, est appelé Sanfter Flöter, Doux Flûtiste, et le père du héros est appelé der Groβer Brüller ce qui signifie littéralement le grand qui hurle [26]. Des traits qui correspondent en effet à leurs personnalités respectives, et cela n’est pas sans rappeler les nombreux contes des frères Grimm, comme par exemple Blanche-Neige, ou Les Trois Fileuses [27]. Ce caractère identificatoire des noms définit l’être des personnages, dans la tradition d’« une poésie distillée par les mots de plusieurs siècles de conteurs » (Windling, 1993 : 4) [28].
De plus, l’histoire de Lauscher est entrecoupée de nombreux contes : certains d’entre eux ont un rapport avec la trame principale (« L’Histoire d’Arni et la Pierre », ou encore « L’histoire d’Ourla » (Bemmann, 1997 [1983] : 47 et 91) et d’autres non (« Le conte du Roi Jovial » et « L’Histoire de Rave et du Meunier Magicien » (Bemmann, 1997 (1983] : 133 et 148) [29]. Ces différents contes, qui sont toujours racontés au héros par les différents personnages qu’il rencontre, permettent d’introduire la notion d’oralité, qui vient accentuer le rapport au folklore, au conte de fées populaire. La référence sous-jacente n’en est que plus évidente : à la manière des frères Grimm de l’époque romantique allemande avec leurs Kinder-und Hausmärchen, Gesammelt durch die Brüder Grimm [30], Lauscher s’aventure et collecte en quelque sorte les nombreuses histoires qui font avancer la sienne propre en se substituant au modèle classique maître-élève et donnent à Stein und Flöte une identité germanique qui font son originalité par rapport aux autres œuvres de Fantasy médiévale.
Ces récits des différents personnages rencontrés par le héros le guident vers une meilleure connaissance de sa pierre et de l’homme qui la lui a léguée. C’est la même chose pour le deuxième personnage principal du premier tome, Barlo, un jeune homme muet dont le royaume a été volé par la sorcière Gisa et qui s’est vu forcé de le fuir pour survivre. Son parcours est, lui aussi, parsemé d’histoires qui retracent des événements passés et l’histoire plus ancienne de sa famille. Ces contes guident Barlo vers une solution pour récupérer son dû et sauver ses sujets. Lauscher l’accompagne dans cette quête tout au long du premier tome car c’est par sa faute que Barlo est devenu muet : accusé injustement de vol, Lauscher le juge pourtant coupable et, pour le punir, lui fait couper la langue.
Or, les contes ont un sens identitaire profond, notamment dans les pays de langue allemande depuis la période romantique et en particulier depuis la contribution au genre des frères Grimm. Les célèbres frères ont innové en proposant un recueil de contes non pas imaginés par leurs soins, mais collectés auprès du peuple [31]. Eux-mêmes considéraient ces récits comme autant de fragments du passé germanique perdu, redécouverts grâce à eux. Avec la publication de ce recueil, ils ont affirmé vouloir rendre aux Allemands une partie de leur passé, de leur identité profonde. On retrouve chez Bemmann cette notion de conte ayant un sens identitaire fort de « Volksmärchen ». Tous les contes transmettent soit un fragment de l’histoire d’un peuple, soit un fragment de l’histoire d’un personnage important pour la quête de Barlo et Lauscher. Ainsi, dans « L’Histoire d’Agla et de l’Ondin Vert » (Bemmann, 1997 [1983] : 157), le lecteur apprend pourquoi et comment, chez les gens du lac, une jeune fille est sacrifiée chaque année à l’Ondin Vert en échange d’une pêche prospère. Et dans « L’histoire de Barlo l’Ancien et de son Fils Frédébar » (Bemmann, 1997 [1983] : 199) [32], on en apprend plus sur les origines de Barlo et la manière dont le trône de sa famille fut perdu au profit de la sorcière Gisa.
De plus, ces différents contes sont toujours racontés et transmis de manière orale par des gens du peuple et ont toujours un lien avec le lieu dans lequel ils sont racontés, puisque l’histoire des gens du lac est racontée par des gens du lac, sur les rives du lac, et celle concernant les origines de Barlo lui est racontée par des amis de sa famille, victimes du règne malfaisant de la sorcière, dans son domaine usurpé. À la notion de conte est donc nécessairement associée celle d’ancrage dans le paysage et la société, l’idée d’un enracinement local et donc d’une identité populaire.
Le conte a donc un rapport profond avec l’identité et la connaissance de soi, que ce soit celle d’un peuple ou bien celle d’un individu. Ainsi, n’est-il pas étonnant de constater que le conte partage d’une certaine manière cet attribut avec ses cousines, les littératures de l’imaginaire en général et la Fantasy en particulier. C’est en tout cas ce qu’affirme Charlotte Bousquet (2007 : 199) :
« Les contes, en particulier, se déroulent selon des schèmes archaïques et typiques d’arrachement à un univers rassurant, d’aventures semées d’épreuves, de doute et de victoire, enfin, sur le mal comme sur soi-même. […]
Les romans de Fantasy, quel que soit leur pays d’origine, présentent souvent ces mêmes codes, ces mêmes archétypes. S’ils ont pour vocation de faire rêver, voyager le lecteur dans des contrées imaginaires et fabuleuses, ils peuvent également être perçus comme des allégories du cycle de la vie humaine et de l’accession à l’âge adulte. »
Dans la Fantasy médiévale, les exemples de voyages ou de quêtes initiatiques voire identitaires sont légion : suite à certains événements inhabituels, un jeune héros se trouve projeté dans un univers dont il ne connaît rien, univers qu’il va devoir apprendre à maîtriser en même temps que le lecteur le découvre. Kathryn Hume (1982 : 19) faisait déjà référence à la récurrence de la quête dans ses travaux sur le médiéval fantastique, Viviane Bergue (2013) y a même consacré une thèse, qui s’intéresse principalement à la quête dans le sous-genre de la high fantasy (Fantasy épique aux accents médiévalisants) et s’appuie notamment sur l’exemple du célèbre Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien. La quête de Barlo tout au long du premier tome, mais surtout celle de Lauscher, qui s’étend sur les trois volumes, peuvent être considérées comme des quêtes identitaires et initiatiques.
Pour Barlo, le cas est un peu spécial puisque le personnage est muet. Lui-même connaît au moins en partie son histoire et celle de son domaine, mais Lauscher ainsi que le lecteur ne la connaissent pas et, petit à petit, alors que Barlo enquête pour trouver le meilleur moyen de récupérer son dû, le lecteur et Lauscher, en parallèle, apprennent sa situation par le biais des histoires que les différents personnages racontent aux deux héros. Tout au long de leur aventure, Barlo apprend à maîtriser le pouvoir de la flûte remise par le Doux Flûtiste et ainsi à s’exprimer aussi bien avec elle que s’il pouvait parler, mais aussi à devenir le seigneur qu’il aurait toujours dû être et qu’il redevient à la fin du premier tome.
Le cas de Lauscher est un peu différent, mais encore plus manifeste. Dès la première page du roman, le lecteur assiste à la naissance du personnage principal de l’œuvre qu’il suivra jusqu’à sa mort. Le héros décide de quitter le foyer de ses parents à la suite d’un conflit familial. Le garçon est trop différent de son père (l’un est discret et effacé, l’autre bruyant et décidé), c’est ce qui décide Lauscher à partir à la rencontre de son grand-père, qui lui ressemblerait plus, pour en apprendre plus sur lui-même et pour se construire.
Ainsi, Stein und Flöte se place-t-il en quelque sorte en œuvre hybride entre le genre de la Fantasy médiévale et celui du conte de fées, qui partagent tous deux le schéma de la quête initiatique. Ici toutefois, il ne s’agit guère d’aller d’épreuves en épreuves, ou d’affronter un terrible Mal, mais plutôt de voir le personnage évoluer et grandir, même si cela n’exclut pas de rencontrer un certain nombre de difficultés.
Lauscher possède nous l’avons vu, la qualité de savoir écouter. Mais il est très jeune et comme tout héros de conte de fées et de Fantasy, il voit son parcours semé d’embûches. Contrairement aux autres néanmoins, il commet de nombreuses erreurs, se trompant de voie à plusieurs reprises, persuadé que sa quête est celle de l’amour ou du pouvoir, plutôt que de se laisser guider par son destin, ainsi que les personnages qu’il rencontre ne cessent de le lui conseiller. L’originalité de ce personnage réside donc dans sa faiblesse face aux tentations et aux vices, ce qui ne semble pas être la règle comme le souligne K. Hume (1982 : 17) : « en général, les héros médiévaux et leurs successeurs peuvent être résumés en un mot : “chevaleresques” » [33].
Dès le début du premier tome, Lauscher rencontre Gisa et se laisse séduire : « elle l’enveloppa d’un regard si envoûtant que Tout-Ouïe se sentit comme frappé d’amnésie » (Bemmann, 1997 [1983] : 18) [34]. Il la suit dans son château, où elle semble lui promettre qu’il deviendra son compagnon, mais le pousse à abandonner sa fameuse pierre, et à commettre des actes irréparables. C’est lui qui donne l’ordre de couper la langue d’un jeune palefrenier (Barlo) pour une faute que ce dernier n’a pas commise. De la même façon dans le deuxième tome, Lauscher, persuadé d’avoir trouvé la femme de sa vie, se laisse mener par le bout du nez pas la jeune Narsia, dont l’unique but est de se servir de lui. Une fois ses objectifs atteints, elle le transforme en faune et le force ainsi à vivre reclus au milieu de chèvres pendant plusieurs années.
Les personnages des grands cycles ou séries de Fantasy médiévale ne font pas ce genre d’erreurs ; lors du Conseil d’Elrond à Fondcombe (Tolkien, 1954-55), Frodon propose d’être celui qui mènera l’anneau jusqu’au Mordor pour le détruire, malgré les difficultés insurmontables qui s’annoncent et, malgré les nombreuses tentations, il ne se laisse jamais détourner de son but par la suite. De même, Pug prend toujours les bonnes et nobles décisions, celle de sauver la princesse Carline ou encore de faire partie de la délégation qui part avertir le Seigneur de l’Ouest des dangers qui menacent Midkemia (Feist, 1998-1999 [1982]). Si Lauscher, au contraire, s’égare ainsi de nombreuses fois, faisant systématiquement les mauvais choix, c’est aussi ce qui le rend original et surtout beaucoup plus humain que la plupart des personnages de Fantasy médiévale ou de contes de fées.
Lauscher apprend également à maîtriser la magie de son univers, invitant le lecteur à l’accompagner dans sa découverte, comme c’est très généralement le cas dans le domaine des histoires médiévales fantastique :
« Quoi de plus approprié en effet, pour faire découvrir un système magique cohérent en même temps qu’un personnage récurrent, que de choisir un enfant ou une toute jeune personne, à l’heure où il ou elle découvre son talent ou son don, grâce à un ou des maîtres qui lui font découvrir les finesses et les dangers ? » (Besson, 2007 : 169)
En effet, dans le premier tome le point de vue du lecteur épouse celui de Lauscher, observateur(s), pendant qu’un autre personnage utilise ses pouvoirs, à savoir le Doux Flûtiste ou Barlo. Dans le deuxième tome, Lauscher expérimente lui-même cette magie, puisqu’il hérite de la flûte de son grand-père. Enfin, dans le troisième et dernier tome, Lauscher devient lui-même un maître accompli de son art. Et cet art, quel est-il ? Celui de contrôler les mouvements des autres personnages à l’aide de mélodies jouées sur une flûte. Les mélodies ont le pouvoir d’exercer une contrainte physique sur ceux qui les entendent et même d’agir sur leurs pensées. Dans le monde de Stein und Flöte, seuls le Doux Flûtiste, Barlo et Lauscher semblent capables de tels pouvoirs, même s’il existe visiblement d’autres formes de magie, rares elles aussi, notamment grâce à des artefacts.
Cette fois, l’originalité de Bemmann réside en ce que l’usage de la magie soulève la question des implications d’un tel pouvoir (Besson, 2007 : 166-170). Là où la plupart des cycles et séries de Fantasy médiévale proposent seulement une opposition assez binaire entre le Bien du côté des héros, et le Mal, du côté des ennemis et personnages malfaisants, Stein und Flöte interroge les conséquences de la maîtrise d’un grand pouvoir. Lauscher abuse à différentes reprises de ses capacités pour satisfaire les plans des sorcières maléfiques, Gisa puis Narsia, en échange de leur amour, ou encore tout simplement pour se sentir puissant. Par exemple, lors d’un de ses arrêts dans une ville, il découvre comment il peut jouer avec les corps des enfants et l’euphorie de cette découverte le fait aller trop loin :
« Il pinça avec douceur les joues [du] rejeton [de la femme] et fit repartir son cheval. Ce bambin racontera à ses petits-enfants comment, un beau jour, le Puissant Flûtiste lui a pincé les joues, songea-t-il avec satisfaction comme il continuait son chemin en sifflotant.
Quelques gamins s’arrachèrent à leur mère pour le suivre […]
Tout-Ouïe ralentit l’allure de son cheval, sans cesser de jouer, et laissa les enfants sautiller devant lui. Il les voyait pirouetter en mesure telles des marionnettes, obéir à sa volonté […] Il entendait leurs rires et leurs cris perçants, tirait de son instrument des cabrioles et des variations sans cesse plus endiablées, stimulé par les cris et par son propre jeu.
Et les marionnettes dansaient à corps perdu. Chacun de leurs mouvements se conformait à ses désirs » (Bemmann, 1998 [1983] : 96-97) [35]
Dans ce passage le héros est fasciné de constater l’étendue de ses pouvoirs. Ce n’est qu’une fois l’euphorie passée qu’il se rend compte des conséquences de ses actes :
« Mais à cet instant il s’aperçut que, depuis qu’il avait cessé de jouer, les enfants s’étaient mis à tituber ; certains s’effondraient et gisaient immobiles. […] Les quelques rares à se tenir encore debout le dévisageaient avec des yeux vides, où Tout-Ouïe crut lire de la répulsion, oui, de la peur même. » (Bemmann, 1998 [1983] : 98) [36].
Si l’auteur souligne ainsi les dangers du pouvoir, Lauscher reste davantage préoccupé par l’idée et l’importance de se faire un nom, de devenir quelqu’un d’important, plutôt que par celle d’agir pour le bien (le sien et celui des autres). Il est d’ailleurs très satisfait de son nouveau surnom de « Gewaltiger Flöter » qui signifie en français « Flûtiste Puissant », qui inclut une notion de danger. Ce passage n’est pas sans rappeler le conte de Der Rattenfänger von Hammeln (Joueur de flûte de Hamelin) [37], dans lequel le joueur de flûte n’exerce pas non plus son pouvoir pour venir en aide aux innocents, et suggère le danger des pouvoirs dévoyés à des fins de manipulation d’autrui [38].
La Pierre et la Flûte s’inscrit donc bien dans la double filiation de la Fantasy médiévale et du conte de fées, tout en conservant une originalité propre. L’œuvre fait le récit, nous l’avons vu, des aventures de Lauscher, qui après avoir reçu sa pierre entreprend une quête sans réellement savoir ni comprendre son objectif. L’originalité de Bemmann avec ce roman, réside en ce que cette quête n’a pas la dimension apocalyptique de la plupart des cycles relevant du genre, dont les héros doivent sauver le monde, dans la tradition du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, où Frodon doit à tout prix détruire l’anneau unique pour libérer tous les peuples de la Terre du Milieu de l’emprise de Sauron. La quête du roman dans Stein und Flöte se limite à une portée individuelle, centrée sur le personnage de Lauscher, et toute l’histoire tourne autour de son bonheur, de son identité, de ce qu’il souhaite ou doit atteindre. L’intérêt est bien moins de découvrir un autre monde, peuplé de magie et de créatures étranges, que d’accompagner ce personnage dans son apprentissage et son évolution, qui se font grâce aux nombreux contes qui viennent enrichir celui que le lecteur découvre. Et c’est justement cette quête d’un personnage plus humain que l’on retrouve dans des œuvres plus récentes, conférant à Stein und Flöte un rôle précurseur dans la Fantasy médiévale.
D’autre part, en donnant une telle place au conte dans son œuvre, Bemmann lui confère un caractère germanique marqué. S’il ne fait pas ouvertement référence aux contes des frères Grimm, l’influence du romantisme allemand n’en reste pas moins clairement lisible et place encore une fois Stein und Flöte en précurseur d’une veine de la Fantasy de plus en plus populaire aujourd’hui : nous avons déjà évoqué l’œuvre de Cornelia Funke (2010-2015), nous pouvons également citer les travaux de Kai Meyer, et son projet « Nibelungen » [39] ou encore Wolfgang Hohlbein, qui travaille les légendes et le folklore germanique dans nombre de ses romans. Dans le monde anglophone également, la matière germanique connaît un succès grandissant, ainsi que nous le prouvent plusieurs succès récents du petit et du grand écran : le film The Brothers Grimm (2005) des studios Dimension Films et Metro-Goldwyn-Mayer, la comédie musicale Into the Woods (2014) de Disney, la série télévisée Grimm (2011-2017) de la NBC, ou encore la série Once Upon a Time (2011-2018) de la ABC. Autant d’exemples qui promettent un bel avenir aux contes et légendes germaniques dans la Fantasy à venir.
Bemmann Hans (1983), Stein und Flöte und das ist noch nicht alles : ein Märchen-Roman, Stuttgart, Weitbrecht (rééditions multiples : 1984, Europ. Bildungsgemeinschaft ; 1995, Goldmann ; 1997, Weitbrecht ; 2000, Goldmann ; 2003, Piper ; 2011, Piper).
Bemmann Hans (2009 [1983]), La pierre et la flûte [1997-1998], 3 t., Nantes, Atalante.
Eddings David (1990-1992 [1982-1984]) La Belgariade, 5 t., Paris, Presses Pocket.
Ende Michael (1984 [1979]), L’Histoire sans Fin, Paris, Stock.
Feist Raymond E. (1998-1999 [1982]), L’apprenti Magicien, Milamber le Mage, 2 t., Paris, Florent Massot.
Funke Cornelia (2010-2015), Reckless, 3 t., Hambourg, Cecilie Dressler Verlag.
Hobb Robin (1998-2000 [1995-1997]), L’Assassin Royal, 6 t., Paris, Pygmalion.
Martin George R.R (1998-2013 [1996-2011]), Le Trône de Fer, 5 t., Paris, Pygmalion.
Paolini Christopher (2004-2012 [2003-2011]), L’Héritage, 4 t., Paris, Bayard Jeunesse.
Rowling Joane K. (1998-2007 [1997-2007]), Harry Potter, 7 t., Paris, Gallimard Jeunesse.
Tolkien J.R.R. (1972-1973 [1954-1955]), Le Seigneur des Anneaux, 3 t., Paris, Christian Bourgois.
Baudou Jacques (2005), La Fantasy, Paris, Presses universitaires de France.
Bergue Viviane (2013), La quête : mythe central de la fantasy, thèse de doctorat en Lettres modernes, Université de Toulouse 2.
Besson Anne (2007), La Fantasy, Paris, Klincksieck.
Besson Anne (2009), « Extension du domaine ludique », dans Le Moyen Âge en jeu, Séverine Abiker, Anne Besson, Florence Plet-Nicolas (dir.), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, pp. 15-25.
Besson Anne (2010), « Usurper la médiévité », dans Fantasmagories du Moyen Âge. Entre médiéval et moyenâgeux, Elodie Burle-Errecade, Valérie Naudet (dir.), Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, pp. 27-35.
Besson Anne (2011), « La carte maîtresse d’un jeu gagnant : l’imaginaire cartographique dans la fantasy jeunesse contemporaine », Cahiers Robinson, 28, pp. 105-116.
Bousquet Charlotte (2007), « Monstres et métamorphoses : la quête de soi dans la Fantasy française contemporaine », dans Actes du colloque du CRELID – Fantasy : le merveilleux médiéval aujourd’hui, Anne Besson, Myriam Le Goff (dir.), Paris, Bragelonne, pp. 199-208.
Campbell Joseph (2008 [1949]), The hero with a thousand faces, Novato, New World Library.
Drout Michael D.C. (2004), « The Problem of Transformation : The Use of Medieval Sources in Fantasy Literature », Literature Compass, 1, pp. 1-22.
Honegger Thomas (2010), « (Heroic) Fantasy and the Middle Ages - Strange Bedfellows or an Ideal Cast ? », dans Médiévalisme : modernité du Moyen Âge, Vincent Ferré (dir.), Paris, L’Harmattan, pp. 61-71.
Hume Kathryn (1982), « Medieval Romance and Science Fiction : Anatomy of a Resemblance », Journal of Popular Culture, 16 (1), pp. 15-26.
Lévi-Strauss Claude (1973 [1955]), « La structure des mythes », dans Anthropologie structurale, Paris, Plon.
Lüthi Max (2005 [1947]), Das europäiche Volksmärchen, Tübingen, A. Francke Verlag UTB.
Muller-Thoma Laura (2014), Le médiévalisme dans Stein und Flöte de Hans Bemmann, Mémoire en études germaniques, Université de Strasbourg.
Pettersson Anders (2003), « Traditional Genres, Communicational Genres, Classificatory Genres… », dans Genres and Their Problems : Theoretical and Historical Perspectives, Beata Agrell, Ingela Nilsson (dir.), Göteborg, Bokförlaget Daidalos AB.
Rider Jeff (2010), « L’utilité du Moyen Âge », dans Médiévalisme : modernité du Moyen Âge, Vincent Ferré (dir.), Paris, Harmattan, pp. 35-45.
Rochebouet Anne, Salamon Anne (2008), « Les réminiscences médiévales dans la fantasy : un mirage des sources ? », Cahiers de recherches médiévales, 16, pp. 319-346.
Simek Rudolf (2005), Mittelerde – Tolkien und die germanische Mythologie, Munich, C. H. Beck.
Thymm Marshall B., Boyer Robert H., Zahorski Kenneth J. (1979), Fantasy literature : a core collection and reference guide, Londres, R.R. Bowker company.
Tolkien John R.R. (2006 [1947]), « Du conte de fées », dans Monstres et critiques et autres essais, Christopher Tolkien (éd.), Paris, Christian Bourgeois.
Windling Terry, Datlow Ellen (éd.) (1993), Snow White, Blood Red, New-York, Avon Books.
Young Helen (2010), « Approaches to Medievalism : A Consideration of Taxonomy and Methodology through Fantasy Fiction », Parergon, 27 (1), pp. 163-179.
[1] En français : La Pierre et la Flûte, et ce n’est pas tout ; un conte et roman (l’édition française ne propose que le premier titre. Traduit par l’auteur).
[2] Nous remercions la fille de l’auteur, Mme Hildegund Bemmann, de nous avoir fourni ces informations lors d’un entretien téléphonique le 31 mars 2014.
[3] Traduit vers l’anglais (1988), le néerlandais (1989), le danois (1989-1990), le cingalais (1994), l’italien (1995), le japonais (1997), le français (1997-1998), le coréen (1999), le slovène (2004) et le tchèque (2006).
[4] A notre connaissance, seuls deux auteurs s’intéressent à l’œuvre : Jacques Baudou la décrit succinctement dans son chapitre « Fantasy en Allemagne » dans La Fantasy, Que sais-je ? (2005 : 87), et Laura Muller-Thoma lui consacre un mémoire de recherche intitulé Le médiévalisme dans Stein und Flöte de Hans Bemmann (2014).
[5] C’est à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt que Tolkien commence véritablement à être lu en Allemagne et que paraissent les premiers grands titres de Fantasy allemande, dont le plus célèbre est probablement L’Histoire sans Fin de Michael Ende (1984 [1979]).
[6] Populaire en Allemagne en particulier à partir des années 1970 (première traduction allemande 1969-1970, par Margareth Carroux, éditeur Klett Cotta).
[7] D’après le témoignage de Mme Hildegund Bemmann, cf. note 1. Elle explique avoir retrouvé des ouvrages de Tolkien dans sa bibliothèque. Elle affirme qu’il l’appréciait énormément, ou en tout cas jusqu’à un certain point. Ce qui le gênait en effet chez Tolkien était cette omniprésence de la guerre, dont lui-même gardait un souvenir effroyable.
[8] Nous choisissons ici d’employer ce terme plutôt que celui d’usage : « médiéval fantastique », ce dernier étant quelque peu daté, ne prenant pas en compte l’acception du terme de « fantasy » dans la langue française et étant habituellement plutôt réservé au domaine du jeu de rôle et vidéo.
[9] Traduit par l’auteur. « Medieval material is so common in fantasy fiction as to be a cliché, and its presence is one of the defining features of the genre. »
[10] Kathryn Hume utilise ce terme pour faire référence au concept développé par Joseph Campbell dans son ouvrage The hero with a thousand faces (1949 [2008]), mais on pourrait également employer le terme de « mythèmes » qu’utilise Claude Lévi-Strauss pour ce même phénomène, notamment dans « La structure des mythes » (1958).
[11] « While taxonomies can be useful in that they draw attention to the differences in how works of contemporary fantasy encounter, or avoid, the Middle Ages, they are also problematic because they tend towards oversimplification by not allowing the possibility that an individual text may engage with the medieval in multiple ways. Popular fantasy, moreover, utilizes ideas about the Middle Ages that demonstrably have more to do with the medievalism of, for example, the Victorian era, than they do with medieval realities, texts, or facts. », traduit par l’auteur.
[12] Tolkien a conçu son roman comme une unité, et l’a d’ailleurs composé 6 mouvements et non pas 3, toujours visibles aujourd’hui : The Ring Sets Out, The Ring Goes South, The Treason of Isengard, The Ring Goes East, The War of the Ring, The End of the Third Age. Chacun des trois tomes que nous connaissons contient deux des six livres originellement prévus par l’auteur.
[13] « […] indispensable carte […] toujours inspirée du Seigneur des anneaux. » (Besson, 2007 : 147). Pour ne nommer que quelques exemples parmi les plus connus : Robin Hobb propose une carte des Six Duchés dès les premières pages de l’Assassin Royal, et l’on en trouve également une au début de chaque tome du Trône de Fer de George R.R. Martin.
[14] On trouve à la fin du Seigneur des Anneaux des précisions sur les lignées de rois de différentes régions et races, des arbres généalogiques, une chronologie détaillée des événements de l’histoire et d’événements antérieurs et postérieurs à l’histoire, des calendriers, des guides de prononciation, des précisions sur les différentes langues, ainsi que différentes cartes.
[15] Chez Tad Williams, en plus de la carte dans les premières pages, on trouve en fin de volume un glossaire des noms et noms propres, ainsi qu’un guide de prononciation. Chez Robert Jordan de la même façon, une carte est placée en début d’ouvrage et un glossaire à la fin.
[16] À titre d’exemple, les deux derniers tomes parus du Trône de Fer de G.R.R. Martin (2005 et 2011) comprennent toujours plusieurs cartes et un répertoire des personnages.
[17] C’est le cas notamment du domaine de Barleboog, dont la souveraine explique « aussi loin que la vue porte, tout m’appartient » (Bemmann, 1997 : 18).
[18] Dans le chapitre deux, la ville de « Schwanstein » du monde miroir est décrite comme ressemblant aux images que l’on peut trouver sur les boîtes de pain d’épice. Il est précisé juste après que depuis quelques années des lignes de chemin de fer et des cheminées d’usines viennent chambouler ce paysage idyllique (Funke, 2010 : 15-16).
[19] « Nur zu der Eberesche hin klaffte noch eine Lücke, als scheue das verkrümmte Gelichter deren Nähe » (Bemmann, 1983 : 331).
[20] « Lauscher ging langsam weiter auf dem Dammweg […] und hörte das Eis unter seinen Schritten knirschen. Oder waren da noch andere Schritte ? Er wagte nicht, die Augen vom Boden zu heben […] Er hörte die anderen Schritte und hörte eine Stimme, die Stimme einer Frau. […] “Meinst du Lauscher”, sagte die Stimme, “dieser Weg sei ohne Ziel ? […] Wer den Stein trägt,” sprach die Stimme weiter, “der hat das Ziel, auch wenn er es noch nicht kennt. Halte die Augen offen, Lauscher, denn was du weißt, ist noch lange nicht alles. Halte die Augen offen, damit du nicht an mir vorbeigehst, wenn ich am Wege stehe und auf dich warte.” » (Bemmann, 1983 : 103-104).
[21] « Obwohl es Nacht war, leuchtete der Stein in Lauschers Hand und zeigte sein Farben spiel, das sich in den Augen der Kröte spiegelte. Lange schaute sie voller Bewunderung auf den strahlenden Augenstein. “Und das wolltest du gegen das kalte blaue Ding der Herrin von Barleboog eintauschen, du Dummkopf ?” sagte sie schließlich. / “Ich dachte, ich wäre schon am Ziel,” sagte Lauscher kleinlaut. / “Was bist du doch für ein ungeduldiger Bursche ! […] Weißt du nicht, daß dies noch lange nicht alles ist ?” » (Bemmann, 1983 : 30).
[22] Terme que nous choisissons d’emprunter à Tolkien qui le définit ainsi dans son essai « On Fairy Stories » [« Du conte de fées »] : « un “conte de fées” est un conte qui aborde la Faërie ou y recourt, quel qu’en puisse être l’objet principal : satire, aventure, moralité ou imagination [a ‘fairy story’ is one which touches us on or uses Faërie, whatever its main purpose may be : satire, adventure, morality, fantasy] » (2006 [1947] : 145).
[23] Cornelia Funke a nommé ses personnages Jacob et Will, en référence aux frères Grimm.
[24] Ce que recherchait d’ailleurs l’auteur.
[25] « the realm or state in which fairies have their being » (Tolkien, 1983 [1947] : 113).
[26] Grand Hurleur dans la traduction française.
[27] Respectivement : Schneewittchen et Die drei Spinnerinnen.
[28] Traduit par l’auteur. « a poetry distilled from the words of centuries of storytellers […] ».
[29] Respectivement : « Die Geschichte von Arni mit dem Stein », « Die Geschichte von Urla », « Das Märchen vom fröhlichen König » et « Die Geschichte von Rübe und dem Zaubermüller » (Bemmann, 2003 [1983] : 39, 76, 112 et 126).
[30] En français : Contes de l’Enfance et du Foyer, collectés par les frères Grimm.
[31] Au moins en théorie, puisque John Ellis met à jour la supercherie dans son ouvrage : One Fairy Story too Many, The Brothers Grimm and Their Tales, Chicago : University Press, 1983.
[32] Respectivement « Die Geschichte von Schön Agla und dem Grünen » et « Die Geschichte vom alten Barlo und seinem Sohn Fredebar » (Bemmann, 1983 : 133 et 170).
[33] Traduit par l’auteur. « […] in general, medieval heroes and their successors can be summed up in a word as “chivalrous” ».
[34] « […] blickte sie ihn wieder mit ihren zwingenden Augen an, die Lauscher alles vergessen ließen, was vorher gewesen war. » (Bemmann, 1983 : 15).
[35] « Er kniff das Kind der Frau freundlich in die Wange und ließ sein Pferd weitertraben. Davon wird dieser Knabe noch einmal seinen Enkeln erzählen, daß ihn der Gewaltige Flöter in die Wange gekniffen hat, dachte er vergnügt, während er pfeifend durch die Straßen ritt. Ein paar Kinder rissen sich von ihren Müttern los und begannen ihm nachzulaufen […] Lauscher hielt sein Pferd zurück, flötete immer weiter und ließ die Kinder vor sich hertanzen. Er sah, wie sie sich nach den Tönen seiner Melodie, wie sie sich nach seinem Willen wie Marionetten bewegten […] er hörte ihr schrilles Jauchzen und Lachen, entlockte seiner Flöter immer wildere Läufe und Sprünge, berauscht vom Geschrei der Kinder und vom seinen eigenen Spiel, und ließ die Puppen tanzen. Jede Bewegung ihrer kleinen Körper entsprang seinem Willen. » (Bemmann, 2003 [1983] : 288-289).
[36] « Aber er sah zugleich, daß die Kinder, sobald sein Spiel verstummt war, hilflos über die Wiese taumelten, viele brachen zusammen und blieben reglos liegen […] Die wenigen Kinder, die sich noch schwankend auf den Beinen hielten, starrten ihn aus stumpfen Augen an, und Lauscher meinte in ihren Blicken sogar Abwehr, ja Angst zu erkennen. » (Bemmann, 2003 [1983] : 290)
[37] Collecté par les frères Grimm, 1816-1818. Le conte est également repris par Achim von Arnim qui en fait un poème en 1979.
[38] Et fait peut-être référence notamment aux propagandes du IIIe Reich.
[39] Dans les années quatre-vingt-dix, Kai Meyer constate à quel point la matière germanique est peu exploitée en fantasy, et propose à divers auteurs d’allemand d’y remédier ensemble, en proposant tous une ou plusieurs fictions venant compléter la légende des Nibelungen telle qu’on la connaît déjà. Interview sur la page (consultée le 20.05.2018) : http://www.fantasy-news.com/2011/04/24/kurz-interview-mit-kai-meyer-zu-den-nibelungen/ ).
Muller-Thoma Laura, « Stein und Flöte : entre conte de fées et Fantasy médiévale », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 26. Le médiévalisme. Images et représentations du Moyen Âge, juin 2018 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Stein-und-Flote-entre-conte-de (Consulté le 21 novembre 2024).