Jean-Frédéric Lemay, Louis Favreau et Christophe Maldidier, Commerce équitable. Les défis de la solidarité dans les échanges internationaux, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2010, 170 p.
Dans cet ouvrage sur le commerce équitable (CE), l’objectif affiché des auteurs est de fournir un document synthétique permettant aux lecteurs « de connaître, de comprendre et d’analyser le mouvement pour ensuite se positionner par rapport aux enjeux actuels » (p. XI). La tâche s’annonce complexe, d’abord parce que depuis quelques années, on assiste à une profusion d’ouvrages du même type sur le CE et qu’il est donc difficile d’être orignal. Ensuite, expliquer le CE, de ses origines idéologiques en passant par les mécanismes économiques qu’il sous-tend, le partenariat entre acteurs du Nord et du Sud, le rôle des pouvoirs publics, des multinationales et des associations peut sembler compliqué en si peu de pages. Malgré cela, c’est bel et bien à cet exercice que se sont livrés les trois auteurs (anthropologue, sociologue et agro-socioéconomiste/consultant) sur la base de travaux menés en France, au Canada mais également dans différentes organisations de producteurs implantées dans plusieurs pays du Sud.
Après un court avant-propos introductif précisant la situation actuelle du CE qui connaît « des taux de croissance annuels très élevés, mais des parts totales de marché infinitésimales » (p. VIII), l’ouvrage se découpe en trois grandes parties : connaître le CE, le comprendre et enfin analyser ses enjeux. La première partie débute donc par un historique du CE, depuis les premières initiatives militantes dans les années 1960 jusqu’à son institutionnalisation en cours. Si les spécialistes de la question n’apprendront rien de nouveau, il demeure que le découpage historique proposé par les auteurs est original et permet de traiter de manière assez exhaustive du développement du CE à l’échelle internationale où ses évolutions ont suivi des temporalités différentes. A cet égard, il est rappelé que le CE français est issu des mouvements religieux, humanistes et tiers-mondistes refusant l’assistancialisme tandis qu’au Canada, et au Québec en particulier, il trouve ses racines dans le mouvement coopératif. Toujours est-il qu’après des débuts hésitants où la qualité des produits vendus dans les réseaux de boutiques alternatives passait après le message politique diffusé (songeons au café des producteurs nicaraguayens favorables au régime sandiniste dans les années 1970-80), le CE s’est progressivement structuré, institutionnalisé et même professionnalisé. Avec l’apparition de la filière « labellisée » à côté de la filière « intégrée », pionnière, puis avec la multiplication des initiatives (issues d’entreprises s’engageant dans des programmes socio-environnementaux, multiplication des labels…) mais aussi des produits proposés sur le « marché » de l’équitable (artisanaux, alimentaires, textiles, cosmétiques…), le besoin de définition, de structuration et de normalisation s’est fait sentir. Se sont ainsi progressivement développés des réseaux de boutiques alternatives, des regroupements d’acteurs internationaux mais aussi des organisations de producteurs de plus en plus désireux d’être partie prenante des filières équitables. Tout en expliquant le fonctionnement de ces filières (chapitre 2), les auteurs précisent que le CE est basé sur trois outils censés réintroduire l’équité dans l’échange : le prix équitable, le préfinancement et l’instauration de relations durables. Seulement, comme tout marché en structuration, le CE est traversé par de nombreuses tensions dont certaines sont directement dues au fait que les outils précédemment mentionnés ne font l’unanimité ni chez les acteurs du Nord, ni chez ceux du Sud. D’ailleurs, les auteurs se demandent si le CE n’est pas entré dans une « crise de croissance » (p. 16) qui pose deux défis majeurs pour l’avenir de la pratique : celui de la gouvernance et celui de la dilution de la pratique.
Pour mieux saisir ces défis et enjeux, la deuxième partie est consacrée à l’examen des théories sous-jacentes au CE puis à l’épineuse question de l’évaluation de son impact, à la fois pour les producteurs engagés dans la démarche mais aussi, plus globalement, en termes de changement social. D’abord, les auteurs s’arrêtent sur la volonté d’équité dans le commerce international apparue dès la fin des années 1940 : il s’agissait alors, à travers des mesures interétatiques, de travailler à la régulation et à la stabilisation des prix des matières premières. C’est cette idée centrale que les partisans du CE ont tenté d’opérationnaliser à travers la notion de « prix juste », devenue « prix minimum garanti ». Ce changement d’appellation est d’ailleurs dû à la difficulté de définir la justesse des prix, ceux-ci étant nécessairement fluctuants « dans le temps et l’espace » (p. 52). Outre l’absence de consensus sur cette notion, les auteurs montrent, théories économiques à l’appui, qu’en plus d’être problématique l’idée d’un prix juste peut avoir des effets pervers. Elle peut envoyer un signal trompeur aux producteurs entrant sur le marché de l’équitable où la demande est bien inférieure à l’offre et induire un risque de surproduction. Ensuite, en prenant l’exemple de Solidar’Monde, la centrale d’achats de la Fédération Artisans du Monde, les auteurs insistent sur les tensions qu’engendrent le CE, en particulier dans le choix des producteurs ou coopératives avec lesquels travailler. Faut-il privilégier les groupements avec lesquels un partenariat existe de longue date ou plutôt ceux qui font montre d’une efficacité commerciale garantissant un suivi dans les approvisionnements, lui aussi essentiel pour fidéliser les « consom’acteurs » ? C’est un véritable dilemme qui, à l’heure de la massification relative de la pratique – le CE représente moins de 1 % du marché –, de son ouverture vers les réseaux de l’économie sociale et solidaire mais aussi de l’interrogation sur l’impact réel du CE, interroge les acteurs d’un mouvement qui veut à la fois être « dans et contre le marché » [1].
La dernière partie s’intéresse aux enjeux du CE, en premier lieu desquels figure l’encadrement de son développement. Avec l’essor de la pratique depuis le début des années 2000, les principaux acteurs voient arriver de nouveaux « concurrents », notamment à travers une multiplication des certifications socio environnementales. D’où la nécessité, de la part des pouvoirs publics, d’une régulation qui prend des formes différentes en fonction de l’implication variable des états du Nord comme du Sud. Ajoutons que les entreprises privées et autres multinationales (Wal-Mart, Starbucks, E-Bay ou encore McDonald’s…) sont elles aussi de plus en plus nombreuses à s’impliquer, là aussi à des degrés divers, dans le CE. En plus de créer des tensions entre les acteurs historiques du CE, l’intérêt de ces entreprises pour une activité à la mode qui leur permet de s’offrir une vitrine sociale et environnementale entraîne un risque de dilution et de récupération de la pratique, même si elles permettent de faire croître les ventes de produits (pensons ici au pouvoir de la grande et moyenne distribution).
Un des apports des auteurs réside dans l’évocation de ce qu’on pourrait nommer des formes de CE de proximité, en particulier avec « l’agriculture soutenue par la communauté » et le CE « domestique » traités dans le septième chapitre. Si ces filières courtes ne sont ni récentes ni à l’initiative des acteurs du CE – les Tekei existent au Japon depuis les années 1970 –, elles apparaissent aujourd’hui comme une réponse aux critiques environnementalistes faites au CE, qui encouragerait le transport de marchandises sur de longues distances ainsi que l’exportation au détriment de l’agriculture vivrière. Ainsi, le développement de circuits courts fondés sur la commercialisation directe, entre producteurs et consommateurs, de produits locaux répond à une demande croissante des acheteurs toujours plus soucieux de la qualité mais aussi de la traçabilité de leurs achats. En outre, face à un système de distribution « inéquitable » [2], les producteurs sont de plus en plus nombreux à s’engager dans ce type de démarche, en témoigne le développement actuel des AMAP en France [3] ou des plateformes nationales réunissant producteurs et consommateurs, par exemple au Mexique ou au Pérou. Cependant, la question que soulèvent les auteurs est celle de l’intégration – ou non – de ces pratiques dans les circuits existant de CE puisque, à nouveau, les acteurs n’ont pas de position commune en la matière. A titre illustratif, au Québec, cette mixité des produits locaux et issus des filières traditionnelles du CE ne pose pas de problèmes, à l’inverse de la France où l’initiative d’Artisans du Monde de commercialiser des produits locaux à côté des produits du Sud a engendré de nouvelles tensions, cette fois entre les militants du réseau…
Pour terminer, d’autres tensions sont évoquées, comme celles concernant la transformation des relations partenariales entre acteurs du Nord et du Sud à mesure que le CE croît. L’impersonnalisation tend à devenir la règle tandis que la normalisation du CE, décidée et mise en place au Nord, est vécue comme « une atteinte au principe de relation entre égaux » (p. 134) par les acteurs du Sud qui revendiquent désormais leur participation active dans les décisions concernant le mouvement. En conclusion, les auteurs proposent trois scénarios pour l’évolution prochaine de la pratique : soit la multiplication des initiatives provoque la banalisation du CE ; soit les mécanismes de régulation l’amènent vers une forte institutionnalisation ; soit, enfin, le CE se recompose autour de nouvelles pratiques.
La lecture de cet ouvrage s’avère donc agréable et on louera le souci pédagogique des auteurs qui ont agrémenté le texte de nombreux schémas très utiles. Tout en pointant les nombreuses tensions qui traversent le CE, ce travail en propose une synthèse relativement complète même si on peut regretter l’absence d’un chapitre portant sur les militants du CE, qui aurait permis de mieux comprendre le rôle et le poids des mouvements associatifs dans les mutations du mouvement. Malgré cela et en seulement un peu plus de 150 pages, les auteurs ont réussi leur pari et ce petit livre de bonne facture permettra à toutes celles et ceux intéressés par cette pratique novatrice de mieux en cerner le fonctionnement et les enjeux.
Matthieu Gateau
[1] Ronan Levelly, « Le commerce équitable : des échanges marchands contre et dans le marché », Revue française de sociologie, vol. 47/2, 2006, pp. 319-340.
[2] Christian Jacquiau, Les Coulisses de la grande distribution, Paris, Albin Michel, 2000.
[3] Claire Lamine, Les AMAP, un nouveau pacte entre producteurs et consommateurs ?, Gap, Y. Michel, 2008.
Gateau Matthieu, « Jean-Frédéric Lemay, Louis Favreau et Christophe Maldidier, Commerce équitable. Les défis de la solidarité dans les échanges internationaux », dans revue ¿ Interrogations ?, N°11 - Varia, décembre 2010 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Jean-Frederic-Lemay-Louis-Favreau (Consulté le 21 novembre 2024).