Jacques Sapir, Frank Stora et Loïc Mahé (dir.), 1940 Et si la France avait continué la guerre… Essai d’alternative historique, Paris, Tallandier, 2010.
Il y a soixante-dix ans, en mai-juin 1940, la France subissait la plus sévère défaite militaire de toute son histoire face aux armées allemandes et, accessoirement, italiennes. Il s’ensuivra un humiliant armistice, l’établissement d’un régime dominé par des éléments de la droite extrême et de l’extrême droite à tendance fascisante, qui se compromettra dans une collaboration de plus en plus active avec le régime nazi, y compris dans ses oeuvres génocidaires, la France ne devant de recouvrer son honneur et son indépendance qu’à l’action des différents mouvements de la Résistance à l’intérieur et à la participation des Forces françaises libres aux côtés de leurs alliés anglo-saxons et soviétiques à l’extérieur. Le traumatisme de cette défaite militaire et de ses lourdes conséquences politiques pèsera des décennies durant sur la vie nationale ; et on en repère la trace encore aujourd’hui.
En témoigne la floraison d’ouvrages de tous types paraissant à l’occasion de cet anniversaire. Parmi eux se singularise manifestement celui qui fait l’objet de la présente note. Son originalité tient tout entière dans la nature même de l’entreprise : ni analyse historique classique ni œuvre d’histoire-fiction (au sens où l’on parle ordinairement de science-fiction ou de politique-fiction), elle relève pourtant de l’une et de l’autre à la fois. A la première, cet ouvrage emprunte la ferme volonté de s’en tenir à l’ensemble des données disponibles sur l’état du rapport de forces entre les différents acteurs et sur son évolution jusqu’à un point donné ; à ce point, une divergence est introduite par rapport au devenir historique effectif et l’on conçoit à partir de là une « histoire alternative » ou une uchronie, l’uchronie étant au temps ce que l’utopie est à l’espace. En somme, il s’agit d’imaginer ce qui ce serait passé si… si, en l’occurrence, en dépit du fait que la bataille en France était manifestement perdue début juin 1940, les gouvernants français de l’époque n’avaient pas renoncé au combat mais avaient au contraire décidé de le poursuivre en se repliant et en repliant le maximum des forces militaires en Afrique du Nord. Mais, et c’est en cela qu’elle diffère profondément de l’histoire-fiction, « l’histoire alternative » s’astreint à la stricte contrainte du réalisme, le scénario déployé devant toujours tenir compte et se justifier au regard de ce que l’on sait avoir été l’ensemble des éléments de la réalité historique effective : contraintes géopolitiques, états de force en présence, stratégies et psychologies des acteurs, etc.
Ce genre, relativement courant au sein du monde anglo-saxon, est encore très peu pratiqué en France, dont la tradition historienne reste plus marquée qu’elle ne veut l’avouer par son héritage positiviste. Il n’est évidemment pas étranger aux jeux de stratégies auxquels il emprunte nombre d’éléments et auxquels le développement de l’informatique et plus encore de l’Internet a ouvert de nouveaux horizons. L’ouvrage en question – est c’est là sa seconde originalité – est d’ailleurs né d’un forum de discussion, constitué à l’automne 2004 autour de la question des conditions politiques et militaires de la poursuite de la guerre par la France en 1940, qui a très rapidement réuni le concours de dizaines, puis de centaines et maintenant de milliers de participants, de multiples nationalités différentes [1]. Le présent ouvrage reprend, sous la forme d’une analyse historique classique, la synthèse de leurs apports, ordonnées en un scénario cohérent. Une préface d’une quinzaine de pages, rédigée par Jacques Sapir, en expose les principes méthodologiques.
Dans les limites du genre, le résultat est tout à fait convaincant. La guerre étant d’abord, selon la fameuse formule de Clausewitz, « la continuation de la politique par d’autres moyens », le point de divergence du scénario exposé se devait d’être un acte politique. En l’occurrence, on imagine que, au sein du gouvernement dirigé par Paul Raynaud, les éléments favorables à la poursuite de la guerre (Reynaud lui-même, Mandel, un certain colonel de Gaulle promu général à titre temporaire, etc.) prennent le pas sur les éléments défaitistes et capitulards (Pétain en tête, Chautemps, Prouvost, Ybarnegaray, etc.) et décident d’organiser le « grand déménagement » de la France combattante en Afrique du Nord. La condition en aurait été l’organisation d’une bataille destinée à retarder autant que possible l’arrivée des Allemands et de leurs alliés italiens dans les ports de l’Atlantique et de la Méditerranée ; et l’ouvrage de montrer que cela aurait été militairement possible, du fait tant des multiples obstacles naturels qu’oppose la géographie française (les fleuves et rivières notamment) à l’invasion du pays, de la quantité et de la qualité des forces armées françaises encore en état de combattre (dont une partie aurait évidemment été délibérément sacrifiée) que de l’allongement considérable des lignes de communication et de ravitaillement de l’armée allemande au fur et à mesure où elle aurait continué à s’enfoncer dans le territoire français.
Non moins crédible apparaît la seconde partie du scénario couvrant l’année 1940 qui aurait vu les forces anglo-françaises (celles stationnées en Afrique du Nord du côté français) se rendre facilement maîtresses de la Libye italienne ainsi que de la Sardaigne, notamment du fait de leur écrasante supériorité navale et aérienne en Méditerranée face aux seules forces italiennes. Si bien que l’année 1940 se serait achevée sur une situation où l’Axe germano-italien aurait été contraint d’envisager de faire d’une contre-offensive en Méditerranée sa priorité pour l’année suivante.
Tout l’intérêt de l’exercice est bien de montrer que la réalité historique effective n’a été qu’un possible parmi d’autres, qu’elle n’avait rien d’inéluctable et qu’une (voire plusieurs) autre voie aurait pu être suivie. Ce qui ne fait que souligner l’ampleur des responsabilités politiques et morales de ceux qui, à ce moment-là, ont choisi la voie de la défaite et non pas celle de la poursuite du combat. D’un point de vue méthodologique, de pareils essais d’uchronie mettent en évidence la puissance heuristique d’une opération que Henri Lefebvre, par analogie et opposition à la déduction et à l’induction, avait nommé « la transduction », (ou « démarche analytico-régressive ») consistant à partir du possible pour explorer l’actuel (l’accompli, le réalisé) [2]. Une démarche encore trop peu utilisée en sciences sociales, notamment parce que ces dernières n’intègrent pas suffisamment la catégorie du possible parmi leurs catégories de base. En histoire, cette démarche conduit à concevoir que ce qui s’est effectivement passé aurait très bien pu ne pas se passer, qu’autre chose aurait pu avoir lieu, que le réel n’est en somme qu’un possible parmi d’autres possibles, ni le seul, ni même le plus probable, ni souvent le meilleur non plus. En somme, cela conduit non pas nécessairement à nier tout déterminisme en histoire, mais à relativiser tous les déterminismes, ne serait-ce que du fait de leur multiplicité qui les rend concurrents et conduit à en atténuer ou à en annuler les effets plus souvent qu’à les renforcer, sans compter évidemment les parts qu’il faut réserver au jeu des acteurs et aux aléas divers.
En l’occurrence, le présent essai d’uchronie redouble l’intérêt pour une question qui ramène à son point de départ : pourquoi le possible exploré dans cet essai ne s’est-il pas réalisé ? Autrement dit, des deux partis au gouvernement pourquoi est-ce celui du choix de la défaite et non pas celui du choix de la poursuite du combat qui l’a emporté ? L’ouvrage conduit à poser la question mais celle-ci déborde son champ même. Il faut cependant regretter qu’une réponse possible à cette question soit d’emblée écartée par ses auteurs, à en juger par ce passage de l’introduction : « Sans reprendre la thèse d’un ’complot’, qui ne semble pas vérifiée faute de comploteurs organisés, il est clair que, pour une grande part, les élites françaises sont entrées en guerre à reculons et n’ont eu de plus grande hâte que d’en sortir. » (page 35). L’appréciation sur l’inexistence d’un complot organisé est, en fait, des plus discutables et demande à être révisée au regard de la thèse contraire, très solidement argumentée par un immense travail d’exploitations d’archives, développée par Annie Lacroix-Riz [3].
D’ailleurs, au regard des résultats des recherches de cette dernière, certains éléments, certes tout à fait secondaires, du scénario présenté dans l’ouvrage, sont proprement invraisemblables. Ainsi en va-t-il par exemple de la nomination du général Huntziger à la tête des armées françaises après le limogeage du général Weygand, le premier ayant fait partie selon Lacroix-Riz du premier rang des comploteurs. Ou encore le portrait un peu trop flatteur de Paul Reynaud en chef de la France combattante, lui qui précisément n’a pas su résister aux défaitistes ralliés au mot d’ordre « Plutôt Hitler que le Front populaire ».
Alain Bihr
[1] Le site du forum sur lequel on pourra consulter les résultats de la poursuite de l’exercice se trouve à l’adresse suivante : http://www.1940lafrancecontinue.org/
[2] Cf. H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, tome II, Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Paris, L’Arche Editeur, 1962, pages 121-122 ; et Du rural à l’urbain, Paris, Anthropos, 1989, pages 18-19.
[3] Cf. A. Lacroix-Riz, Le choix de la défaite, Paris, Armand Colin, 2006 ; et De Munich à Vichy, Paris, Armand Colin, 2008.
Bihr Alain, « Jacques Sapir, Frank Stora et Loïc Mahé (dir.), 1940. Et si la France avait continué la guerre… Essai d’alternative historique », dans revue ¿ Interrogations ?, N°11 - Varia, décembre 2010 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Jacques-Sapir-Frank-Stora-et-Loic (Consulté le 21 novembre 2024).